Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES: Derrière la façade
La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES: Derrière la façade
La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES: Derrière la façade
Livre électronique585 pages7 heures

La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES: Derrière la façade

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Le 13 mars 2020 a marqué un tournant au Québec avec l’instauration de l’urgence sanitaire liée à la COVID-19, qui a contraint le gouvernement à faire de la gestion de la pandémie une priorité. En promulguant des décrets stricts, qui restreignent les libertés individuelles, l’État a dû mobiliser la police et ses patrouilleurs afin que les règles soient respectées. Ces mesures régulatoires ont toutefois entraîné des situations inédites et des déviances sociales inattendues et ont donné naissance à une nouvelle catégorie de transgresseurs.

Cet ouvrage, qui repose sur une analyse approfondie du contexte politico-administratif et des enjeux de sécurité publique, s’intéresse à la perception des policiers sur la stratégie adoptée durant la crise. Il met en lumière le passage d’une approche axée sur la prévention à une approche répressive, ce qui a soulevé des dilemmes éthiques chez maints patrouilleurs. Il montre également comment l’écart entre la commande gouvernementale et sa mise en oeuvre amène les auteurs à nuancer l’idée d’une domination coercitive.
LangueFrançais
Date de sortie21 avr. 2024
ISBN9782760650374
La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES: Derrière la façade

Auteurs associés

Lié à La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES

Livres électroniques liés

Crime et violence pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La POLICE ET LES CONTROLE SANITAIRES - Luc Bégin

    Titres parus

    L’avenir du travail policier

    Benoît Dupont, Anthony Amicelle, Rémi Boivin, Francis Fortin et Samuel Tanner

    Délinquance et innovation

    Sous la direction de David Décary-Hétu et Maxime Bérubé

    Mille homicides en Afrique de l’Ouest

    Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Niger et Sénégal

    Sous la direction de Maurice Cusson, Nabi Youla Doumbia et Henry Boah Yebouet

    Petit traité d’analyse criminelle

    Rémi Boivin

    Les réseaux criminels

    Sous la direction de Rémi Boivin et Carlo Morselli

    YVES BOISVERT ET LUC BÉGIN

    La police et les contrôles sanitaires

    Derrière la façade

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: La police et les contrôles sanitaires: derrière la façade / Yves Boisvert, Luc Bégin.

    Noms: Boisvert, Yves, 1966- auteur. | Bégin, Luc, 1959- auteur.

    Collection: Collection Jean-Paul Brodeur.

    Description: Mention de collection: Jean-Paul Brodeur | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20240001893 | Canadiana (livre numérique) 20240001907 | ISBN 9782760650350 | ISBN 9782760650367 (PDF) | ISBN 9782760650374 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Pandémie de COVID-19, 2020-—Québec (Province)—Politique sociale. | RVM: Pandémie de COVID-19, 2020-—Aspect social—Québec (Province) | RVM: Gestion des situations d’urgence—Québec (Province) | RVM: Patrouille policière—Aspect social—Québec (Province) | RVM: Policiers—Attitudes.

    Classification: LCC RA644.C67 B65 2024 | CDD 362.1962/4144009714—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 2e trimestre 2024

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2024

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Introduction

    On se souviendra longtemps de la date du 13 mars 2020 comme celle qui a fait basculer le Québec dans l’univers de l’urgence sanitaire COVID. Cet état d’urgence a bousculé la vie de tous les citoyens du Québec, comme ceux de la planète entière. À partir de cette date, la gestion de la pandémie de COVID-19 a été au cœur des priorités de l’action publique du gouvernement québécois. Dès les premières semaines de la pandémie, les autorités gouvernementales ont utilisé différents instruments de politique publique pour lutter contre la pandémie. En s’appuyant sur la Loi sur la santé publique, les autorités politiques ont promulgué de nombreux décrets sanitaires dont l’objectif était de réguler le comportement des Québécois.

