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Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi
Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi
Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi
Livre électronique738 pages11 heures

Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi

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À propos de ce livre électronique

Hoorvermanof Vanoi est issu d’une famille d’origine russe, jadis détentrice de la Banque Privée d’Affaires, qui, à cause des convulsions de la Russie du début du XXè siècle, s’était réfugiée à Paris où elle fonda cette fois-ci, en 1911, la Banque Privée d’Investissement. L’essor de cette banque réveilla de fortes convoitises de la part de deux autres familles d’origine russe qui s’installèrent elles aussi à Paris à la même époque.
Youri Tchevanov et Florent Nikovich, banquiers tous les deux et représentants les plus importants de ces deux familles, s’associèrent dans le but d’usurper, par vengeance, toute la fortune de la famille Vanoi sous prétexte que celle-ci avait autrefois, en Russie, ruiné leurs aïeux.
Hoorvermanof Vanoi doit se battre pour la survie de sa famille face aux attaques de ses faux amis et d’autres gens de leur entourage également sans scrupules : Myriam Harp et Thérèse Soça, d’une part, et de l’autre, du capitaliste sans âme, Éric Doré, l’actuel PDG de la banque.
Les attaques contre sa famille sont telles que Hoorvermanof fait appel à un ami fidèle de la famille Vanoi, Raphaël Rocher, et président de l’entreprise ProSécurité.
Seul contre tous, Hoovermanof fait une rencontre décisive, une femme exceptionnelle, Vénus Host, qui devient son épouse et son meilleur atout.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2018
ISBN9782312063249
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    Aperçu du livre

    Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi - Abel Lion Albino

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    Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi

    Abel Lion Albino

    Les montagnes russes de Hoorvermanof Vanoi

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2018

    ISBN : 978-2-312-06324-9

    À ma grand-mère

    Maria do Céu Vaz

    pour qui la vie ne fut point une rose sans épines.

    I – Anatomie d’un Amalgame de Contradictions et de Sarcasmes

    Des profondeurs de l’inconnu, du fin fond des nuits de toutes les ténèbres, la conscience regagnait petit à petit la surface. Doucement, très très doucement. Il y avait jusqu’à l’illusion qu’elle émergeait à l’aide d’un ascenseur qui, baigné par une atmosphère pure, s’assimilant à une vacuité intersidérale, progressait à une vitesse uniformément continue, sans qu’on ne sentît la moindre vibration, la moindre propagation sonore.

    Silencieux, un être un dixième matériel, neuf dixièmes spirituels, bougeait à proximité. La première impression de sa manifestation fut l’odeur limpide qui émanait de ses mouvements. Au bout d’un bref moment, mais en réalité d’un intervalle de temps assez grand, l’origine de cette limpidité s’éclaircit : elle se dégageait de sa blouse blanche aseptique. Le choix de la couleur de ce vêtement n’avait pas été fait seulement pour mieux véhiculer l’asepsie. En outre, la blancheur ne blessait pas les yeux fragiles ; elle ne concourait pas à une augmentation des douleurs chroniques que le corps à grand peine, aïe ! endurait. Le corps semblait réellement avoir été empalé sur une planche criblée, micron après micron, de clous de quatre pouces.

    ― Êtes-vous bien ?

    La question auprès du patient au cours de cette ascension ne nuisait aucunement à la quiétude de l’ordre des choses : l’infirmier faisait partie de l’engrenage de la montée vers la conscience. D’une voix caramélisée, avec la douceur d’un murmure tranquillisant, il l’avait interpelé pour maintenir une ambiance paisible, en approchant les lèvres le plus possible d’une oreille. Le patient, quoiqu’encore plongé dans les mystères des nuits abyssales, entendit et comprit parfaitement la demande. Vue de loin, de l’extérieur, vu le contexte, la question possédait tous les ingrédients d’un dessein soit euphémique, soit elliptique. À vrai dire, demander à quelqu’un complètement ligaturé, telle une momie, de la tête jusqu’aux pieds, s’il allait bien, pouvait constituer une absurdité et une insanité totale.

    Pour répondre, le patient agita quasi imperceptiblement la tête de haut en bas. Sa fragilité, sa condition d’absentéiste du lit où il reposait ne lui permettait pas d’envisager de petits détails de rhétorique. Que l’infirmier s’informât s’il pouvait déjà commander le cercueil ou qu’il s’enquît simplement de savoir s’il ressentait de fortes douleurs, ne lui faisait aucune différence. Le fait est que l’infirmier obtint une information utile qu’il sut décoder car il contourna le lit afin de réajuster les paramètres de l’écoulement du sérum suspendu à son côté dans le système circulatoire du patient.

    L’infirmier constituait ainsi un modèle parfait de compétence professionnelle. Peu de mots, une information vague, des interlignes serrés… Il avait procédé à une inférence juste d’après l’ensemble des particularités qui caractérisaient l’état de la situation, fussent-elles jusqu’à des intermittences de silences ou des expressions esquissées sous les bandeaux. Le fait était qu’il avait visé avec dextérité et précision. Ses pas implacables, son mouvement spontané, involontaire, décidé, au moment exact où le patient finit par se prononcer, n’ouvrait point la possibilité d’une action faite au hasard ou approximative.

    Les yeux du patient absorbaient toujours l’extérieur sous l’influence des fluctuations de l’atmosphère noire des ténèbres ; il n’avait pas encore émergé, fût-ce plusieurs minutes après avoir parcouru la moitié du chemin. L’espace d’un moment, il arriva à assimiler le monde extérieur pendant une courte fraction de seconde puis il plongea de nouveau au fond de l’inconnu, du silence du vide interstellaire, dans un état profondément végétatif. Ou simplement ailleurs. Toutefois, au cours de ces va-et-vient, toujours était-il qu’il se renseignait sur l’ordre de l’espace physique qui l’entourait car son état lui permettait à peine de jouir d’une réalité tactile. Sa condition n’était pas ainsi si désastreuse ! Mais, à un moment donné, à l’improviste, paf !, il se précipita intempestivement dans un abîme situé au cœur de l’interstice d’un nombre indéterminé de mondes ; hélas les courroies de suspension de l’ascenseur s’étaient déchirées fatalement à contretemps, et avaient occasionné sa plongée dans l’inconnu profond, dans un espace abyssal.

    Il n’était pas mort. Ses fonctions biologiques étaient simplement réduites au minimum par l’action des médicaments que l’infirmier avait fait couler dans son système cardiovasculaire.

    Sans visage, puisqu’il était soustrait des regards en raison des bandeaux, sans domicile, appauvri et fortement chiffonné, le patient constituait infailliblement un des êtres les plus misérables qui habitaient sur cette face de la planète. De plus, son nom, dont il était le dernier et unique héritier était sérieusement menacé d’extinction.

    Sa carte d’identité indiquait qu’il se nommait Hoorvermanof Vanoi, fils de Zaccarias et de Gertrudes Vanoi. La famille Vanoi était restée de tout temps peu nombreuse. Hoorvermanof descendait d’une lignée principalement préoccupée, par la mise au monde d’un enfant sain, intelligent, hétérosexuel ou tout au plus bisexuel. De préférence un mâle afin de conserver pour la génération suivante les affaires de la famille intactes, question de se prémunir contre telle ou telle tribulation, où aurait été légitime l’intervention d’un agent économique externe. L’exigence de l’enfant unique reposait sur le problème de l’héritage : plus il y avait d’héritiers, plus la probabilité d’avoir une scission d’intérêts.

    Le père de l’affaire de la famille était l’arrière-grand-père du bisaïeul de Hoorvermanof qui fonda en 1877 la Banque Privée d’Affaires dont l’essor et le succès, notoire, permirent de constituer l’équivalent d’un empire et d’établir un nom dans le tissu économique du pays : la Russie. Bien sûr, avant la constitution de cette affaire, il avait marqué une empreinte importante, il avait testé le milieu, ouvert un chemin non négligeable : l’achat et la vente de terrains, de propriétés et de maisons impliquaient le maniement de sommes d’argent considérables, sa gestion méthodique et une vision non seulement tactique mais aussi stratégique. Son penchant pour ce genre d’affaires s’était scellé, il avait mûri en respectant un parcours méthodique. Sus aux artifices, sus aux montées factices et sans histoire ; sus aux jambes de verre !

