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Dieu ne lit pas de romans: Un voyage dans le monde de Salman Rusdhie
Dieu ne lit pas de romans: Un voyage dans le monde de Salman Rusdhie
Dieu ne lit pas de romans: Un voyage dans le monde de Salman Rusdhie
Livre électronique382 pages5 heures

Dieu ne lit pas de romans: Un voyage dans le monde de Salman Rusdhie

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À propos de ce livre électronique

Un essai sur la religion qui prône la liberté d'expression

Je suis sûr que les lecteurs de Dieu ne lit pas de romans vont être éblouis par le savoir d'Axel Jensen, et divertis par son esprit vif et léger. En tant qu'objet de son attention bienveillante, j'ai moi-même été stimulé, provoqué et édifié. Il est possible qu'Axel Jensen en sache davantage que moi sur mon œuvre. (Salman Rushdie)

L'ouvrage d'Axel Jensen, faisant référence aux Versets Sataniques, est une critique de la fatwa organisée contre Salman Rushdie.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Axel Jensen est un écrivain norvégien, né en 1932 et mort en 2003. Véritable touche à tout, il a écrit des romans, des poèmes, des essais, mais aussi des scénarios pour des dessins animés.

EXTRAIT

Dans les années soixante-dix, lorsque l’homme de confiance des États-Unis au Moyen-Orient, le Roi des rois, la Lumière des Aryens, le Shah Reza Pahlavi se tenait sur son trône des paons au Palais du Golestan à Téhéran et rêvait d’un nouveau grand empire persan, le nom de Khomeini était à peine connu en dehors de la ville somnolente de Qom (un des centres d’enseignement les plus prestigieux de l’Islam chiite iranien) et Salman Rushdie n’avait sans doute aucune idée qu’il serait un jour un diable mondialement connu. Un diable envoyé par Allah, nous permettrons-nous d’ajouter quand Khomeini eut besoin d’un bouc émissaire après huit ans de guerre avec le régime Baas à Bagdad, une saignée du corps social iranien qui fit pousser un cri de douleur au chef charismatique et mourant de cet État divin nouveau-né. J’ai bu de ce calice d’amertume et perdu mon honneur devant Dieu.
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie2 nov. 2015
ISBN9782871067238
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    Aperçu du livre

    Dieu ne lit pas de romans - Axel Jensen

    Avant-propos

    La devise de Salman Rushdie en commençant à écrire Les Versets Sataniques avait été : plutôt un échec spectaculaire qu’un succès mineur ! Il est donc ironique que les tirages aient fait de lui un multimillionnaire alors que certains passages paraissent avoir été écrits pour un cercle restreint de savants férus de religion. Après la bulle d’excommunication de Téhéran, des queues commençèrent à se former dans les librairies pour se procurer le roman au titre excitant. Ceux qui espéraient que Rushdie avait écrit un livre sur le satanisme furent déçus et troublés quand ils se rendirent compte qu’ils s’étaient fourvoyés dans de la littérature sérieuse et difficile d’accès. Nous n’y comprenons rien, fut la réaction la plus répandue. Khomeini ne rend-il pas service au monde en menaçant la vie de cet homme ?

    Ce n’est donc pas à nous, bastion du luthéranisme, que s’adresse le Cantique Satanique. Quoique le lecteur occidental soit indirectement concerné, c’est au « marché domestique » de l’Inde et du Pakistan, et aux nombreux immigrés de l’Europe et des États-Unis que l’a destiné d’abord Salman Rushdie. Ce sont ces lecteurs-là qui se reconnaissent dans un texte, qui pour les Occidentaux demeure insupportablement ésotérique. C’est ainsi que l’esthète palestino-américain Edward W. Said – qui s’est fait remarquer en tournant en dérision la tradition des orientalistes occidentaux, ces experts conventionnels sur les colonies d’autrefois – se réjouit carrément : « Les Versets Sataniques sont un grand roman, un magnifique règlement de comptes avec une autorité qui exige une obéissance pÈresseuse, irréfléchie et inconsciente. Ce livre séduisant, émouvant et amusant, ne se présente pas du tout comme un sermon sinistre et querelleur mais plutôt comme un carnaval drôle. Cette œuvre littéraire a mille fois plus de valeur qu’une contredoctrine ou une nouvelle thèse. Dans cette affaire, il ne s’agit pas du tout d’outrage à l’Islam, mais d’appel à continuer la lutte pour cette démocratie qui nous a été refusée, à garder notre courage et à ne jamais nous rendre. Salman Rushdie est l’« intifada de la fantaisie ». C’est pourquoi tant de noms de lieux et de personnes tourbillonnent devant les yeux des lecteurs non initiés qui, sauf à avoir sous la main un grand nombre d’ouvrages de référence d’histoire religieuse, ne peuvent espérer déchiffrer – comme pour des mots croisés – les cryptogrammes rushdiens.

