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L’Aimant: Roman magnétique d'aventures maritimes
L’Aimant: Roman magnétique d'aventures maritimes
L’Aimant: Roman magnétique d'aventures maritimes
Livre électronique337 pages4 heures

L’Aimant: Roman magnétique d'aventures maritimes

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À propos de ce livre électronique

Gabriel est un jeune marin belge, facétieux, fort en gueule mais maladroit. Il veut apprendre à naviguer mais aussi à boire, à se battre et à aimer.

Pour sa première traversée transatlantique, le voilà radio sur un cargo, d’Anvers à Buenos Aires. Hélas ! Une escale aux Açores lui révèle qu’une organisation secrète internationale vient de s’accaparer les ressources inespérées d’un recoin du pôle Sud, menaçant l’équilibre géomagnétique mondial…

Saura-t-il conjurer la catastrophe ?

Roman contemporain d’aventures maritimes, récit d’initiation tragi-comique aux accents surnaturels, L’Aimant poursuit l’histoire d’un titre méconnu de Jules Verne, Le Sphinx des glaces, qui reprenait déjà l’intrigue irrésolue de l’unique roman d’Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym.

La conclusion rocambolesque d’un mystère littéraire au long cours.

EXTRAIT

Entre les réverbères, la nuit paraissait l’avaler. Gabriel Chanteloup, c’était son nom, avait 20 ans, tout rond. Tout rond lui correspondait bien : il avait de bonnes joues glabres, pas tout à fait dégrossies de l’adolescence, des bras larges, de grandes jambes et déjà de la brioche. Le nez, comme dirait l’autre, c’était un cap – de Bonne-Espérance, qui lui permettait de distinguer les coups pendables des occasions à ne pas louper, telle cette « aimable croisière » transatlantique ; bref, ce pif, comme le cargo sur lequel on l’attendait, était au long cours, il était proéminent.
Au-dessus de ce tarbouif insubmersible, les sourcils étaient charbons et se rejoignaient presque, ligne mazout, accentuant un regard noir, vif, rieur – naïf également, mais qui deviendrait perçant.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- « Qui mieux que Riff Reb’s est capable d’illustrer un récit d’initiation tragi-comique aux accents surnaturels qui se passe en haute mer ? Quand on découvre ses 15 illustrations N&B, on ne voit personne d’autre ! Alors courez acheter ce magnifique ouvrage… de Richard Gaitet qui vous fera voyager dans tous les sens du terme. Que du bonheur ! » - DBD Mag
- « La prose est éclatante… Un roman d’aventures qui captive, comme ceux que l’on lisait enfant, mais résolument pour adultes. La critique du capitalisme sauvage côtoie les descriptions sensuelles et les sombres mésaventures. Un livre superbement singulier. » - Juliette Plagnet, Causette

À PROPOS DES AUTEURS

Richard Gaitet est né en 1981. Admiré dans toute l’Europe pour sa pratique très personnelle du sirtaki, il anime depuis 2011 l’émission « Nova Book Box » sur Radio Nova. Son premier roman, Les Heures pâles, écrit sous le pseudonyme de Gabriel Robinson, est paru en 2013 aux éditions Intervalles.
Riff Reb’s est né en 1960. Qualifié de « Baron du dessin » par Moebius, il est l’auteur d’une vingtaine d’albums de bande dessinée, dont une remarquée « trilogie maritime » : À bord de l’Étoile Matutine (2009), Le Loup des mers (2012, prix Fnac), Hommes à la mer (2014).
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie9 juin 2017
ISBN9782369561507
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    Aperçu du livre

    L’Aimant - Richard Gaitet

    privée

    PREMIÈRE PARTIE

    TOMBER PILE

    Ma vengeance est écrite dans la poussière du rocher.

    Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym

    Gabriel portait à l’épaule un gros sac de toile, barda de linge, de médocs et de livres, ses affaires pour la traversée, qui durerait un mois – du moins le pensait-il…

    Chapitre 1

    Que reste-t-il à découvrir, sinon soi-même ?

