Les enfants des hommes
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À propos de ce livre électronique
matérialiste et individualiste, assoiffé de progrès, un monde dégagé de la morale naturelle, sans Maître ni Dieu, lui réserve-t-il ?
Michel, jeune commissaire de district, exerce ses talents au sein de la société du XXIIe siècle lorsque la découverte de deux iniquités, l’une passée, l’autre présente, viennent bouleverser sa vision de la justice et remettre en question sa confiance envers les institutions. Bousculé dans son confort intellectuel, interrogé à l’intime de ses convictions, sa quête le conduit à découvrir la face cachée du Régime dont il est le gardien. Une résistance culturelle et spirituelle se développe et suscite une lutte de pouvoir dans l’espoir de rendre une âme à la démocratie. Mais les obstacles sont légion, parmi lesquels l’idéologie de la République Individualiste se révèle la plus prégnante. Ce roman nous interroge, quel humanisme voulons-nous pour nos enfants ?
Toute ressemblance avec la période que nous vivons n'est pas du tout fortuite.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Docteur en science politique (IEP Paris), passionnée de littérature et d’histoire, Véronique Auzépy-Chavagnac a enseigné à l'Institut Catholique et à l'Institut d'Études Politiques de Paris.
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Aperçu du livre
Les enfants des hommes - Véronique Auzépy-Chavagnac
Les Enfants des hommes
notre catalogue complet sur
saintlegerproductions.fr
© Feuillage, 2024.
Tous droits réservés.
Véronique Auzépy-Chavagnac
Les Enfants des hommes
feuillage
Aux Enfants,
au monde qu’ils auraient
pu faire naître.
« Écrire est un acte d’espoir, tout autant que de résistance. » Akiro Mizubayashi, Suite inoubliable, 2023
« Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté. »Georges Bernanos, La France contre les robots, 1947
11 juin 2118
Michel Bernicaut pianote sur son bureau, accompagnant d’un regard distrait le manège silencieux de ses doigts sur le matériau atone du plateau, qui n’a du bois que l’apparence. Il regrette de ne pas avoir rédigé la veille son rapport sur cette affaire, un petit, réprouvé par ses adoptants. Peut-être atteint ou différent, on ne sait, simplement réprouvé. Il a de grandes chances d’être avorté par le Centre de Croissance, avorté, de l’ancienne expression venue du latin « abortare », « mourir en naissant », qu’on a gardé du siècle passé. Dans le cas présent, le problème ne vient pas de la réprobation proprement dite. La Constitution individualiste assure à tous les couples le droit de renoncer à leur projet de parentalité tant que le petit n’est pas né. Non, il tient à ce que ce rejet intervient tard. Ses parents ont-ils été saisis de doutes à l’instant de franchir le pas de la parentalité ? Il est vrai qu’on ne peut guère revenir en arrière et qu’une telle promotion en effraie beaucoup.
Aucun élément nouveau n’est remonté ce matin de l’enquête automatique diligentée par le Centre de Croissance pour s’assurer de la décision des adoptants. L’avortement est quasiment inévitable, à moins que… Le commissaire Bernicaut se remet à son rapport, son stylet court sur la plaque-tablette enchâssée dans le plateau du bureau, griffe l’écran où s’inscrivent les mots en lettres d’imprimerie. Mais l’inspiration vient mal. D’un clic rageur il efface le paragraphe à peine rédigé. Une baisse de forme. Il a mal dormi. Cela lui arrive de plus en plus souvent. Son index tripote machinalement la puce sanitaire implantées sous son oreille gauche. Encore un peu et ce sera la convocation à la Brigade de Santé de son district. Malgré la vitre teintée de la fenêtre tamisant les rayons du soleil, la chaleur dans la petite pièce lui paraît soudain oppressante. Il se lève avec effort et actionne à la baisse la mollette de la climatisation. Des gouttes de sueur lui chatouillent le cou, provoquant une envie irrépressible d’ouvrir sa chemise. Il se sent fatigué, déprimé. Sans doute ce mois de juin qui n’a plus rien de printanier, avec ces changements incessants de température, hier glaciale, aujourd’hui tropicale. Son regard se porte machinalement sur le mur paysagé qui occupe la partie droite de son bureau. La projection déploie un majestueux cirque de montagnes enneigées. L’affichage manque parfois d’à-propos, songe le commissaire, qui déplore le soin exagéré mis par l’Administration à soigner le confort des individus dans leur vie professionnelle.
