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Les oiseaux d’eau sur la rive du lac: Une anthologie de jeunes adultes africains
Les oiseaux d’eau sur la rive du lac: Une anthologie de jeunes adultes africains
Les oiseaux d’eau sur la rive du lac: Une anthologie de jeunes adultes africains
Livre électronique251 pages3 heures

Les oiseaux d’eau sur la rive du lac: Une anthologie de jeunes adultes africains

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À propos de ce livre électronique

Ces histoires du plus vieux continent et foyer de la population la plus jeune du monde vont de la fantasy, aux réflexions de la jeunesse en période de conflit, à la mort vue par de jeunes adultes, à la famille, l'amitié, l’éveil sexuel, l’éducation et la transition vers l’âge adulte.

La diversité des récits de cette première anthologie de fiction africaine pour jeunes adultes capture avec force les voix diverses que toute personne adolescente connaît ou connaîtra. Des voix parfois affirmées, parfois incertaines, mais toujours conscientes des mondes multiples qui les entourent.

LangueFrançais
ÉditeurAmalion
Date de sortie19 mars 2021
ISBN9782359260861
Les oiseaux d’eau sur la rive du lac: Une anthologie de jeunes adultes africains
Auteur

Edwige-Renée Dro

Edwige-Renée Dro est une écrivaine Ivoirienne. Ses nouvelles ont été publiées sur des plateformes comme Prufrock, Prima, et l’anthologie de la St Valentin de Ankara Press. Edwige est aussi la lauréate du projet Africa39, et membre du jury du concours 2015 de PEN International Nouvelles Voix. Edwige est aussi traductrice et elle a traduit Les Cités Fantastiques (The Fantastic Cities), un livre-objet des poèmes et peintures de l’écrivaine Wêrêwêrê Liking.

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    Aperçu du livre

    Les oiseaux d’eau sur la rive du lac - Edwige-Renée Dro

    Remerciements

    Les cheveux de Tara

    Sabah Carrim

    J’entre dans la cuisine. Maman et mon frère chuchotent. Dès qu’ils remarquent ma présence, ils arrêtent de parler et retournent à ce qu’ils faisaient avant que je les interrompe : ma mère à couper les légumes, mon frère à prendre des gorgées de Nescafé. Ils semblent toujours avoir tant à se dire, et je ne comprends pas pourquoi. Je leur ai posé la question plusieurs fois, mais ils me disent toujours que je m’imagine des choses. J’aimerais qu’ils soient plus francs. Bien, quelquefois ils le sont, mais prétendent que je suis trop jeune pour comprendre.

    Trois ans. Trois années qui donnent à mon frère plus d’années d’âge, plus de maturité, plus de droit ; trois années qui justifient que je ne sache pas ce qu’il sait.

    Toutefois, je sais par expérience que dans trois ans, cela ne fera aucune différence. Je serai toujours en retard de trois ans. On me dira que je ne suis pas assez grande, assez mature. Bon, c’est frustrant, mais je devrais vivre avec. Je me dis qu’ils ont le droit d’avoir des secrets.… Ils ont le droit.

    « Sofya, voici ton Complan aux fraises », dit ma mère, plaçant une tasse que je n’avais encore jamais vue devant moi, alors que je m’assois à table. Le personnage dessus, un Kermit-La-Grenouille géant, la bouche ouverte, les jambes écartées, très vert et totalement idiot, me regarde.

    « Il te ressemble tellement, tu ne trouves pas ? » dit mon frère, Zain.

    Je roule des yeux et marmonne : « Encore Zain ».

    Je le dis chaque fois qu’il est odieux.

    Il continue : « Devine qui l’a choisi pour toi, avec amour ? »

    Puis il lève la simple tasse à café blanche, dit « à ta santé », sourit d’un air narquois et prend une longue et bruyante gorgée.

    Ma mère a dit que je serais autorisée un jour à prendre du café, mais bien sûr, ce sera dans trois ans seulement. Quand j’ai finalement réclamé mon droit, elle a dit que mes dents étaient blanches et belles et que les tâches de café les abîmeraient.

    « Tu te souviens de Tara ? dit tout à coup mon frère, sur un autre ton.

    —Non, ai-je lâché. Pourquoi ? C’est ta nouvelle petite amie ?

    —Calme-toi, Sofya ! dit ma mère. Ce n’est qu’une tasse, et n’a-til pas dit qu’il l’a achetée avec amour?

    —Mais maman, tu sais très bien que… » Laisse tomber, à quoi bon ?