    Révolté par la sentence de mort, j’ai voulu transmettre les pensées qui me sont venues pendant la lecture de Rushdie, avec l’ambition de comprendre pourquoi quelque chose d’aussi inoffensif qu’un roman peut déclencher l’instinct de meurtre chez des militants musulmans.

    Dans leur très habile maniement des médias, ces derniers ont réussi à exporter leur version étroite et acerbe de l’Islam sur le marché mondial. Ils ont créé un conformisme artificiel qui n’a aucune justification dans la Maison de l’Islam, où il y a suffisamment de largeur d’esprit pour accueillir à la fois des paysans marocains moyenâgeux, l’élite intellectuelle raffinée du Caire, des navigateurs malais, des mollahs chinois, des monarques d’Arabie Saoudite, des nomades kirghiz, des indonésiens tolérants et musulmans par habitude, des panthères noires, Cat Stevens, et des imams persans rancuniers.

    Dans les régimes corrompus et ruinés, où la majorité de la population se compose d’une jeunesse urbaine pauvre, inéduquée, qui n’a rien à perdre, les mosquées sont une compensation pour l’absence de l’État providence. Les slogans de l’Islam révolutionnaire offrent un espoir d’avenir et de dignité à des existences autrement dégradées. Le poète iranien Reza Bahreni résume ainsi la situation :

    La jeunesse du tiers monde

    mange des grenades explosives pour le petit déjeuner

    de la poudre au déjeuner

    se fait sauter en morceaux pour le dîner.

    Demain ou après-demain

    quand il faudra plus de calories

    ils passeront à un régime de bombes atomiques

    pour rester debout et mourir ou mourir en restant debout.

    *

    Mes considérations profanes n’impliquent pas qu’on ait lu les Versets Sataniques, mais cela ne nuit en rien.

    « Tuer quelqu’un, ce n’est pas défendre une thèse, c’est tuer quelqu’un. »

    Sebastien Castello,

    Contra libellum Calvini, 1554.

    « Si l’humanité entière à l’exception d’une personne était d’un avis et que cette personne fût d’un avis contraire, l’humanité n’aurait pas davantage le droit de faire taire cette personne, que celle-ci, en eût-elle le pouvoir, aurait le droit de faire taire l’humanité. »

    John Stuart Mill,

    On liberty, 1859.

    « Le meurtre est la forme absolue de la censure »

    George Bernhard Shaw.

    « Le travail d’un poète est de nommer l’innommable, de dénoncer le mensonge, de prendre parti, de déclencher un débat, de former le monde, d’empêcher qu’il s’endorme. »

    Salman Rushdie,

    Les Versets sataniques, 1988.

    *

    Dans la vague de haine antisémite qui déferla sur la France au tournant du siècle, l’officier d’artillerie juif Alfred Dreyfus, reconnu coupable, le 23 décembre 1893, d’avoir passé des informations secrètes aux forces armées allemandes, fut condamné à la mise à la retraite d’office et déporté à vie à l’Île du Diable.