    Entre les réverbères, la nuit paraissait l’avaler. Gabriel Chanteloup, c’était son nom, avait 20 ans, tout rond. Tout rond lui correspondait bien : il avait de bonnes joues glabres, pas tout à fait dégrossies de l’adolescence, des bras larges, de grandes jambes et déjà de la brioche. Le nez, comme dirait l’autre, c’était un cap – de Bonne-Espérance, qui lui permettait de distinguer les coups pendables des occasions à ne pas louper, telle cette « aimable croisière » transatlantique ; bref, ce pif, comme le cargo sur lequel on l’attendait, était au long cours, il était proéminent.

    Au-dessus de ce tarbouif insubmersible, les sourcils étaient charbons et se rejoignaient presque, ligne mazout, accentuant un regard noir, vif, rieur – naïf également, mais qui deviendrait perçant.

    Gabriel courait. Sur les docks d’Anvers, ce taurillon portait à l’épaule un gros sac de toile, barda de linge, de médocs et de livres, ses affaires pour la traversée, qui durerait un mois – du moins le pensait-il – et un énorme caban corbeau. Il faut bien dire « énorme », car si ce manteau le protègerait bientôt des vents océaniques, au moment de le choisir, sa maman, douce mercière bouleversée de perdre si vite son trésor d’unique enfant, s’était montrée trop prévoyante : l’habit s’avérait deux fois trop grand pour lui. Les mains s’effaçaient dans les manches, et au lieu de se terminer à la ceinture telle celle d’un amiral britannique, cette houppelande tombait à mi-cuisses. Les huit boutons croisés, estampillés d’une ancre, semblaient plus gros que ses pupilles. Le col magnifique, qui d’ordinaire aurait offert les couleurs de l’héroïsme au plus barbant des fonctionnaires, était si disproportionné que déplié, intégralement relevé, on aurait dit que son visage émergeait d’un tuba de fanfare.

    Qu’il avait l’air gauche !

    Mais il s’en accommodait, de son déguisement d’Achab. L’affectionnait, même. Parce que ce caban géant – géant pour l’heure, puisque l’avenir, généreux avec les âmes patientes, en ferait un accessoire approprié – remplissait idéalement sa fonction de saison, qui était de réchauffer. Songez que dessous, Chanteloup n’était vêtu que d’un pull de laine bleu foncé, d’un maillot de corps, d’un pantalon de toile marron, d’un boxer noir et de trois paires de chaussettes – enfilées les unes sur les autres, car il était frileux.

    Un mot sur les pieds : ploucs. Ses souliers lourds en cuir de vachette avaient brillé sur le seuil du foyer maternel, mais la gadoue de cet automne anversois avait eu raison de leur impeccable état.

    Non, il ne pouvait décemment pas se présenter crotté devant son commandant. Ce garçon fort bien élevé nettoya donc ses chaussures au moyen d’un mouchoir, crachant, frottant, crachant, frottant, puis repartit avec la peur d’être à la bourre.

    Le galopin n’était pas seul dans ces coulisses maritimes. Des chats fouinaient dans les poubelles et des corps s’agitaient près des navires. Ces mecs, quels mecs ! Les dockers. Des armoires à casquette. Gabi les dépassa et tapota son cœur, pile à l’endroit où il avait rangé son passeport, où étaient pliés les paperasses d’embarquement et l’ordre de mission tamponné. Il longea les quais n° 667, n° 668, n° 669, mais ne trouva pas son bateau. Un agent portuaire bourru, fumant un mégot, renseignait les ombres avec son classeur et son gilet fluo.

    — Bonjour monsieur.

    — Mmmpff.

    — Pourriez-vous me dire où est amarré le Sirius ?

    — Tout droit, ‘gauche après la Yorikke, ‘core ‘gauche, tu tournes sur toi-même derrière l’Pickman, ‘suite faut longer l’Belliqueux et l’Mangeur d’archipels, pis direct au fond, ‘côté du Tasman.

    — Merci !

    — Mmmpfffff.

    — Et, euh, vous n’auriez pas du tabac ?

    Les doigts gelés d’avoir quitté les poches du caban de maman, pas facile de rouler une cigarette, surtout en marchant. Et c’était quoi ce tabac ? « Sans souci », c’était marqué sur le paquet, avec une blonde qui frise les moustaches d’un gus en marinière. Se fichait de lui ou quoi ? Bah, c’était rigolo.

    Il lui manquait maintenant du feu, mais il savait à qui s’adresser : à l’un de ses nouveaux camarades.

