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Madame Bovary
Madame Bovary
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Livre électronique588 pages14 heures

Madame Bovary

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À propos de ce livre électronique

Présentation
| Emma Rouault, fille d’un riche fermier, a été élevée dans un couvent. Elle rêve d’une vie mondaine comme les princesses des romans à l’eau de rose dans lesquels elle se réfugie pour rompre l’ennui. Elle devient l’épouse de Charles Bovary, qui, malgré de laborieuses études de médecine, n’est qu’un simple officier de santé. Emma est déçue de cette vie monotone.
L’invitation au bal du marquis d’Andervilliers lui redonne la joie de vivre. Lorsque Emma attend un enfant, son mari décide de quitter la ville de Tostes et de s’installer à Yonville. Emma fait la connaissance des personnalités locales…|
|Source Wikipédia|

Extrait
| I
Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir?; puis, se tournant vers le maître d’études :
— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres?; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre...|

 
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2019
ISBN9782714901309
Auteur

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (1821–1880) was a French novelist who was best known for exploring realism in his work. Hailing from an upper-class family, Flaubert was exposed to literature at an early age. He received a formal education at Lycée Pierre-Corneille, before venturing to Paris to study law. A serious illness forced him to change his career path, reigniting his passion for writing. He completed his first novella, November, in 1842, launching a decade-spanning career. His most notable work, Madame Bovary was published in 1856 and is considered a literary masterpiece.

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    Aperçu du livre

    Madame Bovary - Gustave Flaubert

    BOUILHET

    GUSTAVE FLAUBERT

    Flaubert est mort depuis trente ans et la splendeur de son œuvre a sollicité, comme il fallait s’y attendre, l’effort de toute la critique contemporaine. Si bien qu’à cette heure il semble qu’il n’y ait plus rien à dire sur l’homme et sur l’écrivain. Toutefois il nous a paru qu’au seuil d’une édition définitive le lecteur trouverait sans déplaisir, en une sorte de mémento agrémenté de quelques citations, les dates principales et les simples événements de cette laborieuse carrière.

    Né à Rouen, le 12 décembre 1821. Gustave était le quatrième enfant d’Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

    Son père, fils d’un vétérinaire de Maizères-la-Grande-Paroisse, près de Nogent-sur-Seine, avait été l’interne de Dupuytren, puis envoyé à Rouen par le célèbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le séjour en province du jeune médecin devait être temporaire, et certes il ne tenait qu’à lui de conquérir, à Paris, une situation qu’eussent justifiée son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert épousa la filleule de son nouveau chef et resta en Normandie.

    Caroline Fleuriot était originaire de Pont-l’Évêque, et son fils s’en souviendra plus tard quand il écrira Un Cœur simple. « Elle descendait par sa mère d’une très vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancêtres jusque chez les Normands de Sicile|¹ |». Flaubert se plaisait à raconter qu’un de ses ancêtres prit part à la découverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goûts et ses vertus, un aristocrate dans son idéal artistique, un conquérant dans ses batailles avec le Verbe.

    Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement qu’elle a fourni à l’École d’Alfort d’éminents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de l’Art de vérifier les dates, figure Frobert ou Flobert (Flobertus), premier abbé de Moutier-la-Celle, près de Troyes, vers l’an 652. Au surplus, il ne serait pas malaisé de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractère champenois. Quand il apparaît sous les traits du docteur Larivière, à la fin de Madame Bovary, le médecin philosophe dédaigneux des croix, des titres et des académies » est craint « comme un démon à cause de la finesse de son esprit », et l’on redoute « son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave à faire son droit.

    Flaubert est donc à la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois réalistes, instruits, passionnés pour les sciences naturelles.

    À Rouen, le ménage Flaubert occupe un appartement dans une aile de l’Hôtel-Dieu. De la chambre de l’enfant la vue s’étend sur les jardins de l’hôpital. Si près de la souffrance humaine, le petit rêve et s’attriste avant l’âge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de l’autre côté de la rue, le père Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chère Caroline, sa sœur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comédies que l’on joue dans une grande salle de billard attenant au salon. Dès l’âge de neuf ans, Gustave a la plume à la main ; il projette des romans et des pièces, la Belle Andatouse et le Bal masqué, l’Antiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rédige même, qui l’eût cru, des discours politiques et constitutionnels libéraux. La liste fort amusante de ces essais a été dressée|² |.