    Zain m’ignore et me rappelle que la fille va à mon école, qu’elle est de cinq ans mon aînée.

    Ma mère lève les yeux de la planche à découper et dit : « Tara est aux urgences, elle se bat contre la mort. Elle a eu un grave accident de voiture et elle est la seule à avoir survécu. Il y avait quatre autres filles ».

    J’essaie de me rappeler Tara.

    Tara Patel. Bien sûr. Je l’ai vue à quelques reprises à l’école et aussi lors de mariages et de fêtes d’anniversaire dans la famille.

    Je demande « Va-t-elle s’en sortir ? Est-ce qu’elle vivra ?».

    « Si elle s’en sort, ils disent qu’elle sera un légume toute sa vie ».

    « Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? » J’imagine une carotte. Une citrouille. Une tomate. Ça ne fait aucun sens. J’entends des rires. Je suppose qu’ils ont raison pour les trois ans. Je vais dans ma chambre, prends la tablette posée sur ma table de chevet et je reviens à la cuisine. Je recherche le mot sur Google et trouve une définition qui fait sens:

    Légume : (n) Personne incapable d’activité mentale ou physique normale, notamment en raison de lésions cérébrales.

    Maman parle maintenant du mariage auquel nous devons assister le lendemain, mais je n’écoute plus.

    Je regarde dans le vide, imaginant ce que doit être la vie de légume : fixer le vide toute la journée, incapable de communiquer, incapable d’interaction, communiquer de nouvelles manières (incomprises de tout le monde), avoir une conception du monde totalement différente. Pauvre Tara. Je ne veux pas qu’elle meure. Je veux dire, ce n’est pas la plus gentille des personnes. Je me souviens maintenant que c’est elle qui, devant tout le monde, a dit à Sarah que son uniforme était trop long, qu’il ressemblait à une chemise de nuit, qu’elle ferait mieux de porter quelque chose de plus court et de plus sexy si elle ne voulait plus avoir l’air stupide.

    Pourtant, je ne veux pas qu’elle meure, parce que… je ne sais pas… elle est jeune, elle est jolie, elle veut être médecin ? Je ne sais vraiment pas. Les raisons ne semblent pas justifiées, n’est-ce pas ? Mais comment dire ce que je ressens sans mentir, sans qu’on ne me dise que je suis trop jeune, trop immature, sans être grondée pour avoir dit ce que je pense, sans toujours avoir à réfléchir à ce que penseront les gens.

    « Tu n’es pas différente de nombreux adolescents de ton âge, dit mon professeur de sciences morales. Ces questions que tu as sur l’existence, a-t-elle ajouté, ta défiance, ta résistance au changement et à l’autorité, ta rébellion, ton désir de partir d’ici. Mais tu dois être patiente, le moment viendra… »

    J’ai arrêté d’écouter. Oui, je me dis, mais quand est-ce que ce moment viendra ? Dans trois ans ? Ces adultes ne disent-ils pas tous la même chose ? Ne parlent-ils pas tous de façon abstraite avec ce ton « je-sais-tout », évitant de donner des réponses directes à des questions directes, et lorsque les choses vont mal, ils prétendent qu’ils savaient depuis le début, que cela allait arriver, et vous accablent avec leur « je te l’avais bien dit » ? Si je ne suis pas différente de beaucoup d’adolescentes, pourquoi est-ce que je me sens si seule? Pourquoi est-ce que je sens que personne ne partage mes idées, que personne ne comprend ? J’aimerais pouvoir respirer, penser clairement, comprendre. Tout semble si confus. J’ai besoin de plus de temps pour moi. Je devrais peut-être tenir un journal, comme Anne Frank.

    « Chère Kitty… »

    Sauf que je ne peux pas être une telle imitatrice. Je dois trouver un autre nom. Quelque chose d’unique auquel je pourrais m’identifier, quelqu’un qui me procure la sécurité de soulager mon cœur. Je dois réfléchir…

    J’ai posé la question à certaines de mes amies mais personne ne me dit la vérité sur l’état de santé de Tara. Je pense qu’elles savent à quel point je suis contrariée. Les gens ne peuvent pas, ne devraient pas, mourir si jeune. Insensé.

    Puis quelqu’un me dit que sa jambe droite est la seule partie de son corps qui fonctionnait. C’est tout. Une jambe, seulement. Je m’imagine la jambe de Tara sur une table métallique dans la salle d’opération et le reste de son corps recouvert d’un drap vert. Ma mère me dit que tous ses organes vitaux ne fonctionnent plus. Rien n’est à sa place, les médecins ne savent pas quoi raccorder, comment, par où commencer. Si Tara vit, elle sera clouée au lit.

