Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Souillures
Souillures
Souillures
Livre électronique867 pages11 heures

Souillures

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

La plupart d'entre vous diront que je suis une peintre à l'esprit dérangé qui n'accepte pas que ses toiles soient boudées par le public. Que je suis prête aux pires bassesses pour parvenir au succès... quitte à risquer la vie de simples inconnus. En fait, je me fous de votre opinion.

Je me fiche également des lois alors que je me retrouve mêlée à un trafic de faux tableaux représentant la célèbre Jeanne d'Arc.

En parallèle à ce travail que je juge indigne de mon talent, je n'hésite pas à repousser les limites du bon goût en utilisant des matériaux inédits pour peindre des oeuvres qui ne laisseront personne indifférent.

LangueFrançais
ÉditeurGlobulia
Date de sortie4 juil. 2018
ISBN9782981660503
Souillures

En savoir plus sur Francois Dionne

Auteurs associés

Lié à Souillures

Livres électroniques liés

Fiction d'action et d'aventure pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Souillures

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Souillures - Francois Dionne

    Autres parutions aux éditions Globulia :

    Francois Dionne : 

    Obésité morbide 

    La danse des abeilles 

    Parfum de folie

    Alex Vallière : (Série Clément Ophidioc)

    1 - La vengeance 

    2 - L’offrande de Dozmatot 

    3 - Les dieux en péril 

    Joëlle Brault : (Série L’île aux fées)

    Mes vacances à la ferme 

    Danielle ‘M. Tessier

    La plume éternelle 

    S’envole le temps

    Poésie candide

    À paraître :

    Francois Dionne :  Opération Moutons

    Souillures

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et archives nationales du Québec et Bibliothèque et archives Canada

    Dionne, Francois

    Souillures

    ISBN 978-2-9816605-0-3

    Révision : Services linguistiques MC

    Illustration : Joshua Conn (http://www.joshuaconn.com/)

    Globulia

    136, chemin du Sixième Rang

    Val-des-Monts (Québec)

    J8N 7R3

    © 2018, Globulia

    Dépôt légal : Bibliothèque et archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Tous droits réservés

    Francois Dionne

    Souillures

    Globulia

    Antelogue

    Deux milliards d’années s’étaient écoulées dans l’indifférence depuis sa formation et, quoique constamment agitée par d’intenses éruptions volcaniques et de violents orages, la planète bleue, néanmoins inanimée, s’assignait comme témoin involontaire d’un grandiose changement. En dépit qu’elle n’en sache peu ou prou, plus rien n’y serait dorénavant comme auparavant. Surtout que rien s’apprêtait à se soustraire au profit d’une entité inédite dotée d’un semblant d’autonomie... malgré le fait qu’il puisse apparaître insensé de faire disparaître rien! Aussi quelconque ou puissant que ce dernier puisse s’avérer. Et dans ce cas-ci, même si cela se révèle un anachronisme, il aurait vraiment été de circonstance de citer Shakespeare : « Être ou ne pas être, telle est la question ».

    Ainsi, dans une petite mare tiédasse soumise au brassage du vent, quelques molécules jusque-là inertes s’entrechoquent de manière à fricoter : quelques acides aminés, nombreux lipides, un amas de sucres, une courte hélice d’ADN. Sans relations préalables, disparates aux premiers égards, la conjoncture semble les regrouper avec cohérence au sein d’une structure presque aussi ronde que les bulles d’air dissous avoisinantes. Sans en être consciente, cette matière inédite venait de reléguer l’inexistant au passé en créant l’originelle forme de vie; Dieu sait comment, à prendre pour une fois au sens affirmatif et non interrogatif. De cette improbable impulsion, et pour encore mille millions d’années, s’ingéniera la multiplication de cette existence bactérienne, semblable à la première de la lignée : de copie en copie, à quelques variantes près.

    Puis, soudainement, au cours de ce laps de temps immémorial, fruit du hasard ou de gestes assujettis au patient destin, des bonds évolutifs surviendront sans raison apparente pour quelques-unes de ces valeureuses descendantes. Pour elles qui s’inscrivaient en tant que sœurs il y a de cela une dizaine de générations, fortes d’une durée de moins de vingt-quatre heures pour ainsi dire, de leurs postérités s’initieront différents combats : que ce soit pour un même lieu, une source nutritive commune, l’ensemble des gaz atmosphériques environnants; pour leur survie et pérennité en somme. Autant résumer en faisant savoir que des mutations les auront dissociées en en faisant de féroces compétitrices. Ainsi naîtra dans les différences la première guerre; préludes de justifications à la totalité des suivantes.

    Des deux camps, de l’ancien, manifestement majoritaire, et du nouveau, composé de quelques exemplaires, les attaques se voudront sournoises : de front, de derrière, de dessus, de dessous; dans l’eau, l’air et le sol; de manière directe ou à retardement. Elles s’imposeront létales ou à la recherche de prisonnières, desquelles seront puisées maintes molécules pour les gagnantes. De toxines en antidotes, d’adaptations déclinées en alliances, les troupes d’adversaires verront leur filiation se perpétuer en léguant des pouvoirs et des parades qui subsistent encore aujourd’hui chez tous les organismes vivants. Étrangement, certains successeurs, par les aléas du hasard entraînant minimes modifications de leur matériel génétique, se logeront au sein du groupe des ennemies de leurs génitrices et, ingrates, les batailleront, à la vie, à la mort. Altruistes, certaines se sacrifieront au profit de leurs consœurs. Seules celles étant mieux acclimatées en rescaperont.

    Prologue

    Après l’avoir ramassée aux abords du boisé où elle tenait labeur d’être labourée, les deux policiers l’avaient traînée de force à l’hôpital. Pourtant, rien ne justifiait cette précipitation, car hormis son orgueil, elle n’était nullement blessée.

    Elle avait timidement amorcé son plaidoyer en arguant qu’ils n’avaient aucune preuve de ce qu’ils avançaient, qu’ils devaient immédiatement la relâcher, qu’ils n’avaient vraiment rien à lui reprocher. Comme seule réponse, ils l’avaient détaillée des pieds à la tête dans un mouvement qui n’avait manifestement pas été continu ni pour l’un, ni pour l’autre. Ayant remarqué leur petit manège, elle chercha à les confondre. L’habit ne fait pas le moine, avait-elle poursuivi pour essayer de s’en sortir, engoncée dans un corset qui la faisait souffrir. Ce proverbe ne réussissant qu’à provoquer l’hilarité des deux hommes et quelques commentaires grivois sur l’effet qu’elle faisait sur leur propre moine, elle avait alors décidé de mener l’attaque de front; comprenant qu’elle correspondait à tous les critères du stéréotype qu’elle tentait de réfuter et qu’elle ne parviendrait pas à les faire changer d’avis.

    Dès lors, les implorant sans relâche de lui laisser une chance, elle leur avait affirmé qu’elle était nouvelle dans ce métier, qui lui, à l’opposé, était étiqueté comme le plus vieux du monde. Elle leur spécifia qu’elle devait s’y résoudre à contrecœur, et à contrecorps avait-elle pensé en prononçant le mot précédent, puisque son mari, de mauvais gré conscrit de cette foutue Deuxième Guerre mondiale, avait récemment élu sépulture en terre étrangère. Elle osa même leur promettre qu’on ne l’y reprendrait plus. Bien qu’ils n’interrompirent pas la femme, tout ce babillage importait peu aux membres des forces de l’ordre; ceux-ci ne faisaient qu’obéir aux strictes consignes de l’escouade des bonnes mœurs. Eux-mêmes auraient pu être accusés de contrevenir aux règles s’ils n’avaient pas ramené cette fille à la cuisse légère.

    Cette manière d’opérer l’avait grandement surprise puisqu’elle n’avait jamais entendu parler d’eux auparavant; pourtant, entre consœurs, on avait l’habitude de se prévenir, autant des abus de certains clients que de la venue des autorités. Elle se résigna à ne pas tenir rigueur aux autres paumées de la nuit après que le plus jeune rouage du duo lui eut révélé qu’elle était la première prise de leur nouveau quart de travail. Elle comprit qu’elle-même ne pourrait sonner l’alerte d’ici, dans le meilleur des cas, demain soir. La destination lui parut cependant étrange, mais valait mieux l’hôpital que le poste de police, à moins que cette première ne fût qu’une escale à la deuxième.