    Car il avait trouvé le Sirius, cargo de marine marchande à destination de l’Amérique du Sud, bâtiment colossal, long comme un terrain de rugby. À plein, ce bateau devait peser dans les quatre mille tonnes. Cherchant flamme nécessaire à ses volutes, il aborda l’un des costauds qui transpiraient, organisés.

    Le chargement avait duré une partie de la nuit. Ils étaient trente, environ, autour des grues et des portiques, à avoir manipulé une centaine de conteneurs en acier, qui protégeaient autant de caisses en bois. Les dernières en train d’être chargées, qui intriguaient Gabriel, rejoindraient à bord toutes les autres, remplies de pommes de terre congelées, de bananes séchées, de viandes réfrigérées, de cacao, de malt, de margarine, de médicaments, de sparadraps, de barils d’antigel, de lin brut, de lait, de sable, de charbon, de sommiers, de coussins, de diamants (on se calme ! en petite quantité), d’ampoules, de chaux vive, de machines agricoles, de matériel d’impression, de papier, d’encre, de vaccins, de toxines, de poches de sang humain pour de futures transfusions, de fusils, de fleurs artificielles, de cocons de vers à soie, de gants, de bonnets, de bottes en caoutchouc, de cailloux, de graviers, de pierres concassées, de zinc, de piles, de tuyaux… dans le bruit des sirènes et le tohu-bohu des manœuvriers, d’ultimes marchandises arrivaient par camions entiers.

    En fait, c’était écrit dessus, ce que ces dernières boîtes abritaient de liquide et de chantant, mais le jeune embauché n’avait pas les yeux en face des trous. Un officier le renseigna, et pas n’importe lequel : le second capitaine, qui, après avoir tendu ses allumettes, épousseta les trois galons d’or de son insigne.

    — Bière de l’abbaye Val-Dieu. Quatre variétés : blonde, brune, triple, grand cru. Elle tape un peu le casque, faut la boire lentement.

    Ce qui frappait chez Franz et attirait la sympathie, c’était un détail contraire au règlement de la marine, à moins d’avoir rendu de sérieux services à la nation, qui vous pardonnerait cette fantaisie : il avait les cheveux longs. Ceux-ci bouclaient de façon très désordonnée, jungle capillaire, pas même attachés dans le dos et humides comme au sortir du bain. Tout dans son uniforme était nickel, le faciès droit, dévoué, militaire, mais sa chevelure trahissait une personnalité originale, peu soucieuse des apparences ; à coup sûr, si l’alcool ou la fatigue vous encombrait les paupières, vous auriez ri de ce bouquet d’algues en guise de coiffure.

    C’était de Moselle qu’il venait, plus avancé de dix années que notre héros – tout ça, et le prénom aussi, Chanteloup l’apprendrait en temps voulu. Pour le moment ce qu’il voyait, c’était un gentleman de petite stature, aux mains minuscules, que ses hommes écoutaient, qui ne parlait pas beaucoup mais avec humour, et qui lui conseilla de se poster près d’une caisse fracturée, tombée du camion… Surveiller les bouteilles, des fois qu’un chapardeur…

    Gabi récupéra son sac la clope au bec et fila monter la garde. Comme il avait tendance à s’ennuyer rapidement, il improvisa pour lui-même un match de boxe avec d’invisibles brigands. « Venez-y, les marlous, pif, paf ! » Quelques déchargeurs l’aperçurent et se mirent à ricaner. Franz lui suggéra de se calmer par un geste simple, et Gabriel reprit ses esprits, non sans avoir rougi. L’embarquement commençait dans vingt minutes, on lui assignait une tâche élémentaire et voilà qu’il faisait le foldingue. Ça promettait, à bord.

    Assagi, l’apprenti vigile dénoua les lacets de son bagage et sortit l’un des livres emportés pour la traversée. Son grand-père, un galeriste à la retraite, lui en avait offert deux lors de leur partie dominicale de backgammon : les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe, et sa vraie fausse suite, Le Sphinx des glaces de Jules Verne.

    Deux romans du XIXe siècle, publiés à soixante ans d’écart. « Deux romans sur la perte, deux voyages sans but, deux récits de désorientation… Deux romans sans femmes, aussi. Conserve-les précieusement, mon grand. Tu en auras besoin là où tu te rends », avait dit René Chanteloup.

