Math à mort
Par Laurence Hesse
()
À propos de ce livre électronique
Laurence Hesse a été lauréate du Prix Jean Lebon en 2011 pour sa nouvelle « Evariste », la seconde du livre.
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Aperçu du livre
Math à mort - Laurence Hesse
Préface
La vie est faite de surprises, et les bonnes surprises doivent se déguster sans modération.
Le recueil de Laurence Hesse se compose de cinq essais. Dans la construction des polygones réguliers, la difficulté – donc l’excitation et le plaisir – commence avec le pentagone. Seule l’auteure dira si ce choix est hasard ou nécessité. Le lecteur pressé court le risque de se fier aux apparences : la table des matières est celle d’un ouvrage d’histoire des sciences : une mathématicienne antique (Hypathie), un mathématicien romantique (Évariste), un logicien grec (Aristote), les corps platoniques (une allusion aux polyèdres réguliers), une disciple de Pythagore (Théano). La suite est bien plus subtile.
Que vous aimiez, détestiez ou craigniez les mathématiques, Hypathie vous tiendra en haleine. L’histoire de cette mathématicienne d’Alexandrie, assassinée par des intégristes chrétiens pour sa science et sa beauté, est prolongée jusqu’à nos jours en un thriller aussi haletant qu’inattendu. On imagine aisément ce qu’Alfred Hitchcock aurait pu en faire. Ne comptez pas sur moi pour en dévoiler l’intrigue.
Le destin d’Évariste Galois, génie mathématique rebelle et incompris, mort en duel à vingt ans, n’a pas cessé d’inspirer de nombreux auteurs, historiens ou mathématiciens. Évariste prend la forme originale d’une autobiographie de Galois. Il revoit sa vie se dérouler devant lui, et la raconte, pendant sa dernière nuit sur Terre. Le récit du duel, de l’agonie et de la mort d’Évariste revêt la forme poignante d’une lettre de son frère Alfred à sa mère.
Si vous avez quelque affection pour le surréalisme, ne manquez surtout pas Aristote. Ne vous attendez pas cette fois à une biographie du savant grec. Vous allez découvrir le surprenant regard, que porte sur le monde, l’humain et l’amour, un autre Aristote. Il ne manque pas de philosophie, lui non plus, mais dévoiler sa nature serait déflorer l’essai. Il y a un peu de Garfield dans le style, mais ce n’est bien sûr, ni une bande dessinée, ni une histoire de chat.
Si les polygones réguliers peuvent avoir un nombre quelconque de côtés, il n’existe que cinq polyèdres réguliers. De Platon à Kepler, ils ont joué un puissant rôle symbolique, et sont encore en vente dans les boutiques d’objets ésotériques. Les corps platoniques raconte l’histoire d’un petit garçon qui reçoit de sa mère, au retour de mystérieux voyages et sous forme de pendentifs, les quatre premiers corps platoniciens. Leur symbolique va se révéler surprenante. L’histoire fleure bon les romans populaires du XIXe siècle, et l’amour se cache en un lieu où l’on ne s’attend guère à le rencontrer.
Le nombre π est l’un des plus fascinants et des plus envahissants objets des mathématiques. Né des relations entre un cercle et son diamètre, il se retrouve dans les situations les plus variées. L’analyse des propriétés de la suite infinie de ses décimales est loin d’être achevée. Elles marquent le tempo de Théano, où Pythagorisme rime avec érotisme, où les décimales deviennent fleurs du mal, où le nombre s’est fait chair.
Ce livre ne peut décevoir que les tenants d’un antagonisme entre l’esprit mathématique et l’esprit littéraire. J’aime à croire qu’il sera plutôt leur chemin de Damas.
Jean Mawhin*
(*) Mathématicien, membre de l’Académie Royale de Belgique, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain.
Hypathie
Premier enregistrement
Je suis arrivée cette nuit, il n’est pas encore midi et, si je n’étais pas si rationnelle, je serais prise de panique.
Tout ce qui se passe ici est incroyable. Je ne comprends pas, mon cœur se gonfle dans ma poitrine, j’ai peur !
Je viens d’enclencher mon dictaphone. Il faut que je relate les événements à partir du début, analytiquement, l’un après l’autre. Je dois reprendre tous les faits, sans les noircir par les impressions trompeuses dues probablement à la fatigue du voyage, ni en les exagérant par mes pulsions sanguines. Les relater calmement, avec du recul, m’aidera à trouver leur sens anodin.
