Tango 2: Une famille presque comme les autres
Par Agathe de Miniac
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Agathe de Miniac est professeur d’histoire-géographie. Elle et son mari Nicolas ont cinq enfants, dont trois sont atteints d’une maladie génétique extrêmement rare appelée Tango 2.
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Aperçu du livre
Tango 2 - Agathe de Miniac
Composition : Soft Office
Couverture : Florence Vandermarlière
Illustration de couverture :
p. 1 : © Pixabay
p. 4 : portrait de l’auteur © Photographe Irénée photos vidéos
© Nouvelle Cité 2020
Domaine d’Arny
91680 Bruyères-le-Châtel
ISBN : 9782375822180
À Nicolas,
compagnon paisible et solide
de cette grande aventure
La vie est plus belle que la prudence.
Abbé Pierre
LES AIGUILLES DE MA MONTRE
Ce matin, ma montre s’est arrêtée. Depuis quelques jours déjà, elle avait ralenti. Plusieurs fois, je l’avais remise à l’heure. Cette nuit, elle a stoppé net. Je l’enlève et la pose sur la table de nuit. Moi aussi, depuis quelque temps, je ralentis. Aujourd’hui, j’ai envie de m’arrêter et de regarder en arrière.
Pendant deux décennies, je suis allée tout droit. J’ai foncé sans beaucoup réfléchir. J’ai ri, j’ai beaucoup pleuré, j’ai rencontré, j’ai aimé, j’ai prié et j’ai beaucoup changé.
Aujourd’hui, je m’arrête. J’ai un besoin impérieux d’écrire. Il faut que je pose des mots sur ma vie, mon quotidien. Écrire pour comprendre. Écrire pour faire le point. Écrire pour m’expliquer l’aventure de ma vie. Répartir du début, retourner dans mes souvenirs. Remonter ma montre et revenir vingt ans en arrière…
MALO
Je suis énorme, pleine de vie, pleine d’une vie. Cela fait huit jours que je dois accoucher. Les sages-femmes de la clinique décident de déclencher la naissance. Ce bébé, bien calé au fond de moi, n’a visiblement pas envie de passer vers la vie extérieure. L’accouchement est long, fastidieux. Il paraît que c’est naturel, d’accoucher. Pourtant rien ne me semble naturel. Sous péridurale, je ne sens même plus les contractions. Je ne sais jamais quand pousser. Je mets plus de vingt-quatre heures à mettre au monde notre Malo. Mais quelle joie de tenir dans mes bras ce beau nourrisson de plus de quatre kilos ! Il ouvre de grands yeux bleus bordés de magnifiques cils sur son papa et sa maman émerveillés. Il est parfait. Il semble si fort. Me voilà maman. Je répète en boucle son joli prénom en le regardant sans cesse. Les deux grands-mères s’extasient mais elles déclarent chacune que ce n’est pas un bébé de leur côté. Étrange…
Malo est notre premier enfant, un garçon. Je suis fière de continuer la lignée. Pourtant chez les Miniac, les familles sont si nombreuses que le nom n’est pas près de s’éteindre. Mais je contribue, c’est pour moi une manière de m’insérer dans cette vaste tribu. Le chemin qu’il prendra est pour moi évident, clair, lumineux : il grandira, étudiera brillamment, se mariera et aura des enfants. Je suis, nous sommes, lui, son père et moi, des maillons de la chaîne. Je suis heureuse, sereine et paisible.