    Sans attendre, il avait entamé Gordon Pym dans le train qui l’avait mené à Anvers. Parvenu au chapitre IV, qui décrivait une révolte à bord d’un brick américain, il lut cet extrait avec stupeur :

    « … un Anglais, qui s’était embarqué comme novice, grimpa en pleurant pitoyablement et suppliant le second, de la manière la plus humble, de vouloir bien épargner sa vie. La seule réponse à sa prière fut un bon coup de hache sur le front. »

    S’ensuivit une épouvantable boucherie. Quels risques prenait-il en grimpant sur le Sirius, soumis tel un vieux cocu à des météos très variables ? La carte du monde avait-elle révélé tous ses mystères ? Dans l’estuaire du Río de la Plata, sous l’Himalaya, dans les replis d’Iwo Jima, n’y avait-il pas des cascades dissimulant des citadelles imprenables ? Des despotes en déroute pendus aux branches d’un palétuvier ?

    Chanteloup rêvait d’une nouvelle Nouvelle-Guinée où survivraient des indigènes aux mœurs préhistoriques, de têtus chasseurs de têtes à propos desquels on tisserait des fariboles, rumeurs de sorcellerie et de touristes découpés en morceaux – sans compter l’hypothèse pirate, plus cruelle encore qu’au temps du capitaine Cook. Las ! On disait que l’œil des États était partout, que tout était quadrillé à jamais. Que l’aventure était morte, archi-archivée, numérisée, cuite au bain-marie de la modernité. Pourtant, on ne connaissait que 2 % des profondeurs sous-marines. Et quand un Boeing disparaissait dans l’océan Indien, on mettait parfois des années avant de retrouver sa trace. Alors !

    De toute façon, si quelque anthropophage devait le dévorer, gourmand et serviable comme il avait toujours été, Gabriel Chanteloup de Messitert saurait recommander la sauce appropriée pour accompagner sa tendre chair belge. Quant aux corsaires qui sévissaient aux Philippines ou vers la corne de l’Afrique et dont les exactions barbares terrifiaient sa mère, Gabriel entendait développer dans les prochains mois, suivant l’enseignement des tatoués qui continuaient de remplir les cales de Val-Dieu, sa pratique du combat à mains nues, au couteau, le maniement de la machette tropicale, et pourquoi pas l’usage de la poudre. Pan ! Pan ! Il s’énervait tout seul, dissimulé derrière ces bières qu’il était fier de défendre, un pauvre bout de planche en guise de pistolet.

    Franz, sur le quai, se massait le front d’un air suspicieux. Qu’est-ce que c’était que cet énergumène ?

    Chapitre 2

    Une bonne bagarre

    Réveillé, le soleil sortit sa caboche des couvertures nuageuses. Le chargement touchait à sa fin et l’équipage s’était regroupé sur le gaillard d’avant, surélevé. Accoudé contre la rambarde, en retrait, proche de la passerelle, comme pour se laisser la possibilité de fuir, Gabriel n’osait pas trop s’immiscer. Il lisait, plongé dans son Poe, enfin faisait mine de. Observait. Tapes dans le dos, blagues viriles, surnoms affectueux : malgré quelques nouvelles recrues, la population du Sirius était plus ou moins identique à celle des traversées précédentes ; une trentaine d’hommes en âge d’êtres maris, pères, dont certains tiraient nonchalamment vers la soixantaine, Européens pour la plupart, parfois Roumains, souvent Philippins.

    Ainsi que, sapristi, deux femmes en blouse grise, des sœurs jumelles. Mais comme elles étaient vieilles et vilaines, cela ne risquait point de perturber l’osmose masculine propre aux longs séjours en mer.

    Il était le benjamin du navire, le poussin bleu.

    Tous attendaient donc l’apparition de leur commandant.

    On se passait le journal et des thermos de café, il était déjà six heures et demie. Le premier habitant du Sirius ne se montrant pas, son second, embêté, admit qu’il ne savait « foutre Dieu pas » où il se cachait. Une vague inquiétude naquit vers huit heures moins le quart – personne ne prit ses quartiers en cabine, le désœuvrement régnait sur le pont – et ne fut troublée que par un événement cocasse de l’ordre du carambolage.