    Paralysée.

    Imaginez. Cette jolie jeune fille avec toute la vie devant elle.

    Cela fait une semaine que cinq filles sont parties à la plage à Flic-en-Flac dans une petite voiture rouge. Une semaine s’est passé depuis ce voyage retour, quand la fille qui conduisait a traversé au croisement, se retrouvant sur le chemin d’un 4 x 4 roulant à toute vitesse. Une semaine que les filles ont été sorties de l’épave. Une semaine qu’un bon samaritain a arrêté sa voiture, s’est précipité, coupé un morceau de canne à sucre et l’a placé dans la bouche de Tara pour l’empêcher d’avaler sa langue. Parce que si elle l’avait fait, j’ai entendu dire qu’elle serait morte.

    Une semaine que je pense constamment à la mort.

    23 mai 2018

    Chère Anne Frank,

    Je n’ai jamais imaginé ce genre de mort. J’ai vu des personnes âgées, des malades « arriver à expiration », comme des médicaments, comme de la nourriture, ce qui signifie qu’elles sont arrivées au bout de leur existence, étaient restées « sur l’étagère » assez longtemps, et qu’il était simplement temps de partir, car pour une raison quelconque elles étaient « abîmées ». Mais jamais, ce genre de mort. C’est différent. Trop brusque, contre nature, suspect, … mystérieux. Je suppose que c’est pourquoi les détectives s’intéressent toujours à de tels décès. Ils essaient toujours de comprendre pourquoi; avec parfois des réponses, parfois pas.

    Sofya

    J’ai appris que Tara se trouvait dans un pavillon spécial à l’hôpital. Les visiteurs n’y sont pas autorisés. Mais son père connaît mon père car, quand ils étaient jeunes, ils jouaient au foot ensemble au Champs de Mars et faisaient partie de la même équipe : la Fédération de football Fik Fak, un nom inventé, selon mon père, par un vieil homme qui avait l’habitude de se promener dans les alentours et s’arrêtait parfois pour les regarder.

    Je demande « Comment suis-je apparentée à Tara ? », car puisque je la vois dans la plupart des mariages et anniversaires, nous devons forcément être proches. Mon père explique que le grand-père de Tara et le mien étaient cousins au deuxième degré et que tous deux ont quitté Kutch sur le même bateau pour Maurice au début des années 1900.

    « Cela fait de Tara ta cousine de quatrième génération », conclut mon père.

    Une pensée soudaine traverse l’esprit : et si c’était moi ?

    C’est peut-être pour cela que je ne veux pas qu’elle meure. À l’hôpital, le père de Tara nous fait entrer discrètement dans sa chambre. Il y a un rideau vert tout autour de son lit, nous ne pouvons pas la voir. Il va dans un coin et s’assied sur le petit lit où il dort maintenant tous les soirs. Il est évident qu’il est abattu. C’est écrit dans ses yeux fatigués, la lassitude dans ses mouvements.

    Sa femme entre. Il nous raconte comment cela s’est passé et ne cesse de regarder dans ma direction. Peut-être pour s’assurer qu’il pouvait être aussi descriptif sur ce qui avait été extrait de l’épave. Je feins d’être calme parce que je veux savoir, je veux comprendre. Puis il se met soudain en colère. « Je veux poursuivre le conducteur du 4 x 4 », dit-il. Sa femme tente de le raisonner. « C’est inutile, lui dit-elle. « La vengeance est inutile. »

    « Non, Zaïda, s’écrie-t-il. Non ! Se venger est une faiblesse, mais ne pas le faire, c’est de la paresse. Tu sais ce que les médecins ont dit sur Tara. Tu sais… »

    A la maison, nous regardons un documentaire sur la seconde guerre mondiale. J’avais entendu parler de l’étoile jaune, des chambres à gaz, d’Auschwitz, de la stérilisation forcée, des corps nus, des fosses communes, de l’or récupéré des dents, du savon fabriqué à partir de restes humains… Pauvre Anne Frank. J’essaie de me concentrer, de ressentir, mais tout ce que je peux entendre, c’est le son des coques d’arachides grillées qui craquent les unes après les autres, comme des petites bombes qui éclatent, suivies du bruit des noix broyées par les dents. Puis, au milieu de cela, un gros pet.

    Zain encore.

    Le téléphone portable de mon père sonne. Il répond.

