Europe(s), droit(s) et migrant irrégulier
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Avis sur Europe(s), droit(s) et migrant irrégulier
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Aperçu du livre
Europe(s), droit(s) et migrant irrégulier - Jean-Yves Carlier
© Groupe De Boeck s.a., 2012
EAN : 9782802738862
Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.
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ISSN 2294-5571
La collection Rencontres europénnes publie des ouvrages collectifs ayant trait aux questions européennes d’actualité et notamment celles concernant l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Les titres qui la compose s’adressent, d’une part, aux praticiens, aux entreprises, aux collectivités territoriales et à leurs conseils et, d’autre part, au monde académique et universitaire
La collection
RENCONTRES EUROPÉENNES
est dirigée par
Stéphane LECLERC
stephane.leclerc@univaen.fr
MEMBRES DU COMITÉ SCIENTIFIQUE
M. Jean-François AKANDJI-KOMBÉ
M. Claude BLUMANN
M. Jean-Yves CARLIER
Mme. Constance GREWE
M. Joël LEBULLENGER
M. Rostanne MEHDI
M. Frédéric SUDRE
M. Sean VAN RAEPENBUSCH
M. Denis WAELBROECK
Liste des auteurs
JEAN-FRANÇOIS AKANDJI-KOMBÉ
Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Coordinateur général du Réseau académique européen sur les droits sociaux
JEAN-YVES CARLIER
Professeur aux Universités de Louvain et de Liège
Avocat au barreau de Nivelles
CATHERINE-AMÉLIE CHASSIN
Maître de conférences HDR à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
GRÉGORY GODIVEAU
Maître de conférences à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
ANNE-SOPHIE LAMBLIN-GOURDIN
Maître de conférences HDR à l’Université de Nantes
Membre de Droit et Changement Social (DCS), UMR CNRS 3128
JEAN-MANUEL LARRALDE
Professeur à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
STÉPHANE LECLERC
Maître de conférences HDR à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
Chaire Jean Monnet
MURIEL LE BARBIER-LE BRIS
Maître de conférences HDR à l’Université de Rennes I
Membre de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (CEDRE-IODE), UMR CNRS 6262
MARIE-JOËLLE REDOR-FICHOT
Professeur à l’Université de Caen Basse-Normandie
Directrice du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
HÉLÈNE SURREL
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon
Membre de l’Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH), EA n° 3976
Liste des principales abréviations
Quelles Europes et quel(s) droit(s) pour quels migrants irréguliers ?
par
Jean-Yves CARLIER
Professeur aux Universités de Louvain et de Liège
Avocat au barreau de Nivelles
L’interrogation ici proposée par les organisateurs du colloque ne manque pas de richesse. En substituant, pour cette contribution, le pluriel des « migrants irréguliers » au singulier du « migrant irrégulier » inscrit au titre de l’ensemble du colloque, les organisateurs permettent d’emblée de s’interroger sur la pluralité des sujets concernés (I.) dans le cadre – qui, lui, demeure pluriel – des Europes (II.) à propos d’une intrigue : un droit simple ou des droits complexes, selon que la parenthèse encadrant les lettres « s » est ou non retenue (III.).
Ici, comme ailleurs, le juriste doit prendre acte de la complexité du réel et, tout en tendant à l’organisation par classification, accepter que celle-ci sera plurielle.
I. – Les sujets : les migrants irréguliers
Selon une définition classique du dictionnaire Robert, le sujet peut être une personne soumise à une autorité souveraine comme à une observation sous forme d’étude. Tel est déjà le double sens du migrant irrégulier lorsque son rapport à la souveraineté par le droit fait l’objet d’une journée d’étude. Trois remarques permettent de délimiter ce sujet d’étude.