    Anxieuse quant à cette perspective, en ultime recours, elle avait imaginé s’en sortir en leur offrant gratuitement ses attributs, mais ceux-ci y semblaient insensibles, impassibles. De plus raisonna-t-elle, si ces derniers avaient le moindrement eu l’idée de tirer plaisir d’elle, parce qu’il faut bien insister sur le fait de soutirer et aucunement de donner selon leur point de vue, sinon de leur position pour être plus exact, ils l’auraient fait en cachette dans les bois, et non pas dans les ruelles où ils s’évertuaient à protéger la vertu. Eut-elle risqué proposer cette échappatoire qu’elle se serait incriminée elle-même se résigna-t-elle à spéculer pour tenter de se justifier! Lasse d’essayer de se défendre, elle s’était tue jusqu’à la fin du trajet. Ses deux acolytes en avaient fait tout autant, ou aussi peu, avait-elle pensé afin de marquer la précision. Ce mutisme ne l’avait pas calmée, puisque ses méninges avaient roulé à fond pendant la pause verbale. Parvenus à destination, les deux hommes avaient pris soin de l’immobiliser; il était hors de question qu’elle puisse s’enfuir. Par la suite, ils l’avaient saluée bien bas en signe de dérision après qu’ils se fussent brièvement entretenus avec une garde-malade.

    Assoupie, elle les avait presque oubliés depuis qu’ils étaient repartis à la chasse aux gueux. Ils ne lui revenaient en mémoire qu’au moment où ils franchissaient la porte de l’institut en compagnie d’une nouvelle prise. Dès lors, ils entamaient toujours le même manège, et cela sans manifester de considération pour ceux qu’ils avaient amenés auparavant. Ils n’étaient cependant pas réapparus depuis un bon bout de temps. Selon son jugement, la montée de blancheur du petit matin devait sûrement s’avérer le signal de suspension de leurs activités de ratissage; il aurait été de mauvais aloi de nettoyer les rues au vu et au su de la populace. Conformément à l’opinion généralisée, il était notoire que les dégénérés vivaient de nuit et que les gens ayant vertu s’affairaient de jour. Foutaises! pensa-t-elle en se souvenant qui faisait partie de sa clientèle régulière. Qui plus est, un nouveau venu avait fait son entrée, librement, sans entrave. Par son habillement, il y avait nul doute pour elle qu’il représentait celui qui avait été mandaté pour statuer de leur sort, qui leur donnerait absolution ou correction. Elle tenta de jauger le sourire du médecin; recelait-il bonté ou méchanceté? L’état d’inquiétude dans lequel elle pataugeait depuis des heures ne lui permettait point de conclure sur un verdict clair.

    Elle le saurait bien assez vite puisqu’elle s’avéra la première appelée. Quoique surprise, elle estima qu’il en était ainsi pour que la chronologie d’arrivée soit respectée, et non parce que son état le souscrivait. D’ailleurs, un bon nombre de ses compagnons d’infortune semblaient être plus poqués qu’elle. Restreinte dans ses déplacements, d’un pas lent, elle suivit l’individu vers une petite salle attenante à la pièce où ceux de son rang avaient été volontairement parqués tout au long de la nuit par les deux policiers.

    Effondrée sur une vieille chaise en passe de se déboîter, elle fixait avec une appréhension non dissimulée l’homme qui se trouvait devant elle, tout en se demandant si c’était bel et bien la personne qui la délivrait finalement des deux paires de menottes qui la maintenaient captive depuis plusieurs heures. Cependant, elle n’osa lui adresser la parole, honteuse qu’il lui fût précédemment révélé ses occupations nocturnes. S’épongeant le front de la manche gauche de son sarrau à la blancheur douteuse, à grosses gouttes suait sans arrêt l’individu. La moiteur inhérente à la région tropicale aurait dû s’avérer la cause principale de ce désagrément, mais le boulot qu’il effectuait présentement était à l’évidence ce qui le taraudait. Ce n’était pas l’ampleur physique de la tâche qui l’accablait, quasi inexistante, mais les remords qu’il éprouvait d’avance. Par la flagrante absence d’éthique associée à l’étude, son gouvernement l’avait mis dans une position contraire au serment d’Hippocrate qu’il avait prononcé il y avait de cela bien des années dans son Massachusetts natal. Ce manquement à son devoir l’agaçait profondément et il était persuadé que même les cobayes qu’il devait traiter pouvaient ressentir sa rancœur. L'actuelle journée ne faisait pas exception à la règle. Malaisé, il tenta de reporter son attention sur la première cliente de ce jeune matin. Assise devant lui, cette dernière avait plus que mauvaise mine. Peau cuivrée et crevassée, nul doute que des galeries évidées s’étaient insidieusement creusées en son âme; qu’elle n’attendait qu’un prochain éboulis pour colmater dans l’oubli des pans de son passé, sinon du présent et s’il s’en faut, du peu d’avenir auquel elle se croyait destinée. À voir les cernes qui grevaient son visage, le docteur conclut qu’elle n’avait pas dû fermer l’œil de la nuit, sinon pour feindre orgasme aux désespérés qui s’étaient procuré ses charmes en échange de ce qu’elle jugeait être trop peu de billets de banque. Il se résigna à tenter de ne pas la juger, mais la déglingue de la jeune femme ne lui en laissait guère le choix.

    Contre sa volonté, quoique cet état de fait n’était-il pas là le lot quotidien de l’ensemble de ses actions et décisions, elle adhérerait bientôt à ce groupe sélect de statistiques à venir, comme tous les parias que le médecin avait rencontrés jusqu’à maintenant : prisonniers, orphelins, pauvres et autres individus sans réelles dénominations. Comme tous ceux qu’il soignerait dans le futur. Pour le gouvernement américain qui l’employait, ceux-ci ne valaient guère mieux que rien. D’ailleurs, leur dossier médical n’était affublé que d’un numéro accolé aux photographies de leur tête et de leurs parties intimes. Avec remords, l’homme prit la seringue et l’enfonça sans délicatesse dans l’épaule gauche de la femme, celle dont la main était la plus solidement menottée, facilité oblige, en lui baragouinant un semblant d’espagnol concernant les supposés bienfaits du traitement. Elle n’y comprit du reste absolument rien.

    Si ça se trouve, elle a probablement déjà la syphilis, pensa le docteur en injectant le mélange contenant les bactéries responsables de cette maladie. La grosse vérole comme l’exprime le petit peuple. Dire qu’ils sont infectés à leur insu... encore pire; qu’ils se figurent qu’on les guérit de quelque chose en les piquant. S’imaginent-ils que cela les aidera à sortir de la misère dans laquelle ils sont englués? Ils en seraient abasourdis s’ils apprenaient que la dose est cent fois supérieure à celle qui peut être contractée lors d’un contact sexuel avec un porteur!

    Dans quelques semaines, afin d’en vérifier l’efficacité, il reverrait personnellement la majorité de ses infortunés patients pour leur prodiguer en douce un nouveau médicament appelé pénicilline. La plupart reviendraient sous les bons soins des policiers qui iraient les chercher, photographies en main; peu le feraient volontairement. D’aucuns ne seraient jamais de retour. Mais d’ici là, ceux que cette pauvre indigente contaminerait lors de son ingrat travail n’auraient assurément pas la chance de recevoir ce traitement révolutionnaire! Idem pour les conjointes de ces futurs clients!

    Beaucoup souffriraient des lésions associées aux hideux chancres de cette maladie honteuse, de cette maudite syphilis. Ceux qui seraient infectés à leur insu lors de contacts sexuels ainsi que les présents cobayes qui ne ressurgiraient pas à la clinique pour bénéficier de l’antibiotique n’en seraient jamais guéris. Puisque les autorités souhaitaient vérifier l’efficacité du médicament, une possible contagion s’avérait le cadet de leur souci. Nul doute qu’ils pâtiraient tous de problèmes neurologiques d’ici quelques années, et cela, sans se douter que cela n’était nullement de leur faute, ni dû à un mauvais coup du hasard imputable à la nature. Quelques-uns en subiraient les graves conséquences jusqu’à en trouver mort.