    Toutefois, à aucun moment ce chemin ne s’apparenta à un long fleuve tranquille ; il s’était présenté à chaque pas, immensément rocailleux, comme le lit d’une rivière ; fort sablonneux à l’instar d’un chemin parcourant un relief désertique ; accidenté, tel que la surface de la lune. Une croix, une période extrêmement difficile. Dès 1861, date où le tsar Alexandre III abolit la servitude des paysans, avait fermenté peu à peu un terreau propice à l’éclosion de nombreuses transformations sociales. La population, dont plus de la majorité était de milieu rural, aspira à une vie différente, meilleure, à la fin de la répression, à la possession de terres appartenant à la bourgeoisie, au contrôle des usines, à la liberté d’expression ; elle revendiquait aussi l’accès au pouvoir avec une participation équitable au destin du pays. Lénine et sa femme Nadezda Konstantinov Krupskaia cultivaient et propageaient la guerre dans toutes les directions, véhiculée par les paysans, ces instruments, à la fois, pauvres citoyens et, bien au-dessous de la ligne d’eau, étouffés, de simples citoyens pauvres, et par conséquent de pauvres citoyens pauvres, complètement écrasés et empalés par l’aristocratie. Ces deux protagonistes jetaient davantage d’huile sur le feu en constatant que l’aristocratie et la bourgeoisie en général constituaient les ennemis à annihiler à cause de l’attribution injuste des privilèges et de l’hypocrisie qui émanaient de leurs statuts. Les rues s’avéraient par trop étroites pour contenir tant de colère, tant de furie aveugle, de la pure force animale non maîtrisable, brute, à l’image de l’impitoyable piétinement de la ruée d’un troupeau de taureaux. Par conséquent, les déportations pour la Sibérie se généralisèrent comme appareil de répression.

    Après l’abdication du tsar, en 1917, toutes les conditions semblaient enfin être réunies pour que la normalité pût peu à peu prendre compte du quotidien. Toutefois, d’autres luttes débutèrent massivement dans les rues, comme la revendication de huit heures de travail par jour et d’un salaire avec lequel une famille pourrait vivre correctement. D’autres luttes, de vieilles revendications continuèrent à résonner dans les rues : la répartition des terres, la fin des déportations pour la Sibérie et de la répression. Comme les patrons ne cédaient sur aucune des revendications des conditions de travail, nombre furent kidnappés et assassinés, leurs maisons incendiées, leurs usines détruites. Derrière toute cette ample dévastation figuraient, outre Lénine et sa femme, ces derniers en unisson, Trotski et Staline, donnant du corps et de la voix au Parti Social-Democrate Russe des bolcheviks, dont le visage, le chef du credo politique reposait sur Lénine depuis 1903. À l’exemple d’un polygone, comme la lymphe se répartissant dans tous les pores d’un organisme, comme une toile qui s’étendait sur toute la société, imprégnée de l’idéologie léniniste, il y avait le Soviet de Petrograd, un conseil constitué d’ouvriers, de paysans et de soldats provenant de plusieurs secteurs de l’activité commerciale, le ferment, le catalyseur de la révolution permanente dans les rues. Par un coup de chance extraordinaire, l’arrière-grand père du bisaïeul de Hoorvermanof avait vendu toutes ses grandes propriétés à une époque où les humeurs se trouvaient encore dans un état latent, où la haine pour les grands propriétaires commençait à s’entrevoir. Même si c’était en toute légalité, l’affaire s’étant déroulée en accord avec l’ensemble des principes de l’honnêteté, un acheteur l’avait accusé de tromperie quand surgirent des cas de propriétaires dont les terres furent confisquées par des paysans, en désobéissance au pouvoir législatif et en enfreignant tout décret gouvernemental. Ou par représailles, ou prise au hasard dans une poignée de cibles à détruire, la maison de cet acheteur avait même été incendiée en 1907, étant resté, à l’instar de sa famille, avec uniquement les vêtements qu’il portait à ce moment-là et quelques roubles qu’il avait dans sa poche. Ironiquement, la vie de l’arrière-grand-père du bisaïeul de Hoorvermanof n’avait été marquée par aucun incident notable ; aucun bien ne subit de dommages : aucune confiscation, aucun feu ravageur, aucune perte. Au moment de sa mort la maison était ainsi restée intacte. Mais, du fait de sa grandeur et de son état immaculé, son ampleur créait à coup sûr des convoitises et nourrissait de vieilles querelles. On sentait dans l’air quelques traits de toxicité, le soulèvement en tapinois de vents de représailles.

    Le grand-père du bisaϊeul de Hoorvermanof, conjointement avec sa famille, dut ainsi, par la force des circonstances, et suite à un grand incendie provoqué dans la banque, la fermer et quitter le pays au fin fond d’une nuit de nouvelle lune et sur la pointe des pieds. Ils s’enfuirent vers l’Europe en 1908. Après deux ans de déambulations à travers plusieurs pays, ils élurent Paris comme point de fixation à partir duquel ils étendraient leur réseau. En 1911, le grand-père du bisaïeul de Hoorvermanof créa la Banque Privée d’Investissement, un colosse de la finance engraissé par le mammouth abandonné en Russie.

    À présent, au cours des neuf dernières années, d’échec en échec, la famille Vanoi avait perdu une part significative de sa fortune et s’était elle-même anéantie peu à peu. Au fur et à mesure que les événements se succédaient, s’était solidement ancrée dans la tête de Hoorvermanof l’illusion qu’une sorcière avait accordé un protocole avec le démon dans le but d’exterminer sous tous les angles, sur tous les plans et dans toutes les directions la famille Vanoi. D’abord avait disparu la fiancée de Hoorvermanof dans un violent accident de la route, si violent que les pompiers eurent besoin de couper le métal de la voiture pour retirer son corps dépecé, les jambes douloureusement désossées. Elle, elle aussi une héritière d’une banque du côté de ses parents, une banque encore d’une dimension encore plus considérable que celle de la famille de son fiancé, avec des succursales dans plusieurs pays, possédait l’univers. Ensemble, chacun avec ses affaires, en se mariant, ils personnifieraient l’addition des richesses de l’avoir, jusqu’à la saturation pécuniaire, avec la possession matérielle à foison ; en outre, la fiancée de Hoorvermanof, aurait été la clef de la continuité de la famille Vanoi, car elle mettrait au monde des petits enfants. Onze mois plus tard, en l’an 2000, le père de Hoorvermanof, Monsieur Zaccarias, la clé de voûte de la famille, subit un accident vasculaire cérébral. Il n’eut pas le plaisir de voir se terminer le XXe siècle. Il resta deux semaines dans le coma, puis il s’endormit pour toujours. Sa mère, madame Gertrudes Vanoi, ou en conséquence de la pression subie par les sollicitations constantes de son nouveau statut de femme d’affaires, dont tout le poids se chargeait sur ses épaules fragiles, en dépit du succès des affaires en cours, ou à cause de l’amertume qui accablait ses jours, mourut d’attaque cardiaque fulgurante cinq années après la mort de son mari.

    Après la mort de son père, Hoorvermanof ne prit pas les rênes de l’affaire. Il n’était point préparé pour diriger comme on mène les chevaux sur le chemin convenable. Jusqu’à sa disparition, il passait son temps exclusivement dans les plaisirs de l’oisiveté : voyages, rencontres sociales, fêtes. La retraite de Monsieur Zaccarias, décédé prématurément à l’âge de 69 ans, aurait été programmée, son remplacement par Hoorvermanof aurait été graduel. Sa disparition avait fait voler en éclat l’édifice Vanoi. Le malade Hoorvermanof était ainsi aujourd’hui seul représentant de la famille Vanoi.