    Puis il se tourne vers nous et annonce la nouvelle: « Tara est morte, ils ont débranché les machines. Le mayyat est à 2 heures».

    Il prend quelques arachides du bol.

    Je quitte le salon. Je veux être seule.

    Mon frère est agacé et crie : « Arrête d’exagérer ! Tu la connaissais à peine et tu a même dit que c’était un tyran ».

    Je souhaiterais avoir l’énergie nécessaire pour ouvrir la bouche et lui dire exactement ce que je ressens, et pourquoi j’ai décidé que le sens n’était pas toujours important. Je vais à ma chambre, au lit et me recroqueville sous la couverture.

    6 juin 2018

    Chère Anne Frank,

    C’est étrange, n’est-ce pas, comme on prend pour acquit que la vie ne peut se terminer juste comme çà, c’est-à-dire avant qu’une personne ait eu la chance de faire ce qu’elle voulait faire dans la vie. C’est horrible, n’est-ce pas, quand on se rend compte pour la première fois que l’on n’est pas si invincible après tout, que les parents ne peuvent pas tout annuler, tous les maux, chaque blessure, chaque mésaventure et que toi-ils-nous … sommes tous aussi fragiles et vulnérables qu’une fille de dix-huit ans écrasée par un 4 x 4.

    Sofya

    Tout le monde est réuni chez Tara. La nouvelle de sa mort a fait les grands titres. Son corps a été ramené de l’hôpital. Les femmes sont assises en silence. Elles attendent que le corps soit lavé, séché, parfumé à l’attar, enveloppé dans des vêtements blancs sans couture et qu’il soit amené dans le salon. Dans cette atmosphère calme mais tendue, il y a une interruption.

    « Tu sais, les cheveux de Tara étaient courts, coupés à la garçonne », chuchote une dame à la jeune fille assise à côté d’elle. « Comme tes cheveux », poursuit-elle, « alors tu ferais mieux de commencer à les faire pousser. Tu vois, on ne sait jamais quand la Mort va frapper à ta porte. » Je connais cette voix. Je regarde dans leur direction aussi discrètement que possible.

    Oui, c’est Khala Ameena. Et c’est à sa nièce qu’elle parle. Khala Ameena est connue pour être une commère. Personne ne l’aime vraiment, mais ma mère dit que tout le monde est gentil avec elle parce qu’elle est riche.

    Mais c’est vrai, Tara avait les cheveux courts, comme un garçon. Et je me souviens maintenant de ce que j’ai toujours su, mais jamais mis en pratique : les femmes aux cheveux courts n’iront pas au paradis, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, qu’elles soient des tyrans ou non, qu’elles aient été pardonnées ou pas. Elles ne vont tout simplement pas au paradis.

    Cela signifie que Tara est condamnée à aller en enfer. Tara se promènera en enfer avec les cheveux courts, la poitrine nue, comme une behaya et une besharam, sans vergogne et sans scrupule. Estce cela qui préoccupe ses parents et son frère aîné ? Est-ce ce qui explique la lourde atmosphère qui règne chez elle aujourd’hui ? Je regarde son frère, un enseignant. Il crie aux femmes curieuses de rester silencieuses, comme s’il parlait à ses élèves.

    J’essaie de me rappeler tout ce que j’ai appris sur les cheveux courts et la mort. On nous a dit que nous n’emportions rien avec nous quand nous mourons. Pas comme les Chinois qui enterrent les morts avec de l’argent en papier, des voitures en papier et des maisons en papier, et même des cigarettes en papier et de l’alcool en papier, croyant qu’ils auront ces choses en vrai à leur disposition dans l’au-delà. Non, avec nous, vous n’emportez rien, pas même vos vêtements. C’est pourquoi j’ai toujours imaginé le paradis et l’enfer comme des endroits où nous nous promenons nus, attendant d’être jugés, profitant de récompenses ou soumis à des tortures. Ou peutêtre est-ce comme ça que les imams me l’ont décrit.

    J’imagine les femmes musulmanes au Paradis, nues comme Eve, avec de longs cheveux, la longueur à laquelle ma mère garde les siens, jusqu’à la taille, avec une raie au milieu. Chaque section de leurs cheveux tombe sur l’une ou l’autre des épaules, recouvrant leurs seins nus. C’est par haya, le mot ourdou pour décence et sharam, honte.