    1

    Plusieurs auraient affirmé sans ambages que cette nuit sans lune revêtait peu de cachet romantique, mais il en était tout autrement pour les grenouilles arboricoles à sept doigts. On aurait pu imaginer qu’elles n’avaient pas voix au chapitre concernant cette assertion, mais quiconque avait eu la chance d’entendre leurs coassements tambourinés lors de la saison des amours pouvait facilement contredire cela. Qui plus est, abstraction faite de cette période printanière obscure, les amphibiens de ce genre demeuraient totalement silencieux et bien dissimulés. Ces deux faits expliquant leur complète absence de la liste des animaux répertoriés. Puisque leur étalage nuptial ne comportait pas de danses élaborées, de démonstration de coloris chatoyants ou quelconques gestuelles de séduction, la lumière reflétée par la surface du compagnon de la Terre ne leur était d'aucunes utilités. Seuls les sons gutturaux et répétitifs éructés des gigantesques gorges des mâles se voulaient passion pour les femelles en attente de ponte. C’est d’ailleurs ce vacarme incroyable qui les avait trahis et qui avait permis à une équipe constituée de quatre chercheurs chevronnés de les repérer à la cime de longs arbres jouxtant la paroi nord du volcan éteint depuis quelques siècles. Ces scientifiques qui formaient au départ un groupe disparate s’étaient réellement soudés à la suite de cette découverte. Représentant de belle sorte les stéréotypes accolés aux savants de haut niveau, ils étaient aisément reconnaissables tant ils versaient dans la caricature propre à leur profession: Bianca, la botaniste, était une grande laideronne à l’ossature en forme de poire, Amanda, anthropologue de formation, propageait l’archétype de la granola avec ses jupes en laine d’alpagas, pour sa part, Claude s’avérait le petit baquet boutonneux qui maniait avec doigté les composés chimiques, tandis que le chevronné microbiologiste prénommé Michel pouvait être classifié à son grand désarroi en tant que freluquet à lunettes.

    Malgré leur emballement, l’identification formelle de cette espèce n’étant pas terminée, ils n’avaient pas cru bon faire part de leur dénichement au monde entier. Ils savaient bien qu’il ne servait à rien d’alerter la communauté scientifique et de subir la honte de se rétracter après coup s’ils avaient commis une erreur. Pour donner suite aux premières captures de spécimens à l’aide de robustes filets à papillons et bien entendu d’importantes doses d’huile de bras pour grimper aux feuillus, les membres du quartette avaient traité les batraciens avec tous les égards qui leur étaient dus. Disposant d’un régime alimentaire qui apparaissait approprié et placés dans deux vastes vivariums convenablement éclairés, ainsi qu’adéquatement chauffés en fonction du degré d’humidité requis, les amphibiens avaient tous survécu à leurs conditions de détention. Par contre, aucune des femelles recueillies n’avait daigné pondre d’œufs puisqu’aucun mâle n’avait osé entreprendre de cours ardentes même si la saison s’y prêtait.

    Les manipulations initiales s’étaient faites à mains gantées puisqu’il n’était pas su si la peau des petites bêtes recélait quelconque poison. Cette éventualité était peu probable dans la mesure où ces grenouilles étaient de nuance terne, contrairement à ce qui est généralement retrouvé pour les animaux toxiques parés de vives colorations d’avertissement : abeilles, serpents, méduses et autres. La vérification de la possible existence de ce type de matières dangereuses avait quand même été effectuée au laboratoire. Cependant, les méthodes utilisées n’auraient sûrement pas obtenu l’aval des autorités compétentes si le tout s’était déroulé ailleurs que dans l’intimité de la jungle portoricaine. Ainsi, les batraciens avaient été frottés sans vergogne contre toutes les parties du corps de divers petits mammifères, tels souris et mulots. Certains oiseaux nicheurs avaient même été réquisitionnés pour cette tâche potentiellement mortelle pour eux. Après plusieurs essais infructueux, il fut convenu que les amphibiens ne sécrétaient pas de substances nocives pour les animaux à sang chaud et qu’il devait en être pareillement pour les humains. Puisqu’ils préféraient travailler à mains nues, trois des membres du quatuor délaissèrent alors les gants en vinyle pour saisir les grenouilles. Pour sa part, pas encore convaincue de l’innocuité de ses sujets d’expérience, Bianca ne s’en était point départis. Elle avait d’ailleurs rabroué ses collègues en leur mentionnant que la peau de cette nouvelle espèce pouvait héberger une flore de bactéries ou de moisissures vraisemblablement pathogènes. Tout un chacun l’avait traité de sainte-nitouche en pensant qu’elle en était devenue bel et bien une, probablement contre son gré tant elle était hideuse.

    Ce premier résultat obtenu, l’équipe s’était penchée sur la présence des sept doigts, au lieu du nombre habituel de cinq pour les pattes arrière et de quatre pour celles avant. Contre toute attente, ceux-ci ne semblaient pas faire office d’anomalies telles l’étaient parfois un deuxième pouce ou un auriculaire supplémentaire. Plusieurs hypothèses sur cette particularité avaient été émises, mais aucune n’apparaissait hautement plausible jusqu’à maintenant. Ainsi, des investigations additionnelles avaient été séparées entre les membres du quatuor.

    Michel avait été désigné pour étudier l’étrange manifestation de la longue membrane se trouvant entre les articulations du milieu des orteils : du deuxième au sixième. Cette spécificité s’avérait une ambiguïté anatomique puisqu’elle était particulièrement retrouvée parmi les grenouilles passant beaucoup de temps dans l’eau et non pas chez celles évoluant principalement dans les arbres. D’ailleurs, aucun des spécimens qu’ils avaient capturés n’avait encore été découvert en environnement aquatique. Qui plus est, ils n’avaient jamais été vus dans les bassins aménagés au sein des habitats artificiels recréés au laboratoire.

    Pour sa part, le petit baquet s’ingéniait à établir les utilités de la présence de ses doigts supplémentaires situés aux extrémités. La prospective de la nécessité d’un meilleur agrippement aux troncs et branches avait immédiatement été émise, mais dans la mesure où ce surnombre n’était pas un caractère commun aux animaux grimpeurs, il avait été plus ou moins mis de côté. Malgré cela, il s’évertuait à essayer d’en déterminer la fonction précise. Il se penchait présentement sur une autre piste après avoir remarqué que les grenouilles mâles se servaient de toutes leurs articulations pour marteler un rythme complexe sous leur gorge lors des appels aux femelles. Mais était-ce suffisant pour justifier la quantité excédentaire de phalanges? Surtout si les sept appendices ne conféraient pas d’avantages au niveau de la stabilisation dans les arbres, pourquoi s’en encombrer uniquement pour la douzaine de nuits annuelles sans lune associée à la période de reproduction?

    De leurs côtés, les deux femmes s’affairaient à éplucher les éléments chromosomiques pouvant être responsables de l’importante différence au niveau des pattes de ce bizarre organisme. Elles essayaient de déterminer si une partie particulière du génome régissait le nombre de doigts ou si la séquence d’ADN dirigeant la croissance de ces petits membres se trouvait exceptionnellement en sept copies identiques.

    2

    Le cœur léger, j’avais fichu le camp de la grande bâtisse jaune; après avoir diligemment effectué le nettoyage inhérent à la fin de ma longue journée de travail. Ce n’était pas que j’affectionnais particulièrement faire le ménage. Veuillez le concevoir comme un rituel que je m’imposais, sinon je ne l’aurais jamais fait et, de surcroît, je n’aurais jamais cessé de besogner. C’était ma passion, ma raison de vivre. Nul doute qu’un court-circuitage de cette corvée m’aurait précipitée vers un retour à ma tâche, mais il s’agissait d’une discipline à laquelle je m’obligeais sans détour. Et vous, êtes-vous confiné comme la plupart des gens dans un boulot que vous n’aimez pas? Comme je vous plains... à moins que vos capacités ne vous permettent pas de trouver mieux! Sinon, qu’attendez-vous pour le quitter? Pauvre de vous; perdre ainsi votre vie à essayer de la gagner...

    Vous semblez surpris que je m’adresse à vous de la sorte! Prenez votre mal en patience; vous ne faites que commencer à me connaître.

