La vague et la falaise: Éloge de la passivité
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À propos de ce livre électronique
Dans une société qui valorise démesurément la volonté, l’hyperactivité et l’idée de choix, n’y aurait-il pas une passivité positive, un art de subir pour réaliser tous les possibles et les potentiels de l’existence ? Mais tout le témoignage de vie de Marie-Jeanne Lemal s’illustre par une formidable résistance à l’encontre de cette passivité, elle qui, par dessus tout, tient à son autonomie chèrement acquise au fil du temps.
Grâce au dialogue, les protagonistes chemineront ensemble, dans leurs différences, vers ce qu’ils n’auraient sans doute pas pu entrevoir séparément sur le sujet. Cette discussion ouverte et complice débouche alors sur une nouvelle approche de la passivité pour l’un et l’autre.
La vague et la falaise dévoilent métaphoriquement le paysage de cette étonnante rencontre où le va-et-vient continu de la volonté sur la passivité se manifeste au plus fort de la relation et donc de la vie.
Un dialogue philosophique autour de la passivité positive, qui invite à la réflexion.
EXTRAIT
J’avais dix ans quand j’ai entendu, pour la première fois, ma voix dans un appareil enregistreur. Jusque-là, je n’avais jamais réalisé que je parlais mal. Ce fut un véritable choc ! À l’adolescence, ce sont dans les miroirs, les vitres des magasins que j’ai fait le constat de ma démarche malhabile ou titubante, et surtout bien moche. De là est née la révolte, le « pourquoi moi ? » qui est resté longtemps sans réponse. Mais y en a-t-il une ? Tout au long de ma vie, j’ai fait le constat que l’existence procède de la lutte, elle est pour moi un combat quotidien… Mais c’est aux victoires, et uniquement à celles-ci, que je m’arrête maintenant !
La semaine dernière vient à moi une dame « valide » qui a, momentanément, un grand plâtre et se traîne sur deux cannes. Je lui souligne sa vaillance et son courage. Voulant certainement me faire plaisir, elle déclare que je suis bien plus courageuse qu’elle et n’en démord pas. J’estime que c’est faux et qu’elle ne me comprend pas. Je ne suis pas courageuse, je n’ai pas le choix, c’est tout ! Il faut bien continuer à vivre comme je suis…
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
De ce livre, nous ne sortons pas indemnes, et les larmes prennent la place des mots, lorsque nous tentons de dire merci aux auteurs. - Yveline Ciazynski, e-litterature.net
À PROPOS DES AUTEURS
Christophe Schaeffer est philosophe (docteur). Il s’attache depuis plusieurs années à défendre une philosophie qui, dans la rencontre et la confrontation, propose, par delà les concepts et les systèmes de pensées clos sur eux-mêmes, une autre manière de réfléchir sur le monde. Dans cette voie, il a publié plusieurs livres et a notamment fondé le Collectif-REOS, qui comprend une cinquantaine d’auteurs — chercheurs, artistes, écrivains... —, valorisant la pluridisciplinarité et la créativité des personnes.
Née en 1940, Marie-Jeanne Lemal est de nationalité belge. À partir de 1980 : activité de militante dans de nombreuses associations pour la défense et le bien-être des personnes handicapées physiques (ACIH, Handicap Physique et Logement, AVJ Liège) : administrateur dans ces associations et plusieurs autres. Témoignages et conférences dans les écoles et groupes d'adultes concernant les problèmes et les réussites de la personne handicapée physique. Participation à différents colloques, séminaires, etc.
Auteur d'articles dans des revues spécialisées. En 2003, publication aux éditions Luc Pire à Bruxelles d'un livre autobiographique, Mon cri fut silence, illustré par François Walthéry.
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Aperçu du livre
La vague et la falaise - Christophe Schaeffer
sens ».
Prologue
MARIE-JEANNE LEMAL – Pourquoi tenez-vous tellement à parler de passivité ?
CHRISTOPHE SCHAEFFER – Il me semble qu’aujourd’hui la volonté et l’idée de faire des choix sont excessivement mises en avant. En un certain sens, je cherche à comprendre pourquoi nous souffrons d’hyperactivité avec notamment l’obligation de devenir « acteur » de sa vie…
M.-J. L. – Est-ce une réalité ?
C. S. – Le marché du développement personnel est actuellement florissant ! Il existe de nombreux livres, dossiers de magazines ou stages de formation destinés à nous aider à prendre notre vie en main, à nous apprendre à nous « gouverner » nous-même. L’art de piloter sa vie est un champ d’étude très actif et surtout très lucratif !
M.-J. L. – Êtes-vous contre ce marché ?