Il s’éponge le front, debout, bras ballants au milieu de la pièce, la pensée du petit réprouvé à nouveau en tête. Quel gâchis ! De colère les mots lui ont échappé à voix haute. Mince, de taille moyenne, le poil noir bleuissant les joues dès dix heures du matin, les cheveux aile de corbeau coiffés en arrière, l’apparence du vêtement soignée, un air vaguement mafieux, Michel n’était pas prédisposé par son physique à entrer dans la police si ce n’est l’étrange couleur de ses yeux, ambrée, variant de l’or à l’absinthe selon la lumière, des yeux de loup. Dès l’enfance, on avait associé la réputation de cet animal à la sienne. Au Centre d’Éducation, ses professeurs comme ses camarades célébraient ses dons de limier, son acharnement à déterrer des preuves. On le trouvait toujours prêt à intervenir en cas d’accusation ou de punition injustes. En fin d’étude, il avait consacré son mémoire aux « Situations d’irrespect des normes sociétales de comportement », sujet qui lui avait apporté une solide connaissance des cas de désobéissance aux recommandations sociales. On le prit pour un censeur alors que son souci de justice témoignait de sa sollicitude envers les individus. C’est à ce sentiment qu’il a obéi en choisissant d’entrer dans la police de district. Les membres de ce corps sont spécialisés dans l’assistance aux citoyens. Tout en restant soumis à l’autorité de l’Administration, ils sont rémunérés par les habitants du district dont ils ont la charge. Le maintien de l’ordre proprement dit reste sous la surveillance des Compagnies Robotiques de Sécurité, les CRS, force républicaine nombreuse, d’une redoutable efficacité, prête à intervenir au moindre problème surgissant sur le terrain.
À cet instant, les yeux levés vers le cadre en faux bois d’ébène dans lequel s’inscrit le logo de la Constitution individualiste, « Bernicaut le Loup » croit avoir trouvé le moyen de sauver le petit réprouvé. Les préceptes « Bien-être, Sécurité, Longévité », s’ordonnent en un triangle dont la base est délimitée par les deux premiers et le sommet occupé par le troisième. Rapidement il se remémore le contenu de chacun de ces termes. La notion de « Bien-être » recouvre à la fois la santé, le plaisir des sens, la béatitude d’un corps dispos, la tranquillité de l’esprit. Celle de « Sécurité » évoque la protection des individus dans leur chair, leurs biens, leurs activités, et, sur le territoire, le maintien de la paix. Enfin la « Longévité » vers laquelle tendent les deux autres comme un arc sa flèche, témoigne du désir, insatisfait depuis la nuit des Temps, d’une durée de vie sans fin. L’ensemble de la recherche scientifique, médicale, génétique, et plus largement anthropologique, vise ce but, ultime espoir de toute la population. Un bandeau portant la devise : « Tous pour un, Un pour tous », coiffe le triangle constitutionnel. Au bas du cadre, le nom de « République Individualiste » s’inscrit en lettres d’or. Oui, malgré le respect qu’il porte à cette belle ordonnance constitutionnelle, Michel Bernicaut se propose de la manipuler en défendant le « bien-être » et la « longévité » de ce petit à naître à l’encontre de la norme sur la filiation. Celle-ci fonde à ses yeux la « sécurité » du lien familial sur une libéralité excessive en faveur des adoptants. Dans le cas présent, c’est à l’extrême fin de sa maturation, à la veille de sa naissance individuelle, que l’unité supplémentaire a été réprouvée. Deux mois plus tard aucun tribunal, aucun juge n’auraient été en droit d’autoriser un désistement. Comment l’officier de police chargé de clore l’enquête - lui, en l’occurrence - pourrait-il ne pas souligner le paradoxe illustré par cette affaire ? Pour défendre l’intégrité de la famille, la « sécurité » de l’ordre social, un Régime qui se prétend fondé sur l’individualisme n’hésite pas à mettre en danger le « bien-être » et la « longévité » d’un quasi-individu. Telle est l‘argumentation dont il vient d’avoir la révélation en contemplant le logo de la République et qu’il compte développer dans son rapport. À ses risques et périls, car son rôle de garant de l’ordre ne le met pas à l’abri de la critique. Il ne fait pas bon passer pour un réparateur de torts dans un Régime qui prétend avoir supprimé les conflits. S’il échoue, son père sera le premier à lui reprocher d’avoir voulu jouer les Robin des Bois.
