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Personne et patrimoine en droit: Recherche sur les marqueurs d'une connexion
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Personne et patrimoine en droit: Recherche sur les marqueurs d'une connexion
Livre électronique847 pages11 heures

Personne et patrimoine en droit: Recherche sur les marqueurs d'une connexion

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À propos de ce livre électronique

Faisant suite à un premier opus qui avait eu pour ambition d’observer la variété des connexions entre les notions de Personne et de Patrimoine dans le champ du Droit, le présent ouvrage se propose, à partir de la densité observée des relations entre les deux concepts, de relever l’existence d’éventuels marqueurs, expression de leurs rapports si singuliers et anciens. Ce travail collectif à la fois original et rigoureux s’entreprend au prisme de trois grands sujets de la vie que sont les sentiments, la technique et l’éthique. Solidement ancré dans une approche historique proposée en introduction de chacun de ces thèmes, et ce pour mieux les appréhender, l’ouvrage autorise, à l’aide de synthèses partielles, l’identification de liens qui unissent Personne et Patrimoine. L’intérêt, l’idée de lucre ou encore celle de miroir du sujet de droit semblent être autant de véritables déterminants de cette relation ancienne, laquelle mérite pourtant d’inlassables études tant la Personne comme le Patrimoine sont chahutés en ce début de XXIe siècle.
LangueFrançais
ÉditeurBruylant
Date de sortie22 nov. 2015
ISBN9782802753605
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    Aperçu du livre

    Personne et patrimoine en droit - Françoise Dekeuwer–Defossez

    9782802753605_TitlePage.jpg

    Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour le Groupe Larcier.

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    © Groupe Larcier s.a., 2015

    Éditions Bruylant

    Espace Jacqmotte

    Rue Haute, 139 – Loft 6 – 1000 Bruxelles

    Tous droits réservés pour tous pays.

    Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

    ISBN : 9782802753605

    Ont contribué au suivi de la production de l’ouvrage

    comme membres du Comité scientifique,

    outre le directeur :

    Louis-Daniel Muka Tshibende

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Directeur-Adjoint de la Faculté de Droit

    Carole Petit

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Directrice-Adjointe de la Faculté de Droit

    Les auteurs

    Juan Antonio Alberca De Castro

    Professeur à l’Université de Cadiz

    Clément Benelbaz

    Maître de conférences en droit public à l’Université de Savoie Mont Blanc, C.D.P.P.O.C.,

    Membre associé du C.E.R.C.C.L.E., Université de Bordeaux

    Pascale Boucaud

    Professeur à l’Université catholique de Lyon,

    Titulaire de la Chaire UNESCO « Mémoire, Cultures et Interculturalité »

    Leticia Cabrera Caro

    Professeur à l’Université de Cadiz

    Michel Cannarsa

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Directeur de la Faculté de droit

    María Dolores Cervilla Garzón

    Professeur à l’Université de Cadiz

    Carine Copain

    Maître de Conférences à l’Université Catholique de Lyon

    Audrey Courtial Flamier

    Maître assistant à l’Université catholique de Lyon

    Sandrine Cursoux-Bruyère

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Françoise Dekeuwer-Defossez

    Agrégée des Facultés de droit, Professeur émérite de l’Université Lille2, Doyen honoraire, Professeur à l’Université catholique de Lille

    Stéphanie Lacour

    Directrice de recherche au CNRS,

    Institut des Sciences Sociales du Politique,

    (UMR 7220 – ENS Cachan/Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense/CNRS),

    École Normale Supérieure de Cachan – 61 avenue du Président Wilson – 94235 Cachan

    Emmanuel Lazayrat

    Docteur en droit – Université Lyon III – Jean Moulin

    Frédérique Longère

    Maître de Conférences à l’Université catholique de Lyon

    Marjolaine Monot-Fouletier

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Louis-Daniel Muka Tshibende

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Directeur-Adjoint de la Faculté de Droit

    Florence Mulet-Wady

    Chargée d’enseignement à l’Université de Lyon

    Carole Petit

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Directrice-Adjointe de la Faculté de Droit

    Marie-Christine Piatti

    Professeur à l’université Lumière Lyon 2 – ER « DCT »

    Yves Reinhard

    Avocat, Professeur émérite, Université Jean Moulin Lyon 3

    Aude Thevand

    Maître de conférences à l’Université catholique de Lyon

    Franck Violet

    Professeur à l’Université catholique de Lyon,

    Directeur du Laboratoire de recherche sur la Personne

    Lina Williate-Pellitteri

    Professeur à l’Université catholique de Lille

    Isabel Zurita Martin

    Professeur à l’Université de Cádiz

    Préface

    PAR

    Françoise

    Dekeuwer-Defossez

    Agrégée des Facultés de droit, Professeur émérite de l’Université Lille2, Doyen honoraire,

    Professeur à l’Université Catholique de Lille

    1. Continuant la recherche qu’il a entreprise sur les relations entre personne et patrimoine en droit, le Centre de recherches de la Faculté de droit, des sciences économiques et sociales de l’Université de Lyon s’est proposée la tâche ardue et délicate de se pencher maintenant sur la connexion entre personne et patrimoine. Une première série d’études ayant confirmé l’existence de ce lien, et la multiplicité de ses conséquences juridiques, il a paru nécessaire de creuser plus avant cette connexion entre personne et patrimoine, et plus précisément de rechercher l’existence de spécificités qui seraient des éléments de structuration de la relation entre personne et patrimoine. Autrement dit, s’il ne fait pas de doute que personne et patrimoine soient indissociables, quelle est la nature du lien qui les attache ensemble ?

    2. L’entreprise était hardie, et d’ailleurs il est notable que jamais personne n’ait osé la tenter, alors cependant que les liens entre personne et patrimoine font l’objet de la réflexion des philosophes depuis bien longtemps, et que la « théorie du patrimoine » scellant leur association juridique a été élaborée par Aubry et Rau, après Zacharias, à la fin du XIXe siècle. Mais c’est une chose d’observer l’association indéfectible de deux entités aussi hétérogènes à première vue que la personne et le patrimoine, et c’en est une autre de décrypter la nature des liens qui les unissent.

    3. Dans le couple que forment personne et patrimoine, c’est assurément la Personne qui est première. Ainsi le veut notre conception subjective des droits et du Droit. Le Patrimoine serait donc un reflet concret et matériel de la personne. Et les éléments caractéristiques de la Personne auraient logiquement des incidences directes en matière patrimoniale. Les nombreux exemples de « patrimonialisation » de ce qui fait la personne ont donc été questionnés, dans divers domaines et de différentes manières, tant les cas de figure sont divers et hétérogènes.

    4. Certains sont anciens et bien connus, comme la réparation financière des préjudices moraux, qui sont des atteintes aux sentiments de la personne, ou encore la protection particulière du patrimoine des personnes vulnérables, majeurs protégés ou victimes de sectes par exemple. D’autres sont plus nouveaux et posent des questions inédites comme la patrimonialisation des données personnelles laissées sur les réseaux sociaux et, plus largement, sur internet, pour culminer avec les interrogations abyssales que pose le « patrimoine » génétique ou « bionique ».

    5. La connexion entre personne et patrimoine a aussi été interrogée dans les dimensions moins souvent étudiées relatives aux personnes publiques ou à l’organisation des pouvoirs publics : la patrimonialité publique, l’impartialité dans les décisions relatives au patrimoine public. La spécificité du rattachement de ces diverses questions patrimoniales à l’organisation des pouvoirs publics donne une connotation toute particulière à la connexion entre Personne publique et patrimoine, rejaillissant sur celle qui existe entre la personne et le patrimoine personnel des élus et décideurs publics.