    Hoorvermanof resta deux mois dans l’unité des soins intensifs d’un hôpital privé. Deux mois selon le comptage du temps du calendrier grégorien, un infiniment petit selon le prisme cosmique, quelques jours à peine si on considérait le temps psychologique. Les sept premières semaines on mit sa léthargie sur le compte de la morphine, des antibiotiques et des anesthésies ; les sept derniers jours il se soutint enfin continuellement à la lisière du monde sensible. Il parvenait à observer, à réfléchir, à faire un usage convenable de l’odorat, à se souvenir.

    La perception de la réalité s’effectua petit à petit, au fur et à mesure que l’application des substances injectées dans le sang décroissait. Au bout de deux jours, il parvint à lire pertinemment les termes qui définissaient sa situation présente. Il tourna la tête vers la droite, détaché des pensées laissées dans les airs de l’autre côté.

    Il considéra vraisemblablement urgent de dévorer tous les ouvrages du genre Apprendre à surmonter les problèmes avec enthousiasme, « hourra ! Hourra ! » ou « Clefs d’or de l’appel du divin et de l’impossible pour rendre possible la réussite » ou encore « Psychologie pour affronter la ruine ». Hoorvermanof se voyait tout nu, déplumé, écorché.

    Lorsqu’il sortit de l’hôpital, il prit sans tarder un taxi afin de retrouver sa villa. Il n’y avait plus aucune braise active, ni le moindre fil de fumée qui s’échappait vers les sommets. Tout se trouvait froid, à vrai dire, éteint depuis longtemps. Il ne pourrait pas en être autrement ! Il s’était déjà écoulé deux mois depuis qu’il avait dû laisser intempestivement la maison, conduit par les pompiers vers l’hôpital. Un incendie ravageur s’était déclaré dans la salle de séjour du rez-de-chaussée, puis s’était vite propagé aux pièces contiguës et aux étages supérieurs en vertu de l’innombrable quantité de tapis dispersés sur le plancher, facilement inflammables. À première vue, la partie habitable était fort endommagée. Une succession d’événements fortuits avait provoqué l’accident : tandis qu’il observait l’évolution des Bourses au cours de la journée sur une chaîne de télévision, son portable avait sonné. Durant la conversation avec son gérant, la batterie s’était épuisée. Anxieux à cause des mauvaises nouvelles, il précipita ses pas pour brancher le câble de liaison du portable au courant électrique afin de terminer l’entretien. Pendant qu’il branchait l’appareil, un mouvement plus brusque avec le câble avait fait tomber une lampe de table qui l’éclairait et derrière laquelle se trouvait la prise. Il la prit et la replaça sur la petite table de forme hexagonale, à côté de deux statues précieuses. Ce faisant, il s’efforça derechef de mener à terme le branchement du portable. Toutefois il ne perçut pas pour quel motif, par quel art de sorcellerie, la lampe retomba, provoquant ainsi la chute des statues par un effet de domino. Hoorvermanof, pris dans l’œil de ce cyclone, par cet enchaînement fatal, la lampe ayant des pieds ronds, la fiche du câble de recharge de la batterie qui ne s’enfonçant pas dans son dispositif de contact, le journaliste de la télévision qui n’annonçant que la chute généralisée des marchés, plus l’impossibilité d’écouter son gérant, ne put se retenir de lancer la statue la plus lourde, en pierre avec des incrustations d’améthyste, contre l’écran de la télévision. Le choc produisit un court-circuit foudroyant.

    Du moins étaient restés les murs debout. Ici et là, dans les coins, des restes de tissus ou de morceaux de bois du mobilier étaient préservés ; juste des fragments, des échantillons-témoins qui ressuscitaient le décor, l’atmosphère et l’emplacement de plusieurs éléments de chaque pièce. L’autre infortunée statue, en santal rouge, se réduisait à un petit monticule de cendres. Des tapis perses, d’Arraiolos, des batiks qui décoraient les murs… il ne restait plus rien. Il n’était pas jusqu’à une grande partie des cendres de la combustion de plusieurs objets, peut-être balayées par le vent, peut-être lessivées par l’eau que les pompiers avaient aspergée, qui ne se réduisissent à un rien.

    Un malheur impensable. Madame Vanoi dépensait régulièrement beaucoup d’argent pour nettoyer ou simplement entretenir les diverses pièces qu’elle estimait infiniment afin qu’elles perdurent éternellement. D’un coup, voilà qu’elles se retrouvaient dans les coins toutes chiffonnées comme de vulgaires débris.

    Hoorvermanof déambulait dans la vaste salle de séjour et examinait froidement les événements récents. Il sentait qu’avait été vraisemblablement atteint le degré maximum de la suite des catastrophes susceptibles de se produire dans la vie d’un individu commun et mortel ; qu’il serait impossible, hormis le cas limite de sa disparition, que des faits encore plus néfastes lui arrivent. Ces derniers temps, la dévastation avait en fait touché tous les secteurs de sa vie : sa famille, son mariage, les affaires, l’habitation, les biens et les reliques de la famille, nombre d’entre-elles transmises de génération en génération. Certes, la plus grande part, sinon la totalité, de la cause de l’incendie avait provenait de sa main. Mais un accident vasculaire cérébral, un accident de voiture, une mort imprévisible, ne constituaient pas des circonstances, purs fruits du hasard. Elles encapuchonnaient toutes une maille étroitement apparentée d’une façon peu ou prou prononcée : le style de vie. Or il sautait aux yeux que les fluctuations des marchés financiers ne possédaient aucune corrélation avec cette problématique. Toutefois, même ces marchés entamèrent une courbe descendante, une instabilité atroce, dérangeante au cours de cette période catastrophique et des faits avaient donc démarré plus ou moins simultanément, désastreux, quelques-uns de nature aléatoire, d’autres suivant une logique de cause et effet, déterministes, dans une conjugaison difficile à négliger.

    À un certain moment, il lança un regard rapide sur l’ensemble de la salle, notamment sur la structure. Il fila aussitôt vers la bibliothèque située au rez-de-chaussée. À sa grande surprise, la pièce était restée intacte. Les pompiers y avaient même placé quelques pièces de décoration et quelques mobiliers, sauvés des flammes et de la détérioration par l’eau et la neige carbonique. En fin de compte, nombre d’objets que Hoorvermanof croyait sous forme de cendres ou carbonisés avaient survécu ! L’arrivée rapide des pompiers, grâce à un système d’alarme d’incendie relié au quartier général, et aux portes blindées intérieures, comme des extérieures, n’avaient pas été de moindre importance dans le combat des foyers d’incendies, contrairement à l’action de Hoorvermanof, qui, le pharynx étouffé par la fumée, était tombé inerte par terre.

    La vision de la suie imprimée sur les escaliers et sur les murs, perceptible depuis le rez-de-chaussée, lorsqu’on pénétrait dans l’habitation, avait laissé présager le pire au premier étage. Il constata néanmoins qu’il n’était pas non plus grandement endommagé. Ouf ! Il y eut certes plus de fumée que de flammes destructrices ! Voilà, certes la preuve, le constat et le signe que la courbe tracée par les événements récents jouissait déjà présentement d’une trajectoire sinon ascendante du moins constante ou stable.

    Le rapport envoyé par la police ne laissait aucun doute sur l’origine de l’incendie : un court-circuit accidentel et une panne du disjoncteur. Malgré le coût élevé de la prime annuelle, les parents de Hoorvermanof avaient souscris une assurance contre le feu et pour les biens constitutifs du foyer. L’assurance lui payerait la reconstruction de l’immeuble et lui rembourserait le montant déclaré sur le document des biens perdus.

    Hoorvermanof possédait encore un T3 transformé en un lieu polyvalent. Maintenant, par la force des circonstances, provisoirement, il serait obligé de le métamorphoser plutôt en un espace d’habitation.

