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Toutes mes Georgies: Leuville - New York - Tbilissi
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Livre électronique298 pages4 heures

Toutes mes Georgies: Leuville - New York - Tbilissi

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À propos de ce livre électronique

Toutes mes Géorgies est un livre de souvenirs structuré en une série d'histoires vécues qui brossent un tableau vivant du parcours de l'auteur à travers du 20ème siècle tumultueux
Redjeb est le fils du premier président de Géorgie, Noé Jordania, qui, avec tout son gouvernement, fut contraint d'émigrer en France après l'occupation soviétique de la Géorgie en 1921. Redjeb est né à Paris, où il grandit parmi la colonie géorgienne émigrée. Eventuellement il se retrouva aux Etats-Unis où il finit par s'installer à New York et East Hampton.
Sa première occasion de visiter le pays de ses ancêtres se présenta en 1990. Cet automne et l'année suivante, il eut le privilège d'être témoin des événements qui conduisirent à l'indépendance de la Géorgie, l'élection du président Gamsakhourdia, et, quelques mois plus tard, son éviction par une rébellion armée.
Ces évènements vécus sont racontées d'une manière magistrale, fascinante, parfois comique, avec des aperçus historiques et culturels comme toile de fond, y compris: la vie dans la colonie géorgienne émigrée à Paris et Leuville, une leçon de musique délirante sous les bombes durant la Seconde Guerre mondiale, une rencontre avec le KGB à New York , le chemin de la Géorgie vers l'indépendance, et bien d'autres encore.
Toute personne intéressée à la manière dont les gens s'adaptent à l'histoire - ou tout simplement une bonne histoire -trouveront ce livre difficile à mettre de coté.
Sandro Kvitashvili, recteur,
Université d’Etat de Tbilissi

LangueFrançais
Date de sortie1 oct. 2015
ISBN9781311364128
Toutes mes Georgies: Leuville - New York - Tbilissi
Auteur

Redjeb Jordania

Son of the president of the first Republic of Georgia, Redjeb Jordania was born and raised in Paris and later moved to New York City and East Hampton. A former student of L’Ecole des Sciences Politiques and a graduate of Yale University, at various periods of his life Redjeb has been a Visiting Scholar at the Harriman Institute, a professional pianist/composer, a professor of Maritime History, a Marine Museum Director, a foreign-language textbooks writer and editor. He frequently travels to France and Georgia where he retains many ties.Recent Publications:All My Georgias: Paris-New York-Tbilisi (a memoir)Escape from the South Fork and Other Stories (Short Stories)New York Au Ras Les Rues: vignettes des années 70 (Stories)Music Compositions:The Chamber Music of Redjeb Jordania, Vol. 3 (CD recording)Percussion Concerto, Perkiomen Suite for piano (CD recording)All the above available from Amazon.com, Barnes & Noble, Kindle, Nook, and most other venues

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    Aperçu du livre

    Toutes mes Georgies - Redjeb Jordania

    Introduction

    par Stephen Jones

    Professeur au college du Mount Holyoke

    En mars 1921 le Président Jordania avec sa famille et des membres de son gouvernement s’embarquèrent sur un navire italien dans le port de Batoumi à destination d’Istanbul puis Paris. Ils étaient forcés de partir en exil par l’invasion de l’Armée Rouge qui avait mis fin à la courte vie de la République Démocratique de Géorgie. Ils étaient obligés d’abandonner non seulement une expérience innovatrice de démocratie socialiste, mais aussi leurs demeures et, dans bien des cas, leurs familles. Aucun ne retourna jamais en Géorgie, sauf ceux qui s’y retrouvèrent dans des prisons soviétiques, ou qui y furent exécutés. Ils passèrent le reste de leurs vies en exil, la plupart d’entre eux en France. La femme de Noé Jordania, Ina Koreneva, était enceinte lorsqu’elle s’embarqua, et Redjeb naquit à Paris neuf mois plus tard, en Décembre 1921.