    À l’entrée des quais, on le vit courir ventre à terre, gondolé, haletant, enragé, plus rougeaud que le cul d’un babouin congestionné, perdant d’abord une valise dont le contenu s’éparpilla, puis une botte qu’il ramassa sans la remettre et son galure de loulou des faubourgs auquel il renonça en escaladant à toute berzingue la passerelle – au bout de laquelle siégeait toujours, accroupi à la chinoise, un lecteur concentré, à qui revint d’un coup cette phrase du capitaine Nemo (« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la Terre, mais de nouveaux hommes ! ») au point de se redresser si brusquement, non pas à cause des aboiements des moussaillons devant l’athlète couillon qui s’acheminait jusqu’à eux tant bien que mal, mais en raison de cette exclamation à la mélodie d’oracle qui lui fit d’adhésion lever le poing – pour atterrir précisément dans le menton du suant retardataire. Le choc de ce magistral uppercut involontaire, digne d’Arthur Cravan, fit rebondir contre une écoutille sa victime. Se croyant attaquée, elle répliqua par deux baffes canoniques qui eurent pour effet, outre de colorer les joues de Gabriel, d’expédier son exemplaire de Gordon Pym par-dessus bord.

    Adieu, roman chéri !

    Les passagers du Sirius s’esclaffèrent d’un tel embouteillage (« Quels zozos ! », « De vrais paille-zizis, oui ! »), mais Chanteloup ne riait pas. Ce galapiat venait de lui faire perdre la face devant tout l’équipage, ainsi que le livre qui le captivait. De son côté, son adversaire cracha sur le sol une dent noyée de sang et dans l’assistance les moqueries redoublèrent, brouhaha que l’édenté, malin, tourna à son avantage, en renversant d’une balayette épatante le balourd Gabi. Oh Gabi ! Les babines sur le bois sale, c’en était trop pour lui. Le natif de Messitert remonta sur ses pattes et retira théâtralement son caban et son pull ; à la première provocation lorsqu’on débarque en prison, aussi logiquement que dans n’importe quelle communauté où les mâles sont en surnombre, il faut taper vite et fort et son ennemi le savait aussi ; une réputation de poltron s’attrapant plus aisément que la chtouille à Toulon, Gabriel ne lui laisserait aucun répit.

    Un cercle se forma autour d’eux. Des paris s’engageaient (« Dix euros sur la canine ! », « Vingt balles sur le môme ! »), des insultes volaient (« Protozoaires ! », « Branquignols ! », « Petzouillards ! »).

    Le type était aussi grand que lui, guère plus âgé, mais maigre comme un clou et pâle à crever. Gabriel la joua au bluff :

    — Si t’es venu pour les emmerdes, tu frappes à la bonne porte.

    — Sure, big piece of shit ?

    Un Amerloque. Certains spectateurs se frottaient les mimines. D’autres, et parmi eux Franz, gueulaient d’arrêter ça tout de suite, mais le goût pour la bagarre emporta les suffrages. Échauffés, les deux gladiateurs se tournèrent autour en travaillant leur jeu de jambes. Gabriel exécutait de drôles de figures, des moulinets et des chassés qu’il avait vus dans un reportage consacré à la savate. L’autre, un peu crânement, fit craquer ses cervicales, retira son manteau, il semblait détendu, prêt à donner l’assaut – il leva deux doigts à l’attention du public, comme pour obtenir deux secondes de liberté. Mais pour quoi faire ?

    Pour récupérer sa godasse, pardi. Était-ce là, littéralement, sa botte secrète ? On pouvait le craindre. Sourcils froncés, le coquelet de la province de Liège s’élança en armant ses bras comme deux boucliers pour balancer, couvert, une série de crochets (« C’est qu’il avoine, le petit buffle ») malheureusement trop lourds pour atteindre leur cible. Il y eut des cris, Gabriel s’essouffla, baissa la garde et récolta six ou sept mornifles. Paf-paf-paf et repaf ! Bim ! Bim ! Ouch !, que l’anglophone distribua avec un sourire retors ouvert sur le trou saignant de sa dent manquante.

    Sonné, l’œil poché, les lèvres gonflées, le maillot de corps maculé, Chanteloup morflait, mais ne pouvait se résoudre à abandonner.

    — C’est tout c’qu’ t’as dans l’ventre, sone ôf a bitche ?

    — Taste it, you dirty scumbag.