    Je marchai comme à mon habitude d’un pas nonchalant; observant les alentours, à l'occasion avec méticulosité, généralement dans son ensemble. Pourtant, je débusquais constamment quelque chose de nouveau même si je déambulais à cet endroit quotidiennement. Je ne négligeais jamais les maints détails, mais je parvenais toujours à voir des modifications, des ajouts, des retraits. Parfois, ce n’était que des changements dans la couleur du jour qui imposaient ces dissemblances. Était-ce dû à une déformation professionnelle? Quoi qu'il en soit, cela tempérait mon allure. Comme j’en étais pleinement consciente et que je ne souhaitais pas changer mes habitudes, j’en tenais compte pour établir l’horaire de tous mes déplacements.

    Fidèle à ma ponctualité coutumière, je me présentai à l’entrée du restaurant le plus achalandé de Sainte-Anne-de-la-Pérade bien avant l’heure prévue. Du coude, j’appuyai sur le gros bouton métallique contrôlant l’ouverture automatique des portes. Par la suite, je m’engageai vers le lutrin de bois derrière lequel se tenait dignement le maître d’hôtel, quoique la lumière violacée provenant d’un vieux plafonnier rétrocédait un air glauque à son crâne à moitié dégarni. D’emblée, je relevai son étonnement; ce qui n’arrangea pas sa mine. Du regard, j’eus l’impression qu’il aurait aimé me solliciter une explication, mais que son statut ne lui en autorisait point la liberté. Je ne sais pas encore si vous auriez été aussi sagace que lui, mais permettez-moi d’en douter. J’ai rencontré quantité de gens comme vous et la plupart ne peuvent se retenir de me poser maintes questions comme s’ils étaient demeurés et ne comprenaient rien à rien. Quel manque de délicatesse vous pouvez avoir quand quelqu’un ne cadre pas dans vos normes! Qui en fait sont assez restreintes, dictées par une certaine rectitude sociale.

    —J’ai une réservation pour le repas de ce soir. 

    —Je vérifie cela immédiatement. À qui ai-je l’honneur de m’adresser? questionna gravement l’individu en s’efforçant de porter l’ensemble de ses considérations vers ma tête.

    Qu’il ait agi ainsi par dégoût ou par condescendance ne me troublait pas; j’étais en mesure de me défendre.

    —On m’appelle Moi?Non!, émis-je en tentant de prendre un ton plus hautain que lui l’avait volontairement fait; de plus, même si j’étais plus courte sur pattes que lui, je m’astreignis à reluquer le haut de son crâne, bien consciente que la plupart des chauves n’assumaient pas leur calvitie.

    —Votre nom est probablement trop compliqué à prononcer et c’est la raison pour laquelle vous utiliser ce pseudonyme.

    Je ne pris pas la peine de répondre à cet être inculte.

    —Est-ce que madame est seule? demanda l’homme en consultant un cahier aux pages gaufrées.

    J’attendis qu’il me reporte son attention et, théâtralement, j'examinai sarcastiquement les alentours en tournoyant sur moi-même.

    —Oui, mon brave! Je ne relève personne d’autre dans les parages.

    —Pour l’instant, prononça-t-il lentement après s’être raclé la gorge.

    —Vous dîtes cela parce que vous jugez qu’une aussi belle femme que moi doit absolument avoir un prince charmant au bras!

    Je vis qu’il se retint de sourciller à la suite de mon allusion à peine voilée.

    —J’imagine que vous serez accompagnée... la facture n’est vraiment pas à la portée de toutes les bourses.

    —Votre commentaire manque de retenue. Vous considérez sans me connaître que je ne travaille pas! Pourtant, mon occupation est probablement plus importante que la vôtre. Je suis même convaincue qu’elle demande plus d’habiletés que celle que vous exercez. En fait, contrairement à vous, j’ai une profession et non pas un métier.

    —Ce n’est pas ce que je voulais insinuer; j’imaginais tout simplement que vous ne seriez pas seule.

    —Que j’aurais besoin d’aide?

    L’homme n’osa répondre.

    —Par contre, si j’étais un brin blagueuse, j’ajouterais candidement que je suis arrivée dans votre établissement avec, m'exclamais-je en accentuant le dernier terme avant de marquer une pause... avec une bonne quinzaine de minutes d’avance. En revanche, celles-ci expireront d’ici un quart d’heure et ne pourront me tenir compagnie plus longtemps. Vous pourrez alors repousser la chaise que ce laps de temps occupera vers la table!

    Comme si cela s'avérait possible, mon interlocuteur parut encore plus ahuri. De mon humour singulier ou du fait que je n’étais pas escortée, je ne saurais vous le dire. J’en profitai toutefois pour poursuivre sur ma lancée, tout en soupesant mes mots afin de continuer à me donner une attitude distinguée.

    —De plus, mon brave, pour relever affablement le verbe que vous avez accolé à deux reprises à votre personne lors de votre intervention discourtoise, je vous saurais gré de ne pas trop laisser errer votre imagination, vous pourriez être grandement surpris de découvrir ce qui peut s’y dissimuler! On a tous des petits démons enfouis prêts à jaillir à l’improviste; parés à déferler sans pitié sur les autres ou à se rebiffer contre leurs inconscients porteurs. J’espère que vous en êtes conscient et que vous parvenez à les refouler.

    Je le regardai attentivement; je réalisai que je venais de le vexer. Ce n’était pas mon but premier, mais cela était loin de me déplaire. Je suis cependant certaine que vous auriez fait de même en face de cet individu si imbu de lui-même. À moins que vous soyez de ceux qui plient l’échine devant tout un chacun. Si vous faites partie de la deuxième catégorie, permettez-moi de vous dire que vous allez passer un mauvais quart d’heure avec moi; d’ailleurs, comme vous le savez déjà, je dispose d’un quinze minutes à tuer.

    Je me demande où se trouve le cimetière où reposent lesdites minutes.

    Je plissai les yeux sans m’en apercevoir.

    Est-ce de ce lieu qu’on tire les grains s’écoulant dans les sabliers?

    —Veuillez me suivre, s'il vous plaît, émit le maître d’hôtel en me sortant de mes pensées irrationnelles.

    Regagnant sa prestance, l’homme se dirigea lentement au travers des tables pourtant bien espacées, comme si ma condition avait pu nuire à ma démarche.

    —Où désirez-vous vous asseoir? eut-il soin de s’enquérir après s’être retourné en ma direction.

    J’en déduisis que nous étions parvenus à l'endroit qui m’avait été assigné au moment de ma réservation.

    —Peu m’importe, mon brave.

    Élégamment, il dégagea la chaise qui se trouvait devant lui. Évidemment, bienséance oblige, entre autres, il la repoussa après que j’eus pris séant.

    —Madame souhaite-t-elle que l’on parcoure le menu avec elle?

    —Vous allez le lire pour moi?

    —Non, mais...

    —Votre proposition ne souffre pas d’égards à ma personne, mais il n’en sera point indispensable, mon brave.

    Mine de rien, je m’amusais à converser de haut avec le maître d'hôtel, surtout que j’avais pu mesurer la répugnance qu’il avait initialement portée à mon attention. De plus, il était manifeste que cette dernière ne semblait point s’être atténuée depuis. Mais pour ne pas demeurer en reste, je m’évertuais à le considérer avec dérision en utilisant à outrance l’appellation dérisoire dont je l’avais instinctivement affublé.

    —Mon brave, ce ne sera pas nécessaire, car je suis familière avec votre carte.

    —Il ne s’agit donc pas de votre première visite? s’étonna-t-il, probablement moins de ne m’avoir jamais remarquée dans le passé, que de la possibilité que ma situation soit de fraîche date et qu’il ne réussisse point à me replacer dans ses souvenirs; ce qui se serait révélé un manque flagrant de délicatesse de sa part.

    —Détrompez-vous, mon brave! Votre établissement me sera une découverte. Cependant, je connais privément quelques critiques gastronomiques notoires et tous, sans exception, m’ont récemment recommandé votre restaurant; ce qu’ils ne faisaient pas spontanément auparavant, bien au contraire. En fait, leurs avis ont changé depuis qu’un nouveau chef a installé ses quartiers ici. Il n’a certes pas la réputation du précédent, du moins pas encore, quoique celle-ci était devenue surfaite tant ce cuisinier était parvenu à s’affliger d'une astronomique paresse devant ses fourneaux.

    À mon immense surprise, l’homme demeura stoïque.