Nous sommes le mardi 25 mars 2003. En Irak, c’est la guerre depuis cinq jours. Pourtant, le cycle de conférences sur « les mathématiques à l’usage de la gouvernance des organes des États » à l’Université Senghor d’Alexandrie n’a pas été annulé, comme je le craignais.
Mon avion a atterri cette nuit à l’aéroport Borg El Arab. Il était déjà minuit trente lorsque j’ai enfin passé les portes du terminal. On m’avait avertie que pour accélérer le passage des formalités, un sourire ne suffirait pas. J’avais donc pris avec moi de quoi alourdir un peu les poches des fonctionnaires en uniforme et ainsi, me permettre de gagner quelques précieuses minutes de sommeil à l’hôtel. A la sortie de la douane, quelqu’un devait m’attendre. Je scrutais les pancartes sans reconnaître mon nom, lorsque je l’ai entendu. Et je l’ai reconnu tout de suite, malgré sa moustache et sa barbe en pointe ! Il était revêtu d’une soutane noire à col romain et portait un chapeau. Autour de son cou, une grande croix aux branches égales et ciselées pendait à une longue chaîne aux mailles argentées. C’était Pahor ! Cela faisait tant d’années, vingt-cinq ans ! Mais c’était lui, sans doute possible ! Pahor, l’Égyptien copte qui avait participé pour l’équipe italienne aux Olympiades Internationales de Mathématiques, à Belgrade en 1977. J’avais alors dix-sept ans et c’était la première fois que je quittais la Belgique. Lui avait été le phénomène de l’événement. J’avais eu la chance de pouvoir passer quelques soirées à discuter mathé matique et philosophie avec lui.
C’était un autre temps, Tito était au pouvoir. Les Balkans ne s’étaient pas encore divisés dans cette violence insensée qu’on connaîtra par la suite. J’étais la seule fille de la délégation belge. Nous étions allés en train de Bruxelles à Belgrade, un trajet agréable les premières heures, passant par le Luxembourg, puis l’Allemagne de l’Ouest jusqu’à Münich. De nuit, nous avions traversé l’Autriche jusqu’à Villach, au sud. Ensuite, dès l’entrée en Yougoslavie, juste avant l’aube, je me souviens encore du changement radical ! Les douaniers suspicieux qui vous font attendre sans raison et vous rendent vos passeports couverts de cachets illisibles, mais qui semblent d’essence vitale ! Les wagons inconfortables, bruyants, sales. Les couloirs exigus, occupés par des militaires en armes qui vous regardent de haut en bas lorsque vous essayez de vous faufiler pour aller aux toilettes, qui ne ressemblent pas aux nôtres, mais en ont la puanteur âcre et pénétrante.
Nous étions six étudiants de moins de vingt ans, accompagnés d’un « coach ». C’était un jeune chargé de cours aux Facultés des Sciences. Nous l’appelions simplement André. Nous étions pleins d’espoir de rapporter quelques médailles et notre motivation était sans limite. Nous passions les heures du voyage à résoudre des énigmes et à démontrer des théorèmes !
Arrivés dans la matinée à Belgrade, il nous restait une bonne partie de la journée pour nous reposer du voyage avant le début de la compétition. Nous avions parcouru la ville, nous étions entrés dans les magasins pour trouver des produits typiques à rapporter en Belgique. Mais les étalages étaient vides ! Les triangles de fromage fondu étaient vendus à la portion. Un carton dans lequel manquaient deux quartiers était ouvert sur le rayon à la disposition des rares clients, et des boîtes de pâté de porc toutes petites trônaient comme des mets de luxe ! On trébuchait entre les étagères sur des sacs de jute contenant du riz dont les grains étaient de taille et de couleur variables, une grande cuiller en fer blanc trônait près d’une balance. Des produits locaux à acheter pour rapporter en souvenir, aucun ! Juste quelques cartes postales, des photos du Danube, de la place de la République ou de la gare, dont les couleurs avaient pâli à cause d’une trop longue exposition à la lumière. Et surtout, dans toutes ces échoppes, à vous donner la nausée, on respirait l’odeur écœurante des pommes de terre germant dans des caisses de bois posées sur le sol.
André, notre professeur accompagnateur, avait proposé qu’on s’asseye à une terrasse pour manger un morceau. La table occupait toute la largeur d’un trottoir, deux banquettes en bois se faisaient face. Le garçon nous avait regardés d’un air étrange, lorsqu’en anglais, notre coach lui avait demandé la carte. Il était revenu après quelques minutes avec, dans les mains, de simples feuilles placées dans des chemises en plastique rafistolées avec du papier collant. Nous avions choisi un peu au