A. – Migrant
La première remarque porte sur le concept de migrant. Opposée à la notion de sédentaire, la notion de migrant semble avoir été ici préférée à la notion d’étranger, que l’on opposerait à celle de national. On y décèle peut-être une influence de l’anglais qui parle plus volontiers de Migration Law que de droit des étrangers. La notion de migrant souligne mieux la cause du statut particulier de ces personnes, le déplacement dans l’espace, plutôt que sa conséquence, le fait de ne pas avoir la nationalité du pays de résidence. Le lien entre les deux – migrant et étranger – est toutefois patent. Ainsi, la Convention des Nations unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille précise que « l’expression travailleur migrant
désigne les personnes qui vont exercer, exercent ou ont exercé une activité rémunérée dans un État dont elles ne sont pas ressortissantes »¹. Si l’on excepte ici la qualité de travailleur pour s’en tenir au migrant, on relève, d’une part, la définition en négatif, par opposition au ressortissant, qui est caractéristique de la définition de l’étranger, d’autre part, la définition large dans le temps, déclinant le futur, le présent ou le passé, avant, pendant ou après le déplacement qui caractérise la migration. En d’autres termes, la notion de migrant s’entend ici non seulement des « flux » de nouveaux migrants mais aussi des « stocks », c’est-à-dire, formulé de façon moins économique, des personnes qui, après avoir migré, se sont installées, voire sont descendantes, de migrants, tout en demeurant migrantes au sens de ressortissantes du pays de résidence. S’agissant de la définition classique de l’étranger, par opposition au national, on ne fera pas ici de longs développements pour souligner simplement l’incidence notable que l’évolution de la notion de nationalité et du droit de la nationalité peut avoir sur le droit des étrangers².
B. – Irrégulier
L’irrégularité qui caractérise le sujet migrant ici étudié peut également s’interpréter dans deux sens différents. Tantôt, il s’agit simplement de s’attacher à la durée de résidence du migrant et de considérer qu’après une certaine durée de résidence, celle-ci est « régulière ». Tantôt, plus fréquemment, il s’agit de juger du caractère légal ou illégal du séjour du migrant, selon que ce séjour a été ou non officiellement autorisé et est avalisé par un document valant titre de séjour. L’irrégulier est alors le sans-papiers. Les deux acceptions peuvent se rejoindre, un séjour régulier, au sens de long, pouvant ouvrir droit à un séjour régulier, au sens de légal. Tel est l’objet des procédures de régularisation³. Début du XXe siècle, les premiers réfugiés auxquels fut délivré le « passeport Nansen » étaient simplement des migrants qui ne disposaient plus de documents nationaux valables pour leur permettre de voyager⁴. Aujourd’hui, le « undocumented immigrant » est « a person who is not a national […] and who has been residing, or is physically present with the intention to reside […] for a substantial period of time ; and lacks valid immigration documents »⁵. C’est en ce sens de « sans-papiers », plus neutre que celui de « clandestin », que l’on entendra ici les différentes catégories d’étrangers irréguliers.