    Redjeb Jordania a écrit un mémoire fascinant de son enfance et sa jeunesse dans la communauté géorgienne en exil à Paris. C’est là une histoire personnelle, mais aussi un rappel d’un historique négligé. Son récit débute avec sa visite en 1990 au village natal de son père, Lanchkhouti, dans la province géorgienne de Gourie, juste avant l’effondrement de l’URSS. A cette date, il n’y restait rien pour rappeler aux géorgiens que c’était là le lieu de naissance de leur premier président élu démocratiquement. Les autorités soviétiques avaient démoli tout ce qui pouvait rappeler la mémoire des Jordania – maison, propriété, et même tombaux de famille, y compris celui du petit Andreika Jordania, frère ainé de Redjeb, qui mourut à l’âge de douze ans.

    Curieusement, plus d’une décade après la nouvelle indépendance et l’adoption du drapeau, armoiries, et hymne national de la première république, il n’y a en Géorgie aucun monument public du Président Jordania, ce théoricien innovateur, dirigeant national, et homme d’état. Noé Jordania attend toujours la place qui lui est due dans sa mère patrie et dans l’histoire.

    Ce livre de mémoire plein d’humour est d’un style aisé et agréable à lire. Redjeb était un musicien en herbe, et nous donne des vignettes délicieuses de ses professeurs Nicolas Stein et Monsieur Becker. Un de ses passages les plus amusants décrit une leçon de musique délirante en plein milieu d’un bombardement britannique des usines Renault a Paris.

    Mais ce petit livre est aussi un document important sur la vie des politiciens géorgiens en exil, et plus particulièrement sur le père de Redjeb, Noé Jordania, qui mourut en janvier1953, deux mois avant son rival et compatriote, Joseph Staline.

    Grâce aux historiens géorgiens dans la dernière décade nous en avons appris beaucoup sur la République Démocratique Géorgienne, mais Noé Jordania reste une énigme, sa personnalité peu connue et ses œuvres sous-appreciées. Redjeb nous offre des aperçus personnels sur le caractère de son père et de sa tout aussi intéressante mère, une des premières femmes, de quelque nationalité que ce soit, à faire son Droit à la Sorbonne.

    Dans son vieil âge Noé Jordania avait sans doute changé, mais son magnétisme, ses qualités de chef et ses habitudes disciplinées restent clairs dans les souvenirs de son fils. Redjeb décrit sa bibliothèque, ses goûts de lecture, son cercle d’amis, ses vues sur la religion et le patriotisme, ainsi que ses sévères attitudes envers des agents du gouvernement communiste de Géorgie. Il nous présente aussi quelques personnages de la social-démocratie géorgienne et du socialisme européen, tels que Akaki Tchkhenkeli, Evgueni Gueguetchkori et Constantin Kandelaki. Il nous rappelle aussi la vie de ses parents avant la révolution de 1917, en contact avec des révolutionnaires russes tels que Lénine et Trotski.

    Comme leurs compagnons d’exil les Jordania endurèrent bien des privations. Redjeb nous informe que son père n’acheta pas un seul costume pendant toutes ses 32 années d’exil. Cette sorte de chose n’avait naturellement guère d’importance pour ces humanistes géorgiens, pour lesquels la vie de l’esprit dominait toutes considérations.

    Mais la vie de ces activistes au Château de Leuville, aux alentours de Paris, avait du être difficile à supporter. Ils continuèrent à lutter pour l’indépendance géorgienne, mais après que la Société des Nations reconnut l’URSS dans ses frontières, y compris la Géorgie, en 1933, le gouvernement géorgien en exil mené par Noé Jordania perdit son statut officiel. Cependant Noé Jordania et les géorgiens ne cessèrent jamais de travailler et lutter pour libérer la Géorgie de la dictature Soviétique.

    Dans la dernière partie Redjeb décrit sa première visite en Géorgie en 1990, dans l’excitation et l’anxiété qui entourèrent l’élection de l’ancien dissident Zviad Gamsakhourdia comme chef du nouveau gouvernement non-communiste. Le contexte historique était similaire à celui de la création de la première république – effondrement impérial, conflit domestique, et déclin économique massif. Redjeb nous fait partager des passages de son journal et offre des aperçus fascinants sur les nouveaux dirigeants.