    Ou peut-être pas ! En attendant le terme des travaux, s’installer dans un hôtel constituait la solution la plus conforme et la plus raisonnable pour son statut de descendant d’une famille qui avait atteint le plus haut degré en son genre. Au-delà des titres de plusieurs entreprises souscrits auprès d’un autre gestionnaire associé à la Banque Privée d’Investissement, Hoorvermanof détenait encore trois pour cent du capital de cette banque, celle fondée par sa famille. Une position dérisoire, certes, mais tout de même, déclarer séjourner dans un T3 polyvalent, et conçu après son achat en tant que tel, présentement adapté de nouveau à la hâte en habitation, équivalait à renforcer davantage sa condition de pauvre homme, d’une part, et d’homme pauvre de l’autre.

    En raison du capital, net ou potentiel, perdu ces derniers mois, il se sentait lui-même un homme pauvre. Certes, se voyant comme un citoyen commun et s’il était éthiopien, par exemple, il lui suffisait de posséder dix mille euros pour se sentir richissime, tandis qu’une somme d’un milliard d’euros sur son compte ne lui conférait pas le moindre sentiment de possession en tant que français. Toujours était-il que, peu à peu, son argent se réduisait à une peau de chagrin. Malgré la variabilité des montants des gains, ceux-ci n’arrivaient pas à compenser les pertes subies dans la même période. Voilà le cœur d’une constatation arrimée à une nécessité égocentrique, voilà un problème qui réclamait plutôt une vision relative. Que n’était-il pas éthiopien pour se soustraire à ce sentiment d’appauvrissement constant ? Voilà une question redondante.

    Mais non !! Il était français, voilà, européen. Chacun à sa place ; chaque singe devrait rester sur sa branche. Chacun se voyait condamné à charger sur ses épaules le sort de la logique culturelle dissoute dans le liquide amniotique où l’individu s’était formé comme citoyen. L’homme commun Hoorvermanof Vanoi aurait parfaitement pu, selon les aléas du destin, naître sous la nationalité éthiopienne, au détriment de l’européenne, il ne parviendrait pas cependant à amasser les dix mille euros en temps utile de façon à se sentir riche et heureux ! Il aurait pu advenir qu’il naquît éthiopien et qu’il réussît à épargner dix mille euros dans un espace de temps suffisant de manière à savourer pleinement sa possession, il ne serait pas un homme quelconque, commun, car il serait un gagnant du loto. Il y aurait toujours un paradoxe, une contradiction flagrante. En bref, Hoorvermanof n’avait pas d’autre choix que d’accepter sa condition et sa position dans le monde.

    Sitôt installé à l’hôtel, et quand il eut fourni le formulaire dûment rempli et le rapport de la police à l’assurance, il se porta à la banque dans le dessein de s’informer sur la date de la prochaine réunion et, au passage, profitant de cette occasion, il jetterait un coup d’œil sur les affaires des dernières semaines. Il souhaitait retourner au travail.

    En sortant de l’ascenseur il croisa deux cadres de la banque : le directeur de l’Unité de l’Emprunt d’Argent aux Particuliers, Youri Tchevanov, et le directeur Financier et Administratif, Florent Nikovich. Tous deux se montrèrent ravis de rencontrer Hoorvermanof. Sans aucune formalité, habituelle dans de semblables circonstances, à l’abri du public et des réunions de travail, ils s’arrêtèrent afin de lui serrer la main.

    Le directeur financier et administratif, Florent Nikovich, prit tout de suite la parole :

    – Comment vas-tu maintenant ? Quelle catastrophe, hein !

    – Tout est finalement sur le point de revenir à la normale.

    – Nous sommes enchantés de ton retour – affirma Youri Tchevanov.

    Hoorvermanof les remercia immédiatement tandis que Nikovich, fort pressé, tendit le bras pour appuyer sur le bouton de l’ascenseur afin de l’appeler, pour qu’il revienne entre-temps. Ils descendraient. Comme le temps s’écoulait, ils s’empressaient de prendre le déjeuner ailleurs. Ce qu’ils firent en un clin d’œil.

    Avant de gagner l’ascenseur, le directeur de l’Unité de l’Emprunt d’Argent aux Particuliers, Tchevanov, ne manqua pas de manifester leur disponibilité collective :

    – Au cas où tu aurais besoin d’un coup de main, n’hésite pas à nous contacter.

    Florent Nikovich pénétra de même tout de suite dans la cage adressant quelques mots cordiaux :

    – Bon retour. Salut !

    Lorsque la porte de l’ascenseur se ferma, les deux directeurs échangèrent leur point de vue :

    – Pourquoi n’est-il pas resté parmi les braises ? Pourquoi n’est-il pas devenu un morceau de charbon ?

    – C’est dommage ! Un parasite de moins, ça ne ferait aucune différence… !!

    – Je crois qu’il attend qu’on lui offre un aller pour la Sibérie.

    Les deux hommes sourirent, l’expression d’une ironie extrême.

    Après avoir frôlé un état de mort quasi général, Hoorvermanof devait repenser sa place parmi les vivants. S’il dérangeait, si sa présence provoquait incommodité, malaise, ce ne serait pas certainement pas à cause de l’oxygène qu’il consommait et, par conséquent, de l’oxyde de carbone qu’il produisait et s’ajoutait au mélange toxique qui asphyxiait la planète. Hélas ! Il y aurait d’autres raisons qui échappaient à son entendement immédiat.

    Hoorvermanof n’avait pas entendu la confidence des deux collègues. Elle était restée confinée dans les parois métalliques de la cage de l’ascenseur. Malgré l’énorme probabilité de réflexion des voix vers l’extérieur, la fermeture hermétique des portes avait empêché toute fuite d’information. Toutefois, dehors, dans l’espace environnant de l’ascenseur, une vibration bizarrement désordonnée de ses particules constitutives était perceptible ; on pouvait sentir comme l’odeur d’un riz desséché longtemps au feu.

    Bah ! Hoorvermanof transportait nécessairement encore au bout de son nez les émanations dégagées par les cendres, le charbon et les murs, du brasier déclaré chez lui, résidu ou réminiscence présente dans les lobes du cerveau concernant cet événement.

    La réunion du conseil d’administration eut lieu deux semaines plus tard à neuf heures du matin. Jusqu’au jour de sa réalisation, il avait rempli sa tâche plus ou moins assidûment à la banque : costumer relationship management. Le regroupement des données des clients et son traitement informatique, l’analyse des résultats et la répartition des informations par points, sujets, avaient absorbé beaucoup de son temps, et donc de son énergie. Au cours de cette période, Hoorvermanof avait étudié la nécessité et les lacunes, réelles, encore présentes sur le marché chez les différentes classes sociales en ce qui concerne l’offre de cartes bancaires : de crédits, de débit ou autres. Une carte bancaire constituait un des moyens de ressource économique pour l’institution. Dans le cadre d’une concurrence parfaite, la recherche d’opportunités dans la conquête de nouveaux clients, à l’instar de l’engagement et le garant de fidélité de ceux qui existaient déjà dans la liste des comptes, ne serait jamais une mission épuisée du fait que les sociétés évoluaient telle l’énorme masse d’eau de la mer : elle se remuait et s’agitait continûment sous forme de vagues et de courants. En partant de la connaissance du style de vie d’une classe de clients, il était possible de simuler des expériences et de déduire des résultats, remarquer des brèches dans le marché ; avoir une perspective de succès avec l’introduction d’un nouveau service ou produit, extrapoler le degré de satisfaction au sujet de son usage. L’Économie jouissait de l’avantage, sous un certain point de vue, de ne pas admettre l’établissement de lois rigoureuses, de principes. Elle autorisait l’édification de théories, certaines utiles, mais à dire vrai, d’autres superflues et complètement inutiles. En tout cas rien que le bon sens et le sens du métier, le professionnalisme de celui qui les manipulait dans la séparation du bon grain de l’ivraie. Les théories fertiles en résultats avantageux, fluctuaient tout de même au fil des temps, justement à cause de l’agitation des eaux. Toutes les connaissances accumulées tout au long de l’existence humaine, tout le travail d’un nombre indéterminé de gens talentueux, toute cette immensité d’homo sapiens sapiens qui contribuèrent à l’élargissement de la portée de l’esprit humain dans les différents domaines, ne réussirent pas à établir des vérités universelles, telles que le théorème de Pythagore au sein de la géométrie euclidienne, mais ils construisirent des méthodes pleines d’ingéniosité et d’imagination.

