Dîner de famille et autres histoires horrifiques: Recueil de nouvelles
Par Stéphanie Lepage
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À propos de ce livre électronique
Une ville, une rue, un immeuble. Un immeuble comme il en existe partout. Et des locataires, comme vous et moi. Ah non, pas tout à fait. Ici, on vit différemment, on crie, on hurle et on tue même sa famille ou son voisin lorsqu’on n’est pas content.
Le drame est toujours présent, la pression monte et l’immeuble explose régulièrement. Attention aux âmes sensibles.
Découvrez sans plus attendre ce recueil de nouvelle humoristiques et horrigiques dans un immeubles.
EXTRAIT DE Sans bavure
— Regarde, c’est Mme Pascano. Fait peur à voir, la pauv’ dame. L’a déjà perdu sa vieille mère et v’là que son fils, l’disparaît. L’a vraiment pas d’bol.
— Ouais, mais moi, c’que j’en dis, c’est qu’y a pas d’fumée sans feu.
— Qu’est-ce qu’tu racontes, là ?
— T’écoutes pas c’que les gens disent ? Maltraitance, qu’ils disent. Sur sa vieille mère. Les flics, ils ne te la lâchent pas, la Pascano. Sûr que son fils s’est fait la malle, le gueux. Ou p’t’être qu’elle l’a refroidi. Comme sa vieille mère.
— Mais écoutez-moi-le, c’lui-là ! Tu vas finir par t’étouffer avec tous ces p’tains de ragots !
— Ragots toi-même. J’ai l’pif, pour ces choses-là. Moi, j’dis que la Pascano, elle est pas nette.
— Mouais. Et moi j’dis qu’on f’rait p’t’être mieux de s’occuper d’nos oignons, tiens !
— T’es vraiment rabat-joie, toi !
Mathilde abandonne les deux petits vieux qui jacassent sur leur banc favori, près du carrefour, et poursuit sa route. Elle aperçoit un moment l’ombre pathétique de Mme Pascano qui rase les vitrines avant de s’engouffrer dans une rue désertée.
Elle hausse les épaules. Il s’en passe de drôles de choses, en ce moment, dans leur petite ville de banlieue. Des choses plutôt inquiétantes, des disparitions. Un climat délétère englue les habitants qui vont jusqu’à se méfier de leur propre famille.
Mathilde hausse de nouveau les épaules. Toutes ces histoires ne la concernent pas. Son esprit est accaparé par un sujet bien plus important.
A PROPOS DE L'AUTEUR
Stéphanie Lepage vous entraîne dans son univers composé de personnages intrigants, secrets et torturés. Ils forment une farandole amère dans laquelle tourbillonnent sadisme, cruauté, angoisse et… monstres. Laissez-vous emporter, avancez et ne regardez pas derrière vous, vous n’auriez pas la force de continuer sauf si vous avez une bonne dose d’humour noir.
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Aperçu du livre
Dîner de famille et autres histoires horrifiques - Stéphanie Lepage
LES MONSTRES, ÇA N’EXISTE PAS
Les monstres, ça n’existe pas. Et les monstres baveux et grimaçants cachés sous le lit des petits garçons, encore moins.
Mais on a beau répéter ce principe au petit Tommy, le lui seriner matin, midi et soir sur tous les modes énervés possibles, le petit Tommy, lui, n’y croit pas une seule seconde. Les adultes mentent, c’est bien connu. Ils mentent tout le temps, à tout propos, comme pour s’inventer une vie parallèle aux contours distordus.
Le petit Tommy, il ne veut surtout pas devenir grand, car grandir, c’est mentir à son tour aux enfants. Et mentir aux enfants, c’est très grave. Les adultes, ils les laissent tomber, les enfants, alors qu’ils devraient, à la place, les protéger des monstres baveux et grimaçants cachés sous leur lit.
Personne ne veut croire le petit Tommy lorsqu’il dit que le monstre, la nuit, grince des dents sous son lit ; qu’il fait des bruits humides, comme s’il se pourléchait les babines monstrueuses en attente de quelque chose qui ferait très mal au petit garçon !
Ce matin-là, la maman du petit Tommy, une jeune femme à la mine revêche et éminemment mal lunée, entre comme une furie dans la chambre de son fils.
— Tom, hurle-t-elle, tu attends quoi pour te lever ?
Mais du petit Tommy, point de trace. Sa maman jette un regard plein de hargne au lit froid et défait et plisse machinalement le nez sous la vague odeur de corps sale qui flotte dans la pièce.
— J’espère que tu es aux toilettes ou dans la salle de bains, hurle derechef la jeune femme agressive en gagnant la cuisine, non sans avoir claqué la porte derrière elle, sans plus un regard pour la chambre d’enfant étriquée et glaciale.
Car la maman du petit Tommy doit supporter tous les tracas de la terre : une journée de boulot qui s’annonce invariablement rébarbative et peu productive ; les portes de l’école élémentaire qui seront immanquablement fermées à leur arrivée, juste pour la narguer ; une mère impotente dont elle a, depuis quelques mois, la lourde charge ; un mari aux abonnés absents, encore sur les routes, perdu dans un pauvre bled et s’ingéniant à vendre des assurances obsolètes ; et passons sur les menus tourments qui forment un quotidien nauséeux et pourtant si familier.