    Ce petit livre est un mémoire personnel. Il est naturellement sélectif et épisodique, mais il touche à bien des personnages et problèmes qui ont façonné l’existence de la république géorgienne et des géorgiens. Il nous offre ainsi des anecdotes et d’importants détails pour complémenter l’histoire mouvementée de la Géorgie du vingtième siècle.

    *************************************

    Première Partie: Grandir à Leuville

    Aperçus d’une mémoire défaillante

    1.Complet enfin, en soi …

    Lanshkhouti, Géorgie, novembre 1990

    Ils se tenaient à l'écart. En demi-cercle. Conversant à voix basse. Respectant son silence. Respectant sa retraite au fond des souvenirs tumultueux soulevés par la pierre affleurant à travers l'herbe brunie. Le cercle s'est accompli ...soixante-neuf ans déjà...Mais le cercle s'est, finalement, accompli... Cercle sans point de départ, bien qu'il atteignit ce point d'arrivée. Cercle refermé sur lui même, le tenant lui l'homme, lui l'enfant, complet enfin, en soi.

    Ils ont essayé d'effacer toute trace de votre famille, lui avait-on raconté. Ils , c'étaient les communistes, ces Makharadze, Ordjonikidze, Staline, cette poignée de bolcheviques géorgiens qui en 1921 avaient organisé l'invasion de l'armée rouge, la conquête de leur propre pays par les forces soviétiques. La maison de votre père se trouvait là, indiquant un terrain vague herbeux où trottait une paire de porcelets à long poil noir, en quête de quelque châtaigne. Ils ont même démoli le tombeau de votre grand-père et de votre frère » ce frère qu'il ne connut jamais, mais dont toute son enfance fut imprégnée. Mais il en reste ceci, ce coin de pierre tombale qui s'acharne à émerger. Et ils n'ont pas pensé à abattre le magnolia que votre père avait planté. Le voilà, maintenant majestueux, derrière le kiosque à fleurs. "

    Ce dimanche d'automne le village de Lanshkhouti était presque désert. C'est que l'équipe de football locale jouait ce jour-là à Tbilissi, la capitale, et que les habitants, notables en tête, s'étaient embarqués pour la grande ville afin de soutenir leurs héros. Pas de maire, préfet, chef de police, secrétaire du parti [communiste, bien entendu]. J'en étais bien soulagé: il n'y aurait pas de grande réception, pas de banquet durant des heures, pas de longs discours hypocrites, comme cela se passait partout où j'étais reconnu. Comme nous avions bien fait de ne pas nous annoncer! Car la première visite, après 70 ans, du fils du Président dans son village ancestral n'aurait certes pas manqué de susciter tout un programme de festivités écrasantes. L'hospitalité des Géorgiens ne pêche jamais par la modération: pour eux, trop n'est pas assez!

    C'est bien pour éviter tout cela que nous arrivâmes à l'improviste. Nous, cela comprenait Tina, ma vieille amie d'enfance, avec laquelle j'avais été élevé à Paris, que je n'avais pas vue depuis quelques 45 ans, et qui s'était installée à Batoumi, ville portuaire proche; avec elle étaient venus plusieurs parents et amis, car rien ne se fait seul là-bas; et de Tbilissi, spécialement pour cette occasion, étaient venus Tsira et Marina, des parentes éloignées, mais si proches de coeur, ainsi que Léo Jordania, natif de Lanshkhouti, dont il fut l'un des fils les plus célèbres, peut-être encore plus que mon père le Président: Léo atteint tout jeune une renommée internationale comme joueur de football; ça, ça compte! Ce fut donc en tout une dizaine de personnes qui se firent un devoir et un honneur de m'escorter pour cette première rencontre avec le village paternel. Ils ne pouvaient prévoir, et même moi je n'avais qu'un vague pressentiment que ce serait mon face-à-face avec le tombeau de mon frère Andréika qui constituerait pour moi l'événement émotionnel majeur de cette rencontre...