    L’impossibilité d’établir des règles universelles autorisait d’errer, en empruntant des voies imparfaites, à échouer donc, à perdre de l’argent, argent tant prisé par l’homo oeconomicus, au sens large du terme. Hoorvermanof, qui s’estimait intelligent, avait hélas perdu déjà d’énormes quantités d’argent, tant dans le cadre d’affaires personnelles que professionnelles, faute d’être submergé par certaines théories a priori intouchables car défendues par un nombre incroyable de papes de la science économique et pourtant ne faisant pas l’unanimité de la communauté des penseurs de la sphère de la finance.

    Deux jours avant la réunion, Hoorvermanof avait dîné avec Florent Nikovich, le Directeur Financier et Administratif, et Youri Tchevanov, du Département de l’Emprunt de l’Argent aux Particuliers. Ces derniers l’avaient invité sous prétexte de traiter de questions collatérales. Même s’il était resté sur sa faim, il ne leur avait toutefois pas demandé de l’éclairer sur la question.

    Ils choisirent rapidement, sans grande solennité, un restaurant connu de tous trois. Toutefois l’invitation chaleureuse, faite avec un large sourire, avait rendu à ce moment la singularité qui lui manquait dans sa forme.

    – Il semble qu’il va y avoir des changements de chaises à la banque – affirma Tchevanov.

    C’était l’heure de l’apéritif. Hoorvermanof, contrairement à ses collègues qui prenaient un verre de vin blanc, se délectait à savourer une flûte de champagne.

    – Ah bon ! – s’exclama Hoorvermanof. – Personne ne m’en a encore parlé. Ça ne pourra pas être une question collatérale comme tu l’as dit par téléphone. Une question collatérale, c’est la météo qu’il fait en ce moment ici à Paris ou ailleurs.

    Hoorvermanof en savait un peu plus : il s’agissait de matières d’ajustement et vraisemblablement de promotions. Cependant, de par sa nature ou trop superficielle ou de son expression pleine de sous-entendus, il ne comprenait pas pourquoi il était le dernier élément de l’assemblée plénière à prendre connaissance de cette éventualité. En tant que représentant vivant du fondateur de la banque, même si le contrôle de celle-ci ne figurait plus manifestement dans son champ d’action, il jugeait que son patrimoine génétique lui donnait le privilège de connaître les nouvelles de première main, qu’elles fussent insignifiantes ou d’un intérêt extrême.

    Hoorvermanof but l’avant-dernière gorgée de son champagne. À vrai dire, n’ayant pas voulu être antithétique ou paradoxal, il restait toujours sur sa faim. Plus ses collègues parlaient, moins il comprenait.

    – Bon – continua-t-il, malgré le mystère planant encore sur ce sujet, – cela n’a peut-être en ce moment aucune importance d’autant plus que la réunion n’a pas encore eu lieu…

    – Bien sûr que non ! C’est une question parfaitement mineure – ajouta immédiatement Tchevanov. – Il y a à peu près une semaine le président de la banque, Éric Doré, m’a informé officieusement qu’il fallait bien surveiller les crédits de l’argent parce que le surendettement a augmenté au cours de la dernière année. Moi, j’ai réaffirmé la nécessité d’un renforcement du personnel pour une analyse plus attentive des dossiers. Il a proposé que tu te mettes aussi à t’occuper de cette tâche. Depuis quelques mois nous avons une forte augmentation des demandes de crédit, soit pour l’achat d’habitation, soit pour l’acquisition d’équipements électroménagers ou d’une nouvelle voiture. On voit que la publicité mise en route il y a une année donne beaucoup de fruits.

    Voilà que le plat principal avait été posé sur la table. Pas celui qu’on mangeait avec un couteau et une fourchette avec une satisfaction démesurée. Il s’agissait plutôt du pain sur la planche.

    – Bref, des questions collatérales… Elles peuvent parfaitement être nommées ainsi !! De toute façon il faut les définir clairement parce qu’elles impliquent une grande responsabilité – conclut Hoorvermanof avec un ton de voix et une expression entre l’ironie simple et le sarcasme modéré.

    Deux garçons apportèrent enfin les mets et le vin. Un saumon grillé pour l’assouvissement des caprices de Hoorvermanof, un chateaubriand saignant, en conformité avec les penchants involontaires et irrépressibles de vampire de Youri Tchevanov, une simple salade niçoise au ravitaillement des mitochondries des cellules assoiffées de Florent Nikovich, mais si abondante, si appétissante qu’on la prenait aisément pour une salade russe ; finalement du Bordeaux rouge de 14,5 degrés, porté à la santé des trois hommes, à l’épanouissement d’une forte amitié sincère.

    Tchevanov servit le vin. Lorsqu’il reposa la bouteille sur la table, il prit son verre et l’éleva un peu, question d’inciter ses collègues à faire le même geste.

    – À la nôtre ! – salua Tchevanov. – À notre équipe !

    Sitôt que Tchevanov ingurgita la première gorgée, il raffermit son souhait, sa certitude et sa foi avec une conviction inébranlable dans le ton de sa voix, renforcée par une pose du verre sur la table remarquablement décidée :

    – Nous allons faire une équipe sous les lois de la cohésion, au bénéfice de tous : de nous et de l’institution – affirma Tchevanov en observant Hoorvermanof. – Il faut préserver, et dans une certaine mesure, vénérer le travail de tes aϊeux, hein !

    Hoorvermanof ne se prononça pas. La perte de contrôle de la banque infligée au clan Vanoi, au gré des circonstances depuis le décès de son père en l’an 2000, accélérée au cours de la direction de sa mère, morte en 2005, ne permettait aucune remarque, aucun acquiescement.

    – Moi, avec ce dîner – continua Tchevanov – j’ai voulu notamment te faire part de la conversation qu’Éric Doré a eue avec moi, dans les coulisses, afin que tu ne sois pas surpris à tort et à travers et de manière que tu puisses préparer une éventuelle contreproposition avec réflexion et bon sens, pour éviter un malentendu ou un possible embarras. À mon avis, je réitère ce que j’ai dit il y a quelques instants, il faut surtout cultiver un esprit d’entraide et de coopération. Un esprit d’équipe pour le bien de tous.

    – Je suis d’accord – acquiesça Hoorvermanof sans problème.

    Nikovich ne s’était pas encore manifesté d’une façon explicite. Discret, gardant le silence, il avait pourtant tout suivi, mot par mot. Tchevanov avait certes monopolisé l’entretien de telle sorte que l’entrée d’un autre protagoniste s’était avérée impossible. Son intervention avait été toutefois fort pertinente et grandement utile. Hoorvermanof avait considéré son attitude des plus estimables. Il avait déjà montré, en outre, être quelqu’un d’une grande honnêteté dans une occasion antérieure. Quelques jours avant l’incendie, Hoorvermanof avait reçu Tchevanov chez lui où ils purent échanger des mots et prendre un verre. Au cours de l’entretien, Tchevanov avait laissé une impression d’une remarquable intégrité : une humeur très joyeuse et intéressante, une culture générale fort vaste, des valeurs solides. Tchevanov et Nikovich étaient des gens proches de la mère de Hoorvermanof, Madame Gertrudes Vanoi, du moins celui-ci savait qu’ils déjeunaient souvent ensemble. À cette époque Hoorvermanof était encore éloigné des affaires de la banque, quoique plus présent tout de même en comparant avec l’époque de la direction de son père.