    Dans sa préface au Capitaine Dreyfus de Nickolas Halasz, notre défunt président du Parlement Carl Joachim Hambro réfléchit avec une pointe de nostalgie à ce meurtre judiciaire qui révolta le monde entier. Il écrit : « À mesure qu’on lit le récit dramatique que fait Halasz de cette tragédie humaine de premier ordre s’élève en nous un sentiment d’accablement devant l’effrayante régression morale qu’aura connue la société culturelle et judiciaire internationale dans les soixante ans qui nous séparent de l’affaire Dreyfus. Les nouvelles générations liront avec étonnement et peut-être avec un soupir de regret le récit de cette période si proche dans le temps et cependant si lointaine par son contenu. C’était l’époque où, en Europe et en Amérique, existait une solidarité des consciences qui l’emportait sur la solidarité militaire et politique.

    Sans doute le cher Hambro aurait-il davantage prétexte à des soupirs de nostalgie aujourd’hui que le scandale Rushdie, bientôt vieux de six ans, reste plus occulté que jamais par les bavardages diplomatiques. Une fois encore, il s’agit d’une affaire où des individus innocents se voient écrasés par la machine d’État, une fois encore sont violés des principes élémentaires de justice d’une manière qui dépasse de loin l’injustice perpétrée par les pouvoirs publics à l’encontre de Dreyfus.

    Dans le cas Dreyfus, il ne s’agissait que d’un individu sans défense dont la vie fut détruite par des indices extrêmement faibles. L’anathème iranien est en revanche une incitation au meurtre collectif.

    « Au nom du Tout-Puissant, il n’y a qu’un Dieu auquel nous devons revenir.

    J’annonce aux musulmans du monde entier que l’auteur du livre intitulé « Les Versets Sataniques », qui est une attaque contre l’Islam, le Prophète et le Coran, mais aussi les éditeurs qui connaissent son contenu, sont condamnés à mort.

    J’appelle tous les vrais musulmans, où qu’ils se trouvent, à exécuter ce jugement avec effet immédiat. Que personne ne puisse croire que les lois de l’Islam seront violées impunément. Bienheureux les martyrs qui offriront leur vie pour cette cause. »

    Depuis la proclamation, le 14 février l989, de ce décret qui est une offense à la raison, par le fondateur de la théocratie iranienne Imam Haj Sayyaed Ruhallah Khomeini, il a coûté la vie à près de soixante-dix personnes. Aucune condamnation par l’Occident de la fatwa n’a été suivie d’effets politiques. Business as usual.

    Aujourd’hui comme alors, la vie d’un individu ne semble avoir aucun prix.

    *

    Depuis les meurtres judiciaires de Socrate et de Jésus, c’est un point fondamental de notre conception juridique qu’une injustice faite à un seul y est considérée comme injustice contre tous. Certes, Dreyfus n’a pas été crucifié, mais ses conditions de vie à l’Île du Diable n’eurent rien de réjouissant. La cabane de pierre aux fenêtres grillagées où le martyr de l’honneur français languit durant six années, brûlait de chaleur pendant la journée. Pendant les nuits glaciales, Dreyfus reposait sur un lit de granit, les chevilles cadenassées de chaînes qui le cisaillaient jusqu’aux os et, quand « les tempêtes fouettaient la mer, que les vagues grondaient contre les rochers et qu’il hurlait sa douleur à leur abri… personne ne l’entendait. Lui-même et son histoire avaient été enterrés dans le silence. »

    *

    « Avec l’affaire Dreyfus commence un conflit de principes moraux sans précédent dans l’histoire de l’État moderne », affirme Halasz. Ce drame obligera la France à conduire un examen douloureux des fondements sur lesquels repose la démocratie. L’inviolabilité de l’individu, grand idéal assurément ! Mais devait-on dans la pratique sacrifier l’ensemble à une petite unité insignifiante ?

    Pouvait-on mettre la sécurité de toute la nation française en jeu pour rendre justice morale à un seul Français ?

    Des gens comme Clemenceau, les écrivains Anatole France, Maurice Barrès, Marcel Proust et Émile Zola répondirent un oui retentissant à cette question difficile. Un siècle plus tard, présentes à notre esprit les balles tirées contre l’éditeur norvégien des Versets Sataniques, la question reste tout aussi urgente.