    Mon père et ses amis souvent me parlaient de Lanshkhouti, qui constituait pour eux le centre de leur vie, où toute leur enfance avait pris place. Les détails m'échappent, après tant d'années, mais l'impression qui m'en reste est celle d'un petit village au milieu des champs, où vivait entre autres toute une tribu de Jordania, répartis en une vingtaine de familles descendant toutes d'un ancêtre commun qui s'y installa au 18ème siècle. Je me souviens d'un certain terre-plein, que les gens du pays avaient surnommé la butte Jordania , car c'était là qu'à la tombée de la nuit les messieurs se rassemblaient pour élucider les problèmes du monde et échanger les nouvelles du voisinage, pendant que les femmes, à la cuisine, concassaient noix et maïs avant de faire cuire le dîner du soir.

    Qu'ils aient été industrieux, ces Jordanias, cela était peu probable. La nature est généreuse en Géorgie, et il faut peut d'efforts pour en obtenir l'abondance. Ma mère, qui était russe, me racontait souvent que, la première fois qu'elle vint à Lanshkhouti, elle demanda après quelques jours: Mais où sont donc les paysans? — car elle ne voyait personne travailler aux champs...

    J'avais donc l'impression que Lanshkhouti n'était qu'un petit village. Quelle surprise de constater que c'était plutôt une petite ville, que les habitant du coin ont ironiquement mais affectueusement surnommé le petit Paris. Des champs, il y en a, bien sur, mais situés hors la ville. Et la maison ancestrale — ou plutôt le terrain vague ancestral, puisqu'elle n'existe plus — est située en plein centre, juste à coté de la Préfecture-Mairie, en bordure de la rue principale.

    La maison, que je ne connais donc que par photographies, était en bois, ornée d'un porche, mais à un seul étage. Elle était bâtie sur pilotis, sans sous-sol. C'était une maison typique de la région, cette Gourie où les hivers sont doux et les chutes de neige espacées. On peut encore voir de telles maisons dans les villages, encore habitées, mais avec électricité et eau courante. Et certains exemplaires uniques ont été préservés dans des musées ethnographiques, avec tous les détails ménagers d'un mode de vie révolu. Maintenant que le communisme est du passé, pour toujours on l'espère, la municipalité parle de constituer un musée Noé Jordania, et à cette fin de construire sur les lieux une réplique de la maison détruite.

    Je trouve curieux que, bien que les communistes aient démoli maison et tombe, inexplicablement ils ont laissé en friche le jardin et leur emplacement, sans y rien construire que ce petit kiosque à fleurs. Ils ont même laissé intact le bosquet d'arbres et le magnolia que mon père aurait planté — histoire qui me semble plutôt apocryphe. Il est vrai qu'une fabrique de thé érigée dans les années trente empiète sur notre jardin, mais ce n'est que d'une façon minime. Je trouve également intéressant que malgré leur haine pour les Jordania et les Mencheviks, les communistes laissèrent ma grand-mère Christiné vivre et mourir dans sa propre maison. En effet, lorsque mes parents furent contraints de partir en exil en 1921, ils voulurent l'emmener avec eux, mais elle refusa: " Je sais bien que si je ne pars pas avec vous je perdrai mon fils et mes petits enfants, que je ne reverrai sans doute jamais plus. Mais si je pars, je perds ma maison, mon village, ma patrie, ma vie... » Aussi resta-t-elle. Elle vécut jusqu'en 1927, sans être molestée d'aucune façon; et ce n'est qu'après sa mort que les communistes démolirent maison et tombeau. Il faut croire qu'à cette époque-là, même eux avaient des notions de décence.

    Ma grand-mère ne fut pas enterrée au jardin, ce qui d'ailleurs ne se faisait plus, mais dans un petit cimetière en ville. Beaucoup plus tard ce cimetière fut démoli, et sur son emplacement fut érigé un jardin d'agrément et un carrousel pour enfants. Quand aux restes de ma grand-mère et des autres tenants du cimetière, on ne sait ce qu'il en advint …