    Ces décrets sanitaires ont fait émerger de nouvelles déviances sociales et ont stigmatisé une nouvelle catégorie de transgresseur. Pour certains juristes,

    l’étendue et la profondeur des ordonnances […] atteignent une ampleur qui remet en cause tout ce que nous comptons de plus inaliénable, soudainement interdit, comme rendre visite à sa famille et ses amis, prendre l’air dans un parc ou continuer à gagner sa vie par son travail1.

    Pour réguler les comportements, le gouvernement a donc adopté des règles qui allaient à l’encontre des chartes des droits et des libertés individuelles.

    Par-delà l’énoncé de ces décrets qui ont perturbé le quotidien de tous les citoyens, c’est la délégation rapide de la responsabilité de réguler leurs comportements, faite par le premier ministre Legault aux patrouilleurs, qui nous a le plus interpellés. Nous avons ainsi voulu savoir comment les services de police, appelés en renfort sanitaire pour faire respecter les nouvelles règles de conduite, ont vécu, à l’interne, cette expérience nouvelle et exceptionnelle.

    Dans le cadre de cet ouvrage, nous présentons le résultat de notre recherche portant sur la perception par les acteurs du milieu policier québécois de la stratégie de régulation des comportements des citoyens québécois. Pour garantir une cohérence dans la recherche, nous avons limité notre étude à l’analyse de la perception des membres des services de police municipale du Québec. Cette recherche porte essentiellement sur la première année de la gestion de l’urgence sanitaire (de mars 2020 à mars 2021). Nous l’avons réalisée en partenariat avec l’Association des directeurs de police du Québec (ADPQ)2, dans le cadre d’un financement du CRSH3.

    Il importe ici de préciser que nous avons choisi d’avoir recours à la logique des études de cas4, qui permettent de faire une analyse plus approfondie d’un processus décisionnel particulier et de mieux cerner l’opérationnalisation de l’action publique qui en découle dans un contexte donné.

    Avant de présenter les résultats de la recherche empirique, nous exposons dans le premier chapitre de cet ouvrage, lequel s’inscrit dans les champs de la sociologie politique et de l’éthique publique, l’arrière-plan théorique de l’analyse. Les assises théoriques, que nous allons brièvement présenter, s’articulent autour de la sociologie de la régulation, de la sociologie de la déviance et de la sociologie des professions. Nous viendrons constamment enrichir ce regard sociologique par des réflexions propres à l’éthique publique.

    Dans une section intitulée Mise en contexte, nous présenterons ensuite les chapitres 2 et 3, où sont exposés le contexte politico-administratif et les enjeux de sécurité publique et de gouvernance policière sous-jacents à cette gestion québécoise de l’urgence sanitaire. Cette mise en contexte nous paraissait nécessaire pour aider le lecteur à mieux comprendre pourquoi le gouvernement québécois a été «condamné» à utiliser l’option réglementaire et policière de façon aussi intense. Nous y découvrons que c’est notamment la fragilité du réseau de la santé et les limites opérationnelles de certains autres services publics qui ont rendu la stratégie régulatoire gouvernementale, orientée en fonction du contrôle policier, incontournable. Nous comprendrons aussi que la contre-performance du réseau de la santé et l’inefficacité de ces autres services publics ne s’expliquent pas simplement par l’ampleur exceptionnelle de la crise sanitaire, mais qu’il y a un historique à cette crise, qui peut se comprendre au vu de certaines actions publiques réalisées dans les décennies précédentes.

    Pour rédiger cette mise en contexte, nous nous sommes appuyés sur des entrevues que nous avons réalisées avec quelques experts, ainsi que sur une analyse documentaire que nous avons faite à partir d’ouvrages consacrés à la compréhension de la gestion sanitaire, de rapports de recherche et autres écrits scientifiques portant sur cette gestion de crise, ainsi que sur de nombreux documents institutionnels fournis par notre partenaire ou mis en ligne sur les sites des instances publiques. Nous utiliserons également des informations quantitatives afin de faire état de l’évolution de l’adhésion des citoyens aux mesures sanitaires, du nombre de constats émis par les services de police du Québec ou des plaintes déposées auprès du Commissaire à la déontologie policière.

