De la mer bleue au Mont-Blanc: Impressions d'hiver dans les Alpes
Par Ligaran et Paul Lancrenon
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Aperçu du livre
De la mer bleue au Mont-Blanc - Ligaran
Paris, le 13 février 1901.
Dans le bureau que j’occupe au ministère de la guerre, j’essaie vainement de travailler et mes idées deviennent de plus en plus mélancoliques. Le jour tombe, maintenant plus pâle, sur une aquarelle un peu naïve, mais pleine d’expression, dans laquelle le général Lejeune a peint la bataille d’Austerlitz : au premier plan la neige et au loin les bataillons russes qui disparaissent sous la glace des étangs de Pratzen brisée par les boulets français.
Le général près duquel mon service m’appelle vient de partir il y a une heure en mission pour Saint-Pétersbourg. Il va traverser en train express les vastes plaines monotones parsemées de pauvres arbres où je roulais péniblement à bicyclette il y a dix ans, et que la neige recouvre maintenant.
Le vent souffle plus fort et de ma fenêtre je vois blanchir le boulevard Saint-Germain sous la neige qui tombe. Les passants plus rares se hâtent, tandis que les chevaux ralentissent leur pas entremêlé de glissades, dans l’appréhension de la chute prochaine. Dans quelques jours, le froid donnera un manteau clair aux nymphes des fontaines de la place de la Concorde.
FONTAINE DE LA PLACE DE LA CONCORDE
Pour fuir la pensée de l’hiver russe, la vision de l’hiver parisien, un peu attristantes toutes deux, et pour occuper mes loisirs d’officier d’ordonnance sans général, je vais m’asseoir au coin du feu et lire un journal près de la lampe basse qui laisse dans l’ombre la neige d’Austerlitz. Dans le journal je trouve un récit plus triste que mes pensées. C’est de la neige encore et toujours qu’il s’agit. Un architecte de Paris que j’avais entendu dans une conférence du Club alpin raconter, il y a quelques semaines, ses très intéressantes courses d’hiver, vient d’en entreprendre une nouvelle avec deux camarades d’excursion qu’il a pris à Albertville. Il a été entraîné avec eux par une avalanche ; une coulée de neige a suffi pour étouffer sa voix et briser sa vie, tandis qu’à deux pas à peine au-dessus de cette tombe c’était encore la lumière et le salut.
Ma pensée va tout entière à cette neige attirante et perfide de la montagne qui rend parfois lentement la vie aux faibles, mais qui souvent aussi l’enlève brutalement aux forts. J’ai foulé pendant trois hivers cette neige pour aller voir à la frontière ceux de nos soldats qu’elle isole du reste du monde. Ce qui était d’abord un devoir est devenu ensuite un attrait. Aux manœuvres des pontonniers, j’avais appris jadis à aimer l’eau des fleuves et des rivières, elle aussi attirante et perfide. Aux marches d’hiver des chasseurs alpins, j’ai bien vite aimé la neige, puis, trouvant trop étroit le cadre militaire dans lequel sont enfermées les manœuvres des uns et des autres, je l’ai brisé pour descendre en été le plus grand fleuve de l’Europe, pour essayer de gravir en hiver sa plus haute montagne. J’ai conté autrefois les souvenirs inoubliables que j’ai gardés des fleuves lointains, et je voudrais écrire aujourd’hui les impressions non moins vives que m’ont laissées les Alpes françaises, de la mer bleue au mont Blanc.
Le Mans, avril 1904.
À ces réflexions vieilles de trois ans déjà, je voudrais en ajouter quelques autres, expliquer en peu de mots comment j’ai abandonné ces récits pendant un si long temps avant de les reprendre enfin. Qui de nous n’a été interrompu lorsqu’il écrivait une lettre et n’a pu achever celle-ci qu’après le départ du courrier ? Pareille chose m’arriva, et ma vie se trouva complètement remplie par les exigences du service d’état-major, enlacée dans ses chaînes dorées, absorbée ensuite par les détails du service de troupe, qui avaient été entièrement modifiés pendant les neuf années que j’avais passées ailleurs. Pouvais-je échapper à ce double service, honneur et servitude de l’officier breveté ? Non ; mes récits de voyages, en équilibre instable entre ces deux services comme un canonnier novice entre deux selles à la tête du régiment, sont tombés à terre, où ils furent longtemps oubliés dans la poussière.