C. – Pluriel
Car telle est bien la troisième remarque. Pas plus qu’il n’est une seule catégorie d’étranger, il n’est une seule catégorie d’étranger irrégulier. Sauf à se limiter à la logique binaire qui permet d’opposer l’étranger irrégulier à l’étranger régulier, de même que l’on oppose l’étranger au national, il convient d’admettre qu’au sein de la catégorie des étrangers irréguliers, les sous-catégories sont multiples, comme elles le sont au sein de la catégorie des étrangers en séjour régulier. Ainsi, un citoyen européen sans-papiers disposera de bien plus de droits qu’un ressortissant d’État tiers sans-papiers, puisqu’aussi bien la régularité du séjour d’un citoyen européen n’est pas conditionnée par un titre de séjour. Dès 1976, la Cour de justice précise que « le droit pour les ressortissants d’un État membre d’entrer sur le territoire d’un autre État membre et d’y séjourner est directement conféré […] par le traité […] indépendamment de tout titre de séjour délivré par l’État d’accueil »⁶. En conséquence, « la simple omission, par le ressortissant d’un État membre, des formalités relatives à l’accès, au déplacement et au séjour des étrangers […] ne saurait, à elle seule, justifier […] une mesure d’éloignement »⁷. Aujourd’hui, la directive 2004/38/CE précise que « pour les séjours d’une durée supérieure à trois mois, l’État membre d’accueil peut imposer aux citoyens de l’Union de se faire enregistrer auprès des autorités compétentes » (art. 8 § 1er) et que « le non-respect de l’obligation de demander la carte de séjour peut être passible de sanctions non discriminatoires et proportionnées » (art. 8 § 2 et art. 9 § 3)⁸. Telles sanctions se conçoivent comme des amendes, non comme des mesures d’éloignement du territoire. Ce n’est pas dire que la liberté de séjour du citoyen européen n’est soumise à aucune limite. Il existe des limites tirées de l’ordre public, de la sécurité publique et de la santé publique, examinées en détail par Stéphane Leclerc lors de précédentes Rencontres européennes⁹. Mais précisément, la Cour de justice soulignait, dans la même affaire Royer en 1976, que l’omission de formalités relatives au séjour n’était, pour un ressortissant d’un État membre, « pas de nature à constituer un comportement menaçant l’ordre et la sécurité publics »¹⁰.
Comme les citoyens européens, les réfugiés, ou plus exactement les demandeurs d’asile qui sont candidats réfugiés, bénéficieront, s’ils sont « sans-papiers » et entrent irrégulièrement sur le territoire, de plus de droits que l’étranger de droit commun qui se retrouve dans la même situation. Certes, la Cour EDH ne reconnaît pas une entrée régulière à l’étranger sans-papiers du seul fait de sa demande d’asile. La Cour admet toutefois que « pour ne pas être taxée d’arbitraire, la mise en œuvre de pareille mesure de détention [à la suite de l’entrée irrégulière du demandeur d’asile] doit se faire de bonne foi » tout en considérant que le critère de proportionnalité appliqué est le même que celui relatif à un étranger présent sur le territoire¹¹. Des juges dissidents avaient considéré pour leur part que « les demandeurs d’asile qui ont présenté une demande de protection internationale se trouvent ipso facto légalement sur le territoire d’un État »¹². Cette dispense de documents pour le candidat réfugié pourrait, selon certaines doctrines, se déduire des articles 31 et 33 de la Convention de Genève interdisant la sanction et le refoulement du réfugié, même en situation irrégulière. Le Conseil d’État français a, de même, considéré que la réserve des traités internationaux limitant l’exigence des documents requis « vise en particulier la Convention de Genève […] dont les stipulations font obstacle à ce que [d]es documents […] puissent être exigés des personnes qui, demandant à entrer sur le territoire français, peuvent prétendre à la qualité de réfugié au sens de l’article 1er de la Convention ». En conséquence, aucune disposition de droit interne « n’a à dispenser expressément les personnes pouvant prétendre au bénéfice de la Convention de Genève de la présentation de documents »¹³. Le débat demeure ouvert. Je considère, pour ma part, que ces dispositions de la Convention de Genève n’induisent pas automatiquement un séjour régulier de tout demandeur d’asile, mais conduisent à un examen renforcé de la proportionnalité des mesures prises à son encontre, dont la privation de liberté¹⁴. La pluralité des formes d’irrégularité de séjour, et des mesures y adoptées, se complexifie encore dans d’autres situations de double vulnérabilité comme celles de l’étranger irrégulier qui est un enfant ou un sans-abri. S’agissant de la protection de l’enfant, la Cour EDH n’exclut pas que, s’il est également étranger, il puisse aussi être détenu pour le motif de l’illégalité de son séjour (CEDH, art. 5 f) en manière telle que la détention de l’enfant pour son éducation surveillée (CEDH, art. 5 d) « renferme en réalité un cas spécifique, mais non exclusif, de détention de mineur d’âge »¹⁵. Bien qu’adoptée à l’unanimité, cette protection timorée que la Cour accorde à l’enfant contre sa privation de liberté me paraît critiquable. Certes, la Cour reconnaît, dans la même affaire, que la vulnérabilité particulière de la privation de liberté de l’enfant étranger irrégulier doit conduire à des modalités spécifiques de privation de liberté mais elle ne reconnaît pas que l’enfant ne puisse être privé de sa liberté que pour son éducation surveillée.