    Le cœur de ce livre se trouve dans la section suivante, Les résultats de la recherche, qui regroupe quatre chapitres où sont présentés les résultats de notre étude qualitative portant sur la perception des acteurs du milieu policier à l’égard de la stratégie de régulation des autorités gouvernementales et de la mise en application de la mission spéciale de réguler le comportement des citoyens en contexte d’urgence sanitaire5. Nous avons ainsi sondé des directeurs et des cadres des services de police ainsi que des patrouilleurs pour savoir comment ils avaient perçu cette stratégie gouvernementale et de quelle façon ils avaient opérationnalisé et exécuté cette mission sanitaire. Notre analyse s’inscrit donc dans la logique des études qui se penchent sur ce que nous nommons, depuis Lipsky6, la street-level bureaucracy (la bureaucratie de proximité).

    En introduction de la présentation des résultats d’analyse, nous exposerons de façon détaillée la démarche méthodologique qui a guidé notre recherche7. Nous présenterons ensuite les résultats de cette étude dans quatre chapitres, chacun d’eux portant sur une des quatre thématiques centrales de notre recherche: la perception de l’action gouvernementale, la perception de l’action organisationnelle des services de police municipale, la perception de l’action professionnelle des patrouilleurs et la perception de l’action des citoyens.

    Comme la mise en relation entre la mise en contexte et les résultats de l’étude empirique sur les perceptions du milieu policier nous permettra d’avoir des résultats corroborés par des informations croisées, nous ferons ressortir, dans la conclusion, les éléments qui nous semblent les plus significatifs. Nous y revisiterons également certains résultats obtenus afin d’en analyser la portée quant à différents enjeux d’éthique publique, organisationnelle et professionnelle. Comme nous le montrerons, nous pouvons tirer des leçons de cette période trouble.

    La thèse soutenue dans l’ouvrage

    Dans un article de 2021, Jan Terpstra et ses collègues8 tentent de démontrer que les gouvernements et les forces de l’ordre, durant la première année de la crise sanitaire, ont adopté diverses stratégies régulatoires. En comparant les approches française et néerlandaise, ils affirment que si on a orienté la première sur une approche stricte et répressive, on a axé la seconde sur le pragmatisme, la communication et la responsabilisation des citoyens. Pour cette équipe de recherche, si l’approche néerlandaise a semblé bien fonctionner dans les premiers mois, sa grande fragilité demeure sa dépendance à la volonté des citoyens de se réguler. Il nous apparaît légitime de vérifier si l’approche québécoise est alignée sur l’approche répressive ou sur l’approche plus préventive, et d’en analyser certaines particularités.