    C'est donc ainsi qu'en novembre 1990 je me retrouvai devant les restes de cette tombe située dans ce qui fut le jardin de la maison de mon père, maintenant terrain en friche où s'élève un bosquet d'arbres élancés, dont ce fameux magnolia devant lequel se dresse romantiquement un kiosque à fleurs. Rien ne marquait le lieu sauf un coin de pierre moussue d'apparence toute ordinaire qui s'acharnait à se montrer d'entre les herbes courtes. C'est la pierre tombale authentique sous laquelle ont été ensevelis votre grand-père Nicoloze et votre frère Andréika, expliqua Léo. Nous le savions depuis toujours, mais personne n'a jamais osé jamais marquer l'endroit de quelque manière que ce soit. Vous n'avez pas idée du handicap que le nom de Jordania représenta pendant si longtemps. Il était difficile ou impossible de trouver du travail, bien des Jordania furent déportés en Sibérie, dont nous n'entendîmes plus jamais parler. Les enfants étaient taquinés, même brimés à l'école par leurs maîtres et leurs camarades, et vous savez combien il est pénible pour un enfant être l'objet de pareilles attaques. Moi-même, si j'étais né plus tôt, jamais je n'aurais pu devenir membre de l'équipe nationale de football. C'est seulement après la mort de Staline et les profonds changements qui s'ensuivirent, qu'il m'a été possible de réussir. Avant cela, mon nom de famille m'aurait barré la route, ainsi que cela se produisit pour tant d'autres Jordania! .

    Oui, ce fut pour moi un moment éprouvant que de me trouver ainsi pour la première fois au village ancestral, devant la tombe de cet enfant de douze ans qui restera de toute éternité le grand frère que je ne connus jamais. Andréika mourut des suites d'un accident tout bête. Il jouait aux Pas de Géant, sorte de carrousel perché au haut d'un moyeu central, d'où pendaient des poignées de cuir. Les enfants s'y accrochaient, courant en rond, et une fois l'élan donné faisaient des pas de géant, ne touchant au sol que de loin en loin. Andréika tomba et se heurta violemment la tête. Une méningite s'ensuivit et, étant donné l'état de la médecine du temps, rien n'y fit, et il mourut. Quelle tragédie de mourir si jeune! Pour lui, pour mes parents, et même pour moi, bien que je ne vins au monde que quatre ans plus tard. Quand j’étais enfant j’en vins à ne plus vouloir entendre parler d’Andreika. Je lui en voulais intensément parce que sa présence était écrasante dans notre maisonnée. Il y avait un tableau de lui sur son lit de mort au-dessus du bureau de mon père. Il y avait un buste de lui, en marbre, grandeur plus que nature, en plein milieu du salon. Ma mère ne cessait de chanter ses louanges, me le donnant sans cesse en exemple. Tout ce qu'il faisait était admirable, et de m'entendre ainsi constamment comparé, j'en étais arrivé à ne pouvoir supporter sa mémoire, bien que par ailleurs choyé et gâté.

    Pauvre Andréika! Il n'était jamais qu'un petit garçon quand il disparut, jamais il ne me fit rien de mal. Et pourtant...

    Je pensais avoir depuis longtemps exorcisé ces enfantines émotions, mais il faut croire qu'il en restait quelque chose car elles réapparurent soudain, en pleine force. Mon enfance entière déferla sur mon âme en une vague instantanée, toutes les histoires familiales me revinrent à l'esprit. Les temps perdus rejoignirent le présent pour ne faire qu'un seul tout: le cercle s'était enfin refermé! Le cercle physique, tout d'abord, par lequel ma chair revenait au lieu même d'où elle avait surgi; et cet abîme d'émotions qui si longtemps resta creusé entre mon frère et moi, l'inconnaissable, était, après tant d'années, enfin surmonté. Oui, finalement je pouvais contempler Andréika tel qu'il avait du être, petit garçon joyeux, sans souci, plein de vie, qui disait à mes parents: Je voudrais avoir un petit frère qui s'appellerait Redjeb, nom d'un bisaïeul dont il admirait le caractère et la biographie mouvementée. Et en vérité je naquis, et je m'appelle Redjeb, et me voilà enfin à 69 ans à l'endroit même où la chair de ma chair retourna à la terre qui la nourrit pendant tant de générations.

