Regards en pays Shqipëtar: Jours albanais
Par Atelier Sof
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À propos de ce livre électronique
Ces pages évoquent et décrivent une nature encore libre et vivante, racontent de multiples rencontres avec les albanais eux-mêmes, recueillent leurs paroles ; elles prennent aussi un aspect documentaire ou historique né de recherches bibliographiques et journalistiques.
L'auteur ne cherche nullement à raconter son voyage ; mais, plutôt, à partager au travers de l'écriture et du dessin, le bonheur de la découverte et du voyage en cette Albanie dont on devine peu, depuis la France, les trésors.
Atelier Sof
L'atelier Sof se consacre, depuis des années, au dessin, à l'écriture, aux signes : recherches graphiques, typographie, exposition dans diverses galeries. Il appartient à un collectif d'artistes, nommé Arts Shamwari, qui oeuvre pour la reconnaissance de l'art africain contemporain.
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Aperçu du livre
Regards en pays Shqipëtar - Atelier Sof
Sommaire
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Épilogue
PROLOGUE
Himara, au sud de l'Albanie. Le ciel est d'un gris pâle, monochrome. Mer étale. 30 degrés. Tombent quelques gouttes d'une pluie chaude. Je bois, seul, un café à la terrasse de la taverna Portokalli. D'ici un jour ou deux, nous serons à Janina, en Grèce, terme du voyage. Je feuillette mes calepins, notes et croquis, les esquisses accumulées depuis deux mois.
Lors de notre départ pour Tiranë, voici quelques semaines, nous ne savions rien, ou si peu, de l'Albanie. Quelques lieux communs, les images ordinaires qu'éveille ce pays aux frontières de l'Europe : ex contrée communiste (une des plus fermées du globe) où fleurissent les bunkers, les trafics et violences de toutes sortes. Des poncifs que nous tenions à distance. L'avion nous menait sans a priori, délibérément non préparés. Une position qui nous permit de découvrir, de recevoir, d'apprendre en toute liberté.
Himara. Dans la rue qui longe la plage, deux jeunes albanais admirent, rêveurs, une Jaguar stationnée là. À ma droite, sous la tonnelle, une tablée de trois vieillards, casquettes et moustaches vissées, déjeunent de salade et feta, cafés et verres d'eau. La quotidienne bande son albanaise : musique de variété à tue-tête. Passe une mobylette déglinguée.
Soixante jours ont passé. Nous avons parcouru, du nord au sud et d'est en ouest, le pays shqiptare. J'ai griffonné, croqué, noté au jour le jour. Recueilli des impressions, des émotions, décrit les lieux ; mais aussi enregistré les paroles des albanais, telles qu'ils nous les offraient. Je cherchais, au fil des pages de mes calepins, à disparaître. Pour, simplement, accueillir ce que nous montrait le quotidien. L'idée première – le refus de toute narration personnelle ou d'un portrait clos et définitif, mais chercher, en me tenant disponible, à évoquer – trouva en Albanie et auprès des albanais un écho profond.
Hier soir. Nuit noire. Autour de nous, l'ample monde des étoiles, le peuple des oliviers et des ombres. Nous marchions, Thimios, Anna et nous. Thimios nous dit alors ce qu'était, à ses yeux, un carnet de voyage.
Thimios : « Je t'en prie, Stefos, ne fais pas un carnet qui parle de toi, disant : Ce matin je me suis levé à telle heure, je suis allé à tel endroit. Écris et dessine des pages comme une fenêtre ouverte sur l'Albanie... »
Je pense comme toi, Thimios. J'essaierai.
*
Paris. Belleville. Un balcon au treizième étage. Souffle, sur les toits de zinc, un vent aux teintes d'hirondelles. Au loin, Beaubourg, comme un jouet, une construction colorée. Le squelette de la tour Eiffel, brun gris sur le terne du ciel. Fin de journée. L'après-midi fut belle, printanière. Les feuilles de mon carnet gesticulent sous les courants d'air. J'entends les voix et les cris des enfants africains qui, tout en bas, jouent au football. Derrière le clocher de Ménilmontant, une fumée noire : un incendie rue de Charonnes, dit la radio. Demain, à 4h30, départ pour Tiranë.