    Certaines recherches québécoises9 ont déjà avancé la thèse selon laquelle le choix de la gestion de la crise sanitaire au Québec a été volontairement punitif. La décision du gouvernement aurait été de demander aux policiers de sanctionner les citoyens qui ne respectaient pas les décrets sanitaires, qui auraient acquiescé en optant pour la stratégie de la «répression policière10». Les chercheurs, qui affirment que «la logique de guerre, de coercition et de sanction est très largement mise de l’avant au Québec au détriment de celle visant l’éducation, la promotion et la prévention11», arrivent à une telle conclusion en s’appuyant sur l’analyse des données des constats d’infraction émis entre le 21 septembre 2020 et le 3 octobre 202112. À la suite de ses analyses, l’équipe de l’Observatoire des profilages affirme que les patrouilleurs du Québec auraient donné beaucoup plus de constats d’infraction que les policiers des autres provinces du Canada. Ainsi, «le Québec a choisi de faire de la crise de santé publique une de sécurité publique, gérée 46 563 fois par les corps policiers13». Le collectif laisse entendre que les frais d’infraction de 1 550$ ont été de «nouveaux leviers d’interventions pour les corps policiers14» qui ciblaient «davantage les communautés marginalisées15». En reprenant les catégories de l’étude de Terpstra et de ses collègues, on peut dire que de tels résultats tendent à démontrer que l’approche québécoise s’est essentiellement alignée sur une logique coercitive semblable à l’approche française, plutôt que d’adopter une vision préventive comme les Néerlandais l’ont fait. Dans le présent ouvrage, nous voulons démontrer qu’à la lumière des résultats obtenus dans nos analyses documentaires et dans notre recherche empirique, il est nécessaire de nuancer considérablement cette affirmation. Nos résultats tendent en effet plutôt à prouver que l’approche de régulation des comportements des Québécois choisie par les autorités gouvernementales québécoises a évolué dans le temps. Ainsi, cette stratégie s’est d’abord alignée sur une approche essentiellement préventive, comme celle des Pays-Bas, et ce, tout au long des huit premiers mois de la période d’urgence sanitaire. Ce n’est qu’à partir de fin de l’automne 2020 que les services de police ont mis en place une pression politico-administrative afin de prendre le virage coercitif souhaité par les autorités politiques. Ce revirement semble être en lien direct avec la mise en place d’une nouvelle cellule de crise vouée aux enjeux policiers au ministère de la Sécurité publique (MSP). Si les directions des services de police ont plutôt bien perçu le changement administratif et la transformation des attentes en ce qui concerne l’intervention terrain, ce n’est pas le cas des patrouilleurs. Loin d’adhérer à ce virage répressif et à la mise en place des indicateurs de contrôle et de reddition de comptes, la majorité des patrouilleurs rencontrés ont ressenti un inconfort, voire un profond malaise professionnel. Nous le verrons, cela a même amené plusieurs policiers à ignorer certaines directives, voire à élaborer des stratégies de contournement des attentes de leur hiérarchie. Le passage de la logique de prévention à la logique de répression a donc donné lieu à un écart entre la commande gouvernementale et sa mise en œuvre, d’où la nécessité de nuancer l’affirmation de la domination de l’approche coercitive.

    Cet écart est en lui-même particulièrement intéressant à analyser et à comprendre. Car en plus de nous obliger à nuancer le discours sur la régulation que les forces policières ont mise en place, il nous conduit à nous interroger sur les interventions policières à la lumière de questions relevant de l’éthique professionnelle des policiers. Comme nous l’expliquerons plus loin, le contexte de la crise sanitaire a placé les patrouilleurs devant des situations inédites, elles-mêmes commandées par un cadre normatif de régulation tout aussi inusité. Le résultat en a été un brouillage des paramètres habituels à partir desquels les patrouilleurs exercent le pouvoir discrétionnaire dont ils disposent normalement. Il convient d’insister ici sur ce «normalement». En effet, certains aspects de la commande gouvernementale ont diminué, pour ne pas dire tout à fait remis en cause, ce pouvoir discrétionnaire. Dès lors, fallait-il que les patrouilleurs se plient entièrement et docilement à cette commande, au risque de ne plus avoir l’impression d’agir en véritables professionnels? En même temps, pouvaient-ils, en toute légitimité, refuser de mettre en œuvre ce qu’on exigeait d’eux, et ce, même si l’application stricte et rigoureuse de cette commande s’avérait hautement problématique à de multiples égards, comme nous le verrons?

    S’intéresser à la stratégie de régulation du gouvernement québécois pendant la pandémie de COVID-19 conduit forcément à s’intéresser aux conditions de sa mise en œuvre. Pour cela, la perception qu’en ont eue les acteurs des milieux policiers est précieuse. Elle nous renseigne sur des défis de nature variée, des enjeux et des zones d’ombre multiples qui ponctuent le chemin menant d’une énonciation de règles par l’autorité politique à leur mise en œuvre concrète, en situation, par des acteurs qui voient leurs pratiques professionnelles usuelles bousculées.


    1. Prémont, M.-C. et Couture-Ménard, M.-È. (2020). Le concept juridique de l’urgence sanitaire: une protection contre les virus biologiques et… politiques. Québec, bulletin A+, le carrefour des acteurs publics, vol. 7, no 2, p. 3.