    6. En parallèle et contrepoint aux réflexions portant sur le droit français, une part importante a été laissée à des études de droit espagnol. La confrontation s’avère particulièrement enrichissante, notamment le questionnement mené sur le droit de propriété comme droit naturel, et les critiques portées sur le régime juridique du patrimoine de cette personne très particulière qu’est l’Église espagnole.

    7. Mais, au-delà de la variété des contributions, c’est une grande cohérence des « marqueurs » de la connexion entre personne et patrimoine qui se dégage de l’ensemble des études, sous le triple angle des sentiments animant les personnes, de l’évolution des techniques qui interrogent cette connexion, et enfin de l’exigence éthique.

    8. Le choix des sentiments comme caractéristiques de la personne, au lieu de l’autonomie de la volonté traditionnellement convoquée est particulièrement innovant et éclairant, car il permet de jeter un regard neuf et plus juste sur des connexions personne-patrimoine totalement revisitées. Que le lien affectif soit créateur de patrimoine, que les sentiments de l’ingrat ou de l’indigne aient une incidence sur son patrimoine, ou encore que le droit de la consommation soit inspiré par les sentiments des consommateurs, pour ne prendre que ces exemples, sont des observations justes et particulièrement éclairantes.

    9. Les investigations relatives à l’évolution des techniques et à ses incidences sur la connexion personne-patrimoine ne sont pas moins intéressantes. Il peut s’agir de techniques industrielles brevetables, qui confèrent une véritable obligation morale d’exploitation à la personne qui en est titulaire, ou encore des techniques d’appropriation du patrimoine des adeptes des sectes, nécessitant un arsenal protecteur. Mais, surtout, il s’agit de la technique juridique, qui peut modeler et concrétiser la patrimonialité publique au service de la société, ou encore préserver les personnes faisant l’objet d’une saisie hypothécaire en raison de la crise immobilière espagnole.

    10. Mais c’est évidemment la troisième partie de l’ouvrage, sur les exigences éthiques, qui dévoile le mieux la connexion complexe entre personne et patrimoine. Et lorsque le Conseil constitutionnel inclut la dignité de la personne dans son patrimoine, ou lorsque l’exigence de transparence relative au patrimoine des décideurs publics aboutit à les priver de leur droit naturel de propriété, l’on se rend compte de la complexité inouïe de la connexion entre Personne et Patrimoine.

    11. Certaines questions sont proprement vertigineuses et la réflexion actuelle ne peut encore qu’esquisser des embryons de réponses. Nul doute en tous cas que cet ouvrage original et interpellant ouvre de nombreuses pistes de réflexion et appelle à une nouvelle étape dans l’approfondissement de la quête relative à la nature exacte des relations entre Personne et Patrimoine.

    Avant-propos

    PAR

    Franck

    Violet

    Professeur à l’Université catholique de Lyon,

    Directeur du Laboratoire de recherche sur la Personne

    1. Personne et Patrimoine… tout a, le croit-on, été révélé sur cette relation ancienne entre deux objets d’études que les juristes aiment relier. Les plus éminents penseurs du Droit, des siècles les plus anciens à aujourd’hui, ont labouré cette terre naturellement fertile pour cette Science. Les thèses et autres ouvrages, les articles et autres contributions, les communications et autres manifestations scientifiques sont innombrables et bien imprudent serait le prétendu érudit croyant pouvoir en réaliser une bibliographie ne serait-ce qu’approximative. Les juristes du XXe siècle ont, bien entendu, tous été bercés dès leur plus jeune âge par la théorie d’Aubry et Rau – empruntée, dit-on, à Zacharias (1) – selon laquelle le Patrimoine de la Personne est unique et qu’il n’est qu’une émanation de sa personnalité, l’expression de sa puissance juridique. Puis, les juristes ont eu à cœur de redécouvrir cette théorie du patrimoine à l’aune des écrits de tel ou tel grand penseur contemporain. Et ils ont alors compris que cette théorie, que d’aucuns considéraient sacrée, se fissure avec le temps, que le patrimoine n’est plus un et indivisible, qu’il peut être scindé et être l’instrument de stratégies plus ou moins sophistiquées de la part des personnes qui en sont les détentrices ou bien de la part des personnes qui veulent s’en emparer.

    2. Les juristes connaissent donc bien le Patrimoine et ses liens avec la Personne. Ils décortiquent leurs relations depuis des temps antiques. Dès lors, comment prétendre apporter une nouvelle pierre à cet édifice scientifique ? Comment croire qu’un nouvel ouvrage dédié à cette relation est susceptible d’apporter de nouveaux éléments, un nouveau regard un tant soit peu neuf ? L’entreprise, dont l’auteur de ces quelques lignes n’est que l’humble soutier ayant été chargé de donner corps à l’œuvre, apparaîtra prétentieuse, à tout le moins ambitieuse.

    3. Ceci dit, on s’accordera à relever l’évolution constante de ces deux concepts, plus encore en ce début de millénaire insensé, parfois dangereux. Et précisément, en raison de ces glissements dans l’acception de ces termes, l’observation renouvelée de leurs relations semble se justifier. Notre humble démarche serait donc légitimée. Assurément lorsque l’on se penche sur le concept de personne dont la définition est plus aujourd’hui qu’hier et moins que demain bien délicate dès lors que l’on en tente une approche pure. Cette opération devient hasardeuse lorsqu’on ose la mettre en relation avec celle que l’on pourrait donner du patrimoine. Dire de la personne qu’elle est un individu ou un groupe auquel est reconnu la capacité d’être sujet de droit autoriserait à la distinguer du monde des objets de droit et donc à redire la primauté de la Personne sur le Patrimoine. Mais, voilà, au-delà de la confusion fortuite suggérée par la langue française qui nous expose qu’il s’agit également de l’absence d’être humain, ce mot semble en ce début de millénaire bien chahuté. La science juridique qui a su créer la personne morale en regard de la personne physique est désormais dépassée, confrontée à l’apparition de nouveaux objets qui, patrimoniaux semble-t-il, paraissent prendre vie et ainsi se draper de la personnalité. Pensons à ces robots et autres humanoïdes qui, ici ou là, apparaissent dans les laboratoires chinois, nord-américains ou européens. La faute à un monde devenu complexe – fou – qui, bien loin de ce qu’il a pu apparaître à nos ancêtres, enfante des perspectives qui bousculent le fondement même de l’espèce humaine.

    4. Il convient dès lors, avec prudence mais besoin, de revenir sur ce qui fait la personne, sur le sens – les sens ? – que l’on doit donner à ce concept et ainsi de réaffirmer – ? – sa primauté sur tout autre. Partant de cette réalité parfois terrifiante – ce que nous suggère le Professeur Marie-Christine Piatti dans la Postface – faire de la personne le principal objet d’étude du laboratoire de recherche de la Faculté de droit sciences économiques et sociales de l’Université catholique de Lyon apparait tout comme un truisme. La confronter à son patrimoine devient par ailleurs évident en raison de leur consubstantialité. Une première démarche scientifique entreprise sous la direction de Louis-Daniel Muka Tshibende (2) voilà quelques temps, avait donné lieu au bel ouvrage Personne et Patrimoine en Droit, variations sur une connexion. Au travers de quelques puissantes contributions, cette œuvre avait intelligemment permis de revenir sur les transformations actuelles que connaît le patrimoine, sur ses liens avec la notion de personne, puis de glisser sur la capacité du patrimoine à protéger le sujet de droit avant que d’observer le phénomène de sa valorisation. Assurément, la démarche intellectuelle avait été habile puisque nous avions pu, à partir des thèses civilistes, observer l’effet de la conjonction de coordination liant le patrimoine à la personne.