    Le futur premier ministre Clemenceau bombarda l’opinion de plus de huit cents articles. « Si un seul individu est privé de ses droits, toute la nation est menacée. La nation est la garantie pour tous les citoyens de profiter des mêmes droits, sans cette garantie aucun pays n’est une nation. »

    Celui qui allait crever l’abcès fut le père du naturalisme européen, Émile Zola. Le 13 janvier 1898, quatre ans après la farce judiciaire, il publia son célèbre article enflammé « J’accuse » dans le journal de Clemenceau « L’Aurore ».

    « La vérité est en marche » tonna-t-il « rien ne l’arrêtera… Lorsque la vérité est cachée sous une chaise, elle amasse une telle force explosive que le jour où elle éclate, elle arrache tout… À quelles mesures abominables n’aura-t-on pas eu recours dans cette affaire stupide, à quelles cauchemardesques méthodes policières dignes de l’inquisition espagnole – pour donner satisfaction à quelques personnes accoutrées d’uniformes qui piétinent la nation sous leur talon de fer, bâillonnent le cri de la vérité et la justice derrière le mot trompeur de « raison d’État ».

    *

    L’Aurore était un journal à tirage relativement modeste, mais le jour où fut publiée la protestation de Zola, il s’en vendit 300 000 exemplaires. La polémique qui s’ensuivit eut des retentissements bien au-delà des frontières de la France. C’était un siècle où les écrivains étaient pris au sérieux. Trente mille lettres et télégrammes affluèrent de tous les coins du monde, saluant l’appel. Des auteurs, des artistes, des compositeurs célèbres envoyèrent des déclarations de sympathie à Zola qui, à leurs yeux, personnifiait la France des droits de l’homme. Bjoernstjerne Bjoernson, qui allait devenir l’ami de Dreyfus, regretta que la France refusât d’écouter les grands esprits du monde. Des journaux russes allèrent jusqu’à demander si la France avait encore le droit de s’appeler la patrie des Lumières et, dans The New York Herald, Mark Twain gronda : « Des lâches, des hypocrites, ds lèche-culs comme le sont les membres des tribunaux militaires et religieux, le monde peut en produire un million par année. Mais il faut cinq siècles pour que paraisse une Jeanne d’Arc ou un Zola ».

    Le conflit gagna tous les niveaux, le mutisme le céda à une audace candide… Quel spectacle aurait pu rivaliser avec ce drame qui avait la France comme théâtre, les citoyens comme acteurs, le monde civilisé comme spectateur ?

    Dans l’affaire Rushdie, le drame n’a pas atteint les mêmes dimensions, ce qu’il mériterait sans aucun doute. Car l’affaire Rushdie n’est tout de même pas un simple grain de sable, une bagatelle, c’est une opération qui menace le nerf vital de la démocratie. Peut-être est-ce le silence avant la tempête que nous vivons maintenant…

    *

    « Quand j’avais six ans, je voulais être cuisinier », raconte Salvador Dali au début de son autobiographie. « Quand j’en avait sept, je voulais être Napoléon, mes ambitions n’ont pas baissé depuis. »

    Salman Rushdie choisit l’histoire comme matière principale au King’s College de Cambridge, dans les années 60. Son porte-parole des « Enfants de minuit », Salem Sinai ne nous laisse aucun doute sur le rôle historique qu’il envisageait pour lui-même.

    « Dites-le à cantonade », se réjouit-il. « C’est au moment précis où l’Inde gagnait son indépendance que je suis arrivé dans ce grand monde cul par-dessus tête. Au milieu des soupirs de soulagement des uns, des feux d’artifice et des transports d’allégresse des autres.

    Quelques minutes après l’accouchement, mon père se cassa le gros orteil. Mais cet accident fut une bagatelle en comparaison de l’instant insolite et enivrant où l’on me passa les menottes de l’histoire ».

    Pour James Joyce (auteur qui intéresse beaucoup Rushdie), l’histoire était un cauchemar dont il espérait se réveiller. Ce n’est pas le cas pour Rushdie. Il ne veut pas se réveiller de l’histoire. Il est lui-même tout ce qu’il y a de plus réveillé, il veut au contraire nous réveiller à elle.