    —Il semble, selon ce que mes amis m’ont souligné avec insistance, que tout a été vigoureusement amélioré depuis le moment où il a été finalement compris qu’il s’avérait plus que temps d’opérer un remue-ménage drastique. Mais à voir le personnel toujours en place, quoique je n’ai eu affaire qu’avec vous, je serais portée à croire que certains ont été épargnés, au grand malheur de la clientèle.

    Je l’aperçus sourire nerveusement, tout en me gratifiant d’un regard débordant de rage.

    —Par contre mon brave, je ne vous en tiens pas rigueur puisque je ne peux imaginer que votre position vous octroie d’émettre quelconques opinions, encore moins de participer aux décisions!

    L’homme parut choqué de mon commentaire; je jugeai qu’il était souhaitable de délaisser son cas pour quelques instants.

    —Il se révèle que l’orientation paléolithique a insufflé du renouveau à l’offre culinaire; même si ces deux derniers concepts peuvent vraiment se montrer contradictoires. Je m’avoue donc très curieuse d’expérimenter vos plats.

    —Êtes-vous au fait qu’aucun ustensile n’est fourni; qu’il faut utiliser les doigts pour manger afin de respecter l’époque pendant laquelle était servi ce type de nourriture?

    —Devrais-je y entrevoir un inconvénient? demandais-je du tac au tac.

    Il ne répondit pas, quoique sa bouche fût grande ouverte de surprise. Je conçois que vous vous seriez comporté de la même façon, aussi démuni que lui, pour parvenir à articuler une réplique. D’ailleurs, il s’agit là de mon principal trait de caractère : d’imaginer la réaction d’autrui envers ma personne et de proférer un brin de cynisme lors de simples situations. J’espère que vous avez pu déceler cela depuis que vous me connaissez, sinon, vous êtes vraiment le genre de niais que je me ferais un plaisir de réduire en charpie par mes commentaires acerbes. Est-ce ma condition qui me pousse à attaquer avant de l’être? À moins que mes provocations ne viennent du fait que les autres n’osent m’infliger de tort supplémentaire...

    —Mon brave, vous devriez refermer votre clapet, vous pourriez avaler une mouche si jamais une de celles figurant sur votre menu s’est enfuie de la cuisine et vole dans le voisinage. Je ne suis pas certaine qu’elle s’avérera aussi succulente crue qu’apprêtée. Je ne présume pas non plus que de l’avoir à tire-d’aile entre votre palais et votre langue se vérifiera appétissant. Quoique vous seriez alors occupé à autre chose que de déblatérer vos préjugés de bas étage.

    —Un de nos garçons sera bientôt à votre disposition, avança-t-il, décontenancé par mes propos et par mon ton complaisant.

    —Je vous en remercie, mon brave. Vous pouvez me laisser, émis-je à voix basse tout en me retenant d’ajouter le mot tranquille.

    Contre toute attente, je le gratifiai d’un sourire se voulant reconnaissant; j’aimais déstabiliser les gens. L’homme, doublement conscient qu’il ne recevrait pas de pourboire, ne se donna pas la peine de tendre la main. Il tourna plutôt les talons et regagna noblement son poste; il avait possiblement assez perdu de temps avec une cliente dans mon genre. Quoique je tentais de le dissimuler, je jubilais; je savais que ma présence le tourmenterait bien au-delà de mon départ.

    —Bonjour, madame.

    Je me retournai et aperçus le serveur. Je restai estomaquée devant sa coupe de cheveux datant d’une autre époque; celle où les mères plaçaient un bol à soupe sur la tête de leurs garçons avant de complètement tondre les bouts de tignasse n’ayant pas eu la chance de se réfugier sous le récipient. Je n’eus pas le loisir de le saluer, probablement parce que j’avais trop longuement insisté à le dévisager ou dans ce cas-ci précis, à le décrâner, qu’il entama sa tirade.

    —Désirez-vous boire quelque chose?

    —De l’eau, tout simplement.

    —D’importants tests sont effectués sur le réseau de distribution local et ce qui s’écoule du robinet n’est pas potable.

    —Vous n’en avez pas qui serait embouteillée?

    —Cela s’avère contraire aux préceptes que prône notre établissement. Par contre, un vaste choix de vins, de bières et divers produits fermentés sont proposés pour titiller votre palais.

    —Est-ce que le lait fait partie des breuvages offerts?

    —Il va sans dire puisque l’élevage des bovins remonte à quelque dix mille ans. En revanche, dans l’optique de conserver l’authenticité de notre démarche, il m’est impératif de vous prévenir qu’il n’a pas été pasteurisé, car cette technique de décontamination bactérienne a été inventée il y a environ cent cinquante ans par Louis Pasteur.

    —Ce sera donc du jus de vache frais, réitérais-je en rigolant.

    —Il ne pourrait en être autrement, mais il pourrait contenir des microbes.

    D'un mouvement de tête, je lui signifiai de nouveau mon approbation.

    —Vous avez confiance en votre système immunitaire?

    —Oui.

    —Je vous l’apporte d’ici peu. Désirez-vous une paille?

    —Bien sûr; que de plaisirs j’aurai à faire de grosses bulles! De plus, je vous remercie de cette question; elle vaut beaucoup mieux qu’une suggestion à peine tempérée par-dessus une obligation telle que l’a faite le maître d’hôtel.

    Désarçonné, ne comprenant pas mon sous-entendu, l’homme me quitta, néanmoins en souriant. Je guettai son retour pendant quelques instants, mais à ma grande surprise, il ne revint pas prestement.

    Ce ne doit pas être si long de verser du lait dans un verre, à moins qu’il ne pousse la vraisemblance jusqu’à traire la vache.

    Que ce soit pour tromper mon attente ou par déformation professionnelle, je me mis alors à lorgner le décor avec insistance; je me concentrai en particulier sur les toiles qui ornaient les murs. Je crus reconnaître un style parmi la multitude d’œuvres. Puisque le serveur ne semblait toujours pas dans les parages, je me levai et m’approchai d’une d’entre elles afin d’en avoir le cœur net. Quelques pas me suffirent pour atteindre l’objet, non pas de convoitise, mais de hantise, oserais-je dire. Je suppose que vous en auriez fait de même si vous aviez été dans ma position. Malgré une malsaine curiosité qui me soufflait de vérifier la signature devant se trouver au bas, je m’éternisai à l’opposé, sur le coin gauche supérieur. Postée à une dizaine de centimètres, je m’attardais à l’angle d’attaque. Comme je l’avais imaginé, celui-ci avait été effectué à rebrousse-poil; cette technique sciemment mise au point par cette nouvelle venue. Il n’y avait rien de bien original dans ce gribouillis : que des pommes pyramidées dans un bol en argile! Par contre, il était évident que le sujet était moins important que la démarche proposée. Je déplaçai mon attention vers la droite et pus encore remarquer les petits trous faits par les arrêts sporadiques du pinceau. Dans mon esprit, il n’y avait désormais plus de doute sur l’origine de ce tableau. Je baissai le regard vers la signature et de facto je sus que mon identification était correcte. C’était bel et bien un Pouillis. Pour faire deux jeux de mots guère relevés, j’aurais pu dire qu’on était loin d’un Pellan, mais près d’un pouilleux. Mais ici, l’esthétisme ne comptait point, seule la manœuvre utilisée donnait une quelconque valeur à l'œuvre. Je fis la moue. De dégoût? De jalousie? Pourtant, rien ne justifiait l’engouement que les gens du milieu exprimaient pour cette artiste. D’ailleurs, selon moi, parfaitement consciente de ses limites, cette dernière peignait dorénavant à toute allure depuis le récent surgissement de cette notoriété inespérée; afin de profiter plus de la manne financière qu’avec l’objectif d’une reconnaissance du public et de ses pairs. De toute manière, cette jeune femme faisait bien d’engranger au plus vite puisque quantité d’émules nettement plus talentueux qu’elle envahiraient dans un avenir rapproché ce nouveau segment, qui, n’en doutons pas, serait bientôt sursaturé à en écœurer les amateurs d’art. Par ailleurs, ce restaurant branché ne faisait pas contrariété à sa réputation en s’étant porté acquéreur d’une toile de celle que certains avaient précocement qualifiée de maître.