    Au lycée, où il entre en 1832, il est un élève médiocre, susceptible et rebelle à la discipline. « C’est là, déclare-t-il dans les Mémoires d’un fou, que j’ai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, l’histoire le séduit, l’histoire qui, dira-t-il plus tard, « est comme la mer, belle parce qu’elle efface. » Mais s’il est faible en thème grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. Déjà l’Orient le fascine : il est devenu le fougueux romantique qu’il restera.

    À dix-huit ans, Ahasvérus, drame philosophique de Quinet, le transporte. C’est de cette époque que que datent les Agonies, pensées sceptiques, la Danse des Morts, les Mémoires d’un fou, Smarh, vieux mystère. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aîné de cinq ans, dont il subit l’influence morale, intellectuelle, car il l’admire ; « je n’ai jamais connu personne d’un esprit plus transcendantal », écrira-t-il à la fin de sa vie.

    Il serait intéressant de rechercher la part qui revient à Le Poittevin, dans la philosophie et l’esthétique de Flaubert. Mais cette étude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien d’autres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. René Descharmes.

    En 1836 Flaubert est encore collégien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie Schlésinger, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle « chère et vieille amie, et éternelle tendresse », en évoquant « les jours d’autrefois, qui se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ». Il a vu pour la première fois Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale. — « Jamais il n’osa déclarer sa passion, et toute sa vie il évita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots : J’en ai été ravagé|³ |».

    Il est reçu bachelier en 1840, visite les Pyrénées, la Provence et la Corse. Au retour, son père exige qu’il étudie le droit. Il le commence à Rouen, s’en dégoûte sur l’heure, et la vie médiocre et recluse qu’il mène ensuite à Paris n’est pas faite pour le réconcilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvé Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et s’était lié avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On l’avait aussi présenté à Pradier, et, dans l’atelier du sculpteur, il entrevoit les célébrités du moment.

    De temps à autre il s’évade et vient à Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. Là, comme plus tard Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale, il « s’en allait dans les prairies, vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », écoutant « le gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres ».

    C’est vers cette époque, en pleine jeunesse, qu’il éprouve les premières atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusqu’à sa fin. De quelque nom scientifique qu’il faille l’appeler, il est certain qu’elle devint dès lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mélancolie.

    Le 16 janvier 1846 son père meurt, et trois mois plus tard c’est le tour de sa sœur Caroline, enlevée par une fièvre puerpérale, deux ans à peine après s’être mariée. Cette double catastrophe désespère Mme Flaubert et l’on craint même pour sa raison. Gustave abandonne ses études ; désormais il vivra près de sa mère, et tous deux s’installent à Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen.

    La maison longue et basse, appuyée au coteau, était un vieux logis français avec des pièces spacieuses et une terrasse plantée de tilleuls qui aboutissait à un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait à croire que jadis, dans cette demeure, l’abbé Prévost avait écrit Manon Lescaut. L’habitation a disparu aujourd’hui ; seul le pavillon subsiste, grâce aux admirateurs du grand écrivain.

    Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, Homère, Hérodote et Sophocle, Lucrèce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poèmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la première idée lui est venue devant un tableau de Breughel, à Gênes, et qui maintes fois abandonné et repris, après trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine.

    De temps en temps il vient à Paris, et c’est au mois d’août que commence sa liaison avec Louise Colet. La « Muse », à l’apogée de sa surprenante fortune littéraire, était encore célèbre par sa beauté et ses intrigues, ayant notamment rangé sous ses lois M. Victor Cousin, le père de l’Éclectisme. L’aventure dura huit années, sans qu’il y manquât les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements d’usage en la matière. Le tout sur un mode emporté, convenable au tempérament des deux amoureux.

    Cette même année 1846, Flaubert avait retrouvé à Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se développe entre eux la plus touchante fraternité que depuis La Boétie et Montaigne ait connue l’histoire littéraire. Animés pour l’Art de la même ferveur mystique, également convaincus du « sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rêves, chacun préoccupé avant tout de l’effort de l’autre, qu’il souhaite toujours plus intrépide et plus pur. Louis Bouilhet est un véritable poète, dont le nom mérite de ne pas périr. Son autorité sur son ami est, à n’en pas douter, considérable. Flaubert l’appelle « ma conscience » sans cesse il lui demande ses avis et il s’y range ; plus tard, quand le poète disparaît, il dira « À quoi bon écrire, maintenant qu’il n’est plus là. »