Je ne le sais pas encore, mais rien ne se passera ainsi. Je vais être entraînée dans une tempête, un tourbillon, une aventure dont j’ignore encore tout. Ma vie ne ressemblera en rien à ce petit tableau tranquille que j’avais imaginé…
À cette époque, nous habitons une petite maison dans les quartiers sud de Rennes, c’est notre petit cocon, notre premier chez-nous. C’est une maison tout en longueur, partagée en trois logements. Elle borde la prison des hommes. Un grand salon, deux chambres, une minuscule cuisine et un jardin constitueront le premier univers de notre enfant… C’est tout petit mais bien assez grand pour nous trois. La vie y est paisible : peu de bruit nous parvient de la rue. Le jardin, tourné vers le sud, nous appelle dehors dès qu’un rayon de soleil se présente. C’est là que Malo passe tranquillement sa première année. Sa chambre est au rez-de-chaussée tandis que la nôtre est en haut d’une petite mezzanine. Il y dort rapidement car il fait ses nuits trois semaines après sa naissance. Notre bébé est très sage : il mange et il dort bien. C’est assez facile. Je comprends assez difficilement ces mères épuisées par des nuits hachées en petits morceaux. Nous avons même inventé un petit stratagème pour continuer à dormir le matin. À vingt-cinq ans tous les deux, nous n’abandonnons pas si facilement l’idée de prolonger notre nuit. Nous installons au-dessus de son lit, une fois qu’il est endormi, une ficelle à laquelle nous accrochons des biscuits. En se réveillant, Malo les voit, les mange et se rendort. Cette capacité à se nourrir en toutes circonstances restera un trait permanent de sa personnalité.
Notre garçon tient assis assez rapidement et marche à quatre pattes sans difficulté. Il bave beaucoup mais je pense que c’est normal. Il s’agit sans doute des dents qui poussent. Parfois il garde la bouche ouverte, la langue sortie, mais je ne m’inquiète pas. Notre entourage, cependant, commence à y percevoir quelques signes de cette maladie qui bouleversera notre existence. Mais personne n’ose aborder le sujet.
DJIBOUTI
Malo grandit doucement, trop doucement. Il marche un peu tard, vers quinze mois. Le médecin ne décèle rien. Il parle peu, quelques onomatopées. Nous ne nous inquiétons pas nous non plus. Nous décidons de partir en Afrique car nous avons un peu envie d’aventure. Nous postulons auprès d’une ONG, qui nous propose deux postes d’enseignants à Djibouti.
À peine avons-nous atterri qu’un festival d’odeurs et de couleurs nous accueille. Ce petit coin d’Afrique orientale nous éblouit par ses hordes d’enfants, ses bruits de klaxons et ses vendeuses de khat ambulantes. C’est une terre sèche, rocailleuse. Il y fait très chaud. Mais quelle vie ! Les habitants crient, courent, discutent. Les femmes portent des robes colorées, coordonnées à leurs chaussures. Elles sont belles et élégantes. Elles marchent comme des reines. Les hommes revêtent des sortes de jupes appelées « foutas ». Ils sont un peu mystérieux pour moi car ils restent à distance. Ils sont musulmans et je suis femme et blanche. Ils mâchent sans arrêt une plante qui rend leur sourire vert. C’est le khat : ces feuilles consommées fraîches sont une drogue qui a pour premier effet de réduire la fatigue et la sensation de faim. Les rues de Djibouti sont grouillantes. Toutes les routes ne sont pas bitumées mais cela n’empêche pas taxis, voitures et petits bus de passer à toute allure, musique à fond. Il faut prendre garde lorsqu’on traverse. La mer est d’un bleu limpide. Cinq fois par jour, j’entends l’appel à la prière du muezzin. Immédiatement, les Djiboutiens arrêtent ce qu’ils font pour prier. Ici, Dieu a une grande place. J’aime instantanément cet endroit.
Malo a alors dix-sept mois et c’est Mouna, une Djiboutienne, qui va le garder quand nous irons travailler. Cette femme s’est présentée quelques jours après notre arrivée pour nous proposer de garder notre enfant. Je lui fais confiance immédiatement. Son regard m’assure de sa franchise et de sa générosité. Elle semble avoir une vingtaine d’années, n’a pas d’enfant et n’a aucune expérience particulière dans ce domaine. Mais je suis sûre que Malo sera heureux avec elle. Les deux années qui suivent me confirmeront cette première impression. Une fois par semaine, Malo fréquente également une crèche qui dépend de l’école française.