Alors qu’il se rassied, résolu à achever la rédaction de son pensum, le voyant des visites s’allume sur son bureau : « Deux individus demandent à vous voir, monsieur le commissaire, ils disent que c’est urgent… » La voix du robot-appariteur résonne vive, enlevée, familière – on a voulu corriger son caractère métallique et impersonnel, mais on a un peu trop forcé sur la tonalité amicale, il faudrait penser à la régler, songe Bernicaut – tout en déclenchant l’ouverture d’une porte dissimulée dans le mur paysagé qui représente maintenant un coucher de soleil sur l’infini d’un océan. Quelques secondes plus tard, l’air agité, un homme et une femme surgissent des flots. Ils portent une sorte de cabas à provisions dont chacun d’eux tient une anse, le bras autant que possible écarté du corps. Le commissaire s’est levé et les invite à s’asseoir d’un geste de la main. On dirait qu’ils ont vu le diable. La vieille expression ne signifie plus grand-chose, mais lui semble admirablement décrire l’air épouvanté du couple. Ils ont posé leur chargement à terre et sont restés debout, comme prêts à s’enfuir. L’homme parle le premier.
–Excusez-nous, monsieur le commissaire, nous ne pouvions pas attendre…
–On ne pouvait pas garder ça ! l’interrompt la femme qui a plongé la main dans le cabas et brandit une boîte qu’elle jette sur la table devant elle.
Tous deux se reculent en même temps, comme s’ils s’étaient débarrassés d’un engin explosif.
Bernicaut s’est approché de la paroi électronique invisible qui protège son bureau des visiteurs et examine l’objet de loin. Ne lui apparaissent d’abord que de vagues formes nageant dans un liquide transparent puis, comme le contenu de l’ensemble se stabilise, il lui semble reconnaître des attributs humains.
Des doigts ! réalise-t-il soudain et, à son tour, il fait un pas en arrière.
–Ce sont des doigts, reprend l’homme, vous vous rendez compte de cette atrocité ? !
Le commissaire acquiesce de la tête. Comment peut-on commettre un acte aussi barbare ? La boîte lui rappelle celles que les enfants emportaient dans les temps anciens à la cantine. Il en a vu de semblables au Musée des Origines, sauf que celle-ci contient un repas anthropophage !
–Sans compter les microbes que ça peut apporter ! renchérit la femme.
–Où avez-vous trouvé cet objet ? demande Bernicaut au mari.
–Comme je l’ai dit au policier à l’accueil, c’était tout en haut d’un placard, au fond, enveloppé d’une feuille de papier journal. La feuille, il l’a gardée avec la déposition. Je dois vous expliquer que nous restaurons un vieil immeuble. On vient de l’acheter pour en faire un hôtel. On voudrait le moderniser pour améliorer sa rentabilité. C’est en commençant les travaux qu’on a trouvé ce truc.
Trois regards convergent vers le « truc ». La boîte mesure environ quinze centimètres sur dix, elle est en verre épais, fermée par un couvercle à crampons, en plastique rustique, le tout grossièrement usiné. Totalement hermétique, constate le commissaire, un contenu probablement intact, même enfermé là depuis des années !
–De quand date le bâtiment que vous rénovez ?
L’homme consulte sa femme des yeux.
–Il est ancien, on a trouvé du béton dressé à la planche dans certaines parties, si vous voyez ce que je veux dire…
–Il a au moins cent ans, peut-être même plus ! approuve son épouse.