    Sa grosse semelle s’abattit sur les abattis de Gabi sans que ce dernier ait l’opportunité d’esquiver. Étendu, il vit un ciel couvert de trentesix étoiles, ainsi que des marins applaudir (« Les Ricains, quand ils débarquent, ça fait pas dans la dentelle ») ou fustiger (« US go home ! ») son challenger qui frimait en tirant sur ses bretelles. Il vit aussi… une éponge, qui traînait dans un coin près d’un balai et d’un seau d’eau savonneuse. Jeter l’éponge, c’était ce qu’il fallait faire. Gabriel rampa jusqu’à elle, tandis que l’émissaire de la Navy lui tournait le dos. Il se saisit du seau, cria « feuque iou asse aule ! » et l’autre se retourna et reçut splash trois litres d’eau froide à la figure. Ses yeux piquèrent, les encouragements repartirent à l’unisson pour la Belgique, disposant l’éponge sous les souliers de l’aveuglé qui, ben oui, glissa dessus (s’ils n’étaient pas aussi concentrés à se bastonner, on interrogerait volontiers les deux lutteurs pour savoir si cette histoire d’éponge n’était pas un hommage au génie burlesque d’Harold Lloyd – quoiqu’il leur manquât un canotier) et chuta telle une otarie sur la banquise.

    Hourra pour le plat pays !

    Toutefois, Gabriel n’en avait pas terminé. Il agrippa le balai et dévissa la brosse du bâton dans l’idée de rosser sa Némésis en plein sur les côtes et le public hurla de plaisir – jusqu’à ce qu’une paluche poilue ne se mît à serrer le cou freluquet du Wallon, qui lâcha derechef le bâton sous le coup de la douleur ; l’autre à terre voulut profiter de cette irruption pour se venger mais fut chopé à la gorge par la bête et pétrifié contre un conteneur.

    Un Gargantua, un ours brun des Pyrénées vêtu d’un tablier les tenait tous deux, sans mot dire.

    — Merci, mon cher Felipe. Veuillez maintenant libérer ces deux imbéciles pour qu’ils se présentent à moi.

    Sur le pont, le peuple du Sirius s’était creusé pour laisser passer celui qui s’exprima d’une voix claire, sans hausser le ton, mais également sans lâcher du regard le duo de castagneurs amochés que l’ours cuisinier venait de déposer aux pieds du commandant Rémi Saint-Ogan.

    Un Gargantua, un ours brun des Pyrénées vêtu d’un tablier, les tenait tous deux, sans mot dire.

    Chapitre 3

    Un quiz très intéressant

    Côte à côte, deux écoliers punis qu’un professeur scrupuleux avait mis tout devant pour que la classe entière les observe. Côte à côte, deux disciples du dieu Chahut qui comprenaient, après la sanction du silence impassible et ses vertus éducatives, qu’ils pouvaient relever la tête. Côte à côte, deux apprentis marins qui, quel comble, n’en menaient pas large.

    Rémi Saint-Ogan avança d’un pas.

    — Déclinez votre identité. Vous d’abord, le Belge.

    — Gabriel Chanteloup, matelot de troisième classe. Mon commandant, je vous prie solennellement d’accepter mes ex…

    — Taisez-vous.

    Le jeune rossé obtempéra. Il avait honte, honte d’avoir été dominé par ses nerfs, ce n’était pas comme ça qu’il envisageait son premier jour, ainsi dévisagé, même si les rires avaient fusé après l’éponge, ayant réussi par ce coup clownesque à se mettre dans la poche la majorité des gars sur le pont. Cette fierté sotte, selon lui, était indigne d’un homme de mer et méritait pour sûr le regard plein d’admonestation que lui jetait son commandant, qu’il n’osait affronter, d’autant qu’il avait mal : ses joues chauffaient, son corps le lançait de partout, il y avait déjà des bleus qui bientôt deviendraient violacés, puis jaunes.

    Le juge suprême du Sirius toisait cette fois l’adversaire de Gabriel, trempé comme un chien.

    — Et vous ?

    — I’m an able seaman, sir.

    — Veuillez vous exprimer en français, monsieur.

    — …

    L’olibrius anglophone peinant à ouvrir la bouche – certainement, se dit Gabriel, pour masquer le trou désobligeant de sa quenotte en moins, dans ta poire, sale type ! –, l’illustre gentilhomme poursuivit d’une voix ferme :

    — Si vous en êtes incapable, débarquez sur-le-champ. L’équipage doit pouvoir vous comprendre et nous n’avons pris que trop de retard.