    5. Cette œuvre collective avait également suscité moult questions. Peut-on imaginer une valorisation du patrimoine sans limite ? Peut-on considérer qu’un patrimoine peut échapper à la personne ? Peut-on encore se figurer une personne patrimonialisée ? etc. Avec évidence, la lecture de ladite œuvre et les interrogations qu’elle portait en elle suggéraient la poursuite de l’entreprise. Comment alors succéder à ce premier opus sans entrer dans une logique de questions démultipliées ? Le Comité scientifique, composé de Carole Petit, Louis-Daniel Muka Tshibende et nous-même, chargé d’orchestrer ce deuxième ouvrage collectif décida dès l’abord de ne pas penser cette nouvelle livraison comme une suite. Il s’agissait, différemment, de revenir sur la densité des relations entre personne et patrimoine et ainsi de relever possiblement certains traits qui pourraient être des expressions des rapports entre ces deux concepts. En effet, certains articles avaient permis de mettre en relief, notamment, l’idée de lucre, bien souvent celle d’intérêt, celle de limitation, voire encore celle de miroir du sujet de droit. Dès lors, à force d’études, ne pouvait-on pas repérer certains déterminants de la relation entre personne et patrimoine ? Et ne pourraient-ils pas être considérés comme étant propre à cette relation ? En somme, n’existerait-il pas des marqueurs de la relation entre « Personne » et « Patrimoine » ?

    6. Partant de cette hypothèse, qu’il était nécessaire de pouvoir confirmer ou infirmer au détour de nouvelles études des relations entre « Personne » et « Patrimoine », ce deuxième travail scientifique se donne pour ambition de repérer ces spécificités qui, si elles existent, pourront être considérées comme des éléments structurant la relation entre « Personne » et « Patrimoine ». Pour tenter d’identifier et d’approcher ces présumés marqueurs, il a été décidé d’adopter une démarche méthodologique à la fois originale et rigoureuse. Cette nouvelle étude s’entreprend au travers de trois grands sujets de la vie. Un parti pris nous a conduits à nous rattacher aux notions de sentiment, de technique et d’éthique. On dit généralement du sentiment, peu coutumier du Droit, qu’il est une forme de connaissance plus ou moins claire des éléments affectifs et intuitifs de la conscience. L’étude des relations entre « personne » et « patrimoine » à l’aune de cette notion serait-elle révélatrice des marqueurs recherchés ? Encore, la technique s’intègre difficilement au Droit. Cet ensemble de procédés réunis pour parvenir à un résultat déterminé peut-il être symptomatique de l’existence de caractéristiques communes à la relation entre « Personne » et « Patrimoine » ? Enfin, l’analyse des relations entre « Personne » et « Patrimoine » ne devrait-elle pas dévoiler des spécificités dès lors que celle-ci sera étudiée au prisme de la science de la morale ?

    7. Pour répondre à ces interrogations, l’ouvrage prend soin de s’ancrer sur une approche historique nécessairement féconde. En cela, les Perspectives « historico-introductives » d’Emmanuel Lazayrat, qu’elles aient traits au sentiment, à la technique ou bien à l’éthique, nous guident et nous sont précieuses. Elles apparaissent comme autant de balises nous conduisant sur un chemin peu emprunté. Chacune des contributions peut ensuite être considérée comme une variété exprimant les liens entre les concepts de personne et de patrimoine à l’aune de tel ou tel grand sujet de la vie. Richesse, diversité, singularité sont autant d’adjectifs qui peuvent alors être avancés pour décrire ces textes. Une première impression d’éclatement, d’azimut en « déserrance » pourrait s’emparer du lecteur au fil de la découverte desdites œuvres. En effet, quel lien établirons-nous entre le consommateur protégé et la patrimonialité publique ? Quel croisement pourrons-nous repérer entre les obligations du breveté et la transparence désormais exigée du patrimoine des représentants de la République ? Ces thématiques pourraient se présenter comme autant de pièces qui n’ont pour seule communion que le présent ouvrage. Fort heureusement, les synthèses opérées par les Professeurs Williate, Reihnard et Boucaud nous permettent de relever une véritable logique d’ensemble et même d’entrevoir la nature des liens qui les unissent.

    8. Sans vouloir dévoiler la substance même de cette œuvre collective, sans vouloir, moins encore, identifier tel ou tel marqueur, il nous revient tout de même de l’introduire et ainsi de relever pêle-mêle de belles idées.

    9. Les sentiments ont inspiré très naturellement et rapidement six de nos collègues, lesquels se sont attachés à travailler et décortiquer les liens qui existent entre les sentiments d’une personne et son patrimoine. Parce que comme l’annonce le Professeur Williate, le patrimoine est le repère d’une personne, parfois même d’une civilisation, l’étude des sentiments qui impactent un patrimoine se montre d’un grand intérêt scientifique, à tout le moins novateur. Carine Copain comme Louis-Daniel Muka Tshibende nous exposent ainsi tous deux, à partir de situations différentes, que les sentiments produisent des effets sur le patrimoine et que, de fait, le lien familial est pris en considération dans la gestion de ce patrimoine. Mais c’est semble-t-il plus encore la notion d’intérêt qui doit permettre de décider du sort d’un patrimoine, de sa gestion. Comme le relève habilement Carole Petit, il s’agit de s’entendre sur le sens qu’il convient de réserver au concept d’intérêt, lequel aurait tendance à s’écarter de celui de sentiment. On s’aperçoit encore qu’aujourd’hui et moins que demain, ce sont les sentiments des consommateurs qui sont observés et qui permettront de mieux connaître les effets de ceux-ci sur le patrimoine. Michel Cannarsa nous guide en conséquence vers de nouvelles réflexions avec lesquelles la science juridique était peu familière et qui apparaissent pourtant très éclairantes. Les deux dernières contributions, celle du Professeur Alberca De Castro et celle de Florence Mulet-Wady se focalisent, de manière assez surprenante dans un premier temps tout au moins, sur une atteinte aux sentiments au travers de la remise en cause du patrimoine d’une nation, voire d’une civilisation. Ces propos permettent en réalité, comme les précédents, de rappeler que la personne est en mesure d’exprimer son existence, son identité et même son appartenance au travers du patrimoine, lorsqu’il ne s’agit pas de rappeler sa toute-puissance ; le Professeur Williate de le rappeler en ces termes avec force. Réflexions que certains pourront considérer comme une première forme de marqueur.

    10. La technique, comme deuxième axe de redécouverte de la relation Personne et Patrimoine apparaît tout aussi prometteuse. On découvre ainsi que la personne use de diverses techniques pour exploiter, ou, tout au moins, gérer le patrimoine, qu’il s’agisse du sien ou bien de celui des autres. En ce sens, Clément Benelbaz et Marjolaine Monot Fouletier nous présentent l’emploi de certaines techniques en forte évolution destinées à mieux protéger et prendre en considération les spécificités du patrimoine public. Ce faisant, ces deux auteurs nous conduisent à relever que les sujétions patrimoniales les plus importantes pèsent sur ces personnes publiques. Le Professeur Reihnard rappelle ainsi justement que l’intérêt public limite fortement les pouvoirs de l’Administration lorsqu’il est question de patrimoine. Les libertés semblent plus grandes lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux prérogatives dont disposent les personnes privées. Elles peuvent mettre au point certaines techniques juridiques qui ont vocation à assurer la défense de leurs intérêts, parfois égoïstes, comme nous le rapportons dans notre écrit. Elles peuvent également tenter de se prémunir des intérêts des créanciers par exemple dans le cadre d’une saisie hypothécaire. L’exemple espagnol du Professeur Zurita Martin est ici très instructif et nous rappelle que le patrimoine doit, au travers de diverses techniques – d’ailleurs parfois dénaturées – être relié à la personne. Enfin, Frédérique Longère nous remémore les techniques psycho-juridiques qui tendent à abuser du patrimoine d’une personne et qui ont prospéré au sein de mouvements sectaires aujourd’hui largement combattus. De ces quelques écrits, le patrimoine apparaît tel un instrument de la personne qu’il s’agit de défendre ou de valoriser en présence d’intérêts souvent antagonistes et dont il est susceptible de faire l’objet. Le déploiement de techniques désormais travaillées s’avère déterminant. Réflexions que d’autres pourront considérer comme une deuxième forme de marqueur.