    2. Nous aimerions remercier chaleureusement les responsables de l’Association des directeurs de police du Québec (ADPQ), Didier Deramond et Patrick Lalonde, ainsi que toutes les directions des services de police municipale du Québec pour leur ouverture et leur généreuse collaboration. Sans eux, nous n’aurions pas pu faire cette étude.

    3. Nous tenons à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pour son financement, qui a été essentiel pour mener cette recherche.

    4. Yin, R. K. (2018). Case study research and applications. Thousand Oaks, CA, Sage.

    5. Nous avons présenté les résultats bruts une première fois dans un rapport de recherche afin de permettre aux membres de la communauté des chercheurs et aux membres de l’ADPQ d’avoir rapidement accès à ces données, et ce, dans l’esprit des attentes du CRSH.

    6. Lipsky, M. (1980). Street-Level Bureaucracy: Dilemmas off the Individual in Public Services. New York, Russell Sage.

    7. Nous tenons à remercier notre collègue Étienne Charbonneau, co-chercheur dans ce projet. Il a joué un rôle important sur le plan de la méthodologie et de l’analyse des résultats.

    8. Terpstra, J. et al. (2021). Policing the corona crisis: A comparaison between France and the Netherlands. International Journal of Police Science & Management, vol. 23, no 2, p. 168-181.

    9. Fortin, V. et al. (2022). Une approche punitive alarmante face à la pandémie de COVID: analyse des données policières. Montréal, Observatoire des profilages; Bellot, C. et al. (2022). Surengagement policier et judiciaire dans la gestion de la pandémie: conséquences pour les personnes judiciarisées et le système pénal. Montréal, Observatoire des profilages.

    10. Fortin, V. et al. (2022). Op. cit., p. 5.

    11. Ibid., p. 10.

    12. Ibid., p. 4.

    13. Ibid., p. 5.

    14. Ibid., p. 11.

    15. Ibid., p. 5.

    1 Les considérations théoriques

    Nous avons conçu notre projet de recherche à partir d’un questionnement propre à la sociologie de la régulation sociale. Selon nous, à partir du moment où le gouvernement utilisait la stratégie juridique des décrets pour formuler ses énoncés normatifs et qu’il faisait officiellement appel à la police pour faire respecter ses normes sanitaires, la question de la régulation des comportements des citoyens devenait un objet de recherche qui devait être étudié afin d’alimenter nos réflexions en éthique publique.

    Lorsqu’on s’intéresse à la régulation sociale, on remarque rapidement que les membres des groupes concernés et les institutions sociales ne qualifient pas tous de la même façon les comportements sociaux. Si des conduites constituent des menaces courantes pour le lien social, la cohésion sociale et même la sécurité de leurs membres, il peut sembler normal de voir ces communautés faire appel à des stratégies de régulation des comportements des individus.

    Ainsi, dès le départ, on se trouve en présence d’une logique de contrainte directe ou indirecte de la liberté individuelle des membres de la collectivité, que les individus peuvent accepter lorsqu’ils considèrent que les prescriptions et les obligations sont avantageuses pour eux, pour leurs proches ou pour le maintien de la cohésion de la collectivité. Certains autres membres peuvent cependant critiquer cette logique, voire la contester. Dans nos sociétés démocratiques libérales, les normes font rarement con­sensus. Les institutions responsables du respect de ces normes ont habituellement une marge de tolérance plutôt importante à l’égard des critiques, moins pour ce qui est des contestations. Il y a habituellement une frontière symbolique à ne pas franchir; dans le cas contraire, les instances ayant pour mission de policer la population passeront de la menace de sanction à la sanction réelle, voire à des actions de coercition.