    Les théories littéraires de Flaubert sont dès lors fixées d’une façon irrévocable. Il s’en inspirera avec rigueur et n’en connaîtra pas d’autres jusqu’à la mort. Elles sont le produit de son tempérament, de son caractère ; elles ont été longuement méditées, discutées, et certains événements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu d’une notice biographique, nous écrivions une véritable étude, l’heure serait venue d’exposer cette poétique. Bornons-nous à constater, avec M. Émile Faguet, qu’elle repose sur trois idées, lesquelles s’enchaînent rigoureusement. « C’est la haine du bourgeois, « de toute façon basse de sentir », c’est l’art pour l’art ; c’est le dogme de la littérature impersonnelle|⁴ |. »

    La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller d’incessante façon ; il pèsera tous ses mots, les enchâssera dans des phrases maîtresses et définitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi à un style exact et ferme, coloré et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillée, tout en donnant l’impression d’être naturelle et spontanée. À la poursuite de son idéal il se tuait lentement. « À chaque instant il se levait de sa table, prenait — nous dit Maupassant — sa feuille de papier l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur son coude, déclamait, d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les baltes d’un long chemin. »

    Toutes ses pages ont été soumises ainsi à ce qu’il appelait l’épreuve du « gueuloir ». « Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut… ».

    C’est, semble-t-il, dans Par les Champs et par les Grèves, relation d’une promenade qu’il fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la première fois les « affres » du style.

    Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusqu’en mai 1851. « Parmi l’étourdissement des paysages et des ruines », ils visitèrent la Sicile et l’Égypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, Athènes et Rome. On trouve dans la « Correspondance » le récit de cette expédition ; Flaubert en a rapporté, fixé dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans Salammbô, dans la nouvelle Tentation, dans Hérodias.

    Avant le départ, Bouilhet l’avait dissuadé de publier la première Tentation de saint Antoine, et il avait été convenu que Flaubert prendrait dans la réalité, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilité, selon le dogme que l’on sait. Dès le retour, il tient sa promesse et commence la préparation de Madame Bovary, dont le thème lui fut vraisemblablement donné par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. L’œuvre paraît enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 décembre 1840. Et le plus beau roman du dix-neuvième siècle amène son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses à la morale publique et à la religion. Toutefois, malgré le pressant réquisitoire de l’avocat général Pinard et grâce peut-être à l’habile plaidoirie de Me Sénard, Flaubert fut acquitté, « attendu qu’il n’apparaissait point que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l’esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous. » !!

    Comme beaucoup de chefs-d’œuvre à leur apparition, le livre fut médiocrement compris. Le procès troubla plutôt les lecteurs à son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve excepté, montrèrent une clairvoyance contestable. D’autre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succès, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary à sa place, qui est la première.

    Ainsi que l’a très bien remarqué M. Émile Faguet, l’esprit de Flaubert était partagé « entre le besoin de la réalité et le besoin aussi d’une imagination déchaînée et puissamment féconde ; … les deux penchants, s’ils n’étaient pas aussi forts l’un que l’autre, étaient très impérieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littéraire. Invariablement une œuvre romantique succède à une œuvre réaliste et ainsi de suite. L’alternance est « constante|⁵ |. » Chez le maître il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et l’héritier des Flaubert prennent la parole tour à tour.

    Aussi, le lendemain du procès de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant à la Tentation, commence Salammbô. En mai-juin 1858, il est à Tunis et sur la côte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux où fut Carthage. La genèse dura quatre ans.

    Grâce à l’austère profité de son labeur archéologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misérables chicanes de quelques cuistres. Mais, en général, on goûta assez peu cette prodigieuse évocation d’un monde disparu et l’on saisit mal les intentions de l’auteur. « Moi, écrit-il à Sainte-Beuve qui s’était montré sévère, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’antiquité les procédés du roman moderne et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. »

    En 1862 il se repose un instant en écrivant avec Charles d’Osmoy et Louis Bouilhet, le Château des Cœurs, une féerie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. « On ne la jouera pas, j’en ai peur, déclare Flaubert, je veux seulement attirer l’attention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses médiocres. »

    Une œuvre réaliste devait nécessairement succéder à Salammbô. Ce fut l’ Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme. Commencée en 1863, elle ne fut terminée qu’en février 1869. « Il y a dans ce roman, écrit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, l’écho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, l’éternel recommencement de nos désirs qui se brise contre l’impassible nature. L’avortement tout fait la grandeur et la mélancolie de cette œuvre. » L’Éducation fut moins comprise encore que Salammbô. Ce livre, peut-être le préféré de l’auteur, ce livre où vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une génération littéraire, passa inaperçu.