C. S. – Le problème n’est pas d’être pour ou contre – bien que je me demande si le coaching¹ n’est effectivement pas une course au succès qui enferme l’individu dans une spirale illusoire de la réussite –, mais de se demander pourquoi le développement personnel connaît un tel succès dans notre société.
M.-J. L. – Justement, comment l’expliquez-vous ?
C. S. – Paradoxalement, peut-être par un sentiment de passivité face à la multiplicité des choix que nous devons faire et que nous subissons au quotidien.
Le psychologue Barry Schwartz souligne ce « paradoxe du choix² » dans les sociétés d’abondance dans lesquelles nous vivons : abondance de nourriture, abondance d’information ou de divertissement… À l’heure actuelle, notre problème n’est pas de trouver des ressources, mais de les éliminer, de faire des choix face à une offre inflationniste. Confrontés à cette difficulté, beaucoup d’entre nous se sentent passifs, incapables de faire un choix parmi la profusion. D’où les nombreuses méthodes de développement personnel qui tentent de recentrer l’individu sur lui-même afin de l’aider à choisir, à prendre des décisions pour devenir acteur de sa propre vie…
M.-J. L. – N’est-ce pas positif ?
C. S. – La « pensée positive » suggère que tout est possible dès lors que l’on croit en soi !
M.-J. L. – Cela ne me paraît pas totalement absurde !
C. S. – Je n’ai jamais dit que cela l’était, mais croire en soi, devenir acteur de sa vie ou encore faire des choix n’est pas, de mon point de vue, contradictoire avec ce que l’on entend par passivité. Mais pour l’admettre, il faut s’interroger sur le sens profond que revêt ce terme et surtout comprendre pourquoi et comment il interagit avec notre capacité à faire des choix.
M.-J. L. – Je ne suis pas sûre de bien vous comprendre…
C. S. – Dans notre société, être actif est synonyme d’être entreprenant, audacieux, déterminé, décisif… À l’opposé, être passif désigne une personne qui se contenterait de subir les événements, de suivre les impulsions extérieures sans faire preuve d’aucune initiative, qui n’accomplirait aucune action personnelle, qui manquerait d’énergie, etc.
De là, pour le plus grand nombre, il n’y aurait qu’un pas à franchir pour faire de cet état une cause majeure de souffrance, liée d’ailleurs à l’étymologie du mot³.
C’est la raison pour laquelle la passivité est perçue et vécue négativement par la plupart d’entre nous…
M.-J. L. – N’êtes-vous pas du même avis ?
C. S. – Peut-être pas. Car je ne m’explique pas le décalage entre cette perception négative et le fait que la passivité se trouve pourtant à l’origine de toutes les grandes interrogations qui donnent sens à notre vie.
Quand nous cherchons en effet à comprendre et à expérimenter notre relation à autrui et au monde et, plus métaphysiquement, au temps et à la mort, en passant par cette grande interrogation sur Dieu, la passivité s’invite non seulement dans la réflexion, mais elle est aussi sa condition de possibilité.
M.-J. L. – Je veux bien vous croire… Mais pouvez-vous me dire en quoi ce sujet me concerne tout particulièrement ?
C. S. – J’ai lu votre livre Mon cri fut silence⁴, dont le contenu, lié à votre témoignage, m’a particulièrement touché. Votre histoire raconte ce que vous avez dû subir à peine venue au monde. Cataclysme provoqué par un médecin qui n’a pas déclenché chez vous le réflexe de la respiration.
Du nouveau-né bien portant que vous étiez dans le ventre de votre mère, vous entrez irréversiblement dans le monde des personnes handicapées pour le reste de votre vie comme IMC : infirme moteur cérébral.
M.-J. L. – Je suis effectivement en situation de handicap depuis ma naissance. Je suis « tombée » dans ce monde, écorchée dans tout mon corps, à cause d’une erreur médicale. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai vécu avec ça en moi.
Si, par hasard, vous ne m’avez pas vue entrer, vous avez déjà entendu que je parle mal, que j’ai des gestes qui ne ressemblent pas aux vôtres. Quand je marche, je bascule, je tombe souvent. Trop vite, je suis perçue, étiquetée comme étant une bonne buveuse ou, pire encore, une vraie débile ! Oui, je suis une I.M.C : il s’agit d’un handicap physique, dû à la prématurité, à un problème à la naissance ou dans la prime enfance. Il a parfois des troubles associés et n’est pas évolutif, mais il est irréversible. Dans mon cas, ce handicap est dû au fait que le cerveau a été privé d’oxygène à ma naissance. Je n’ai pas crié de suite, d’où le titre de mon livre : Mon cri fut silence.