Cent ans, cela nous mettrait en 2018, calcule Bernicaut, tentant de se remémorer l’époque. Cela se situait vers la fin de l’Ère Idéologique de Masse. Voyons, il avait étudié cela en histoire au lycée. L’EIM allait de 1917 à 2020. Il entend encore la voix du professeur dans son audio-lecteur individuel. Tous les élèves aimaient le cours d’histoire, c’était celui auquel on attachait le plus d’importance dans la République, un enseignement fondateur : « Nous considérerons plusieurs périodes : « Révolutionnaire (1917-1946) », « Sociale-réformiste (1947-1967) », « Libérale-libertaire (1968-2020) ». Une image d’archive en trois dimensions ouvrait chaque période, un portrait de Lénine haranguant la foule pour la première ; la publicité de la 4 CV en 1947, « 4 CV, 4 portes, 444 000 francs » pour la deuxième ; une vue du Quartier latin de Paris sous les barricades pour la troisième. Il s’en souvenait maintenant parfaitement, 2018 appartenait à la dernière décennie de la période idéologique libérale-libertaire.
–Nous pouvons partir, monsieur le commissaire ?
Le ton pressant de la femme le ramène à la réalité.
–Oui, je vous félicite pour votre comportement citoyen.
Il a prononcé machinalement la formule d’usage qui encourage les gens à dénoncer la moindre anomalie survenue autour d’eux, puis commande :
–« Dites à l’officier de service de me faire passer la feuille qui enveloppait cet objet.
Resté sur la table, celui-ci semble le narguer. Après avoir dissipé l’écran électronique, il hésite un instant à s’en approcher, le dégoût lui emplissant la bouche d’une salive épaisse qu’il déglutit avec peine. J’aurais dû mettre des gants, regrette-t-il tout en se forçant à saisir la boîte. Il a porté le récipient à hauteur de ses yeux. Dans le liquide clapotant flottent les premières phalanges d’un pouce et d’un index. On distingue la lunule des ongles, plus pâle et, sur l’ongle du pouce, des traces de vernis écarlate.
La voix de synthèse du robot-appariteur interrompt son examen.
« Le papier imprimé a été placé dans le tube de transmission. Attention ! Il présente une haute dangerosité de contamination. »
Bien que conscient du péril qu’il court à s’approcher d’un vestige d’une époque où allaient bientôt se répandre les pires pandémies, Michel Bernicaut ne peut s’empêcher de se sentir rassuré par le ton artificiellement enjoué avec lequel est donné l’avertissement. Reposant délicatement la boîte sur la table, il repasse derrière son bureau sur lequel un clapet vient de s’ouvrir, donnant accès à un cylindre métallique. Comme il ouvre celui-ci, une pluie de pellicules jaunies se répand sur le plateau. Funestes confettis ! peste-t-il, en se reculant, hésitant à poursuivre son investigation, mais gagné par l’excitation de la recherche, il s’empare de la feuille de journal et la déplie.
12 juin 2018
Emmanuelle n’avait jamais envisagé les choses ainsi, mais Juste avait raison ! Les autres n’avaient pas le droit de la juger, de la traiter de « facho », de « kapo », « d’intégriste », comme ils le faisaient à peine avait-elle le dos tourné… Juste ne plaisantait pas avec le respect qu’on devait aux personnes. Peut-être parce que sa mère était thanatopractrice. Emmanuelle n’avait pas compris la signification de ce terme la première fois où il l’avait employé. « Elle donne les derniers soins aux corps avant l’ensevelissement », avait-il expliqué. Le choix des mots avait frappé la jeune fille. Distancié, respectueux, fraternel. Il lui avait plu, comme le garçon. Elle remonta le long couloir qui menait à la sortie du lycée, mi-rassurée, mi-frustrée de ne rencontrer personne. Il était près de dix-huit heures, elle avait traîné dans la salle de documentation et se sentait prête à riposter aux attaques du premier détracteur venu. Les derniers évènements l’avaient rendue nerveuse, son père mêlé à cette sordide histoire d’avortement, sa mère enfuie, et le bac tout proche auquel elle peinait maintenant à s’intéresser. Heureusement, il y avait Juste ! Leurs notes au coude à coude, c’est ça qui les avait rapprochés ! Et comme en plus ils habitaient tout près l’un de l’autre, ils avaient décidé de réviser ensemble, un coup chez lui, un coup chez elle, des heures à s’entraîner à l’oral, à l’écrit…