    Cette indifférence, le Maître ne la remarqua même pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper : Louis Bouilhet était mort le 19 juillet. Il faut lire la préface que Flaubert écrivit pour les Dernières chansons. On y trouvera les larmes les plus pures qu’ait jamais versées l’amitié en deuil. Jusqu’à son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir « comme un oratoire domestique où murmurer son chagrin et détendre son cœur ».

    Pour s’arracher à sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre éclate. « Il fut patriote douloureusement, ingénument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers qu’il abhorrait ou le démocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goûter. Il se leurra d’espérances tant qu’il put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871|⁶ |. » La paix signée, il demeure consterné par nos désastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mère meurt, et ce nouveau deuil achève de le bouleverser.

    Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comédie assez noire qui tombe à la quatrième représentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, l’œuvre qui a hanté toute son existence, l’épopée du Pessimisme où la postérité admirera les plus somptueuses périodes de la langue française. Des juges autorisés déclarèrent l’ouvrage illisible. Malgré l’insuccès qui s’obstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le découragement, arrête le plan d’un nouvel ouvrage : Bouvard et Pécuchet.

    En 1875, pour sauver de la ruine sa nièce et son neveu, sans hésiter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. « Seulement, à cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculéenne, tout se réunissait pour rendre le danger imminent|⁷ |. »

    Il ne quitte guère Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnée contre les mots, s’épuise en compulsant les deux mille volumes qu’il croit indispensables à la documentation de Bouvard et Pécuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusqu’à l’aube, « dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes, couvertes d’un abat-jour vert ». Et l’auteur d’Une Vie ajoute : « Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare des fenêtres de Monsieur Gustave. »

    La seule diversion que trouve Flaubert à ce labeur écrasant, c’est d’écrire Un cœur simple, la Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, pages touchantes ou splendides, inimitables.

    Ses embarras d’argent se sont aggravés. Mais au milieu de ses tristesses, il éprouvait cependant une joie suprême. Depuis quatre ans il s’est pris d’une tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami d’enfance le mieux aimé. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de l’observation et du style, anéantissant tour à tour les essais incertains encore que l’élève lui soumet. Or voici que son « disciple chéri » signe Boule de Suif, parvient d’un bond à la maîtrise. Flaubert a doté les lettres françaises d’un talent robuste, intrépide, classique.

    En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres à la Bibliothèque Mazarine, sinécure dont il ne jouira pas longtemps.

    Flaubert se déclare « complètement fourbu », et il écrit à une amie : « Je suis bien las de vivre, tout m’excède et me pèse, une bonne attaque serait la bienvenue. »

    Elle vint. Le 8 mai 1880, frappé d’hémorragie cérébrale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, âgé de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterré près des siens, au cimetière monumental de Rouen. Il n’avait jamais songé à l’Académie française. Le 15 août 1866, on l’avait nommé chevalier de la Légion d’honneur, par le même décret que Ponson du Terrail.

    Quelques mois après, on imprima le manuscrit inachevé de Bouvard et Pécuchet, les deux « bonshommes » dont les efforts proclament, à chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, l’impossibilité de comprendre et de savoir, et l’inutilité de Tout.

    Nous venons de résumer les principaux événements d’une existence toute de labeur et d’intégrité littéraire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de l’homme, renvoyant le lecteur curieux d’en connaître davantage, d’abord à la Correspondance, où Flaubert se révèle dans la franchise la plus ingénue et la plus complète, puis aux attachants « Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa nièce, à ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux récents ouvrages, si intéressants et documentés, de M. le Dr René Dumesnil et de M. René Descharmes.

    Au physique, Gustave Flaubert était un pur Normand, un véritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut d’une surprenante beauté. Maxime Du Camp nous a laissé son portrait à vingt et un ans, « avec sa peau blanche, légèrement rosée sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des épaules ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire éclatant ». Et les Goncourt nous le dépeignent à trente-huit ans « Très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge ».

    Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outrancières, se répandait en anathèmes sans fin contre l’abjection de son temps qu’il appelait le « panmuflisme », contre la Bêtise Humaine et contre l’être qui la résume et la symbolise : le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries énormes et de violences comiques et tonitruantes.