I
Premiers pas à Tiranë. L'architecture nouvelle est en biseau. Les immeubles anciens tiennent encore, empilements de briques rouges ou brou de noix, comme friables ; les fils électriques qui s'entremêlent par dizaines semblent les retenir de l'écroulement. Au cœur de la ville demeure, un peu étouffée, encerclée de véhicules de toutes sortes, l'historique mosquée Et'hem Bey. La voix profonde du muezzin sort des haut-parleurs et se mêle à l'agitation citadine.
*
Le musée d'art national. Des peintures dans le plus pur style stalinien. Hommes et femmes aux fortes statures ; la force brute de la Nation ouvrière ; le travail glorifié dans les champs, les usines. En lisant « la Création du parti » signé d'Enver Hoxha, le grand ordonnateur de l'Albanie communiste, on découvre, sous l'ampoulé discours de la rhétorique, l'aveu, un peu gêné, de cette évidence : l'Albanie d'aprèsguerre, sous industrialisée, est bien plus peuplée de paysans que d'ouvriers. Or, d'après le même texte, la classe ouvrière constitue le corps et le sang du Parti. Les paysans cultivent leurs terres ; ils sont propriétaires. Donc infectés par ce mal qu'est la propriété privée. Les peintures tentent d'effacer cet embarras historico-théorique. Elles célèbrent l'union du fer et du blé, de l'usine et des champs.
Le regard se pose sur un tableau : le dessin rappelle le style des mauvaises illustrations des années cinquante. La scène représentée fait froid dans le dos : de jeunes enfants jouent dans la rue, des garçons et des filles ; sur le bitume, à la craie, ils dessinent des fusils. Derrière eux, un tout petit assis sur un tricycle. Il porte dans le dos un jouet en bois. Un fusil.
D'autres tableaux. Le graphisme fait immanquablement penser aux grandes heures de la Marvel et ses super héros. On s'éloigne troublé de cette similitude entre deux mondes ennemis.
Un film est projeté qui montre des documents d'époque. On industrialise à marche forcée. On creuse la terre, démantèle les montagnes, détruit les chapelles. On crée un peuple à l'histoire neuve dont le passé est mécaniquement démembré. Un massacre organisé de la terre et des hommes. La bande son, en albanais, pour nous incompréhensible, nous jette seuls face aux images. L'émotion en est décuplée.
Au Musée d'histoire albanaise. L'on y devine un peuple, depuis les origines, conduit à se frayer un chemin par la lutte armée. Les influences extérieures sont multiples ; et, souvent, s'imposent par la violence ; grecque ou romaine, ottomane, italienne, nazie, velléités serbes et dictature paranoïaque. Une salle est réservée aux tortures commises sous les ordres du parti communiste albanais, le PSHH. Réalité brute, exposée sans faux-semblant. Un film de cette époque retrace un procès politique. Les ennemis du peuple — des yeux hagards rivetés sur des visages creusés — se tiennent debout, blêmes, devant leurs juges.
Les condamnations tombent ; et l'assistance applaudit, se lève, se rassoit comme dans un lieu saint que dirige un prédicateur fou. Plus loin, tournent en boucle des images : la jeunesse de Tiranë renverse la statue de Staline, en 1991, un an avant de déboulonner celle d'Enver Hoxha.
Les rues de Tiranë. Des jeunes, en petits groupes, beaucoup de jeunes, parapluie et téléphone portable à la main. En Albanie, la moyenne d'âge est la plus jeune d'Europe. Accolé à ce que l'on nomme ici la « pyramide », un quartier de banques et business. L'endroit abritait auparavant les membres influents du Comité central. Aujourd'hui, circulent des cadres encravatés, des Smart, des Audi, des 4x4. La pyramide est le lieu central de Tiranë. Enver Hoxha voulait y être inhumé — il repose en fin de compte sur les hauteurs de Tiranë, près de la statue Mère Albanie. La pyramide de béton sale est aujourd'hui à l'abandon. Ses pentes servent de terrain de jeu pour les enfants ; et ses escaliers de lieux de rendez-vous pour des couples adolescents.
Ailleurs, des retraités déambulent lentement, pull à losanges et veston, souvent seuls ; ou se regroupent autour de damiers, échecs, dames ou backgammon. Des clochards, des loqueteux, fouillent les poubelles. Les tziganes d'Albanie, miséreux parmi les pauvres, recyclent ce qui peut l'être.