    11. Enfin et sans surprise, l’éthique comme dernière laie empruntée se révèle riche d’apport lorsqu’il s’agit de la situer au cœur de la relation entre la personne et le patrimoine. En effet, la plupart des contributions ici recensées nous invitent à relever combien ce concept gouverne très souvent les liens entre les deux notions. Plus encore, nous pourrions croire en une forme de triangulation dans le cadre de laquelle chacun est susceptible d’agir sur les deux autres concepts. Lorsque le Professeur Cabrera Caro se penche sur les fondements même du droit de propriété, expression parfaite du patrimoine, c’est pour mieux, nous semble-t-il, exposer son caractère éthique fondé sur le labeur qui en est à l’origine. De même, Sandrine Cursoux-Bruyère nous démontre brillamment combien l’éthique se manifeste au détour de différentes décisions du Conseil constitutionnel français comme étant le fondement de la dignité désormais considérée tel un élément du patrimoine de la personne humaine. Stéphanie Lacour, quant à elle, nous invite intelligemment à repenser le rôle de la norme juridique dans la protection des données à caractère personnel devenues les éléments d’un patrimoine qui échappe à la personne dont ils émanent. Enfin, Aude Thevand tout comme Audrey Courtial Flamier nous suggèrent, elles aussi, de recourir à l’éthique lorsqu’il s’agit de confronter le patrimoine d’une personne et l’intérêt public ; la première à l’aide du principe d’impartialité et la seconde à l’aide des récentes règles relatives à la transparence de la vie publique. Le Professeur Boucaud l’écrit alors fort justement dans son propos conclusif : Éthique et Droit « paraissent condamnés à vivre ensemble » et, de fait, l’éthique doit naturellement pouvoir gouverner les règles qui régissent les relations entre la personne et son patrimoine, qu’il s’agisse d’une personne privée ou publique, physique ou morale.

    12. Comme l’avance notre Préfacier, la présente entreprise ne produit pas des réponses simples et les scientifiques impatients en seront pour leurs frais. Existe-t-il des marqueurs de la relation entre personne et patrimoine ? Assurément ! Lesquels sont-ils ? Les voilà ici ou là aperçus, débusqués mais restant à identifier. Le seul travail ici compilé, aussi conséquent qu’il puisse apparaître, n’autorise pas leur présentation mais il nous permet de mettre en relief telle ou telle réflexion embryonnaire qui ne demande qu’à être reprise, labourée et constituant une nouvelle étape dans le travail scientifique que se fixe notre centre de recherche.

    (1) Voy. en ce sens les perspectives « historico-introductives » d’Emmanuel L

    azayrat

    dans le champ des sentiments, pp. 23 et s.

    (2) L.-D. M

    uka

    -T

    shibende

    , Personne et patrimoine en Droit – Variations sur une connexion, Bruxelles, Bruylant, 2014.

    PARTIE I

    Les sentiments

    Perspectives « historico-introductives »

    PAR

    Emmanuel

    Lazayrat

    Docteur en droit – Université Lyon III – Jean Moulin

    1. Si la personne juridique n’était qu’un concept et le patrimoine, une simple théorie, il n’y aurait sans doute pas lieu de soupçonner l’existence de prétendus « sentiments » dans la relation personne-patrimoine. Or, derrière l’abstraction de son masque juridique (1), l’humain singulier dévoile de plus en plus son visage concret et cela en même temps que la définition strictement technique du patrimoine, formulée au XIXe siècle, tend à s’élargir, s’assouplir, incorporant progressivement de nouvelles valeurs (2) qui dépassent la prosaïque mécanique du gage général. Ces évolutions semblent légitimer la question des « sentiments » (3) dans la relation personne-patrimoine. D’ailleurs la notion même de sentiment ne semble plus totalement étrangère au lexique juridique. Évolution ou simple reconnaissance d’une réalité plus ancienne ? Toujours est-il que le très classique Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant nous propose désormais une entrée au mot « sentiment » défini comme « une disposition psychologique relevant de l’affectivité ; mouvement du cœur [amour, jalousie, ensemble des ressentiments et dissentiments] […] » (4). Cette définition était absente de la première édition du fameux dictionnaire en 1987 ; s’agit-il d’une évolution de la science juridique ou d’une reconnaissance (tardive) d’un phénomène plus ancien ? Il faut sans doute nuancer la réponse qui se trouve à la croisée des deux branches de l’alternative raison juridique/sentiment humain, soumise à une sorte de paradoxe (5).

    2. L’écrivain tchèque Milan Kundera en observe l’idée quand il écrit : « La civilisation européenne est censée être fondée sur la raison. Mais on pourrait dire tout aussi bien que l’Europe est une civilisation du sentiment ; elle a donné naissance au type humain que j’aimerais appeler l’homme sentimental : homo sentimentalis » (6). L’image juridique abstraite de la personne autant que la théorie civiliste du patrimoine semblent en partie reposer sur ce paradoxe, sur cette oscillation, entre ce qui relève de la raison (juridique) et ce qui émerge du sentiment (humain), entre ce qui se pense « à bon droit » et ce qui « se vit dans les faits ». La technique juridique est souvent présentée, au moins dans son aspect didactique, comme une science. On peut entendre parfois parler de « science du droit » ; ou encore de « droits savants », fruits du droit romain dans l’École et surtout non réductible aux particularismes des coutumes. En Europe, on a pu voir naître une quête de l’universalisme juridique calquée sur la raison des Lumières. Quête qui a fortement encouragé le développement d’un droit, sinon totalement rationnel, au moins le plus possible rationnalisé, finissant par aboutir au XIXe siècle à la codification et plus spécifiquement au Code civil français, berceau de notre théorie du patrimoine (7). Ce fut le produit juridique d’une rencontre entre l’esprit de système et la loi (8). Passion de la raison mise au service du droit. Mais n’est-ce pas là une évidence quand on songe que c’est par le fil rectiligne de la règle que l’on peut trancher dans l’incessant désordre des émotions qui peuvent donner lieu aux conflits les plus triviaux, aux violences les plus infâmes ; situations humaines où règne – « sans foi ni loi » dit-on – la vengeance destructrice (9). Car il est bien connu, qu’en principe, la Justice n’est pas le justicier. Elle est une tierce fonction dans le rapport conflictuel, animée par quelque « esprit des lois », tandis que celui-ci vibre du sentiment bouillant, de la passion toute aventureuse et affective des héros. Les origines de l’histoire de la procédure romaine nous apprennent ainsi que l’action judiciaire, application du droit aux conflits, s’est développée à partir de simulacres rappelant les combats vindicatifs. Les gestes d’une violence fictive se substituant « théâtralement » à la violence réelle, le tout devant un arbitre institué dans le but précis de déjouer la lutte potentielle. Le déplacement de l’acte violent réel, facteur de trouble et de désordre social, dans la représentation figurée constitue une transformation majeure dans l’histoire du droit. L’agir réel concret se trouve désactivé par un agir fictionnel abstrait, l’actio, fondement de l’action en justice qui se déroule désormais à la place de la pure violence vindicative (10). Cette réduction de l’agir factuel remplacé par un agir juridique visant à neutraliser la force brute constitue la première pierre d’un édifice de rationalisation juridique des relations humaines (11). On touche donc ici aux racines de ce qui distingue la raison du droit et l’affect des sentiments éprouvés in concreto par ses sujets. D’une manière imagée, on peut dire que la prudente raison du juriste se tiendra désormais en lieu et place de l’imprévisible force physique de l’auto-justicier.