    —En avez-vous une à la maison?

    Sortant de mes pensées, je me retournai et aperçus le serveur qui se tenait quelques pas derrière moi.

    —Quoi?

    —Une peinture d'elle.

    —Non.

    —C’est joli.

    —C’est assez simplet, presque enfantin, dis-je afin d’exprimer mon opinion.

    —N’est-ce pas ce qui en fait sa beauté?

    —Je ne crois pas que cela soit voulu ainsi! Il s’agit tout bonnement d’un manque d’aptitudes, de dispositions manifestement inférieures à la moyenne. C’est quasiment une fumisterie. C’est sans conviction et cela bafoue l’intégrité artistique des autres tableaux présents dans votre établissement.

    L’homme sourcilla pendant de longues secondes. Je ne sus pas si sa réaction signifiait qu’il partageait dorénavant mon avis ou si la virulence de mon commentaire lui avait déplu.

    —J’ai déposé votre verre de lait sur votre table.

    —Merci beaucoup.

    J’avais énoncé ma désapprobation avec tant d’assurance qu’il avait préféré changer de sujet. Toutefois, je n'avais pas de regret. Il valait mieux dire franchement les choses que de feindre l'enthousiasme. Je n’avais point besoin de l’assentiment de mes pairs et je leur rendais la pareille. Mais ce qui me chagrinait encore plus venait du fait que peu, sinon aucun, chef-d’œuvre n’avait été attribué à ceux de mon sexe et il faudrait peut-être peu pour que cette Pouillis se taille une place parmi ce groupe sélect! Ce qui pour moi illustrerait davantage le peu de reconnaissance dont aurait dû bénéficier la gent féminine. Je semble exagérer, mais vous, en connaissez-vous beaucoup de peintres célèbres qui sont des femmes? Picasso, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Monet, Van Gogh, Rembrandt, Renoir, Riopelle... tous des pisseux debout! Faites un effort, continuez à fouiller votre mémoire.

    —Allez-vous bientôt être disposée à effectuer vos choix de plats? questionna le serveur en me faisant sortir abruptement de ma frustration.

    —Sans aucun problème! Je vais débuter avec la chaudrée d’asticots.

    —Vous savez que vous devrez vous débrouiller sans cuiller.

    —Je la boirai à partir du bol, comme tout le monde. Au diable les bonnes manières!

    L’homme baissa son regard.

    —Que souhaitez-vous après cela?

    —J’opterai pour les sauterelles noires africaines rôties dans une sauce au miel. À moins que ces insectes ne soient trop petits à saisir!

    —Cela devrait convenir; elles mesurent près de dix centimètres.

    —Elles sont gigantesques!

    —Désirez-vous un dessert?

    —J’aviserai à la fin du plat principal.

    —Je vous apporterai alors la carte si votre estomac peut encore engouffrer de la nourriture.

    —Ou si la gourmandise prend le dessus!

    —Je me dirige de ce pas signifier vos intentions au chef. Cela devrait être prêt assez rapidement.

    —Je tromperai donc mon attente en poursuivant l’analyse de ce tableau.

    —J’avais cru comprendre que vous ne l’aimiez pas.

    —Il faut parfois chercher profondément afin de dénicher ce qui peut créer une frénésie pour une œuvre.

    —Et vous y parviendrez?

    —J’y compte bien, même si cela n’est pas toujours évident au premier coup d’œil. Je peux cependant d’ores et déjà plébisciter que je la détesterai tout autant.

    Le serveur hocha la tête avant de mettre le cap sur les cuisines. Pour ma part, je déplaçai mon intérêt vers le côté supérieur droit. J’y considérai la même technique de rebrousse-poil, sans qu’aucun léchage ne vienne altérer la non-fluidité des mouvements de pinceau. Soudain, je présumai détecter un motif, quoiqu’utiliser le mot méthode serait plus approprié. Dans le but de vérifier mon hypothèse, je me penchai et alignai mon inquisition vers la partie inférieure gauche. Je remarquai les pénétrations similaires offertes par les gouttes de couleur. Rassurée, je portai mon attention vers le quatrième coin. J’avais raison : tous les traits convergeaient vers un point central imaginaire, pour que l’observateur ne fixe finalement que le milieu de la réalisation, peu importe où celui-ci posait son regard initial. Je ne savais pas si c’était voulu de la part de Pouillis, mais si ce l’était, il s’agissait d’une brillante idée d'orientation volontaire afin que le spectateur soit subjugué par le noyau de l’œuvre et ne s’arrête pas aux détails, qui, convenons-en, n’étaient pas de grande qualité. D’ailleurs, j’en prenais conscience à l’instant. Toutes les nouvelles toiles de ce peintre s’avéraient de dimensions carrées dans le but de jouer de ce stratagème. Je remarquai également les couches, plus épaisses sur les bords et en déclinaison constante vers le cœur de la représentation. C’était donc fortuit. J’abdiquai; je ne croyais pas qu’elle avait droit au titre de maître, encore moins de génie, mais elle avait au moins le mérite d’avoir instauré un procédé original pour pallier ses lacunes, pour que le regard ne soit pas détournée vers d’autres peintures qui sans l’ombre d’un doute ne pouvaient qu’être meilleures. J’étais étonnée que nul critique artistique n’ait pareillement relevé ce point essentiel. Mais, à bien y penser, nombre d’entre eux n’ont pas la formation requise pour exercer ce métier, et quand même l’auraient-ils, beaucoup n’ont pas le jugement nécessaire pour parvenir à échafauder des analyses éclairées.

    —Cela ne magnifie pas ses œuvres, mais plonge l’observateur au milieu d'un univers symbolisé. En cette période de narcissisme, cela dénote une bonne machination pour recevoir des éloges, me murmurais-je.

    Je lâchai un soupir en me promettant d’aller faire un tour dans une des nombreuses, trop en fait, galeries qui exposaient présentement les réalisations de cette supposée artiste. Satisfaite malgré tout de ma découverte, je décidai de retourner à ma place afin de déguster mon verre de lait. Je délaissai mes pensées concernant Pouillis et de la paille je bus le liquide d’une seule traite. Je rigolai de cette figure de style littéraire en faisant le rapprochement avec le fermier qui doit traire ces vaches. J’avais à peine fini que le bol contenant les gros vers blancs me fût apporté.

    —Dans quoi flottent-ils?

    —Ils ont rapetissé pendant la cuisson et le bouillon grisâtre que vous voyez s’avère en pratique celui qui était dans leurs corps de leur vivant.

    Un peu répugnée, je regardai du côté du serveur. Habitué de présenter ce plat, ce dernier avait anticipé ma prochaine question.

    —Tous ces asticots se promenaient allégrement dans l’immense vivarium de la cuisine au moment de votre commande!

    Je fis une grimace de dégoût.

    —On ne peut nier que cette viande est fraîche.

    —Ne peut-on disconvenir qu’il s’agisse là de mangeaille pour carnivores? demandais-je pompeusement.

    —Non. C’est bel et bien de la chair animale. Mais prenez-en une bonne gorgée, vous allez être surprise par leur succulence!

    Malgré ma réticence, j’eus à le faire immédiatement, car l’individu n'avait pas quitté mes côtés; bizarrement, je ressentais une certaine pression sociale à m’exécuter même si je ne le connaissais pas. Qu’auriez-vous fait si vous aviez été dans ma situation? Probablement que vous n’auriez pas réclamé ce plat! Encore mieux, vous n’auriez jamais mis les pieds dans ce restaurant! Mais il m’était désormais impossible de rebrousser chemin. Je fixai l’homme; si moi je ne pouvais m’en aller, lui le pouvait! J’insistai; l’exhortant du regard de débarrasser le plancher. Il ne sembla pas comprendre mon imploration puisqu’il demeura figé sur place. Je m’interrogeai alors sur sa motivation profonde. Était-ce pour savoir si j’apprécierais la chaudrée ou pour voir comment je m’y prendrais pour l’ingurgiter? Quoi qu'il en soit, je me l’enfilai derrière la cravate, même, il faut le dire, si je n’en portais pas une!

    Cette première étape passée, au lieu de réellement m’intéresser à la saveur des aliments, je me concentrai sur mon système digestif, en attente de ses réactions; comme s’il ne faisait pas partie de mon corps et qu’il était sur le point de me blâmer. Était-il en mode panique; prêt à évacuer ce que je venais d'avaler?