Tout avait commencé un an plus tôt avec cette accusation portée à son père par une patiente, une journaliste souvent invitée dans les talk-shows. Elle venait le consulter depuis un certain temps, ils avaient sympathisé, une amitié était née entre eux. Alors qu’elle ne pouvait pas ignorer le combat qu’il menait contre l’avortement, un jour elle lui avait demandé une IVG. Il avait essayé de la convaincre de garder le bébé. En retour elle l’avait traîné en justice. Emmanuelle avait suivi étape par étape la montée au calvaire de son père : l’arrestation, la mise sous contrôle judiciaire, les investigations, les convocations chez le juge, les expertises contradictoires… Dans son indignation, elle s’était mise à gesticuler et parler toute seule. Les passants qui la croisaient sur le boulevard lui jetaient des regards inquiets. La silhouette élégante de cette grande fille brune, la taille mince serrée dans un manteau qui allongeait la ligne, jurait avec tant d’agitation. Sans y prendre garde, elle poursuivait sa route et son réquisitoire sous le soleil printanier, « Un roman… des élucubrations… un coup monté ! », démarche saccadée, étrangère à la douceur de l’air parisien. Cette femme prétendait maintenant que son gynécologue l’avait amenée, par son insistance, à laisser passer le délai légal d’intervention. Emmanuelle ignorait comment son père avait accueilli ce nouveau mensonge qui l’accusait encore plus gravement que les précédents. Il était parti se réfugier dans son cabinet médical, on ne l’avait plus revu à la maison. De son côté sa mère dérivait entre colère et larmes jusqu’à cette disparition brutale, sans autre explication que le mot trouvé à midi sur la table de la cuisine : « Ton déjeuner est dans le four. Je pars. Besoin de réfléchir. Pardonne-moi. Je t’aime. Maman ».
La rue de Vaugirard l’accueillit, étroite et bruyante. Tout ce qui possédait un moteur, autobus, voitures, motos, se disputait la chaussée. Bannis le soleil et les senteurs de printemps. En temps normal l’odeur de gaz d’échappement n’aurait pas manqué de la faire grimacer. Cette fois, absorbée par ses soucis, elle se contenta de toussoter. Comment interpréter la fuite de sa mère au moment où son père avait tant besoin d’elle ? L’image du couple de ses parents se fissurait. Elle avait toujours apprécié que leur conception sans concession de la justice résistât à la différence de leurs opinions politiques. Son père était de ces conservateurs pour lesquels le seul enrichissement respectable reposait sur le mérite. Sa mère, férue de marxisme, juriste à l’Assurance maladie, pratiquait pourtant une rigoureuse impartialité dans le traitement des litiges entre patrons et salariés, refusant de succomber à ce qu’elle appelait « l’esprit Bobigny ». Aussi certains de ses collègues la traitaient-ils de bourgeoise. Bourgeoise, au sens étriqué qu’on donne à ce terme, l’était-elle dans son couple ? Au point de jalouser les clientes de son mari ? Allons ! Elle avait trop d’humour pour cela ! Ne l’avait-elle pas entendue se moquer des minauderies de certaines patientes au moment d’ouvrir les jambes sur les étriers ? « Besoin de réfléchir » avait-elle écrit. C’était tout réfléchi, il était innocent, bien sûr ! Sa mère avait perdu la tête, ce soir elle allait appeler et dire : « Ton père n’en fait jamais d’autre, avec sa manie de se mettre dans des situations inextricables. Je ne crois pas un mot de cette histoire… »
Devant son immeuble, la jeune fille marqua une pause. Elle n’avait nulle envie de monter dans l’appartement vide, encore moins de se mettre à réviser son Bac. Qui aurait voulu gagner son billet d’entrée dans un monde où l’on risquait la prison pour avoir refusé de tuer un enfant ? « Un embryon n’est pas un enfant ! », avait assuré le prof de SVT. Quand le devient-il ? s’était demandé Emmanuelle. Au moins quand son cœur bat ? « L’IVG est autorisée jusqu’à douze semaines de grossesse » avait-il encore précisé. Le cœur d’un embryon bat à six semaines. Bien entendu, ces mots elle ne les avait pas prononcés. À seize ans on n’ose pas contester l’autorité, on craint le jugement des autres. Elle avait seulement murmuré, comme pour s’excuser « C’est sans défense, un bébé… », provoquant une marée de ricanements dans la classe et une grimace réprobatrice de la part du prof. Seul Juste ne riait pas.