Le Comité des droits sociaux paraît, en ce domaine des étrangers en séjour irrégulier, faire preuve d’une interprétation plus soucieuse d’une entière protection des personnes vulnérables. Le doyen Akandji-Kombé, qui scrute la jurisprudence du Comité depuis plusieurs années, notamment dans sa chronique à la Revue trimestrielle des droits de l’homme, a attiré l’attention sur ce point. Le paragraphe 1er de l’Annexe, relatif au champ d’application de la Charte sociale européenne révisée limite, en principe, le champ d’application personnel de la Charte aux étrangers qui « sont des ressortissants des autres Parties résidant légalement ou travaillant régulièrement sur le territoire de la Partie intéressée ». À la lumière d’une interprétation téléologique, le Comité a considéré que cette restriction au champ d’application de la Charte « ne doit pas produire des conséquences préjudicielles (sic) déraisonnables lorsque la protection des groupes vulnérables est en jeu »¹⁶. C’est précisément en faisant référence à l’arrêt Mubilanzila précité que le Comité européen des droits sociaux va considérer qu’il y a « nécessité de concilier la protection des droits fondamentaux et les impératifs de la politique d’immigration des États », mais pour franchir un fossé qui ne traverse pas le champ de la CEDH, en excluant les étrangers irréguliers du champ d’application du texte¹⁷. En conséquence, au regard du logement, « les objectifs de la politique d’immigration des États ne sauraient être conciliés avec leurs obligations en matière de droits de l’homme si l’on déniait aux enfants, quelle que soit leur situation au regard de la résidence, une protection minimale et si leurs conditions de vie intolérables n’étaient pas prises en compte »¹⁸. On notera toutefois que, dans cette affaire DEI, le Comité ne condamne pas les Pays-Bas au regard du droit au logement (art. 31 § 1er de la Charte sociale), dont le nécessaire caractère permanent irait à l’encontre des droits des États d’avoir une politique migratoire restreignant le séjour des étrangers irréguliers, mais au regard de l’incapacité de prévenir ou de réduire l’état de sans-abri (art. 31 § 2 et art. 17 § 1er de la Charte sociale). En outre, « le Comité juge nécessaire de rechercher des solutions alternatives à la détention [des enfants étrangers en séjour irrégulier] afin de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant »¹⁹.
On le voit, la diversité des migrants irréguliers est certaine. Elle peut se classer selon divers critères : le temps et la durée de présence, opposant le nouvel arrivant au résident de longue durée, l’espace opposant le membre d’une communauté supranationale, comme le citoyen européen, au membre d’une nation jugée éloignée, la catégorie différenciant selon des critères d’âge, de sexe, de vulnérabilité. Dans les faits, quels que soient les discours, on constate qu’une immigration irrégulière est largement tolérée²⁰ et peut constituer quantitativement une population non négligeable. Si, par hypothèse, les chiffres de l’irrégularité sont incertains, les évaluations avancent souvent une proportion de 10 % des migrants. Aux États-Unis, il y aurait douze millions de migrants sans-papiers²¹. En évoquant ainsi la pluralité des sujets qui peuvent être des étrangers irréguliers, on relève déjà la diversité des acteurs. Non seulement, il y a les municipalités, les régions, les États²², mais il y a aussi les Europes.
II. – Les acteurs : les europes
C’est à bon droit que les organisateurs invitent à une interrogation plurielle : quelles Europes ? Pour tenir compte de droits vivants dans les jurisprudences, on se limitera à deux Europes : l’Union et le Conseil.