    — I… Je suis Thompson Atticus, able seaman, sir. S’il vous plaît de pardonner moi, mais je connais pas le mot français pour vous donner my, my

    — Votre grade, répondit l’autorité en lui posant l’index sur la poitrine. Vous êtes matelot breveté, je me souviens de votre dossier. Né à Chicago, vous avez effectué ces deux dernières années plusieurs traversées entre votre pays et les Antilles. Est-ce exact ?

    — Yes, sir.

    Le maître s’assombrit, invitant l’élève à la reprise.

    — I mean, woui, my commandant.

    — Dites-moi, Thompson : est-ce dans vos habitudes de vous battre sur les bateaux qui vous emploient ? Vos états de service ne le précisent pas.

    — No, my commandant.

    — J’en déduis que le regrettable épisode auquel nous venons d’assister ne saurait résumer votre comportement à bord, n’est-ce pas ? Que nous ne pouvons naturellement pas en déduire, au mépris des stéréotypes, que les matelots américains sont tous de fieffés abrutis, incapables de se maîtriser ?

    — No, my commandant.

    — Quant à vous, Chanteloup – le Belge tressaillit – vous savez qu’au lieu de répondre à la violence par la violence, il est parfois utile d’avoir recours au dialogue, à la tempérance, surtout quand on s’engage pour plusieurs mois sur un bâtiment rempli de caractères solides ?

    — Oui, mon commandant.

    — Très bien. Vous comprendrez donc que vous méritez tous les deux un blâme qui prendra effet dès qu’il sera prononcé, c’est-à-dire immédiatement. Felipe, veuillez montrer leur cabine à ces trublions.

    L’homme-ours resserra la prise de ses membres velus et traîna Thompson et Chanteloup par le cou. Proche de l’asphyxie, Gabriel articula une question qui ne lui sembla pas insolente.

    — Mais commandant, quel est notre blâme ?

    — Je viens de vous le dire : jusqu’à Buenos Aires, vous partagerez la même cabine que votre partenaire de boxing-club. Et si j’entends parler du moindre incident, vous débarquez à la prochaine escale. — WHAT DID HE SAY ?, beugla l’Américain.

    Et les deux combattants disparurent dans les entrailles du Sirius, la face rougie sous les aisselles d’un ursidé.

    Ils étaient partis. Évadé d’Anvers avec une heure de retard, le cargo du commandant Saint-Ogan fendait les flots du petit matin, bourré de ces bières liégeoises qui provoqueraient des ivresses sur trois continents. Car, sauf attaque brutale d’une troupe égarée de poulpes de Humboldt (ces calamars aux trente-six mille dents que les Mexicains surnomment « les diables rouges »), le Sirius ferait route, après une étape carburatrice en Galice, vers l’archipel des Açores, puis descendrait sur les hanches du Portugal pour dépasser Gibraltar, tracer aux Canaries et embrasser Dakar, la capitale du Sénégal, avant de mettre cap sur le Brésil, pour une danse de l’immobilité au port de Rio durant quelques jours, avant de longer les côtes de l’Uruguay et de l’Argentine à destination de Buenos Aires. Une opération transatlantique élémentaire, où chaque homme avait sa fonction, qu’il fallait encore définir pour les deux bagarreurs qui venaient d’être matés…

    … et qui se mataient maintenant, seuls dans un espace d’environ quinze mètres carrés où l’ours humain les avait escortés, en attendant le verdict de leur affectation ; deux garnements en retenue, collés sur une banquette, qui pour l’instant étudiaient leur intérieur pour les semaines à venir : une table basse, deux fauteuils de lecture, un seul bureau tourné vers un vaste hublot avec vue dégagée sur la mer, deux penderies, cinq cintres et deux serviettes, une salle de bains aussi large qu’un scaphandre en comptant les toilettes et, gag, deux lits superposés.

    Qui en haut, qui en bas, ça se jouait là. Chanteloup préférait en bas. Atticus ouvrit la bouche.

    — I don’t want to be on top, buddy.

    Il avait dit ça comme ça, appuyé d’un coup d’œil et d’un demi-sourire qui sous-entendait faisons la paix. Mais c’était de la manipulation, pour affirmer en douceur

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