    Même dans la logique de nombreux anarchistes16, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la régulation des comportements des individus. À leur avis, pour se débarrasser du diktat de l’État et des autres institutions sociales, on doit encourager les individus à prendre leur responsabilité sociale et à se réguler librement mais rigoureusement lorsqu’ils interagissent avec leurs semblables. C’est à cette seule condition que les sociétés pourront se passer de l’État et de ses institutions de surveillance et de contrôle du comportement des citoyens. Toutefois, se réguler n’est pas chose simple. Pour reprendre l’esprit de Foucault, l’autorégulation oblige les individus à faire un important travail personnel, afin de développer la maîtrise de soi17. Nous pourrions ajouter, en empruntant cette fois le registre de l’éthique, qu’afin de pouvoir se réguler, il est important de manifester une sensibilité éthique et de développer une compétence éthique18. En prolongeant la réflexion de Bruno Jobert19, nous considérons que c’est justement parce que la compétence éthique et les capacités autorégulatoires des citoyens ne sont pas aussi généralisées que souhaité et que les mécanismes d’autorégulation sociale ne sont pas sans failles que les sociétés contemporaines doivent encore recourir au politique et aux institutions de régulation de l’État.

    Que faut-il entendre par «régulation»? Dans une perspective sociologique, «la régulation marque d’abord une volonté de maîtrise20» et d’orientation des conduites des membres d’une collectivité. Pour Michel Crozier21, c’est un concept qui s’est imposé tardivement dans le langage sociologique afin de remplacer celui de «contrôle social». La régulation se veut un concept moins rigoriste que le contrôle social et qui dépasse la stricte référence à la logique hétérorégulatoire. Les sociologues qui se réfèrent à la régulation admettent que c’est parce qu’un contrôle social ne peut jamais être total qu’il est préférable d’utiliser le concept de régulation. La régulation reconnaît de facto que les individus ne sont pas condamnés à subir la norme ou à obéir aveuglément. Ces derniers sont des acteurs qui interprètent les normes, qui jouent avec les règles et qui n’hésitent pas à les contester lorsque leur utilité sociale est discutable et que leur légitimité est faible22. Ici, on ne peut s’empêcher de revenir à Émile Durkheim23 et de préciser que les règles sociales doivent être comprises comme des produits sociaux.

    Dans la logique de Jean-Daniel Reynaud, c’est parce que les individus savent que les «règles du jeu24» sont nécessaires pour permettre d’interagir adéquatement avec les autres et pour avoir des «projets d’action commune25» que la régulation sociale est un phénomène social normal. C’est pour faire face à la gestion des incontournables «tensions et […] conflits26» sociaux que la régulation politique s’avère utile, voire nécessaire. Jean Piaget, avec sa psychologie constructiviste, avait également développé cette idée de règles du jeu27 et expliquait que les enfants appren­nent rapidement, et souvent de façon ludique, par les jeux collectifs, que les règles ne sont pas uniquement des fardeaux à supporter, mais qu’elles peuvent être utiles, désirées, et même défendues. S’il en est ainsi, c’est parce qu’elles favorisent l’interaction positive, facilitent les échanges harmonieux ainsi que les actions communes.

    D’autres sociologues28 parlent des normes sociales pour indiquer ce qui serait à la base même de la régulation sociale. Albert Ogien précise:

    Lorsqu’une conduite déroge à ce qu’il faudrait qu’elle fût, elle donne lieu à une sanction. Or, pour qu’une sanction soit prononcée, une première condition semble être requise: qu’une idée préalable de ce que le comportement idéal devrait être habite l’esprit de ceux qui l’infligent comme de ceux qui s’y soumettent. En d’autres termes, il faut que préexiste une norme à l’aune de laquelle puisse se mesurer un écart; et que cette norme soit suffisamment publique pour que la sanction soit comprise en tant que telle29.

    Erving Goffman va dans le même sens:

    On peut admettre que l’une des conditions nécessaires de la vie sociale est le partage par tous les intéressés d’un ensemble unique d’attentes normatives, de normes, maintenues et soutenues en partie parce qu’elles sont incorporées. Toute infraction entraîne des mesures réparatrices: l’ordre est restauré et les torts redressés, par les agences de contrôle ou par le coupable lui-même30.