    —Et puis? demanda l’homme en me faisant du coup sursauter.

    —Je dois en boire une deuxième lampée; j’étais trop stressée et je n’ai pas vraiment pris le temps de déguster.

    —Mastiquez-les bien.

    Je constatai que mon estomac ne faisait pas des siennes; je me permis de soulever le bol de nouveau. Encore hésitante, je n’en engloutis qu’une petite gorgée. Contre toute attente, je me délectai du goût. Le serveur dut le remarquer sur mon visage, car il n’émit aucun commentaire et se déroba de la table en souriant. Je m’assouvis jusqu’à la dernière goutte de cette chaudrée. Je me régalai tout autant des sauterelles noires constituant le plat principal.

    Je m’essuyais la bouche du poignet que j’eus soudainement une pensée; du type que j’aurais dû avoir avant de commander mon repas. En mangeant les insectes en entier, nul doute que je gobe la merde qui se trouve en eux en même temps.

    Je quittai le restaurant le cœur heureux, malgré mon appréhension initiale; contre toutes attentes, ce qui m’avait le plus chaviré l’intérieur avait été les peintures de Pouillis.

    3

    L’éreintant travail de capture qu’il avait effectué en compagnie de la botaniste lors de la précédente nuit aurait dû le faire basculer sans difficulté au pays des rêves même s’il faisait jour. Sans compter que la petite chambre qu’il occupait était emprise d’obscurité grâce aux rideaux foncés bloquant la lumière extérieure. Couché dans son lit, le freluquet Michel s’en étonnait puisqu’il n’avait jamais été sujet à l’insomnie. Pour l’instant, d’intenses démangeaisons l’empêchaient de s’octroyer le repos auquel il avait droit.

    —Maudit! répéta-t-il pour une énième fois.

    Accablé par son incapacité à s’endormir, comprenant que le sommeil ne pourrait rapidement être trouvé, il ouvrit sa lampe de chevet afin de faire un brin de lecture.

    —Cela me fatiguera peut-être suffisamment.

    Souvenirs de la maison des morts de Fiodor Dostoïevski.

    —J’étais rendu au sixième chapitre, se remémora-t-il en attrapant le bouquin à la couverture écornée.

    Qu’est-ce que c’est? se dit-il en plissant les paupières. Ce n’était pas là lorsque je me suis couché.

    Sans attendre, le jeune homme déposa le livre, et de ses ongles, tenta de déloger les rougeurs qui tapissaient tant ses paumes que le dessus de ses mains.

    —Maudit! Ça ne veut pas partir!

    Soufflant de dépit, il réprima un nouveau juron.

    —Il y en a autant sur les deux!

    Scrutant des yeux, il essaya de distinguer si des trous avaient été faits par des insectes.

    Il y avait bien des maringouins, mais ils ne faisaient que tournoyer autour de ma tête, et comme je portais une casquette munie d’un filet, ils ne m’ont jamais piqué.

    —Nous avons déjà vérifié et les grenouilles n’ont pas de poison. Ça ne peut pas être dû à cela! Ce ne sont pas des crapauds quand même! grommela le microbiologiste en se précipitant hors de son lit.

    Quoiqu’en pyjama, il se rendit au laboratoire. Amanda et Claude s’y activaient; sa collègue de récolte de la nuit dernière n’y était pas.

    —Comment sont vos mains? les apostropha-t-il en leur montrant d’une manière affolée les siennes.

    —Rouges, maugréèrent quasi simultanément la laideronne et le petit baquet.

    —Vous aussi?

    —Oui!

    —Avez-vous trouvé la source de cette maudite infection?

    —Nous ne nous sommes pas attardé à cela, réagit la jeune anthropologue avant de souffler bruyamment entre ses lèvres à demi ouvertes.

    —Allons réveiller Bianca! Elle est la seule qui travaille en enfilant des maudits gants!

    Aussitôt dit, Michel courut vers la chambre à coucher de la botaniste. Il tambourina la porte pendant quelques secondes; il ne patienta pas pour une éventuelle réponse qu’il pénétra dans la pièce.

    —Qu’est-ce qui se passe? baragouina la femme en apercevant ses trois amis.

    —Montre-moi tes mains! implora Michel.

    —Pourquoi?

    —Ne pose pas de questions!

    —Non, s’empressa-t-elle de soutenir, sans avoir idée des raisons de son refus.

    —Ne perds pas de temps!

    Affolée, elle fixait intensément le microbiologiste.

    —De quelle couleur sont-elles?

    —Je ne sais pas pourquoi elles ne seraient pas blanches comme d’habitude!

    —Laisse-moi voir, cria Michel en se ruant vers la jeune savante.

    —As-tu peur que je me sois transformée en zombie? Pourtant, j’ai travaillé dans les arbres avec toi pendant la nuit et je suis demeurée normale!

    —Ce n’est pas le moment de faire des maudites blagues! s’écria Michel en s’approchant du lit et en remarquant que la scientifique disait vrai.

    —Ne me touche pas, s’époumona Bianca en apercevant les doigts rougis de son collègue.

    Du coup, elle se cacha des pieds à la tête sous les couvertures.

    —Il n’y a plus de doute; ce sont les maudites grenouilles qui ont causé cela! Lève-toi! Nous avons des tests à effectuer.

    —Ce n’est pas moi qui ai été contaminée! Permettez-moi de dormir encore! Je suis vraiment épuisée.

    —Tu seras notre groupe témoin! Tu dois te rendre au laboratoire d’ici cinq minutes.

    —Est-ce que vous ressentez une forme de brûlure?

    —Elles ne font que démanger, mais c’est très désagréable.

    —Il ne s’agit probablement que d’un début, répliqua la laideronne qui commença à l’instant précis à prendre panique.

    —Nous avons peut-être affaire à une maudite contamination bactérienne ou de champignons microscopiques. Quelque chose qui se trouvait sur la peau des amphibiens, énonça Michel en risquant une courte ébauche d’explication.

    —Vous avez gagné : je vais m’habiller!

    Le trio parti, la femme s’éjecta hors du lit et enfila son sarrau avant de rejoindre ses collègues qui, réunis autour du comptoir de granit, s’offraient un conciliabule improvisé.

    —Pour préserver Bianca, chacun devra dorénavant utiliser des gants en latex en tout temps.

    —Cela servira également à vous protéger lors de la manipulation des grenouilles; je vous l’avais bien dit de faire attention. Cela vous apprendra à ne pas prendre les précautions de base.

    —Ce n’est pas le moment de nous faire la morale, rétorqua Claude.

    —Les résultats avaient démontré que leurs tissus cutanés ne contenaient pas de produits toxiques.

    —Le plus simple serait de préparer des milieux de culture ne permettant que la survie de germes pathogènes et de les toucher de nos doigts afin de voir si quelque chose y poussera, proposa Amanda.

    —Je crois qu’il s’agit de la première expérience à faire. Après vingt-quatre heures dans l’incubateur, l’identification des maudits intrus sera faite grâce à certains tests microbiologiques, poursuivit Michel Minville avant de se tourner vers la jeune biochimiste. C’est dommage, mais tu devras organiser tout le matériel sans notre aide, car nous ne pouvons risquer de le contaminer. Il doit demeurer aseptique. Nous ne pouvons pas prendre de risque; porter des gants ne garantit pas une protection effective à cent pour cent.

    —J’en suis consciente, soupira la botaniste.

    4

    Sachant qu’il s’agirait de son unique visite, il avait décidé de l’effectuer lors des premières heures allouées au grand public afin, espérait-il, d’éviter un possible achalandage. Dans le but de respecter le silence ambiant, en soulevant à peine les pieds, l’homme se déplaça de côté, face au mur, en se dandinant tranquillement. De fière allure, il portait un chapeau de feutre gris orné d’une petite plume rouge.