    Le corps de Tara est finalement amené. Quand il est étendu par terre, le visage est découvert pendant quelques minutes pour que les gens puissent le regarder. C’est la tradition. Mais contrairement au silence qui suit habituellement cet acte, il y a un tollé. Les dames se pressent autour du corps. Elles veulent voir les traces de l’accident : la blessure, le sang, la défiguration. Elles veulent le voir pour en parler plus tard. Elles veulent avoir le privilège d’avoir connu et d’en avoir fait partie. Je suis assise dans un coin et regarde tout cela, irritée par leur comportement, inquiète pour Tara, la jeune Tara qui sera bientôt enterrée.

    Je quitte les lieux une fois le corps emporté au cimetière. J’en conclus que cela peut arriver à tout âge. La mort peut arriver à tout moment. C’est idiot d’attendre d’être vieux ou malade ou les deux, avant de décider de se faire pousser les cheveux. J’ai pris ma décision. A partir de maintenant, je laisse pousser mes cheveux.

    J’avais 11 ans quand j’ai eu ma première coupe de cheveux ; j’en ai 13 aujourd’hui. Mon père rentrait d’un voyage d’affaires au Pakistan, et dans la voiture au retour de l’aéroport, il a dit que presque tout s’était bien passé, qu’il n’avait qu’un regret.

    Ma mère et moi nous sommes tournées vers lui avec surprise, mon père ne parlait jamais comme ça. « Quel regret ? Que veux-tu dire ? », avait-elle demandé.

    « Que je n’étais pas là, répondit-il, pour empêcher Sofya de se couper les cheveux. »

    Je ne m’y attendais pas, pas plus que ma mère. Pourquoi était-ce une grosse affaire?

    Ma mère s’est sentie coupable d’avoir défié l’autorité de son mari, et moi, j’étais blessée d’être une déception à ses yeux. Comment pourrions lui dire la vérité ? Que c’était à cause du film que nous avions vu, The Cave of the Golden Rose (La Caverne de la Rose d’Or). Dans ce film, la princesse est orpheline de mère et son père est sur son lit de mort. Elle doit tout faire pour sauver le royaume. Elle décide donc de partir courageusement, toute seule, combattre l’ennemi. Mais auparavant, elle n’avait d’autre choix que de se déguiser en garçon. Elle a donc dû couper ses longs cheveux.

    Ça n’en a pas fait un garçon pour autant. Non. Elle avait mis de côté la prestance, la grâce et l’élégance, pour la jeunesse, la bravoure, l’héroïsme, le charme et l’espièglerie. Et à la fin, elle rencontre le plus bel homme, l’épouse et ils vécurent heureux. Ma mère et moi étions, toutes les deux captivées, par la princesse. Nous croyions aux contes de fées, à la responsabilisation, aux transformations du jour au lendemain. Mais dans la voiture ce jour-là, nous nous sommes juste senties stupides.

    Rien ne changea vraiment après cet incident avec mon père. La vérité, c’est que j’aimais vraiment ma coupe de cheveux courts. Je me sentais neuve et en confiance. J’ai fini par ne plus être troublée par la réaction de mon père.

    Je devais juste veiller de me couper les cheveux pendant les vacances scolaires, quand il était au travail. Puis, en sa présence, je m’attachais les cheveux en queue de cheval ou portais une écharpe autour du cou pour dissimuler le changement. En dehors des vacances, je les taillais chez moi le matin avant d’aller à l’école. Et mes camarades de classe remarquaient souvent les cheveux sur mon chemisier blanc. C’était embarrassant, mais c’était le prix à payer. Je leur disais simplement que ma coiffeuse, ma voisine, me faisait la faveur de me couper les cheveux très tôt le matin, avant que je parte à l’école.

    Mon père a finalement remarqué que mes cheveux « ne poussaient pas ». Alors, quelques mois après son retour du Pakistan, un soir après la prière, il m’a dit que l’imam avait récemment prononcé un sermon sur l’importance des cheveux longs pour les femmes. Il a dit que si nos cheveux n’étaient pas longs, nous ne pourrions pas aller au paradis.

    Je me souviens que cela m’a bouleversée. Jusque-là, je n’avais pas pensé qu’il était aussi vital d’avoir les cheveux longs. Pire, je pensais qu’avec les cheveux courts, je serais behaya (indécente) et besharam (sans vergogne), mais carrément exclue du paradis ? Sérieux ?

    Pourtant, dans les mois qui ont suivi, quelque chose m’a empêché de laisser pousser mes cheveux. Ma mère a dit que je me souciais trop de choses superficielles comme mon apparence physique; elle a dit que j’étais sous l’influence de Shaitaan. Mais maintenant, avec tout ce qui est arrivé à Tara, je sens que je

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