    En 1984, il publia dans Granta – le journal des étudiants d’Oxford – « Hors de la baleine », manifeste dans lequel il pourfend ceux que le besoin d’écrire démange mais qui le font à la Jonas, cachés dans le ventre de la baleine, protégés par une bonne grosse couche de graisse chaude qui les sépare de l’histoire et de la politique. Si, en effet, les auteurs laissaient les politiciens créer des images du monde, ce serait l’une des plus humiliantes défaites de l’histoire.

    Hors de la baleine fait rage l’incessante tempête, la querelle éternelle de la dialectique de l’histoire.

    « Hors de la baleine, on éprouve un réel besoin de fiction politique, de nouvelles langues qui nous rendent le monde compréhensible.

    Nous sommes radioactifs d’histoire et de politique. Il est aussi mensonger de créer des univers fictifs totalement vierges d’impuretés politiques que d’en créer où personne n’aurait à travailler, manger, aimer, ou dormir. À l’extérieur de la baleine il devient nécessaire voire rafraîchissant de se confronter aux problèmes qui naissent quand quelqu’un incorpore un explosif politique dans un roman ».

    Si nous avons bien compris Rushdie, la raison en est que la politique oscille entre farce et tragédie.

    Expulsé de la chaleur utérine de la baleine, l’écrivain est contraint de reconnaître qu’il ou qu’elle fait partie du monde, fait partie de la mer, fait partie de la tempête.

    *

    Selon Rushdie, l’une des choses les plus exaltantes qui soient arrivées aux hommes au cours de ce siècle est d’avoir senti leurs convictions s’effriter entre leurs mains. Impossible de s’en tenir à des idées fixes, à des opinions bloquées sur quoi que ce soit, a-t-il déclaré dans une interview. « La table autour de laquelle nous sommes assis, le sol sous nos pieds, les piliers de la science eux-mêmes, tout chancelle. Notre temps est imprégné de doute. Tout ce que nous faisons, nous le faisons sous le signe du doute, pas de la foi. C’est aussi le fondement de ce grand mouvement dans l’art et la littérature qui s’appelle le modernisme – Que les dirigeants orthodoxes du monde musulman aient déclaré la guerre sainte au modernisme n’est pas de notre faute et ne discrédite nullement cette manière qu’a l’humanité de s’autocritiquer, qui est la contribution la plus importante du vingtième siècle. Si au contraire, vous essayez d’imaginer ce processus comme enrayé, comme ne valant plus la peine qu’on s’en occupe, eh bien, vous resterez là avec vos vieilles lunes de solutions toutes faites, l’air pas très malin – Dans ce cas, nous prendrons la liberté de protester.

    Pour Rushdie, la question n’a jamais été de savoir si son œuvre affaiblissait ou renforçait la foi, mais si elle dégageait davantage de place pour le doute – Et le rire.

    À une question concernant un malentendu entre lui et ses lecteurs, Milan Kundera a répondu sans hésiter : l’humour. Dans l’essai « Le jour où Panurge ne fera plus rire », il fait la comparaison entre Salman Rushdie et l’exubérant écrivain du quinzième siècle, François Rabelais. Ses racines plantées au dix neuvième siècle, Kundera regrette le temps où les premiers romanciers s’ébattaient librement et voluptueusement dans un monde luxuriant, plein de contradictions. Dans les livres de Rabelais, on trouve tout : « Du probable et de l’improbable, de l’allégorie, de la satire, des géants et des mortels ordinaires, des anecdotes, des réflexions, des voyages dans la réalité et la fantaisie, des polémiques savantes et des démonstrations reposant sur de véritables acrobaties verbales ». Comme par exemple la naissance du géant Gargantua : après que la très enceinte Madame Grandgousier s’est gavée de tripes, le médecin lui donne un purgatif si efficace que le bord du placenta se détache et que le fœtus Gargantua disparaît dans une veine pour ressortir par l’oreille de sa mère.