    3. Mais alors, si on le transpose en droit, où est ce paradoxe entre sentiment et raison évoqué par Milan Kundera ? En quoi la relation personne-patrimoine se « -rationnaliserait-elle » juridiquement en se sentimentalisant ?

    4. En réalité, il apparaît que le transfert historique opéré notamment dans la procédure romaine n’est pas neutre du point de vue de la violence. En effet, pourquoi accepterai-je le simulacre abstrait de l’action judiciaire quand je peux user de ma force physique concrète pour prendre ce que j’estime être à moi ? Pourquoi accepter la raison du juriste quand il me suffit d’agir par ma propre violence, spontanément, « naturellement » (12) ? Peut-être que j’accepte parce que je sais, plus encore, je « sens » que la raison juridique se déploie sous fond d’une violence beaucoup plus puissante que ma propre violence : le pouvoir de contrainte de la Cité. C’est ce pouvoir contenu, cette violence potentielle, cette contrainte légitime qui veille au respect des règles instituées, à la paix et à la sécurité de tous (13). Certes, cette violence n’a rien à voir avec la violence vindicative, mue par la pure émotion qui répond, « œil pour œil », « dent pour dent », à l’acte diamétralement opposé (14). La puissance de la Cité se manifeste en une violence médiatisée ; une violence institutionnalisée qui tombe perpendiculairement – « du dehors » – sur le rapport de force qui naît au mépris de la règle instituée. Bref, la Cité agit au moyen d’une violence légitime contre celui qui ne respecte pas le droit (15). C’est dans ce constat que semble naître le paradoxe des sentiments en droit. La puissance juridique ne se déploie pas du seul fait de sa science mais en vertu du potentiel de violence qui fonde l’efficacité de sa règle. Que vaudrait la règle de droit sans la possibilité de sa sanction étatique ? Or, cette dernière n’est pas un simple impératif catégorique gisant au sein de la « raison pratique » (16). La sanction de la règle de droit relève (parfois même très violemment) de la force dont la dimension affective ne peut être occultée en sorte que par le truchement de la sanction institutionnelle, la distorsion de la raison juridique retrouve, à un degré plus ou moins poussé, selon les cas, quelque chose de l’archaïque sentiment de la violence. C’est en quelque sorte le sentiment de cette violence potentielle qui permet le passage du conflit réel à l’action judiciaire et garantit l’efficacité du droit. Naturellement, on peut respecter le droit sans être aiguillonné en permanence par ce sentiment de violence légitime potentielle. Il n’en reste pas moins qu’on « sent » qu’une telle force extérieure demeure possible. Ce « sentir » gît donc au cœur de l’iniquité, de l’injustice et du droit dont la violence légitime n’est pas seulement hypothétique.

    5. Autrement dit, nous pensons que la prise en compte par la science juridique de la notion de sentiment constitue moins une évolution récente du droit qu’une reconnaissance de la facticité (et l’inefficacité) d’un droit qui serait dénué de toute considération sur le « sentir ». Un tel détachement rendrait le phénomène juridique purement artificiel. Or, la relation personne-patrimoine illustre fort bien une telle reconnaissance des sentiments comme nous l’exposent brillamment les contributions de Carine Copain, de Louis-Daniel Muka Tshibende, de Carole Petit, de Michel Cannarsa, d’Antonio Alberca De Castro et de Florence Wady. Chacun dans sa spécialité explore ce thème du Sentir qui se glisse de plus en plus dans la relation de l’Être à l’Avoir. Les variations proposées ici nous montrent combien la notion de personne, sujet de droit généralisé par l’abstraction juridique, s’incarne quand il s’agit de mesurer le lien qu’elle entretient avec son patrimoine. La distinction persona/res n’a plus que le statut de repère didactique face à une réalité jurisprudentielle qui tend à relativiser de plus en plus les grandes catégories juridiques. De même, la définition classique du patrimoine ne suffit plus à répondre des sens d’un mot qui se « communise » de plus en plus au point de devenir une valeur de civilisation. Nous comprenons alors le danger ou l’insuffisance d’un droit qui se contenterait des abstraites catégories (originellement métaphysiques) de l’Être et de l’Avoir dans sa réflexion sur les rapports entre la personne/les personnes et le patrimoine/Le Patrimoine (17). Nous comprenons qu’il faudra donc encore compter avec le SENTIR, cette catégorie qui semble pourtant émerger des profondeurs de l’histoire juridique.

    (1) A. L

    efebvre

    -T

    eillard

    , Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, 1996, p. 12 : « Le terme grec prosopon sur lequel le concept de personne s’est élaboré, renvoie tantôt à l’homme en tant que tel dans sa réalité physique et concrète, à son visage, tantôt à la figure abstraite dont l’homme réel peut-être revêtu, au masque de théâtre et par là au rôle que ce masque symbolise ». Le mot persona, utilisé par les juristes romains, qui donnera notre mot « personne », traduit en latin le terme grec prosopon.

    (2) Cette notion sera reprise et développée dans la troisième partie infra consacré à l’éthique dans la relation personne-patrimoine.

    (3) O. R

    eboul

    , Sentiment, t. XX, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1996, p. 910 : « Le sentiment est avant tout l’acte et le résultat du sentir, lequel désigne la prise de conscience immédiate, sans intermédiaire, sans distance, des choses et de nous-mêmes ; l’objet du sentiment est toujours ce qui nous "touche" ». Le mot sentiment provient de l’ancien français « sentement » (XIIe siècle) qui désignait le fait de « sentir », acception archaïque qui descend du latin sentire : percevoir par les sens. « Sentement » s’employait déjà dans de nombreux domaines. Ainsi par exemple, en vénerie, « sentement » désignait l’odorat des chiens de chasse ou l’odeur perçue (XVIe siècle). Le mot sentiment a hérité de cette polysémie diffuse et ambiguë. Voy. à ce sujet A. R

    ey

    (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, t. II, Paris, Le Robert, 1992, p. 1922 (art. « sentir »).

    (4) G. C

    ornu

    (dir.), Vocabulaire juridique, « Quadrige », Paris, PUF, 2014, p. 953.

    (5) V. F

    ortier

    et S. L

    ebel

    -G

    renier

    (dir.), Les sentiments et le droit – Rencontres juridiques Montpellier-Sherbrooke (juin 2011), Canada, Université de Sherbrooke, 2012.

    (6) M. K

    undera

    , L’immortalité, Paris, NRF-G

    allimard

    , Traduit du tchèque par E. B

    loch

    , 1990, p. 234.

    (7) Sur tout ce développement historique, voy. pour une approche générale : J. G

    audemet

    , Les naissances du droit, 3e éd., Paris, Montchrestien, 2001. Pour une approche de l’évolution du droit privé jusqu’au XIXe siècle, voy. J. B

    art

    , Histoire du droit privé, Paris, Montchrestien, 1998. À partir du Code civil, voy. J.-L. H

    alperin

    , Histoire du droit privé français depuis 1804, coll. Quadrige, Paris, PUF, 2001. Voy. égal. l’approche philosophico-juridique de P. G

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    , Penser la propriété – De l’antiquité jusqu’à l’ère des révolutions, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Sur la notion de science du droit, voy. P. A

    mselek

    (dir.), Théorie du Droit et Science, Paris, PUF, 1993 ; N. B

    obbio

    , Essais de théorie du droit, Paris, LGDJ, 1998 ; voy. égal. l’approche logicienne de J. K

    alinowski

    , Querelle de la science normative – Une contribution à la théorie de la science, Paris, LGDJ, 1969.