    Cessant son lent parcours vis-à-vis l’élément qui avait été identifié par le numéro 1014; son sourire s’afficha grotesquement alors que son regard sembla démontrer beaucoup d’importance aux détails s’effilochant devant lui, même si là n’était pas ce qu’il recherchait. Dans l’optique de ne pas attirer l’attention, il feignait à l'instant présent la contemplation d’un tableau où trônait une simple pomme à demi croquée. Pourtant, peu de temps après son arrivée, parmi la multitude d’œuvres exposées, il avait rapidement repéré celle qu’il était vraiment venu voir, mais contrairement à ce qu’un individu normal aurait fait, il s’en était éloigné d’office. Quoi qu’il en soit, il n’avait aucun moyen de déterminer s’il était épié; seul son instinct professionnel lui dictait de se comporter ainsi. En fait, il accordait peu d’intérêt à ce qui était accroché à proximité de son visage et essayait de surveiller tant bien que mal les environs.

    Bien qu’il ne disposait pas d’une expertise dans ce domaine, l'inspecteur Grenier avait accepté de s’occuper de ce nouveau dossier. Il en avait déduit que cela le changerait des combines tarabiscotées ainsi que des endroits lugubres qu’il fréquentait généralement. De plus, son acolyte dans ce nouveau dossier ne pouvait se montrer en cet endroit tellement il était connu mondialement. Sa présence n’aurait pas passé inaperçue et le plan aurait pu foirer. Ici, tout était calme, paisible, et lui-même ressentait que son niveau de bougonnerie ne pouvait que s’estomper. Il avait noté dès son entrée que la salle suintait de clichés : un vieux plancher en bois franc bancal sur lequel une nouvelle couche de vernis aurait été la bienvenue, des murs blancs qui eux itou auraient pu bénéficier de coups de pinceau, un haut plafond d’où pendouillaient au bout de rallonges électriques des ampoules, sans oublier les murmures incompréhensibles des habitués et, quoique contradictoire aux premiers abords, la grande vitesse à laquelle se mouvaient les flâneurs. En dépit de son ignorance, il n’était nullement intimidé par l’état des lieux ni par les gens qui y déambulaient, aussi bigarrés pouvaient-ils apparaître.

    Soudain, du coin de l’œil, le policier remarqua qu’un jeune homme aux traits asiatiques pointait impoliment la toile qu’il convoitait réellement. À ses côtés se tenait la propriétaire de la galerie, raide comme une barre de métal auquel un air furieux aurait été soudé. Il ne doutait pas de l’identité de celle-ci dans la mesure où il maîtrisait parfaitement les données de départ de cette enquête. Par contre, au fait que le statut de la femme lui imposait une certaine retenue, Lucien Grenier se trouva étonné du début d’altercation entre les deux individus. Il songea à s’approcher, mais constata immédiatement qu’il n’en était point nécessaire puisque les deux personnages discutaient à grands signes de bras et non de paroles; il lui aurait été inutile d’essayer de capter une conversation qui n’existait pas. De toute manière, il ne comptait pas rester sur place trop longtemps; il ne devait donc pas s’en faire pour ce qu’il ne pouvait pas contrôler. De plus, il était pleinement conscient que la journée de la veille à la galerie du Frottis Rouge avait été exclusivement dévolue aux initiés et qu’il n’avait aucun moyen de savoir, sans attirer l’attention, s’il y avait eu un quelconque intérêt pour la pièce qu’il désirait. Brusquement, la vieille femme, qui paraissait à moins de dix ans d’être centenaire aurait-on pu dire pour demeurer poli, sembla capituler devant les simagrées de l’Asiatique. Ce dernier sortit aussitôt un appareil photographique du gros sac qu’il trimbalait. Ce n’était pas un vulgaire téléphone intelligent, mais un modèle de très haute qualité qu’il installa sur un trépied. Contre toute attente, mais surtout contre les règlements régissant ce type de commerce, l’homme prit plusieurs clichés panoramiques de la toile, alors que, maugréant, la propriétaire quitta la salle d’exposition. Les autres personnes présentes ne réagirent pas à cet acte déplacé, autant pendant l’incident lui-même qu’après le départ précipité de l’Asiatique. Quoique, après qu’il eut disparu, plus de la moitié des gens convergèrent spontanément vers l’endroit où l’individu se tenait précédemment.

    Il a attiré l’attention sur le tableau, se désola Lucien Grenier en comprenant qu’il aurait à attendre que les badauds s’éparpillent avant de se remuer vers la représentation de cette scène épique où une foule de gueux en haillons, fourche à la main pour la plupart, observait l’agonie sur un bûcher d’une femme au regard fou.

    Quelques minutes plus tard, planté devant l’œuvre, le policier se frotta à plusieurs reprises le menton du bout de ses doigts, comme si une barbichette y avait pris racine depuis belle lurette.

    —Êtes-vous un amateur d’art?

    Surpris, Lucien Grenier se retourna vers la personne qui venait de l’apostropher.

    —Pourtant, c’est la première fois que je vous vois à la galerie. Seriez-vous l’émissaire d’un riche acheteur?

    Quelque peu gêné, l’inspecteur se contenta de sourire à la propriétaire. Il n’eut pas le temps de s'exprimer qu’elle poursuivit.

    —À moins que vous ne soyez un collectionneur de tout ce qui touche à Jeanne d’Arc. Plusieurs ont une lubie concernant cette femme.

    Il ne répondit point à la question à peine voilée.

    —Il s’agit d’une icône féminine très forte.

    —En effet.

    —Vous étiez au courant que ce tableau a été réalisé par un de ses contemporains. On croit même que ce peintre nommé Madafret était sur place lors de ce tragique évènement. Il faudrait faire authentifier cette information, mais mon intuition me dit que cela est plus qu’une légende. Je placote, mais je suis persuadée que vous saviez déjà tout cela.

    Le policier n’acquiesça pas.

    —Êtes-vous certaine qu’il sera disponible lors de l’encan?

    —Sans aucun doute.

    —Il ne sera pas acheté avant?

    —Est-ce une proposition?

    —Non! Je sais bien que le tableau fait partie du lot.

    —Je pourrais le retirer sous un prétexte quelconque si le prix offert dépassait largement mes attentes.

    —Ce n’est pas illégal?

    —Non, mais cela relèverait d’un manque d’éthique de ma part.

    —C’est donc possible.

    —Vous sous-entendez que je pourrais me laisser tenter.

    —Ce n’est pas ce que j’insinuais.

    —Tant mieux répondit laconiquement la vieillarde alors que l’inspecteur reportait son regard sur la peinture. Alors, allez-vous être des nôtres dans la nuit de mercredi?

    —Je ne sais pas encore; cela dépendra du prix de vente de cette œuvre.

    —Il vous faudra vous rendre là pour en être instruit, l’informa-t-elle tout en lui remettant un carton d’invitation.

    —Avez-vous une idée du montant que la toile pourrait atteindre? Cela m’indiquerait si ma présence s’avérera futile ou non.

    —Le marché est volatil en ce moment; de nouveaux acquéreurs viennent fréquemment brouiller les cartes. Il devient donc difficile d’estimer les sommes qui seront dépensées.

    —Cela complique les choses.

    —Et tous ne sont pas nécessairement des amateurs d’art; beaucoup ne sont que des spéculateurs.

    —Vous ne devez pas trop vous en plaindre, suggéra Lucien Grenier.

    Bien qu’il n’y eut pas de répartie, le fait que la vieillarde gloussa suite à ce commentaire en disait long sur sa pensée.

    5

    Réunis dans le minuscule laboratoire sis au commencement du sentier menant à la partie nord du volcan voisin, les quatre scientifiques se retrouvaient en alternance penchés au-dessus d’un microscope ou accotés à la longue table de travail où avaient été disposés les boîtes de pétri ensemencées lors de la journée précédente. Anxieux de trouver l’élément ayant causé des rougeurs à trois d’entre eux; ils laissaient un lourd silence planer depuis le début de leurs observations.

    Sur les lames vitrées siégeait ce qu’ils avaient prélevé dans les milieux de culture sur lesquels ils avaient volontairement posé leurs phalanges. Après quelques minutes, un premier développement se fit entendre.

    —Un champignon tirant son origine du bout des doigts de ma main droite, déclara Amanda.

    —Je viens vérifier, s’écria Michel le microbiologiste en se déplaçant vers la jeune fille ayant énoncé le premier résultat.

    —Et puis? s’impatienta-t-elle.

    —Maudit! Ce sont des Candida albicans! Il n’y a que cela qui a poussé.

    —Cela a l’air de t’étonner, et je ne dis pas cela parce que tu as lâché un juron... nous commençons à

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1