12 juin 2018
Le garçon vit entrer la cliente avec consternation. Il se préparait à fermer la boutique. Heureusement, elle se contenta de déplacer quelques livres sur la table où étaient réunies les dernières parutions, lui dédia un sourire contraint et ressortit. Plein de gens tuaient le temps comme ça en attendant un rendez-vous, philosopha Juste en se hâtant d’actionner le rideau de fer avant qu’un autre spécimen de la même espèce se présentât. Il était venu, après la classe, remplacer son frère comme il le faisait souvent quand celui-ci avait besoin de s’absenter. D’habitude, ces moments dans la librairie lui paraissaient trop courts, il aimait à les prolonger après la fermeture en furetant dans le fond du magasin où étaient rassemblés les livres anciens. C’est ainsi qu’il était tombé sur l’histoire de Jan Palak qui allait devenir son héros. Un Tchèque victime du communisme une soixantaine d’années plus tôt. Il s’était découvert des points communs avec lui : son attachement à la liberté de penser, sa colère contre la passivité des gens, un caractère rebelle qui leur venait peut-être d’avoir l’un et l’autre perdu leur père à l’adolescence.
Le deuxième engouement de Juste allait à l’écologie. Depuis deux ans, il comptait parmi les opposants à la création d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires dans l’Aube. Il avait pris contact avec Greenpeace, l’une des associations qui menait la lutte, n’hésitant pas à faire le voyage jusqu’à Bure, curieux de rencontrer les résistants au projet. Des jeunes gens comme lui, découvrit-il, campant dans un bois, à quelques kilomètres du site, qui lui avaient exposé les raisons de leurs craintes à la perspective de voir enfouis des déchets à haute réactivité, d’une durée de vie de cent mille ans. « Si le terrain bouge… si l’eau s’infiltre… si les containers se détériorent… » psalmodiaient-ils, et encore « Comment s’assurer que les descendants de nos descendants garderont le souvenir de l’existence du site ? Qu’un fou ne sera pas tenté de provoquer un holocauste ? » Le contraste entre le sens de la responsabilité dont faisait preuve cette nouvelle génération et l’indifférence affichée par la précédente interpella Juste au plus profond de lui-même. Cependant, ce fut la sévérité de la répression à l’égard de ses nouveaux amis qui le rallia définitivement à leur cause. Les manifestations pour le sixième anniversaire de l’accident nucléaire de Fukushima le trouvèrent défilant à leur côté.
Durant ces derniers mois, il avait suivi avec passion les démêlés au sein du gouvernement nés de la politique du ministre Nicolas Hulot. Il venait de sélectionner sur son ordinateur « L’Appel au monde » lancé par ce dernier, quand son téléphone sonna. La voix nouée, Emmanuelle avoua se tenir au bas de son immeuble, sans courage pour monter à son appartement. Il conseilla : « Attends-moi à notre café habituel sur la place, j’arrive tout de suite. » Un bus direct, le 80, reliait l’avenue Émile Zola à la rue de Vaugirard, mais le moyen de transport le plus rapide restait le métro. Il remonterait à pied à la Motte-Picquet, prendrait la ligne 6 jusqu’à Pasteur, puis la 12 jusqu’à Convention, une demi-heure porte à porte. Dans la rue du Commerce, les passants baguenaudaient devant les vitrines des magasins de mode. Plutôt que de louvoyer entre eux, il préféra emprunter la chaussée. Un cycliste qui roulait à contresens manqua le renverser, lui arrachant un juron. Après s’être faufilé en jouant des épaules dans la foule des sorties de bureau qui s’infiltrait par le portillon du métro, il grimpa les escaliers à toutes jambes et atteignit le quai au moment où la rame entrait en gare. S’étant écarté comme elle vomissait sa cargaison de voyageurs et laissé ingurgiter avec la suivante, il échoua, compressé, debout entre un strapontin occupé et la portière dormante. Anesthésié par le refrain lancinant des roues sur les rails, il ferma les yeux.
Comment avait-il pu attendre de se trouver dans la même classe qu’Emmanuelle pour la remarquer ? Ils avaient pourtant dû se croiser des milliers de fois dans la cour ou les corridors de Buffon. Dès le début de l’année, les performances en maths de cette jolie fille l’avaient impressionné. Lui, séchait sur les algorithmes. Déjà titulaire d’un Bac littéraire, il se destinait au journalisme. Mais durant l’été, il s’était passionné pour la biologie,