    – Vous êtes des frères ou vous avez quelque degré de parenté ? – s’enquit Hoorvermanof se tournant vers Nikovich.

    – Non – répondit-il tout de suite. – Nous sommes uniquement des gars qui se sont connus à la banque. Depuis que nous nous sommes découvert beaucoup d’affinités, nous déjeunons, et nous dînons parfois ensemble. Nous profitons souvent de ce temps pour discuter des points encore en suspens au travail ou alors simplement pour examiner un scénario ayant pour but un programme ou la considération d’une nouveauté en examen à la banque.

    – Vous m’en avez donné l’impression !

    Après ces éclaircissements, soit de la part de Hoorvermanof, soit de celle de Tchevanov et de Nikovich, plus ou moins importants dans le contexte actuel, les trois hommes choisirent de ne plus renchérir sur d’autres explications, et ne pas apporter davantage de lumière sur des questions qui éventuellement occuperaient leur esprit. Ils craignaient d’en venir à discuter du sexe des anges ou s’immiscer dans la vie privée.

    Les mets réunissaient tous les atouts pour surprendre, amener aux cieux chacun d’eux dans un enivrement intensif des papilles gustatives que le vin accroissait exponentiellement à chaque gorgée. Trois plats différents mais une seule cause. Dans la cuisine du restaurant la qualité de tous les menus primait sur la spécialisation de quelques-uns, moins courants ou plus exigeants. Question de faire la différence vis-à-vis des autres restaurants.

    – Sublime, ce saumon avec ces pois et cette purée de pomme de terre ! – s’extasia Hoorvermanof. – Ce restaurant est excellent pour les grillades et les salades.

    – C’est vrai ! Penser que tu aurais pu ne plus être avec nous pour savourer ce repas… Ça donne le vertige ! – avoua Nikovich en absorbant un peu du vin.

    Hoorvermanof savoura et avala un bout de saumon.

    – Vicissitudes de la vie – affirma-t-il, en prenant son verre pour prendre une gorgée de vin.

    Les deux hommes dirigèrent leur regard vers Hoorvermanof.

    – Maintenant j’ai de nouveau une relation très ouverte et heureuse avec le destin – ajouta-t-il en posant le verre. – Les adversités sont venues ensemble, toutes à la même période. Maintenant plus rien de grave ne pourra m’arriver !

    Il ne s’agissait pas d’un souhait mais d’une certitude maquillée d’une adhérente pellicule de foi. Hoorvermanof n’en avait aucune preuve tangible, à peine le sentait-il dans son for intérieur. Il pouvait ainsi donner l’impression qu’il était croyant, mais force était de constater son athéisme enraciné tel celui de l’oncle Picsou ou d’un banquier ni baptisé ni converti. Quoiqu’il en fût, il croyait, il avait la foi.

    L’assemblée plénière se réunit à l’heure fixée sans qu’il n’y eût aucun retard des convoqués. Le président, Éric Doré, n’admettait en aucune circonstance un manque d’observation de la ponctualité, quoiqu’il n’exerçât nulle force dictatoriale. Le personnel se comportait professionnellement d’une forme naturelle et volontaire, sans qu’il eût nécessité de s’imposer telle ou telle règle. Le bon sens faisait partie de l’outillage des responsabilités individuelles dans l’exercice des fonctions respectives au profit de l’intérêt collectif.

    La table de la salle exécutive principale, en acajou, superbement brillante, nue, s’emplit vite de rapports écrits, de feuilles de papiers contenant des tables de comptabilité de l’exécution des plans d’actions, d’ordinateurs et de tablettes. Les vingt-six membres de l’assemblée s’assirent, munis d’un matériel nombreux qui donnait encore plus de vie et d’éclat au vernis de ce meuble qui tant de fois avait assisté aux séances avec le père de Hoorvermanof, Monsieur Zaccarias Vanoi, ou, oh ! À coup sûr, du grand-père de ce dernier, ou alors, de son bisaϊeul ou, peut-être même, du grand-père de son bisaϊeul.

    La réunion comprenait en préambule l’analyse des produits financiers que la banque offrirait aux particuliers et aux entreprises, la redéfinition de la composition de certains départements et l’intégration de nouvelles pratiques de travail vis-à-vis d’une gestion éthiquement correcte au regard tant du marché que du public en général. En bref, au sommaire de la discussion des travaux, la proposition de normes précises conformes au mouvement de la société et aux tendances actuelles.

    Éric Doré débuta son intervention par une présentation minutieuse des instruments financiers destinés spécialement aux petites et moyennes entreprises et aux particuliers : des crédits à fin d’investissement à moyen et long terme et des cartes de crédits plurivalentes. Ces dernières furent élaborées d’ailleurs grâce notamment au travail de Hoorvermanof, par son équipe. La banque ouvrait ainsi un nouveau chapitre avec un soutien fort agressif aux projets soit de constitution d’entreprises, soit d’expansion, comme dans leur gestion courante.

    L’exposé, projeté en PowerPoint sur un écran, était suivi avec attention par l’ensemble de l’Assemblée Plénière. Il revêtait une importance extrême dont dépendait la santé de l’institution à l’intérieur de la sphère financière, non seulement nationale mais aussi internationale, puisque les établissements de crédits formaient un tissu d’une maille inextricable, complexe, d’une concurrence féroce, liés si étroitement qu’on ne voyait pas à l’œil nu où commençait la zone d’influence de l’un et où finissait celle de l’autre. Les aspects techniques exigeaient une acuité d’esprit pour leur examen.

    – Mesdames et messieurs – s’écria Éric Doré une fois conclue sa première intervention, – tout ça dans un contexte où l’ombre d’une crise s’avère très menaçante. De toute façon, il est crucial de renforcer la compétitivité. J’en appelle à vos critiques. Toute suggestion sera bienvenue !

    Il s’ensuivit quelques minutes d’observation des propositions. Nombre des participants effectuèrent des calculs, mirent une dernière main aux instruments, les épurant, les affinant comme les cordes d’une guitare. Hoorvermanof n’avait procédé à aucun changement. Par contre, Nikovich, Directeur Financier et Administratif, et Tchevanov, Directeur du Département de l’Emprunt de l’Argent aux Particuliers, bien que ce dernier entrât sur un terrain autre que le sien, soit l’un soit l’autre, comme membres de l’Assemblée avaient considéré indispensable de proposer leurs efforts dans la conception finale des points analysés. Tous les présents exerçaient des fonctions de dirigeants, sauf Hoorvermanof qui occupait une position transversale. L’organigramme de la banque indiquait à peine Monsieur Hoorvermanof Vanoi, Collaborateur Viager, en bas, dans la partie inférieure, au centre, dans un rectangle isolé. Le statut de la banque, élaboré lors de sa création, garantissait un cordon ombilical minimal à la famille Vanoi au cas où personne de la famille ne renonçait à ce droit. Selon le même statut, une dérogation à cette prérogative obligerait la banque à payer au membre exclu, en principe le fils unique continuateur de la lignée, un montant de cinquante millions d’euros. Monsieur Zaccarias, le père de Hoorvermanof s’était sagement protégé contre des marées dévastatrices, hostiles aux intérêts de la famille Vanoi. Monsieur Zaccarias s’était prémuni contre une autre situation : en cas d’extermination de la famille Vanoi, les participations détenues par les membres de celle-ci, reviendraient, sauf mention contraire en testament, à dix institutions de bienfaisance d’utilité publique choisies par le Conseil d’Administration. S’agissait-il d’une simple vision du futur poussée jusqu’à sa limite ou était-ce de raisonnables préventions contre de grands malheurs ? Personne le saura jamais. C’était toutefois incontestable la vision large de Monsieur Zaccarias capable d’extrapoler les horizons visibles.

    La position commode de Hoorvermanof, de par la pérennité de son statut, n’expliquait pas cependant sa contribution nulle à l’amélioration des sujets en étude en cet exact moment. Sa tête bouillonnait d’autres questions d’importance considérable. Il préparait le terrain fertile, convenable, pour les lancer dans le débat.