    (8) M. B

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    , Naissance de la loi moderne, Paris, PUF, 1990 ; J. V

    anderlinden

    , Le concept de code en Europe occidentale du XIIIe au XIXe siècle – Essai de définition, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1967.

    (9) G. C

    ourtois

    , « Vengeance », in D. 

    Alland

    et S. 

    Rials

    (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, pp. 1507-1510.

    (10) C.-A. C

    annata

    , Histoire de la jurisprudence européenne, t. I, Histoire de la jurisprudence romaine, Turin, Giappichelli, 1989, p. 20 : « le mot actio se référait en effet à un ensemble de phrases et de gestes – une sorte de scénario – que les parties exécutaient devant le magistrat ».

    (11) C’est dans la promotion et le perfectionnement de cet agir juridique que les jurisconsultes ont développé la iuris prudentia, « science du droit » ; véritable « technologie sociale » qui fait du juriste un expert selon l’expression d’Aldo S

    chiavone

    , Ius – L’invention du droit en occident, Paris, Belin, 2008, p. 14.

    (12) Et ce d’autant plus que le sentiment d’injustice émerge d’une situation d’iniquité dont la réponse la plus naturelle semble la violence. Or, certains primatologues cherchent à montrer qu’un tel sentiment serait présent dans l’animalité profonde de l’homme. En cela, le sentiment d’injustice, l’iniquité et la morale elle-même émergeraient spontanément de notre héritage animal. Voy. à ce sujet, F. D

    e

    W

    aal

    , Le bonobo, Dieu et nous – À la recherche de l’humanisme chez les primates, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

    (13) En cela, l’acte d’abandon de mon droit de violence est justifié par la paix collective. Voy. T. H

    obbes

    , Leviathan, Paris, Dalloz, 1999, trad. François

    Tricaud

    , pp. 128 et s.

    (14) Notons qu’inversement, il existe aussi une réciprocité d’abstention que l’on trouve dans la fameuse règle d’or qui commande : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » (Quod tibi fieri non uis, alteri ne feceris). L’Histoire Auguste, prétend que l’empereur Alexandre Sévère avait fait graver cette maxime sur tous les édifices publics de l’Empire y compris son palais impérial (Histoire Auguste, Vie d’Alexandre Sévère, LI, 8). Notons que l’on retrouve également la règle dans l’Évangile selon Saint Matthieu (VII, 12). Mais ce principe est peut-être tout simplement (« naturellement ») au cœur de la rationalité juridique elle-même ( ?).

    (15) Peut-on allait jusqu’à dire que la Cité « venge » son droit ? Assurément non. À la limite, on pourrait dire d’un citoyen qui klaxonne parce que je n’ai pas marqué un stop qu’il « venge » le droit de la Cité. Tandis que le gendarme qui me verbalise ne fait qu’appliquer le droit de la Cité. Éprouve-t-il un sentiment de satisfaction en me verbalisant ? Dans l’hypothèse affirmative, un tel sentiment de satisfaction dénoterait le surgissement de l’émotion derrière le geste juridico-institutionnel de notre agent public. Toutefois, un tel sentiment de satisfaction de la part de son fonctionnaire ne saurait être imputé à la Cité elle-même, étant en soi une pure abstraction institutionnelle dont l’apparaître concret repose sur ses indispensables agents humains. Il est vrai que par assimilation à la notion d’État de droit, le droit lui-même tend à se « dé-sentimentaliser » en une pure abstraction théorique. Voy. M. T

    roper

    , Pour une théorie juridique de l’État, coll. Léviathan, Paris, PUF, 1994. De même, H. K

    elsen

    , Théorie générale du droit et de l’État (1945), 1997.

    (16) E. K

    ant

    , Fondements de la Métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, rééd. 2004, trad. Victor D

    elbos

    , spéc. préface et section 1, p. 94 : « il faut donc développer le concept d’une volonté souverainement estimable en elle-même […] ». Sur la distinction systématique droit-morale, voy. H. K

    elsen

    , Théorie pure du droit (1962), Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, trad. de 1962 par Charles E

    isenmann

    , 1999.

    (17) Dans la notion de Patrimoine commun (Le Patrimoine), l’Être ne s’entend pas au sens d’un être singulier, d’une personne donnée, de même que l’Avoir de cet Être commun n’est plus celui d’une personne en particulier mais c’est un Avoir collectif. Bref, à l’Être commun correspond un Avoir commun. Voy. R.-J. D

    upuis

    , Réflexions sur le patrimoine commun de l’Humanité, Paris, Droits, 1985, pp. 63 et s.

    Chapitre 1

    Lien affectif et patrimoine individuel

    PAR

    Carine

    Copain

    Maître de Conférences à l’Université Catholique de Lyon

    Introduction

    1. Des fans français de Mickael Jackson ont obtenu en janvier 2014 l’indemnisation de leur préjudice moral résultant du décès du chanteur (1). Le véritable lien affectif unissant ces personnes à la star américaine crée ainsi un droit, élément du patrimoine. Il est vrai que, selon Aubry et Rau, « le patrimoine [est] une émanation de la personnalité, et l’expression de la puissance juridique dont une personne se trouve investie comme telle » (2). Si la théorie classique établit ainsi un lien indéfectible et automatique entre personne et patrimoine, encore faut-il s’entendre sur la notion de personne. En effet, s’il est une notion juridique à la fois « phare » et fuyante, c’est bien celle de personne (3). La citation précédente est toutefois claire : Aubry et Rau évoquent la personnalité juridique. La personne est dès lors entendue de manière totalement objective, en tant que sujet de droit. Seul le titulaire de droits et obligations, ou du moins la personne ayant, selon l’État, la faculté de posséder et de devoir, a un patrimoine, ce dernier étant une universalité regroupant l’ensemble de ses biens (4) et obligations présents et futurs. Ainsi, avant l’abolition de ces situations, ni les esclaves ni les individus frappés de mort civile n’avaient de patrimoine en l’absence de personnalité juridique. Le patrimoine a, dans cette conception, une fonction de responsabilisation (5) : pour Aubry et Rau, en vertu des articles 2092 et 2093 (aujourd’hui 2284 et 2285) du Code civil, les créanciers ont un droit de gage général sur les éléments de ce patrimoine, l’actif en son entier répondant du passif en son intégralité (6). En conséquence, alors qu’en droit romain, le patrimoine était attaché à un groupe familial placé sous l’autorité du pater familias, le patrimoine, tel qu’il résulte de cette théorisation fondée sur le Code civil de 1804 à la fin du XIXe siècle (7), est nécessairement individuel.

    2. Si cette théorie est encore aujourd’hui prédominante malgré les diverses attaques qu’elle a subi (8), il est possible de s’interroger sur une éventuelle évolution ou du moins adaptation de celle-ci. En effet, la notion même de personne au sein des textes juridiques est marquée par une forte évolution tout au long du XXe siècle. À la suite de la situation ouvrière de la fin du XIXe, des atrocités de la seconde guerre mondiale et du développement des techniques « manipulant » le corps humain, l’être humain, c’est-à-dire l’individu dans sa dimension corporelle, et la personne humaine, à savoir l’individu dans ses dimensions corporelles, psychologiques et relationnelles, ont fait leur entrée dans le droit (9). La personne n’est plus simplement entendue comme un sujet de droit. Elle est aussi envisagée dans ses dimensions corporelles, psychologiques et relationnelles. Certes, quelques dispositions antérieures, telles que l’incrimination du meurtre ou des violences volontaires, montrent que l’être humain était déjà présent, mais l’être humain et la personne humaine ne faisaient, au final, que pâle figure au côté de la personne juridique. La place croissante de la victime « matérielle » (10) de l’infraction dans le procès pénal, le plan ainsi que l’évolution statistique des textes d’incrimination du Code pénal adopté en 1992 (11) mettant l’accent sur la protection de la personne humaine, les atteintes aux biens ne venant qu’en second, ou encore l’intégration dans le Code civil des articles 16-1 et suivants protégeant le corps humain, sont des illustrations symboliques de cette évolution. Cette dernière influence-telle également la conception du patrimoine ? La personne dont le patrimoine est l’émanation est-elle encore aujourd’hui seulement la personne juridique ou également la personne humaine dans ses dimensions psychologiques et relationnelles ?