    Je restais à méditer je ne sais combien de temps, les histoires familiales présentes à mon esprit telles une immense fresque simultanée; puis je fis quelques pas vers le kiosque, achetais une brassée de fleurs – Léo se précipita afin que ce ne soit pas moi qui paie —, les déposais sur ce coin de rocher moussu que rien ne distinguait; méditais quelques instants de plus — non, je ne me laisserais pas aller ici, devant tout le monde; non, plutôt, avec effort, j'enveloppais mon enfance d'une gangue préservatrice, que je mis de coté pour plus tard; et je rejoignis la vie, les amis, les parents qui m'attendaient là, et nous continuâmes notre chemin, l'air de Lanchkhouti doux à mon âme...

    ****************************

    2. Enfance: Visions fugitives

    Naissance

    Mon tout premier souvenir d’enfance est un faux souvenir. Je sais pertinemment qu’il est composé d’images visuelles que mon imagination a superposées à des récits souvent répétés. J’y vois, oh si clairement, un appartement aux sombres tentures, aux meubles alourdis, au grand lit à baldaquins où ma mère me donne le jour, avenue de Versailles à Paris. Je vois la façade de l’immeuble et la fenêtre par laquelle je m’introduis dans l’appartement, d’une façon bizarre, en même temps que je suis introduit au monde. Je vois ma grande soeur Nini — trois ans, et tellement plus grande que moi! — faisant pipi dans un vase à fleurs. Pourquoi n’avait-elle pas accès à la toilette? Ou à un pot de chambre? Sans doute parce que, hors de cette pièce aux rideaux fermés où elle se trouvait, peut-être avec Atia, mon autre soeur qui avait alors 17 ans, en dehors de cette chambre s’accomplissait un mystère auquel ni l’une ni l’autre ne devait assister: ma naissance.

    Je me vois nu, rouge et jaune, sorti du ventre maternel, que je ne vois pas du tout. Tout jaune, car au premier contact avec ce monde qui m’avait attendu neuf mois, j’attrapais une jaunisse carabinée! Oui, ce monde avec ses beautés, ses vices, ses horreurs; avec sa poésie, ses mystères, son absurdité; avec ses traquenards, ses lois, ses pesanteurs, ce monde n’a rien à offrir qui puisse me faire penser que ce nouveau-né que j’étais aie pu avoir tort! La jaunisse lui passa, bien sûr, mais sa raison d’être nous assaille de toutes parts, à tous moments, en nous comme en dehors de nous.

    Lapins; le chien Lord

    Et puis, je me retrouve dans une cage à lapins. Que cela sentait bon la paille sèche, la fourrure moite! Bien au chaud, entouré de ces petites vies qui me soutenaient sans jamais m’imposer quoi que ce soit! Je ne m’y vois pas entrer, non, j’y suis déjà, un court instant éternel. Je vois le treillis de fer, le loquet de bois pivotant sur un vieux clou planté dans la porte vermoulue, balancée sur des charnières de cuir. D’un coté un lapin blanc, le nez tressautant fourré dans des feuilles de chou d’où luisait une carotte. De l’autre, un lapin beige, sans doute une mère, entourée de lapereaux moitié sa taille, ceux-là un peu effarés, sautant l’un par-dessus l’autre, tachant de s’éloigner le plus possible de ce géant monstre que je devais pour eux représenter. Et puis, plus rien. Pas de suite. Simplement le tableau s’efface, disparaît, comme si je fermais l’album photographique. Mais le sens de sécurité chaude reste avec moi, restera en moi longtemps...

    Cela doit être bien des années plus tard que je me vois dans la niche de Lord, le grand chien de Namo et Valodia Gogouadzé. Lord était devenu mon ami particulier, mais il n’aimait absolument pas que je lui vole sa niche, aussi m’attrapait-il par le col de la veste, pour me tirer dehors de toutes ses forces, pendant que je m’agrippais à l’intérieur. Et de tirer, et de gronder, et d’essayer d’y rentrer avec moi — je ne le laissais pas faire! Ce fut un jeu qui dura longtemps, jusqu’à ce que je devins ou trop grand ou trop raisonnable, hélas, pour m’y adonner de plein coeur...