A. – L’Union européenne
En 1957, le Traité de Rome et le droit communautaire en général ne comportent pas de dispositions particulières sur les migrations extra-communautaires. Dès 1987 toutefois, donc bien avant le développement d’un pilier relatif à la justice et aux affaires intérieures incluant les questions liées aux migrations, la Cour de justice affirme que « les politiques migratoires […] intéressent la politique sociale de la Communauté au vu, notamment, de l’influence qu’elles exercent sur le marché de l’emploi » en manière telle que, sans pouvoir les outrepasser, la Commission européenne dispose de certaines compétences pour adopter des textes relatifs à la politique migratoire des États membres²³. Plus explicitement encore, l’arrêt Wijsenbeek précise que la suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’Europe « présuppose l’harmonisation des législations des États membres en matière de franchissement des frontières extérieures de la Communauté, d’immigration, d’octroi des visas, d’asile […] »²⁴. Dit autrement, la politique migratoire n’est pas seulement une conséquence logique de l’accroissement de la libre circulation interne, elle est aussi une condition nécessaire à la pleine réalisation de cette liberté de circulation interne. Ces liens tendus entre la politique migratoire et les contrôles – leur suppression ou restauration – aux frontières intérieures se sont à nouveau révélés entre l’Italie et d’autres États membres, en particulier la France, à la suite des plus fortes migrations de l’Afrique vers l’Italie dans le contexte des « printemps arabes ». Plus qu’à l’effacement des frontières, on assiste à leur déplacement²⁵. Depuis ces jurisprudences, la communautarisation de la politique migratoire a consacré de larges compétences de l’Union en ce domaine²⁶. L’article 79 § 2 lettre c du TFUE précise que « le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent des mesures dans les domaines suivants : […] (c) l’immigration clandestine et le séjour irrégulier, y compris l’éloignement et le rapatriement des personnes en séjour régulier ». C’est en effet en matière d’éloignement que les principaux textes de droit dérivé relatifs aux étrangers en séjour irrégulier ont été adoptés. Il en va ainsi de la directive « retour » déjà soumise au contrôle de la Cour de justice²⁷. La précision « y compris » indique toutefois que le droit de l’Union pourrait s’intéresser à d’autres questions relatives aux étrangers en séjour irrégulier dont leurs droits, voire les procédures de leur régularisation.
B. – Le Conseil de l’Europe
Ici comme ailleurs, la grande Europe dispose de compétences développées de longue date par référence à la CEDH et devenues, depuis l’intérêt croissant de l’Union pour les droits fondamentaux, concurrentes de compétences plus récemment acquises par la petite Europe. Favorisant le pluralisme, conforme à l’organisation de sociétés complexes, l’évolution marque aussi la tâche du juge européen²⁸. À la lettre, la CEDH et ses protocoles comportent peu de dispositions visant expressément les étrangers, en dehors du droit de quitter (Protocole 4 art. 2) et des garanties procédurales en matière d’expulsion que l’article 1er du Protocole n° 7 réserve toutefois à l’étranger « résidant régulièrement sur le territoire d’un État ». C’est la jurisprudence, en particulier l’interprétation par ricochet du champ d’application de l’article 3 CEDH interdisant la torture ainsi que les traitements inhumains ou dégradants, qui est venue au secours de l’étranger en séjour irrégulier soucieux d’éviter une extradition²⁹ ou une expulsion qui pourrait lui valoir des traitements condamnables dans son pays d’origine³⁰, fût-ce sans responsabilité des autorités dudit pays³¹. L’obligation qui pèse dans ce cas sur les États demeure négative. Interdiction est faite d’expulser. Obligation n’est pas faite de régulariser ou de protéger. Même la protection subsidiaire mise en place par le droit de l’Union, en complément du statut de réfugié Genève, connaît des exclusions, notamment liées aux actes commis par le demandeur de protection, que le caractère absolu de l’article 3 CEDH ignore³². En ce sens, la combinaison des deux droits européens peut être productrice d’étrangers en séjour irrégulier lorsque l’un exclut d’un droit de séjour en refusant protection (le droit de l’Union) alors que l’autre empêche l’expulsion (le droit de la CEDH).