    3. L’étude du lien affectif en connexion avec le patrimoine peut permettre, en partie, de répondre à ces questions. En effet, les dimensions psychologiques et relationnelles de la personne humaine conduisent à prendre en compte ses réactions psychiques dans ses rapports aux autres. Elle n’est plus simplement une entité abstraite apte à posséder et à devoir, elle est également un être doué de sentiments. La personne va ainsi créer des liens particuliers avec d’autres individus. Le lien affectif, selon le psychiatre anglais John Bowlby, répond à cinq critères, à savoir un lien permanent et non transitoire, impliquant une personne particulière non interchangeable avec une autre ainsi qu’une relation émotionnellement significative, le souhait de maintenir une proximité ou un contact avec l’autre personne et le sentiment de tristesse ou de détresse en cas de séparation (12). Il faut d’ailleurs relever que si cette définition du lien affectif est fondée sur une relation entre deux personnes, les mêmes caractéristiques peuvent être retenues parfois à l’égard de certains biens corporels soit en ce qu’ils symbolisent le lien affectif entre deux personnes soit en eux-mêmes, comme l’illustre la relation avec l’animal, en particulier dit de compagnie, tel que chien ou chat (13).

    4. Alors même que la théorie classique du patrimoine semble exclure d’emblée toute prise en compte du lien affectif, l’étude du droit privé français positif montre que ce lien est à la fois un facteur déterminant de la conception juridique du patrimoine (I) et un déclencheur de renouvellement de cette conception (II).

    I. – Le lien affectif : un facteur déterminant de la conception juridique du patrimoine

    5. Le lien affectif est à la fois un facteur de création d’éléments du patrimoine (A) et un facteur de modulation de la protection du patrimoine (B).

    A. – Un facteur de création d’éléments du patrimoine

    6. Selon la théorie classique d’Aubry et Rau, le patrimoine est une universalité composée de biens et d’obligations. Or, l’étude du droit positif fait apparaître que le lien affectif est source tant de biens (b) que d’obligations (a).

    a. – Une source d’obligations

    7. La communauté de vie, c’est-à-dire « une communauté d’esprits, née de la volonté d’unir deux vies » (14), est le fondement d’un certain nombre d’obligations en droit positif français. Or, le lien affectif apparaît comme un facteur déterminant de cette volonté. Il est ainsi, indirectement, source de ces obligations. Il est ici possible de citer pour exemple les obligations, notamment alimentaires, découlant du mariage ou de la conclusion d’un pacte civil de solidarité (PACS), mais aussi la possibilité d’engager le conjoint ou le partenaire alors même qu’ils ne sont pas partie à l’acte juridique conclu par l’autre conjoint ou partenaire seul. Le concubinage, quant à lui, ne crée pas de telles obligations légales. En effet, il n’est qu’une union de fait selon l’article 515-8 du Code civil. Toutefois, peu à peu, la jurisprudence a mis en place un certain nombre de quasi-devoirs entre les concubins (15), notamment sur le fondement du mécanisme de l’obligation naturelle. La jurisprudence, invoquant l’apparence, retient même qu’un concubin peut être engagé par l’acte conclu par l’autre concubin (16). Par ailleurs, si le lien de filiation semble être le seul fondement des obligations légales alimentaires (17) ou de respect (18) entre ascendants et descendants, indépendamment du lien affectif (19), en revanche, selon l’article 206 du Code civil, « les gendres et belles-filles doivent également, et dans les mêmes circonstances, des aliments à leur beau-père et belle-mère, mais cette obligation cesse lorsque celui des époux qui produisait l’affinité et les enfants issus de son union avec l’autre époux sont décédés ». Un mariage, et par conséquent une communauté de vie, en est ainsi une condition préalable.

    8. En outre, certaines obligations alimentaires peuvent naitre en dehors de toute obligation légale, certaines personnes pouvant se sentir tenues d’un devoir moral d’assistance. Il s’agit d’obligations naturelles transformées en obligations civiles par leur exécution spontanée. Or, de nombreuses hypothèses dans lesquelles la qualification d’obligation naturelle a été retenue sont caractérisées par l’existence d’un lien affectif actuel ou passé apparaissant comme le fondement du sentiment d’être tenu d’un tel devoir moral (20). Ainsi, la jurisprudence a qualifié d’obligation naturelle le fait pour des parents d’héberger gratuitement leur fils ayant un emploi (21), le fait d’entretenir l’enfant d’une maitresse (22), ou encore entre frère et sœur (23) ou à l’égard d’une ancienne concubine (24).

    Au-delà de ces diverses obligations, le lien affectif semble également être la source de certains biens composant le patrimoine individuel.

    b. – Une source de biens

    9. L’existence d’un lien affectif peut être une condition de l’appropriation de certains biens en particulier lorsque ce lien est matérialisé par la création d’une famille. Ainsi, les époux bénéficient de la cotitularité du bail de location d’un immeuble d’habitation même lorsque ce bail n’a été conclu que par un seul des époux en vertu de l’article 1751 du Code civil. De même, l’article 14 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 relative aux baux d’habitation affirme qu’en cas d’abandon du domicile par le locataire, le contrat de location continue pour le conjoint, le partenaire de PACS, les descendants vivant avec le locataire depuis un an, les ascendants, le concubin notoire ou les personnes à charge vivant avec le locataire depuis plus d’un an. Ces mêmes personnes bénéficient également du droit au transfert du bail en cas de décès du locataire. En droit de la sécurité sociale, la prise en compte du lien familial conduit à étendre la protection (25). Le lien familial est également la source de la vocation successorale au regard notamment de l’article 374 du Code civil. Sont d’ailleurs déclarés indignes de succéder les héritiers ayant rompu gravement le lien d’affection les unissant au défunt (26).

    10. En outre, de nombreuses jurisprudences subordonnent l’attribution de certains biens à la qualification de « proches ». Or, là-encore cette qualification suppose l’existence d’un lien affectif. Ainsi, la jurisprudence reconnaît aux proches un droit à indemnisation en raison d’un préjudice par ricochet tant devant les juridictions civiles que devant les juridictions répressives (27). Si les victimes par ricochet sont des proches, elles ne sont pas nécessairement des membres de la famille (28). Ici, le lien familial va faciliter la preuve des préjudices moraux et économiques par ricochet (29) mais n’est pas la condition préalable de l’octroi de ce droit à indemnisation, contrairement au lien affectif (30). Cette présomption de qualité de victime par ricochet découlant du lien familial ne semble être accordée qu’aux conjoints, ascendants, descendants et collatéraux. En revanche, la Cour de cassation rejette les pourvois formés contre les décisions de juges du fond ayant refusé un droit à réparation d’un préjudice moral par ricochet invoqué par des alliés, tels que beaux-parents, beaux-frères et belles-sœurs, aux motifs qu’en l’absence de preuve d’un lien d’affection étroit leur préjudice n’était pas établi (31). De plus, l’application de cette présomption reste limitée à certains préjudices. Ainsi, cette présomption est écartée s’agissant du droit à indemnisation du préjudice d’accompagnement en fin de vie. Ce dernier suppose en effet la preuve d’une « communauté de vie affective et effective » y compris lorsque les demandeurs sont des neveux et nièces (32). Dans le même sens, la jurisprudence reconnaît un droit à indemnisation aux concubins dès lors qu’il est établi que le concubinage correspondait bien à la définition de l’article 515-8 du Code civil, à savoir une réelle communauté de vie relativement stable, et ce même s’il est adultérin (33).