Je les ramassai un beau jour de février 1004, voulant profiter d’une période de l’instruction du régiment qui me laissait quelques loisirs. Trois jours plus tard, je tombai brusquement malade. Je me résignai en pensant que j’avais éprouvé déjà bien d’autres ennuis aussi graves et que cependant j’avais été amené par la suite à les considérer comme d’heureux évènements. De mon passage dans un régiment de pontonniers en 1882, j’ai gardé le meilleur souvenir après y avoir vu la plus grande disgrâce qui pût atteindre un officier d’artillerie. Onze ans plus tard j’étais envoyé à Lyon, et là, n’ayant plus de camarades comme au régiment, je m’étais senti isolé, perdu dans cette grande ville ; c’est à cette désignation cependant que je dois tous mes voyages dans les Alpes. Onze ans plus tard, la maladie qui devait m’empêcher de terminer ces récits fit place très vite à une longue convalescence qui, en m’interdisant tout exercice physique, me laissait toute liberté de travail intellectuel. Ce fut la grande halte aux deux tiers, vers la fin peut-être de l’étape, le repos au bord d’un fleuve agité. J’en ai profité pour revivre dans le passé. Puissent ceux qui voudront bien me lire y trouver comme moi, sinon quelque enseignement, du moins quelque plaisir !
CHAPITRE PREMIER
La mer bleue – La Tinée
Les quatre vallées de l’Isère, de l’Arc, de la Durance et de l’Ubaye ouvrent chacune une route de la vallée du Rhône ou plutôt de la 14e région de corps d’armée vers l’Italie. Les quatre cols correspondants : le petit Saint-Bernard, le mont Cenis, le mont Genèvre et le col de Larche sont barrés par les quatre places de Bourg-Saint-Maurice, de Modane, de Briançon et de Tournoux. Ces places comprennent des forts et aussi de simples postes qui permettent de surveiller la frontière italienne. Chaque année, les officiers de l’état-major du 14e corps d’armée, dont je faisais partie, étaient envoyés dans les Alpes en reconnaissances, en voyages d’état-major et en manœuvres pendant l’été, en visites de postes pendant l’hiver. Ces visites de postes avaient un triple but : renseigner directement le commandement sur ce qui se passait à la frontière, transmettre et faire aboutir rapidement les demandes des chefs de poste et enfin exercer les officiers d’état-major aux marches d’hiver dans les Alpes. Ces derniers prenaient le chemin de fer, souvent ensuite la diligence, pour arriver au fond de la vallée qui leur avait été attribuée. Ils montaient enfin à un ou deux postes d’hiver, y passaient la nuit quand la course était trop longue et revenaient rapidement à Lyon. Ces voyages duraient cinq ou six jours et se faisaient dans les mois de novembre ou de décembre. Ils ne manquaient ni de charme ni d’incidents, mais l’aller et le retour étaient monotones. J’ai toujours eu l’horreur des chemins déjà vus et je comparais, à tort peut-être, chacune de ces grandes vallées que je devais suivre, à une prison dont les crêtes neigeuses et infranchissables des montagnes formaient les murailles, et dont les postes d’hiver étaient les hautes fenêtres accessibles seulement pendant quelques heures au prisonnier, c’est-à-dire au voyageur d’en bas.
J’essayai d’abord timidement, sans autorisation et sans succès d’ailleurs, de passer directement de l’une de ces vallées dans l’autre. Plus tard d’autres tentatives moins malheureuses me firent concevoir le projet plus hardi de suivre d’une extrémité à l’autre cette frontière des Alpes, que j’avais appris à connaître pendant l’été. Je voulais autant que possible, chaque jour, monter à un col ou sur un sommet, y retrouver le soleil, les horizons lointains déjà entrevus, mais sous un ciel d’hiver, dans un air plus pur, avec une parure immaculée, avant de redescendre dans l’une des grandes voies transversales des Alpes, à la nuit, dans le brouillard, dans la boue, au niveau de l’homme. J’aurais en vain cherché pour ce voyage un point de départ plus beau que Nice au bord de la mer bleue, une borne d’arrivée comparable au mont Blanc, non pas au mont Blanc des longs jours d’été, auquel on arrive par une piste frayée dans la neige, parfois large comme une route d’Algérie dans le sable, ou comme une route russe dans les terres noires du sud, mais au mont Blanc des longues nuits d’hiver, inviolé par l’homme, évité par tout être vivant.