    De la même façon, Rushdie laisse ses personnages principaux, les acteurs indiens Saladin Chamcha et Gibreel Farishta, échapper indemnes à une chute de huit mille mètres et une rencontre avec la Manche glaciale. Cela ne confirme aucune vérité scientifique ni mystique. Dès la première phrase, Rushdie conclut un accord avec le lecteur : surtout ne pas prendre trop au sérieux ce qui va suivre, même s’il se passe des choses radicales.

    Tout porte à croire que Salman Rushdie s’est rendu coupable de transgresser la divine loi de Jante : « Tu ne riras pas de nous. » Car le fait même d’explorer des textes sacrés de manière historique et psychologique revient à les profaner, c’est-à-dire à les placer dans une sphère extérieure à toute religion. De même que le rire sonne silencieusement dans ce discours d’incertitude que l’on appelle roman, la profanation de textes d’inspiration divine qui arrive parfois dans ce genre d’art, est la plus provocante. La religion et l’humour ne se laissent pas concilier.

    L’œuvre monumentale de Thomas Mann, « Joseph et ses frères », écrite entre 1926 et 1942, est une « exploration historique et psychologique » de textes sacrés qui, dans le mode souriant et sublime de la narration de Mann, ne sont plus sacrés du tout. Dieu qui, dans la Bible, existe depuis des temps immémoriaux devient chez Mann un personnage humain, une invention d’Abraham qui l’a sorti du chaos polythéiste. Convaincu à qui il doit son succès, Dieu s’exclame : « C’est incroyable comme ce pauvre homme me connaît bien. Est-ce vraiment grâce à lui que je vais devenir une célébrité ? Cela mériterait que je lui graisse la patte. »

    Notons qu’aucune condamnation à mort post mortem de l’auteur et des traducteurs encore en vie n’émana de Jérusalem. Au contraire, « Joseph et ses frères » fut accueilli dans le respect général. Kundera en tire argument pour avancer que le processus de profanation ne serait plus considéré comme scandaleux, mais serait devenu admissible. C’est une vision un peu trop optimiste, car dans le cas de Rushdie, lui aussi a pris des libertés avec des textes protégés par le tabou, mais cela n’a pas été jugé aussi inoffensif.

    Dans un climat de crise, il arrive que parler de littérature et d’art paraisse irresponsable.

    Pour ce qui est des Versets Sataniques, il semble que la sentence de mort ait éclipsé l’intérêt du roman lui-même. Tous les commentaires sur ces versets du Diable si offensants ont tourné autour des questions telles que la liberté d’expression et la nécessité de la défendre, la religion, l’Islam, la chrétienté, le blasphème, la différence entre Sunnite et Shiite, les distinctions subtiles de la loi pénale musulmane, la légitimité de la fatwa, la question de savoir si un auteur a, ou non, le droit moral de blasphémer et par là de blesser les croyants. Ou plus révoltant encore : la question de savoir si Rushdie n’aurait pas profané l’Islam uniquement pour faire vendre son produit dégoûtant ?

    À quoi Rushdie répond : « Il faut travailler dur pour être offensé par Les Versets Sataniques, cela requiert un long moment de lecture intense. Le roman contient un quart de million de mots. »

    L’étouffante fraternité des écrivains, intellectuels et autres salonnards fit tout à coup la grimace sur ce roman, qu’il n’était plus à la mode d’avoir lu.

    Rabelais aussi dut fuir la police idéologique de son temps, les théologiens de la Sorbonne, qui allumaient partout des bûchers. Mais contrairement à Salman Rushdie, Rabelais jouissait de la protection des puissants comme le Cardinal du Bellay, le Cardinal Odet, la reine Marguerite de Navarre et surtout François Ier, roi de France. Cherchaient-ils à défendre des principes ? La liberté d’expression ? Les droits de l’homme ? Non, répond Kundera, leur motif était meilleur : ils appréciaient la littérature et l’art.

    En Inde rien à voir, tout à interpréter.