    La notion de proches a également été utilisée par la jurisprudence pour limiter la portée des clauses d’occupation personnelle dans le cadre des baux d’habitation (34). La loi ENL n° 2006-872 du 13 juillet 2006 est venue conforter cette jurisprudence, en réputant non écrite la clause qui interdit au locataire d’héberger des personnes ne vivant pas habituellement avec lui. A priori, la catégorie jurisprudentielle de « proches » semble plus restreinte. Toutefois, la différence de rédaction ne semble pas déterminante. Il apparaît que le locataire peut héberger la ou les personnes de son choix, tant que cela ne revient pas à effectuer une cession ou une sous-location, et tant que l’obligation d’occupation paisible est respectée. La seule véritable interdiction consisterait, semble-t-il, en l’hébergement régulier de personnes de passage, sans qu’aucun lien véritable ne puisse être établi avec le locataire.

    11. Enfin, certains auteurs estiment que le législateur français prend également en compte le lien affectif unissant, cette fois-ci, l’occupant à sa résidence principale, celle-ci représentant le « sanctuaire » de sa vie privée, son intimité (35). Par exemple, la loi du 6 juillet 1989 relative aux baux d’habitation limite les visites de tiers en cas de préavis de la part du locataire puisque l’article 4 de cette loi répute non écrite la clause qui oblige le locataire, en vue de la vente ou de la location du local loué, à laisser visiter celui-ci les jours fériés ou plus de deux heures les jours ouvrables. De plus, le bailleur ne peut pénétrer dans les locaux loués sans l’autorisation du locataire (36). De même, dans certains arrêts, la Cour de cassation semble admettre le bénéfice de l’attribution préférentielle du logement ou de biens accessoires, dans le cadre de successions, en raison du lien affectif relevé entre le demandeur et ce bien (37). La Cour européenne des droits de l’homme, quant à elle, a retenu que « la destruction d’une maison dans le mépris et sans respect pour les sentiments des propriétaires [en l’occurrence il s’agissait de l’incendie volontaire d’une maison par des gendarmes turcs] peut être qualifiée de traitement inhumain » au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (38).

    Au-delà de la composition du patrimoine, le lien affectif influence également la protection de ce dernier.

    B. – Un facteur de modulation de la protection du patrimoine

    12. Le lien affectif est à la fois facteur d’une protection renforcée du patrimoine (a) et facteur d’atténuation de cette protection (b).

    a. – Une protection renforcée du patrimoine

    13. Le lien affectif entre deux personnes justifie, parfois, une certaine adaptation des règles encadrant le procès civil. Cette adaptation tend à faciliter l’action et, par ricochet, à renforcer la protection du patrimoine individuel. Ainsi, le lien affectif permet de se prévaloir d’un allégement de la preuve. En effet, alors que, en vertu de l’article 1341 du Code civil, les actes juridiques doivent en principe être prouvés par écrit, la preuve est libre (39) en cas, notamment, d’impossibilité morale de se procurer un écrit. Cette exception est retenue notamment entre frère et sœur (40), en cas de relations amicales (41) ou encore de « liens d’affection » entre un homme et le fils de la concubine de son frère décédé (42). L’impossibilité morale doit être appréciée in concreto. Dès lors, qu’il y ait un lien familial (43) ou non, le lien d’affection doit être prouvé. À défaut l’exception ne peut être retenue, les juges du fond ayant, sur ce point, un pouvoir souverain d’appréciation (44).

    De même, les liens d’affection peuvent être utilisés par les juges du fond comme indices de certains faits ou actes juridiques. Par exemple, les liens d’affection entre une petite-fille et sa grand-mère peuvent expliquer les difficultés de justification de l’emploi des sommes dépensées et prouver la bonne foi de la petite-fille, excluant le recel successoral (45). Les liens affectifs peuvent également être pris en compte par les juges du fond pour apprécier l’intention libérale permettant de qualifier un acte juridique de don manuel (46), ou de rejeter la demande fondée sur l’enrichissement sans cause d’une ex-épouse ayant participé à l’activité professionnelle de son époux (47) ou d’un ex-concubin à raison des dépenses effectuées dans le cadre de travaux de rénovation d’une maison appartenant à l’ex-concubine (48).

    Enfin, le législateur et la jurisprudence ont mis en place un certain nombre d’immunités familiales faisant obstacle à certains recours subrogatoires. Cette immunité se retrouve à l’article L121-12 du Code des assurances s’agissant du recours subrogatoire de l’assureur. De même, en raison du caractère d’ordre public des dispositions de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation, la Cour de cassation refuse la possibilité pour le solvens d’effectuer un recours contre les autres responsables solidaires ayant un lien familial avec la victime non-conducteur (49) ou contre la succession de la victime fautive ou de la victime par ricochet (50). Elle retient le même raisonnement s’agissant du recours subrogatoire du fonds d’indemnisation des victimes d’infraction contre un auteur ayant un lien familial avec la victime (51). Le but de ces immunités familiales est d’éviter que le recours contre les co-obligés n’aboutisse directement ou indirectement à reprendre à la victime ce qui lui a été versé. Il est également possible de considérer que, dans l’ensemble de ces cas, le législateur et la jurisprudence ne veulent pas autoriser des personnes bénéficiant d’un recours subrogatoire à agir alors même que la victime aurait très certainement renoncer à le faire en raison du lien affectif l’unissant avec les défendeurs au recours.

    14. Par ailleurs, le législateur et la jurisprudence mettent en place des mécanismes protégeant le patrimoine individuel en raison de l’existence d’un lien affectif entre les cocontractants. À titre d’exemple, il est possible d’évoquer l’ancienne jurisprudence qui considérait comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs, et donc nulles, les libéralités entre concubins dès lors qu’elles avaient pour but la formation ou la continuation de ces relations (52). Le lien affectif, suspicieux car établi hors mariage, entrainait la nullité du contrat dès lors qu’il n’était pas possible de retenir l’exécution d’une obligation naturelle. Le mobile (53) de l’acte apparaissait ici contraire aux bonnes mœurs. En outre, sont librement révocables les donations entre époux de biens à venir intervenues pendant le mariage. Le législateur autorise ainsi une résolution unilatérale du contrat. Si la résolution unilatérale du contrat, en vertu de l’article 1134 du Code civil, n’a pas à être justifiée, elle ne doit toutefois pas constituer un abus. En l’occurrence, l’affaiblissement préalable du lien affectif semble l’hypothèse la plus évidente. D’ailleurs, ces donations sont révoquées de plein droit en cas de divorce, c’est-à-dire en cas de rupture du lien affectif. De même, en vertu de l’article 957 du Code civil, il est possible de demander la révocation des donations entre vifs pour ingratitude. Celle-ci suppose une volonté de nuire (54) au cocontractant, à savoir la rupture du lien affectif mobile de l’intention libérale. Si l’existence d’un lien affectif peut faire douter de la liberté du consentement (55), il faut noter que le législateur se place bien ici, non pas sur le terrain de la formation du contrat, mais sur celui de l’exécution du contrat, puisqu’il ne retient pas la nullité mais la résolution. Aussi, est-il également possible de voir dans l’hypothèse de la révocation des donations entre époux la sanction de la disparition ultérieure du mobile de l’acte. Le lien affectif peut alors être rapproché d’une condition résolutoire. Quant à la révocation pour ingratitude, elle peut faire penser à la sanction du non-respect du devoir de loyauté incombant aux parties, devoir renforcé par l’existence du lien

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