    Mais ce fougueux nihiliste était un débonnaire et un tendre. « L’homme, dit Charles Lapierre, était simple, affectueux ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrât, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère, qu’il embrassait. Chaque jour, à Croisset, après son déjeuner, il allait s’asseoir sur un banc, placé devant la maison, à côté de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé, et il causait avec elle du passé, de son enfance. » « Avec son air « gendarme » écrit Mme Roger des Genettes, il avait des délicatesses très féminines et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir …|⁸ | »

    De près et de loin on l’adorait. L’affection qui l’unissait à Bouilhet restera légendaire, et nous savons que dans sa maturité il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommé, chemin faisant, ses compagnons d’enfance et de jeunesse. Quand il est devenu célèbre, il assiste, vers la fin de l’Empire, aux fameux dîners de Magny, où il retrouve Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Bertbelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. À Rouen il a une petite cour attentive et respectueuse qui s’efforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fêtent chaque printemps à la saint Polycarpe, le maître ayant adopté ce patron dont il avait, certain jour, découvert un vieux portrait, avec cette légende : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait naître !|⁹ | ». À Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-Honoré. Aux survivants des anciens amis, se joignent, après la guerre, Émile Zola, Alphonse Daudet, Tourguéneff, José-Maria de Hérédia, Georges Charpentier, son éditeur. Et Guy de Maupassant lui amène les jeunes de l’école dite « naturaliste », les auteurs des Soirées de Médan.

    Martyr de la littérature, Gustave Flaubert est mort à la peine. Son sacrifice n’aura pas été stérile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, « son exemple aura reculé de beaucoup d’années le triomphe de la Barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue |¹⁰ |». — « Je ne crois pas à la gloire, et pourtant je me tue pour elle », répétait parfois le bon géant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand.

    MADAME BOVARY

    PREMIÈRE PARTIE

    I

    Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

    Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :

    — Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.

    Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

    On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.

    Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.

    Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.

    — Levez-vous, dit le professeur.

    Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

    Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.

    — Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.

    Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

    — Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

    Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.

    — Répétez !

    Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.

    — Plus haut ! cria le maître, plus haut !

    Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.

    Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

    Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.

    — Que cherchez-vous ? demanda le professeur.

    — Ma cas…, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.

    — Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque. Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.

    Puis, d’une voix plus douce :

    — Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !

    Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés.

    Le soir, à l’étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard possible.

    Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs, qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose ; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indienne, qu’il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’il valait mieux planter là toute spéculation.

    Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître ; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma, dès l’âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix.

    Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse ! Puis l’orgueil s’était révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l’échéance des billets, obtenait des retards ; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s’inquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres.

    Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures ; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À l’encontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril de l’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulant qu’on l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle ; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la peine ! Auraient-ils jamais de quoi l’entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ? D’ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Mme Bovary se mordait les lèvres, et l’enfant vagabondait dans le village.

    Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l’église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.

    Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs.

    À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne pouvaient servir à grand’chose. C’était aux moments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement ; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l’Angelus, quand il n’avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait : les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et le bonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire.

    Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion.

    Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amena lui-même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foire Saint-Romain.

    Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations, travaillait à l’étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bien lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. En promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui.

    À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois même, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalauréat.

    Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine, après mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu’il allait être abandonné à lui-même.

    Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compter l’hygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes ténèbres.

    Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours ; il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie.

    Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le matin, quand il était rentré de l’hôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, et revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi.

    Dans les beaux soirs d’été, à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hétraie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.

    Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression dolente qui la rendit presque intéressante.

    Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n’y retourna plus.

    Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait d’estime vis-à-vis de lui-même. C’était comme l’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui se dilatèrent ; il apprit par cœur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour.

    Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maison pour fêter son succès !

    Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fit demander sa mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité ; elle était vieille, il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un sot.

    Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par cœur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère ! On donna un grand dîner.

    Où irait-il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait là qu’un vieux médecin. Depuis longtemps, Mme Bovary guettait sa mort, et le bonhomme n’avait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme son successeur.

    Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer : il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une : la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.

    Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes Mme Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres.

    Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et l’écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes.

    Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-on près d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour.

    II

    Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit d’un cheval qui s’arrêta juste à la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme resté en bas, dans la rue. Il venait chercher le médecin ; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, l’un après l’autre. L’homme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout à coup derrière elle. Il tira de dedans son bonnet de laine à houppes grises, une lettre enveloppée dans un chiffon, et la présenta délicatement à Charles, qui s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Nastasie, près du lit, tenait la lumière. Madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos.

    Cette lettre, cachetée d’un petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre immédiatement à la ferme des Bertaux, pour remettre une jambe cassée. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La nuit était noire. Mme Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari.

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