NICE – PROMENADES DES ANGLAIS
Pour ce voyage où je désirais mettre de mon côté les meilleures chances de succès, je ne voulus pas prendre les derniers jours de l’année qui m’avaient été imposés dans mes courses précédentes ; ces jours trop courts étaient aussi trop pleins de neige, et il importait de passer avec le moins de dangers possible entre les avalanches d’hiver et celles du printemps. Je désirais aussi assister au carnaval de Nice et voir cette ville dans sa plus grande splendeur, dans sa gaieté la plus folle, avant d’entrer dans la solitude si complète des grandes Alpes.
Je demandai enfin au gouverneur militaire de Lyon l’autorisation qui m’était nécessaire pour mon voyage ; elle me fut accordée sous la condition que je serais accompagné dans la partie la moins facile du trajet par le guide Blanc, maire de Bonneval-sur-Arc, le meilleur guide d’hiver des Alpes françaises. Celui-ci accepta en me prévenant que « la course était sérieuse » et que je devrais me munir non seulement de mon piolet et de mes raquettes, mais encore de tout ce qui était nécessaire pour protéger contre le froid ma tête, mes mains et mes pieds. J’avais fait construire à Lyon un appareil photographique de grand format, très léger. Je préparai l’envoi de plaques et d’effets de rechange, que mon ordonnance devait m’adresser en temps voulu dans toutes les grandes vallées des Alpes, aux points où je pensais les traverser, et, quand tout fut prêt, je me décidai à partir de Lyon le lundi 26 février 1900.
Le lendemain, mardi gras, je me réveillais au bord de la Méditerranée. J’avais laissé l’hiver à Lyon pour trouver ici le printemps, les arbres en fleurs et bientôt, près de Cannes, les palmiers. À dix heures du matin j’étais à Nice. J’avais fixé mon départ à six heures du soir ; j’avais donc huit heures devant moi, pendant lesquelles j’allais faire provision de chaleur, de lumière et de gaieté pour le reste de mon voyage. Je monte au château, d’où la vue est si jolie sur la longue courbe régulière de la plage et de l’autre côté sur le petit port de Lympia. Dans un restaurant où j’ai peine à trouver place, la maîtresse d’hôtel me dit : « Monsieur, certainement vous êtes officier ; je crois bien vous avoir déjà vu. » Je ne le pense pas, car depuis de nombreuses années je n’ai passé qu’une nuit à Nice, le 14 juillet dernier, entre une journée de marche sans arrêt et sans repos, pleine de chaleur lourde et de lumière éclatante dans les rochers du Siricoca, du Pied de Jacques et du mont Agel, et une autre longue journée de repos complet sur les chemins de fer du Sud, dont les trains ne vont si lentement que pour laisser admirer leurs beaux viaducs sur les gorges profondes, au pied des grands « baous » blancs.
À partir de midi Nice s’anime peu à peu : au monde élégant du matin sur la promenade des Anglais succède une foule bruyante qui suit la fanfare entraînante des pompiers et le cortège des chars de toute espèce, grands et petits, élégants et burlesques, d’où l’on jette à profusion fleurs et confetti. En voyant mes vêtements gris se blanchir de plâtre, je m’applaudis d’avoir laissé mon appareil photographique à l’hôtel. Sur la place Masséna, où la foule est plus dense, je suis pris dans un remous et entouré pendant quelques secondes par trois danseuses que le flot emporte bien vite ailleurs. Quelle gaieté sous ce soleil déjà chaud ! quelles couleurs éclatantes sous ce beau ciel à peine voilé parfois de quelques nuages ! Combien je suis loin ici des fêtes des jours gras dans les villes du nord, où il faut fuir si souvent la pluie ou la neige, souvent aussi les paroles grossières ou les sons discordants de gens qui croient pouvoir emprunter à un costume piteux ou ridicule le droit de s’amuser aux dépens des autres ! Au milieu de cette foule à laquelle rien ne me lie qu’une distraction passagère, je me sens aussi seul que dans la montagne, presque triste.