Après vingt minutes de réanimation, peut-on dire qu’on m’a obligée à vivre ? M’a-t-on sauvé la vie ?
C. S. – Sans en être encore consciente, âgée seulement de quelques minutes, votre destin bascule vers une autre vie, malgré vous…
Cette situation de handicap dont vous parlez, c’est l’histoire d’une chute. Vous le dites vous-même : « Je suis tombée
dans ce monde ». « Tomber » au sens d’un saut brusque dans une autre vie, « tomber » aussi à la renverse…
Quand vous vous demandez : « Peut-on dire qu’on m’a obligée à vivre ? », voulez-vous dire que l’on ne vous aurait pas laissé le choix de vivre avec ce handicap pour le restant de vos jours ou de mourir « naturellement » du fait de la gravité de cet accident qui, sans l’aide médicale, aurait abouti inéluctablement à la mort ?
Que signifie cette obligation pour la vie ?
M.-J. L. – Je ne sais toujours pas répondre à ces questions… Cependant, je fais une différence entre le fait d’avoir subi ce handicap à ma naissance et ma vie actuelle !
Si je suis handicapée et que je n’ai pas eu le choix ou même la possibilité de bien marcher, de savoir tenir un crayon, ou un verre rempli dans ma main, il n’empêche qu’aujourd’hui, je ne me considère pas comme une personne passive ! Car, au premier abord, être passif pour moi, c’est ne pas avoir de réaction ou d’avis. C’est subir les événements !
C. S. – J’entends bien cela…
M.-J. L. – C’est vrai que certaines de mes actions ou démarches n’ont pas été choisies mais imposées comme allant de soi et elles m’ont différenciée des autres, souvent même sans que je m’en rende compte. J’avais plus de 30 ans quand, dînant dans une famille nombreuse et amie, j’osais boire au verre sans paille. Soudain, l’un des gamins m’a demandé : « Pourquoi tu bois avec un doigt dans ton verre ? » Je n’avais jamais relevé le fait que pour mieux tenir mon verre, je mettais mon index dedans… Un exemple parmi tant d’autres pour dire que c’est tout le temps que mon choix est dicté par ma différence avec plus ou moins de conscience.
C. S. – Si vous ne vous considérez pas comme étant passive ou inactive, quel regard portez-vous sur votre entourage ?
M.-J. L. – Je constate qu’autour de moi beaucoup de personnes handicapées physiques attendent qu’on leur propose activités, rencontres, ou sorties. Elles ont des difficultés dès qu’il s’agit de prendre des initiatives, de faire le premier pas. Je me demande pourquoi elles éprouvent tant de gêne à se déplacer ou à avoir accès à l’endroit qu’elles souhaitent, même si je reconnais que l’effort reste quotidien.
Est-ce la peur de ne pas être pris au sérieux, ou simplement compris si l’on a des difficultés de parole ou d’expression ? En tant que personne handicapée, on est peu ou pas habitué à se prendre en charge, à décider, à construire. Récemment, un ami m’a dit à deux reprises au téléphone : « Je n’en sais rien… », quand m’appelant le matin, il attendait sans doute un projet de ma part alors qu’occupée, je lui demandais : « Que vas-tu faire aujourd’hui ? ». Je ne voulais rien décider pour lui, non plus !
En ce qui me concerne, au début des années quatre-vingt, le fait de rester inactive des heures durant, sans même prendre cela comme un repos, me déprimait beaucoup. À mesure que je me reprochais de ne plus savoir rien faire, ma dépression augmentait. Actuellement, je vais tous les mois à une réunion de travail dans un centre de logements pour personnes handicapées physiques et j’ai chaque fois un coup au cœur lorsque j’aperçois, dans une salle de séjour, un certain nombre de pensionnaires assis ou comme parqués. Qu’attendent-ils ? À qui ou à quoi sont-ils livrés ? Ont-ils seulement l’occasion de penser ?
C. S. – Ces questions font-elles écho à votre vie ?
M.-J. L. – Aujourd’hui, il n’est pas rare que je réponde quand on veut décider à ma place ou faire ce que je sais faire : « Laissez-moi vivre ma vie ! ». Même si je parle mal, je tiens à ce que mon avis soit entendu et pris en compte… Par ailleurs, le manque de faculté physique ne m’empêche pas de prendre seule mes décisions, même si, pour les mener à bien, je dois faire appel à l’autre qui est valide.
Pour moi, la vie est un combat de tous les jours ! Être passive, cela signifierait baisser les bras et ne pas réagir aux événements. Tout dernièrement, rentrant en taxi, j’ai demandé au chauffeur de m’aider jusqu’à la