    Sitôt résolue la première partie du premier point des travaux, il y eut une discussion a propos de la création de nouvelles cartes de crédits et d’autres formes de paiement destinées spécialement aux particuliers. Une première lecture des propositions suffit pour les homologuer. Les présents n’estimèrent pas nécessaire d’examiner minutieusement les respectives propositions d’adhésion au produit et les respectives conditions particulières imposées pour son utilisation. Comme surgissaient régulièrement des nouveautés, l’équipe qui les avait conçues avait permis à coup sûr, étant donné leur compétence incontestable et l’expérience de chaque élément du groupe, un grand pas en avant et une mise à jour de produits originaux exemptes, dans la mesure du possible, de défauts ou d’erreurs, ou pour le moins, non préjudiciables à la banque.

    – Bon, merci pour votre attention – remercia le président de l’Assemblée au bout d’un instant d’attente pendant lequel personne ne manifesta l’intention d’intervenir.

    Les travaux continuèrent par un exposé d’Éric Doré :

    – La Banque Privée d’Investissement, en tant qu’institution de première ligne de ce pays, doit adopter les meilleurs pratiques de fonctionnement en vue d’accompagner l’évolution de la société et du temps, même si cette pratique n’apporte pas d’argent dans l’immédiat. Les actionnaires nous regarderont de bon gré et le marché réagira positivement une fois que la direction prise vers le respect de l’autre promouvra un sentiment d’entraide et une vision d’avenir. Récemment la Commission Européenne a rapporté que les handicapés et les personnes porteuses de déficience ont du mal à trouver un emploi, même celles qui ont suivi une formation professionnelle. C’est pourquoi je trouve qu’il est urgent de remplir cette insuffisance à l’égard de la société au sein de la banque. C’est une question de devoir moral !

    Éric Doré, avec une expression solennelle, établit une pause. Il prit une gorgée d’eau, puis il poursuivit avec sa performance institutionnelle :

    – Le gouvernement a adopté a posteriori la législation qui permet une régulation sérieuse dans l’intégration de cette catégorie de personnes dans le marché de travail. Il y a une énorme panoplie d’aide de la part de l’État.

    L’orateur numérota et chiffra avec les doigts les subsides approuvés :

    – Uno, un subside pour l’adaptation des locaux ; due, une compensation pour le manque d’efficacité et pour son bas niveau performant ; tre, participation dans les dépenses avec un personnel spécialisé pour qui s’avérera indispensable pour l’intégration et l’accompagnement du travailleur jusqu’à ce qu’il acquiert une relative autonomie ; quattro, une compensation si le travailleur appartient à une catégorie jugée à problème comme c’est le cas des gens avec déficience mentale ; cinque, des bénéfices fiscaux très significatifs.

    Après ce décompte, il ouvrit sa main droite et la montra ostensiblement aux présents :

    – Cinq subsides qu’on peut facilement obtenir. Cinq, une manne de subventions !

    L’orateur établit encore une pause. Un court laps de temps pour régler le ton de sa voix à une cadence moins discursive.

    – Mesdames et Messieurs, il faut agir sous peine de nous reprocher d’être rétrogrades et de ne rien faire devant ce genre de problèmes.

    Le ton sérieux d’Éric Doré, son discours convaincant, cérémonial, proche d’une propagande idéologique, avait laissé l’Assemblée Plénière quelque peu dans les nuages, hypnotisée, dans une sorte de transcendance.

    Éric Doré s’humecta à peine les lèvres. Toujours assoiffé, il poursuivit :

    – Il y a quelques jours, Tchevanov m’a proposé le transfert de Monsieur Hoorvermanof de ses fonctions, en quelque sorte polyvalentes, pour son service : le Département de l’Emprunt de l’Argent aux Particuliers. Raison : une hausse des demandes de crédit, mais également une hausse du surendettement. Ce département a ainsi besoin d’un renforcement de personnel pour une analyse rigoureuse de chaque dossier. On pourra ajouter donc l’utile au favorable !

    Éric Doré attendit des réactions de la part de ses collègues. Celles-ci ne prirent point mille ans à voir le jour.

    – Je suis totalement d’accord – déclara Nikovich avec un enthousiasme perceptible dans le ton de sa voix et son expression. – C’est en effet un changement désiré et tout à fait juste. Quant au sujet abordé tout à l’heure, je pense que chaque département devra signaler ses besoins en personnel qui s’occupent de petites tâches de routine, les transmettra au Département de Ressources Humaines, qui, par la suite, contactera les associations ou centres concernés. Mais je propose que cette Assemblée soit informée de ces possibles recrutements avant qu’ils ne soient formalisés, comme ils ont un caractère très spécial.

    L’ensemble de l’Assemblée acquiesça sans tarder. Hoorvermanof considéra nécessaire d’intervenir à ce moment de la session :

    – Vu l’accroissement de la crise et ces possibles opportunités d’embaucher du personnel à bas prix, il est opportun, et franchement je considère urgent, de penser à une hausse de nos salaires et une actualisation des primes, justifiées par les défis qui nous attendent dans les mois prochains. Tout porte à croire, par la turbulence des marchés et par les nouvelles qui successivement nous arrivent, que la crise s’étendra à tout le système financier et, en plus, qu’elle sera grave. Au moment où nous serons en pleine tempête, toute augmentation sera jugée immorale et scandaleuse. L’expression « maintenant ou jamais » a bien du sens. Ces mesures que nous sommes en train de prendre contribueront à compenser toute forme de baisse du résultat qu’une augmentation pourra provoquer. Ça urge, donc !

    Si Hoorvermanof, qui était revenu de l’au-delà, qui avait visité les profondeurs de l’inconnu, fût-ce la terre des morts, un recoin du temps des énigmes ou le pays des visionnaires, avait alerté l’Assemblée de ce fait imminent, quiconque aurait douté de l’exactitude de ses mots.

    – Personne ne s’oppose ? – demanda le président aux présents.

    Personne ne se manifesta. Il s’agissait de demander rien de moins que si quelqu’un acceptait d’ajouter quelques zéros au chiffre représentant le montant atteint à la fin de chaque mois.

    – D’accord – continua-t-il, – on va accélérer l’élaboration du rapport de l’activité économique de la banque du dernier trimestre pour effectuer sa publication dans le plus bref délai.

    Éric Doré jeta un regard à l’ensemble de la table.

    – Quelqu’un veut poser une question, analyser un sujet, faire un commentaire ?…

    Personne.

    – La session est alors terminée. Merci de votre attention.

    II – Incohérences et Mots Croisés

    Le lendemain même Hoorvermanof intégra l’équipe du Département de l’Emprunt de L’Argent aux Particuliers, dirigé par Youri Tchevanov. Les jours où il jouissait d’une sorte de condensé d’énergie intarissable, comme celle contenue dans quelques grammes de plutonium ou d’un fragment de radium par exemple, il arrivait en une seule matinée, à analyser une douzaine de dossiers. L’exercice de ces fonctions comprenait exactement une analyse des différents pourcentages établis pour la constitution d’un prêt concernant en particulier les dépenses qui pesaient à l’heure actuelle sur le client, et évidemment la vérification de tous les documents demandés, dont le défaut de l’un d’eux empêcherait le processus de continuer sans entraves : ou il se rangerait dans le tiroir des non-autorisés ou dans une situation d’ajournement jusqu’à ce que le client régularisât la question. La continuation ou la suspension du prêt dépendait d’éléments cruciaux : la déclaration du patronat au sujet du statut professionnel du client au sein de l’entreprise et la feuille de paye des trois mois antérieurs à celui de la demande du crédit. Les règles étaient claires quant aux revenus du client, le taux d’effort devrait inexorablement se situer au maximum dans les quarante pour cent du salaire. Le taux d’effort était tel qu’après déduction, sur le salaire brut, du montant dont le client devait disposer mensuellement pour satisfaire ses obligations contractuelles auprès de la banque, contractées par l’octroi du prêt, il pouvait vivre d’une façon peu ou prou aisée, eu égard au coût de la vie.