    Kabir avait cent vingt ans, et n’avait plus longtemps à vivre quand il chanta :

    Je suis ivre

    Ivre de joie

    De la joie de la jeunesse

    Les trente millions de dieux sont là

    Là où je vais

    Bienheureux ! Bienheureux !

    Je franchis le cercle sacré.

    Henri Michaux,

    PREMIÈRE PARTIE

    L’ABONDANCE SAUVAGE DE L’HÉRITAGE

    ou

    Comment construire un ange

    Un Barbare en Asie.

    Le Prophète buvait-il du café ?

    Dans les années soixante-dix, lorsque l’homme de confiance des États-Unis au Moyen-Orient, le Roi des rois, la Lumière des Aryens, le Shah Reza Pahlavi se tenait sur son trône des paons au Palais du Golestan à Téhéran et rêvait d’un nouveau grand empire persan, le nom de Khomeini était à peine connu en dehors de la ville somnolente de Qom (un des centres d’enseignement les plus prestigieux de l’Islam chiite iranien) et Salman Rushdie n’avait sans doute aucune idée qu’il serait un jour un diable mondialement connu. Un diable envoyé par Allah, nous permettrons-nous d’ajouter quand Khomeini eut besoin d’un bouc émissaire après huit ans de guerre avec le régime Baas à Bagdad, une saignée du corps social iranien qui fit pousser un cri de douleur au chef charismatique et mourant de cet État divin nouveau-né. J’ai bu de ce calice d’amertume et perdu mon honneur devant Dieu.

    Peut-être était-ce pour rendre le calice moins amer et pour regagner un peu de cet honneur perdu, que tirant parti des systèmes de transmission mondiale de l’information, il fit connaître aux peuples du monde occidental un nouveau concept – la fatwa.

    Fatwa peut être défini comme la déclaration juridique d’un expert de la loi islamique (sharia). Il n’existe sans doute pas de société aussi complètement réglementée que celle régie par la sharia. Véritable labyrinthe de lois régissant tout entre ciel et terre, depuis la façon correcte de prier ou de faire pénitence jusqu’à la manière de se couper les ongles. « … Des règles, des règles, des règles » gémit Salman Farsi, le secrétaire persan de Mahomet dans Les Versets Sataniques. « Des règles pour chaque diable de chose, si un homme pète, il doit tourner son visage contre le vent, une autre règle indique de quelle main se servir pour s’essuyer le derrière. C’était comme si aucun aspect de l’existence humaine ne pouvait rester sans règles. » Et là où il n’existait pas de règles, les membres de la corporation des horlogers iraniens découvrirent qu’il y avait constamment de la place pour de nouvelles règles – ils sont maintenant menacés par une fatwa de la part de ceux qui font respecter la loi pénale, s’ils importent, vendent ou réparent des montres en or.

    *

    Les répercussions géopolitiques qui devaient suivre la vague de conquêtes arabes déferlant sur de grandes parties de la planète au cours des siècles, après la mort du Prophète, avaient rendu impossible la réalisation du rêve d’un empire islamique centralisé. La chaîne de commandement était tout simplement trop longue et tortueuse pour les moyens de communication d’alors. Mais ce qui s’avéra possible ce fut de tramer les peuples des régions conquises par un tissu de règles universelles qui régirait le quotidien islamique – le soi-disant figh c’est-à-dire une législation ancrée dans la religion mais rassemblant tout une gamme de coutumes, d’ordonnances, de tradition arabe ou émanant de vieilles civilisations décadentes que les virils conquistadors musulmans avaient « libérées ». C’est dans ce creuset que furent forgées les clefs qui ouvraient ou fermaient les portes des prisons.

    Bien que la sharia, la loi divine, constituât un système normatif qui avait contribué à former la culture musulmane telle que nous la connaissons de l’Arabie jusqu’en Chine, le corps des lois souffrait de graves lacunes dans certains domaines du droit constitutionnel ou pénal. La sharia reconnaissait le Coran comme la loi inviolable d’Allah et figh en vint à désigner la discipline qui explique comment les lois divines doivent être appliquées sur terre. Mais, tôt ou tard, de nouvelles situations devaient se présenter que le Prophète nécessairement ne pouvait pas avoir connues, dans cette partie isolée du monde où il vivait, il y a quatorze siècles. Par exemple l’achat, la vente et l’usage du tabac et du café que l’on ne trouvait pas sur le marché de La Mecque au temps de Mahomet.