    Le Cognassier

    Nous sommes perchés sur les branches en espalier du cognassier du fond du jardin au Parc Saint Maur, faubourg de Paris éloigné que nous quitterons bientôt pour nous installer a Vanves. Bien entendu, et malgré les avertissements contraires, j’avais mordu a pleines dents dans le fruit vert pour recracher le tout, dégoûté! Car le coing, fruit respectable lorsque cuit en compote, est d’un de ces amers, lorsque cru!

    En tous cas, ce jour-la nous étions assis sur les branches les plus élevées, moi, ma soeur Nini, Ninouka et Tamara Tsouladzé, et je ne sais plus qui d’autre. J’avais au plus 5 ans. Les filles étaient bien plus vieilles que moi, puisque l’aînée, Tamara avait près de 9 ans! Mais malgré cette différence d’age, c’est moi, le garçon, qui suis perché le plus haut. De l’autre coté du mur, dans l’autre jardin, se trouvent trois ou quatre enfants de la famille française qui y habite. Et nous, haut perchés, de nous vanter :

    —Qu’est-ce qui fait ton père, hein ?

    — Mon père, il est président, fais-je avec fierté.

    — Oui c’est vrai, renchérit Ninouka.

    Et Nini, généreuse :

    — Leur père à elles, il est ministre.

    — Oh là là. Et ben mon père à moi, il est docteur.

    — Un président c’est plus qu’un médecin.

    — Si t’es malade, c’est le docteur qu’est plus qu’un président, non ?

    — Oui, mais on n’est pas malade.

    — Eh ben ma mère, elle est institutrice.

    — La mienne, elle fait des robes pour les dames chics, dit Tamara.

    Et en effet Madame Tsouladzé fit vivre sa famille toute sa vie en maintenant son propre atelier de couture, d’abord près La Motte Piquet, ensuite à l’Etoile, rue Lauriston.

    — Moi, j’ai eu un prix de français, dit le garçon d’en face. Tu veux voir ?

    —Oh oui.

    Et tous d’admirer ce beau volume relié en rouge avec tranche et bordures d’or.

    — Comment qu’y s’appelle, ton prix ?

    — Le Corsaire Rouge.

    — Tu l’as lu ?

    — Pas encore, mais c’est très chouette.

    Pour ne pas avoir l’air d’être à la bourre, je dis :

    —Moi j’y vais pas encore, à l’école, mais je sais presque lire.

    — Ou on sait, ou on sait pas, dit la fille d’en face.

    Nini vient à ma rescousse :

    — En tous cas, mon père, il est président….

    Et c’est tout. Le tableau s’arrête là, sans suite. La maison du Parc Saint Maur ne me laisse aucun souvenir. Seul me reste en mémoire un petit tricycle tout rouillé perdu dans les ronces du jardin. Comme il me parut petit et sale! Et pourtant en même temps je savais l’avoir chevauché alors qu’il était tout pimpant dans un temps antérieur déjà presque perdu, alors qu’il était brillant neuf et beaucoup plus grand, me semblait-il, puisqu’il était alors à ma taille…

    Derrières

    Un autre souvenir primaire remonte. Nous sommes tous petits. Je ne crois pas avoir plus de cinq ans. Odeurs de foin au soleil, fraîcheur des draps du tantôt dans une pénombre aux volets fermés, rendue oh si douce par le Soleil, Roi des Etés étouffant tout au dehors. C’est une des pensions estivales que tenait ma mère, peut-être dans les Vosges cette année-là? En tous cas nous avions pour nous un corps de ferme, avec à deux pas vaches, chevaux, volaille, moisson.

    Oh que j’aimais faire semblant de ramener le bétail à l’étable à la nuit tombante, avec le chien Bouvier aux larges taches noires sur le corps et sur l’oeil, qui croyait de son devoir de faire avancer les vaches en leur mordant le bout de la queue tout en faisant une grimace épouvantable, car il n’aimait pas du tout ça.

    C’était le temps où l’on croyait dur comme fer que les petits devaient faire la sieste après

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