    Comme Tchevanov avait la responsabilité ultime de signer ces dossiers, Hoorvermanof, quoiqu’attentif, continuait à bénéficier d’une certaine marge d’erreur. Toutefois, vue l’importance de ce travail pour maintenir la banque sur les rails dans les méandres du système financier, une attention scrupuleuse dans l’étude de chacun d’eux était requise. Une actualisation des primes et une augmentation de son salaire étaient ainsi justifiées : une augmentation de responsabilité devrait accompagner une augmentation de la part monétaire empochée. Il avait parlé dans son intérêt personnel mais aussi au nom de tous, ce dont chacun lui sut gré. Hoorvermanof n’était pas égoïste, il était plutôt une monocotylédone, à dire vrai monocellulaire et mononucléaire, se camouflant dans le but de s’enraciner dans les cendres pour faire face aux contraintes des bourrasques.

    Hoorvermanof n’eut pas besoin de grands changements dans la méthode de travail, ni d’une énorme panoplie de moyens pour accomplir ces nouvelles tâches. Il eut simplement besoin d’un secrétaire, un ordinateur et une armoire pour ranger les dossiers. Toute la législation issue de la Banque de France, de la Banque Centrale Européenne ou d’un autre organisme corrélatif avec l’affaire de l’emprunt d’argent se trouvait disponible dans les sites correspondants sur Internet. Toutes les lettres ou dépêches officielles provenant de ces instances arrivaient et étaient regroupées de même sur le site de la banque.

    Le seul premier jour dans l’équipe de ce département, Hoorvermanof n’avait travaillé que jusqu’à onze heures du matin. Une attitude qui ne présageait pas un accomplissement correct de son rôle. Néanmoins, une question de force majeure l’obligeait en réalité à s’absenter par coïncidence ce jour-là. Il avait reçu la veille une lettre de la compagnie d’Assurance de la maison lui communiquant qu’elle ne dédommageait pas les dégâts provoqués par l’incendie parce que le court-circuit avait été causé par un usage incorrect de l’installation électrique ou par une maintenance défaillante ou négligée.

    – Je vais sortir plus tôt – informa-t-il Tchevanov, pour dissiper de fausses interprétations – parce que l’Assurance ne veut pas prendre en charge la reconstruction de la maison. Il faut que je voie ce qui se passe.

    – D’accord, pas de problème – affirma tranquillement Tchevanov.

    – Merci.

    Voilà l’éclaircissement indispensable qui éviterait de détériorer prématurément une relation cordiale entre eux.

    Avant même le déjeuner, Hoorvermanof s’était rendu à la compagnie d’Assurance. Le rendez-vous avait duré environ deux heures. On lui avait présenté le rapport envoyé par la police : y était souligné le fait qu’il y a eu une négligence irréfutable dans l’emploi d’appareils électroménagers, provoquant une surcharge du système électrique et qu’il y eut, en outre, un sabotage accidentel ou intentionnel du disjoncteur une fois qu’il se trouvait, lors de l’incendie, bloqué par une pièce métallique. L’agent avait montré jusqu’aux photos prises par la police sur le lieu. Malgré la présence sur quelques-unes d’une mince nébulosité, provoquée certainement par la fumée, et une sorte de granulation, peut-être due à la poussière qui s’était déposée sur l’objectif de l’appareil photographique, la découverte de cette pièce avait suscité de la part de Hoorvermanof un regard et une expression d’incrédulité. Il n’eut même pas besoin d’émettre quelque opinion, les signes faciaux parlèrent d’eux-mêmes. On lui avait ensuite communiqué que pour avoir une certitude des faits, pour ôter le moindre doute, il suffisait de demander une expertise du disjoncteur. Hoorvermanof l’avait souhaité sur le champ dans les plus brefs délais : le seize mars à quinze heures.

    Par habitude, par commodité et en quelque sorte forcés par leur travail en commun, Hoorvermanof, Tchevanov et Nikovich déjeunaient ensembles la quasi-totalité des jours utiles de la semaine. Quelquefois ils partageaient également au moins un repas le week-end. Nikovich, qui dirigeait un autre département, le Département Financier et Administratif, s’efforçait toujours de concilier ses horaires avec ceux de ses collègues pour constituer le trio parfait pendant la pause de déjeuner. Ainsi personne ne doutait de la cohésion de ce petit groupe de banquiers.

    – Nous aimons beaucoup ta présence – déclara Nikovich un jour en début de déjeuner dans un moment où se diffusait entre eux plutôt une atmosphère de quiétude.

    – Merci – dit Hoorvermanof dès qu’il finit de mastiquer le fragment d’une denrée qui l’occupait en cet instant.

    Ils mangeaient du couscous. Ils avaient demandé une triple dose comme d’inséparables frères jumeaux, liés d’une indéfectible amitié.

    – Mais… – continua Nikovich fort intrigué, une fourchette de couscous pleine en attendant son tour pour débuter son processus digestif – tu es le seul de ta famille ou il y a encore d’autres frères, des cousins, des oncles… ?

    Hoorvermanof but un peu de vin.

    – Il faut que tu jettes un regard sur l’arbre généalogique qui est à la banque. C’est mon bisaïeul qui l’a créée, est-ce que tu l’as oublié ? En 1911. Je ne veux pas parler de ma famille en ce moment : j’ai d’autres soucis en tête, notamment les Bourses qui zigzaguent comme des vaches folles.

    – Ah, d’accord, d’accord !

    Nikovich savoura une petite portion de son mets.

    – Mes excuses – dit-il après avoir essuyé ses lèvres avec la serviette de table, – je ne veux pas m’immiscer dans ta vie privée ou te faire un interrogatoire ! Mais je trouve l’histoire de ta famille si intéressante qu’on a envie d’en savoir plus. Je trouve simplement qu’elle est, en quelque sorte, une espèce de patrimoine historique de l’économie du pays en vertu du succès de la banque et de son long chemin. Je sais que l’ancêtre de la Banque Privée d’Investissement a été la Banque Privée d’Affaires, fondée en 1877 en Russie. Une longue histoire !

    Hoorvermanof l’observa, d’une certaine manière passionné par l’exposition précise des faits. Nikovitch connaissait sans doute d’autres informations que lui ignorait encore ; il connaissait à coup sûr des détails qui lui avaient échappé durant ces dernières années. C’était bizarre, honteux, simplement incroyable mais tout à fait vrai !! Cependant, ses parents ne se retournèrent pas dans leur tombe : ils connaissaient bien l’insouciance de leur fils pour les questions de famille. Nikovich s’était bel et bien révélé un remarquable historien, d’une tournure d’esprit très captivante. Ses soucis concernant le bouleversement des Bourses s’étaient évanouis.

    – Tu sais – continua Nikovich poussant l’assiette un peu dans la direction du centre de la table, posant ensuite les deux avant-bras sur celle-ci, l’un sur l’autre – les institutions, les familles… font de l’histoire selon la marque qu’elles laissent dans le temps tout au fil des années : plus elles résistent à l’érosion de celles-ci, plus la marque est profonde, incontournable et importante. Un succès momentané, ce n’est pas de l’histoire. C’est une explosion qui se dissipe peu à peu jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

    Nikovich établit une courte pause, observant inlassablement Hoorvermanof dans les yeux. Une quinzaine de secondes écoulées, il continua :

    – Toute cette histoire de la banque écrite par ta famille risque de s’interrompre à jamais : tu es le seul des Vanoi et tu n’as pas encore de descendance. Tout le patrimoine amassé au fil du temps risque de s’anéantir, de s’écrouler : la maison a subi des dommages importants. C’est un signe envoyé par le destin qu’il ne faut pas négliger.

    Nikovich marqua une pause. Il y avait une nécessité absolue

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