L’esprit accaparé par tant de contrariétés cent fois grossies, comment aurait-elle pu remarquer la petite main exsangue qui dépasse à peine de sous le lit de son fils, petite main perdue au sein des peluches effrayantes jetées au sol comme ayant été prises dans un coup de vent infernal ? Peut-être que son regard absent a, distraitement, enregistré cette incongruité sans que son système d’alarme interne fasse « tilt ». Peut-être…
En pénétrant dans la cuisine d’un pas pressé, la maman du petit Tommy, tout à la pensée qu’elle a encore oublié de nourrir sa mère la veille, tressaille violemment.
Pâle, le corps frissonnant sous un pyjama trop fin pour la saison, le petit Tommy se tient debout devant la table, un bol de céréales détrempées renversé à ses pieds. Les bras ballants, il fixe le tas gluant de lait tiédi d’un regard morne.
Pour la jeune maman, c’est la fameuse goutte, celle de trop. Elle se jette sur son fils et lui administre une gifle retentissante qui l’envoie valdinguer contre la table, achevant de donner corps au chaos qui y règne : tasse, verseuse de cafetière, pot collant de confiture, paquet de céréales, brique de lait, sucre… Tout ce petit monde se bouscule, dégorge, se mélange.
Le petit Tommy ne parvient pas à se rattraper à temps. Il s’étale comme une poupée de chiffons, le corps mou et le regard mort.
Essoufflée et un peu honteuse, sa maman respire profondément, une main lasse soutenant son front las. Puis elle vient s’agenouiller près de son fils :
— Regarde dans quel état tu me mets.
Elle le redresse sans trop de brusquerie et lui pince ses joues blafardes.
— Ce que tu peux être pâle ! Et tes yeux : à croire que tu ne dors pas !
Son fils chuchote quelque chose d’inaudible.
— Qu’est-ce que tu racontes, encore ? commence à se fâcher sa mère.
Son fils murmure à nouveau, mais elle doit approcher son oreille de la petite bouche crispée.
— Le monstre, parvient-elle à entendre, sous le lit…
— Ça suffit ! vocifère-t-elle tout à coup. Tu ne vas pas recommencer ! En voilà assez avec tes histoires de monstre ! Je vais lui dire deux mots, moi, à ton monstre qui n’existe pas. Viens avec moi !
Et de l’entraîner, le tirant par le bras, jusqu’à la chambre étroite et glaciale dont elle ouvre la porte avec fracas.
— Alors ! beugle-t-elle. Il est où, ce monstre à la noix ! Là ? Sous le lit ?
Elle le traîne avec elle, tombe à genoux, écrase les peluches au touché râpeux, farfouille dans le tas de jouets échoués sous le lit… touche la main glacée.
Le temps, comme suspendu. Le silence, assourdissant.
Les doigts gourds, la mère du petit Tommy remonte à l’aveugle le long d’un bras froid et décharné couvert par la manche d’une vieille chemise de nuit couleur rose fané. Le reste du corps est caché sous le lit. Le corps du monstre baveux et grimaçant. Le corps de sa propre mère.
Une voix, si ténue, si fragile, fait voler en éclat le silence si pesant :
— Elle vient se cacher tous les soirs sous mon lit. Elle fait des bruits. Elle me fait peur. Veut me manger…
Les doigts glacés de la maman du petit Tommy caressent doucement le vieux poignet à la peau parcheminée et si fine.
— Tu ne voulais pas me croire, poursuit le filet de voix, implacable. Tu ne voulais pas me protéger. Elle me faisait peur, voulait me manger !
Dans un éclair de lucidité, la jeune femme comprend alors que sa propre mère, recueillie et délaissée, venait se réfugier ici, le soir, sous le lit du petit Tommy, en quête d’une chaleur qui lui a toujours été refusée. Comme elle le faisait, dans une autre vie, en se glissant sous le lit de sa fille pour échapper à un autre genre de monstre, celui qu’elle avait épousé. Sous le lit de sa fille, qui jamais ne lui a tendu la main. Sa petite fille, revêche et silencieuse, laissant dormir sa mère au milieu des jouets abandonnés et des moutons de poussière. Sans rien dire. Sans bouger.
Aujourd’hui, le rituel s’est reproduit. Mais sous le lit de son petit-fils, qui ne pouvait pas comprendre.
La main tremblante, la maman du petit Tommy continue de caresser délicatement le bras froid et mort de sa mère, dont le cœur a lâché, arrivé au bout de sa course laborieuse.
Seul…
ET LES LUTINS, MADAME, ÇA EXISTE ?
— Maîtreeeeeeeeeesse ?
Fatouma soupire. Son bras est en suspension devant le tableau noir, la craie en arrêt. Elle n’a même pas eu le temps de finir d’écrire la date. Vendredi 23 sept…
— Maîtreeeee…
— Oui, Marie-Anne-Lise.
La voix de Fatouma est à la fois sèche et résignée. Sur un autre soupir mal réprimé, elle se retourne pour faire face