Il est d’autres hypothèses où la jurisprudence strasbourgeoise impose aux États des obligations plus positives. Celles-ci résultent du principe de non-discrimination de l’article 14 CEDH, jugé certes accessoire à d’autres droits protégés par la Convention mais dont la portée autonome peut conduire à une protection renforcée, en particulier pour les étrangers. Ainsi, comme le sexe, la nationalité ne pourra justifier une différence de traitement exclusivement fondée sur ce critère que si elle repose sur « des considérations très fortes »³³. Plus récemment, la Cour a étendu l’application du principe de non-discrimination au caractère régulier ou non du séjour. Une étrangère ne peut se voir exclue du système d’assistance judiciaire pour l’introduction d’une procédure, motif pris de l’irrégularité de son séjour, car « il devrait y avoir des raisons particulièrement impérieuses pour justifier une différence de traitement entre personnes possédant une carte de séjour et personnes n’en possédant pas »³⁴. Déjà antérieurement, dans le cadre des nombreuses affaires relatives aux minorités russes dans les Pays Baltes, la Cour avait souligné que si les États demeuraient maîtres à la fois de l’accès à leur nationalité et de leur politique migratoire, le respect de la vie privée et familiale des étrangers devait, dans certaines circonstances, conduire à la régularisation de leur séjour. La Cour estime « que seules des raisons particulièrement graves, quant aux conditions imposées aux requérants pour l’obtention de leur régularisation, pourraient justifier un refus en la matière »³⁵.
III. – L’intrigue : le droit
La pluralité des sujets et des acteurs relatifs à l’immigration irrégulière ici soulignée laisse entendre que l’intrigue que le droit écrira au sein de cette pièce serait, elle aussi, complexe. Tel n’est toutefois pas vraiment le cas. Pour l’essentiel, le droit des étrangers en général et le droit des étrangers irréguliers en particulier, se réduit à une logique binaire : celle qui oppose la souveraineté nationale aux droits de l’homme. Selon les époques, les contextes et les sensibilités, telle ou telle branche de l’alternative l’emporte sur l’autre, privilégiant tantôt l’exclusion, tantôt l’inclusion³⁶. Ainsi, à titre d’exemple historique de ce balancier, le XVIe siècle a favorisé la liberté de circulation avec la théorie de Vitoria (De Indis, 1539) et de Grotius (De la liberté des mers, 1609 et Le droit de la guerre et de la Paix, 1625). À cette liberté répondent dès le XVIIe siècle les théories protectionnistes de Pufendorf et de Wolff, affirmant la souveraineté de contrôle. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les théories de Vitoria et de Grotius, favorables à la liberté de circulation, n’étaient pas étrangères aux intérêts de leurs nations dans la liberté du commerce sur terre et sur mer. Le juriste et diplomate suisse Emer de Vattel tente l’équilibre d’une synthèse. Il aborde ces questions dans son ouvrage Le droit des gens ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, publié en 1758. Dans le livre I, chapitre XIX, consacré à la Patrie, il affirme le droit naturel de l’homme à vivre quelque part : « Un homme, pour être exilé, ou banni, ne perd point sa qualité d’homme, ni par conséquent le droit d’habiter quelque part sur la terre. Il tient ce droit de la Nature, ou plutôt de son Auteur, qui a destiné la terre aux hommes » (§ 229). On note là des termes que Kant reprendra expressément dans son Projet de paix perpétuelle publié en 1795, dans le troisième article intitulé : « le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». Tel est l’équilibre avec la souveraineté car, au-delà de ce droit général, poursuit Vattel, « toute nation est en droit de refuser à un étranger l’entrée de son pays » (§ 230) car une nation doit veiller à sa propre sûreté. Mais cette souveraineté, découlant du droit de domaine,