Au bout de quelques semaines, nous sommes convoqués par la responsable. Elle se montre très inquiète. Malo présente des signes de fatigue importants. Il ne tient pas droit, tombe et bascule la tête sur le côté. Ce phénomène s’accentue au fur et à mesure des mois qui passent. Malo dort de plus en plus. Nous pensons qu’il supporte difficilement la chaleur. Il fait très chaud à Djibouti, parfois plus de 40 degrés à l’ombre. Tous les matins, je quitte la maison et pars en petit bus. Ces minibus utilisés en France pour huit personnes sont bondés. Vingt-cinq personnes y montent et en descendent constamment dans un joyeux désordre. Pour s’arrêter, il suffit de crier « Joji ». Je rentre déjeuner tous les midis, Malo m’attend et se rue sur moi. Mais je constate qu’il est de plus en plus fatigué et de plus en plus pâle.
Or, un midi du mois d’avril, Mouna m’annonce que mon fils ne réussit pas à se réveiller. Je tente de le stimuler mais il se rendort dans mes bras. Il dormira ainsi pendant deux jours, quarante-huit heures de sommeil d’affilée. Il boit et se rendort instantanément. En accord avec Nicolas, je décide alors de rentrer en France un peu prématurément car nous n’avons pas de réponse médicale ici à Djibouti. J’atterris à Paris avec un garçon très pâle et très atonique. J’obtiens un rendez-vous rapidement chez notre médecin généraliste de Rennes. Ce docteur connaît Malo depuis sa naissance. Il a également suivi ma grossesse. Homme d’une cinquantaine d’années, calme et assez blagueur, il a un diagnostic toujours très sûr. Il me connaît, sait que je ne suis pas de nature anxieuse. Il est soucieux lorsqu’il ausculte mon enfant. Il décide d’effectuer des analyses : elles révèlent chez Malo une hypothyroïdie assez importante. Les taux sont dix fois supérieurs à la normale. Cela explique sa fatigue, ses pertes d’équilibre et son petit retard de développement. Ce n’est pas très grave, une fois qu’il aura son supplément d’hormones thyroïdiennes, tout rentrera dans l’ordre. Je suis rassurée. Il faut que nous soyons patients.
Nous repartons à la fin de l’été pour la corne de l’Afrique. Nous sommes ravis de retourner dans notre petite terre d’adoption. J’ai le sentiment, quand je débarque de l’avion, d’être enveloppée d’une chaleur moite tel un cocon maternel. J’adore. Nous retrouvons aussi notre chère Mouna, nos amis et la petite communauté chrétienne avec laquelle nous avons tissé de bonnes relations. Notre garçon a un peu plus de deux ans. Il ne prononce toujours que quelques syllabes : « Tata » sert à tout dire. Nicolas commence à déceler un souci. Moi pas. Je suis persuadée que Malo prend son temps et qu’il va rattraper son retard. Il ne va pas beaucoup mieux pourtant. Il est régulièrement sujet à des malaises étranges : perte d’équilibre, pâleur, manque de tonus. À chaque fois, nous demandons une prise de sang, persuadés qu’il s’agit d’une défaillance de la thyroïde. Mais les résultats sont bons, le dosage aussi. C’est vrai qu’il ne parle pas. Il a souvent le regard un peu lointain, absent. Ma mère s’inquiète un peu lorsqu’elle vient nous visiter. Elle incrimine la langue parlée par Mouna. En effet, celle-ci parle en somali à notre garçon. Écoutant les conseils avisés de ma mère, je demande donc à notre gardienne de parler français à notre premier-né. Cela donne des petites scènes cocasses où je l’entends dire :
— Répète après moi : UN chaise…
Notre garçon est un ange, toujours doux, gentil et affectueux. Mouna est folle de lui. Intelligente, elle a une très grande capacité d’adaptation. Elle se règle sur lui : très à l’écoute de ses besoins, elle ne lui impose pas son rythme. Elle le couche lorsqu’elle lit des signes de fatigue et lui donne à manger dès qu’il réclame. Avec tout son bon sens, elle va s’adapter très subtilement à cette maladie inconnue. Cette femme est vaillante car son travail permet à toute sa famille de vivre : ses frères et sa mère dépendent d’elle. Jamais elle ne se plaint, jamais elle ne se départit de son sourire. Elle vaque dans ma maison et s’en occupe entièrement. Au départ, je suis gênée : je l’ai embauchée pour s’occuper de Malo, pas pour faire mes courses, mon