    Quand le tabac et le café firent leur apparition dans la Maison de l’Islam, il n’était pas dit dans le Coran si c’était une bénédiction ou une dépravation pour les croyants. Est-ce que le Prophète aurait bu du café ? Est-ce qu’il aurait fumé ?

    Les sultans turcs ne le pensaient pas. C’est pourquoi ils fermèrent les maisons de café et interdirent l’usage du tabac, prétextant que l’interdiction coranique contre le vin s’appliquait à tous les stimulants. Quand le café fit son chemin au Moyen-Orient vers le quatorzième siècle, il fut reçu de manière peu hospitalière et plusieurs fatwas contre le café furent adoptées. De nombreux navires chargés de café furent coulés. Mais les fatwas ne décourageaient pas les gens. Bien qu’un certain Bostanzade eût produit une fatwa détaillée en vers, les maisons de café s’ouvraient l’une après l’autre.

    La première fatwa qui ordonna la peine de mort pour l’usage du tabac fut affichée dans la mosquée du Sultan Mahomet. Vingt officiers qui avaient fumé furent arrêtés, torturés et exécutés en présence du Sultan. De nombreux soldats qui avaient des pipes dans leurs manches profitaient de l’occasion pour fumer pendant l’exécution de leurs officiers.

    Néanmoins, il fallait que sultan et juges écoutent ce que l’assemblée consultative pensait de l’affaire. Ijma, l’unanimité, le consensus de l’assemblée pouvait en effet avoir plus de poids que la fatwa des sages muftis légistes.

    L’usage du café fut justifié par ijma, en alléguant qu’il avait un effet revigorant et permettait ainsi de prolonger la prière du soir et la piété nocturne.

    L’assemblée des croyants voulait unanimement du café. Ni le sultan ni les sages muftis légistes ne pouvaient faire respecter la fatwa ou l’inclure dans la sharia. Les buveurs de café sortirent vainqueurs de la lutte et, après la mort du sultan, le cheikh Al-Islam proclama une contrefatwa qui déclarait la fatwa de Mahomet nulle et non avenue.

    *

    C’est pourquoi, quand les Iraniens prétendent que la fatwa du défunt Khomeini ne peut être annulée, on ne peut les croire qu’avec une pincée de café.

    Tout ce qu’il faut, en effet, c’est une contrefatwa.

    Vu les conditions macabres qui existent à présent en Iran, il ne devrait pas être difficile de trouver un mufti qui pourrait en fournir une, pour un honoraire bien plus modeste que les deux millions de dollars plus les frais qui sont le prix pour ôter la vie de Rushdie. Dans la revue de l’Association des Auteurs suédois, le savant juriste musulman C.J. Charpentier est monté sur les barricades pour demander que soit prise une semblable contrefatwa : « Comme musulman sunnite, appartenant à l’école juridique hanafitique, je demande – au nom d’Allah – que certains des ayatollahs qui font partie du gouvernement de la République Islamique d’Iran, prennent une fatwa contre celle qui fut prise par feu l’Imam Khomeini contre Salman Rushdie. Que celui qui fera cela reçoive garantie d’une place au Paradis. »

    La veuve au couteau à castrer

    Brièvement racontés, Les Versets Sataniques sont le récit de la rencontre de deux acteurs indiens (Saladin Chamcha et Gibreel Farishta) avec l’Angleterre de Maggie Thatcher, l’histoire de leurs carrières, leurs femmes, leurs crises, leurs métamorphoses, leur retour à Bombay, la ville où tous les deux ont grandi (comme Rushdie lui-même). À travers les personnages, le roman décrit cette zone de turbulences qui n’appartient à personne entre l’Est et l’Ouest, pour laquelle Rushdie a des qualifications particulières, lui qui connaît les deux mondes comme sa poche

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