    Dans cette dernière perspective, les normes sociales sont appelées à arbitrer les conduites considérées comme socialement adéquates par rapport à celles qui seront prohibées. Pour Howard Becker, «les normes sociales définissent des situations et les modes de comportement appropriés à celles-ci: certaines actions sont prescrites (ce qui est bien), d’autres sont interdites (ce qui est mal)31». Les normes servent alors de repères pour ceux qui se demandent comment il faut se conduire dans un contexte donné. Elles les aident à éviter de se mettre en porte-à-faux avec les autres membres de la collectivité. Dans cette perspective, la norme est vue comme un gage de stabilité sociale et de prévisibilité de la conduite des autres.

    Les normes sociales peuvent être alignées sur une logique autorégulatoire ou hétérorégulatoire, selon qu’elles interpellent les individus de bonne volonté qui fournissent des efforts pour se maîtriser, se contrôler et assumer leurs responsabilités – c’est-à-dire, se réguler – ou selon qu’elles se font plus coercitives afin de baliser les conduites de ceux qui transgressent les règles du jeu produites et véhiculées dans l’ordre social. La grande question qui se pose aujourd’hui quant à ce jeu de régulation est de trouver le point d’équilibre entre les diverses stratégies que proposent les institutions sociales. Trouver un tel point implique d’abord de reconnaître que ce serait une erreur d’opposer d’emblée les différentes stratégies régulatoires: celles-ci s’alignant sur une logique autorégulatoire ou hétérorégulatoire32, elles peuvent s’avérer tout à fait complémentaires. Ainsi, la régulation sociale est au sommet de son efficacité lorsqu’il y a un objectif commun et une convergence d’actions entre les différentes instances de régulation et que leurs stratégies régulatoires visent le même objectif. Lorsque ce point d’équilibre est atteint, on parlera d’un système de régulation qui repose sur une dynamique équilibrée, propre à la synergie régulatoire33, où aucun individu ne peut prétendre ignorer les règles du jeu.

    Pour les responsables de la «régulation contrôle», le meilleur moyen de trouver ce point d’équilibre, c’est de consulter ceux qui devront appliquer les règles et les normes et ceux qui devront les subir, et de négocier avec eux en amont de la production normative. Jean-Daniel Reynaud parle de cette voie, comme celle de la «régulation conjointe34». L’idée sous-jacente à cette dernière, c’est que lorsque ceux qui doivent appliquer les règles ou les normes et ceux qui doivent les subir les coproduisent, ils auraient plus de chance de les percevoir comme utiles et légitimes, et donc, moins de risque de les transgresser.

    En même temps, on doit se garder de sombrer dans un idéalisme faisant la promotion d’une adhésion sans faille aux normes sociales. Celles-ci, sous-jacentes à la dynamique régulatoire, ne sont pas uniquement produites par l’État et ses représentants. Elles ont des sources diverses et peuvent aussi interpeller des valeurs et des croyances variées. Elles sont multiples et sont produites, portées et défendues par différentes institutions et différents groupes sociaux. Comme le souligne Howard Becker35, il existe de nombreux sous-groupes organisés au sein de la société qui édictent leurs propres normes. Ces dernières se trouvent fréquemment en tension, voire en opposition, avec le système normatif dominant l’espace public officiel.

    On ne peut nier l’importance du pluralisme des valeurs et de la multiplication des groupes ayant leur propre sous-système normatif. Le fait du pluralisme36 est incontestable, il est aujourd’hui considéré comme une normalité sociologique dans nos sociétés démocratiques libérales. Dans ce type de sociétés, les individus sont constamment dans un environnement social marqué par le pluralisme normatif37. Cela les oblige à choisir les normes auxquelles ils vont adhérer dans un contexte et une situation donnés. De ce fait, ces choix normatifs mettent les individus dans une posture éventuelle de transgression face à des systèmes normatifs qui les enserrent; ils doivent continuellement choisir entre le système normatif dominant ou un des sous-systèmes normatifs marginaux auxquels ils adhèrent.

    Afin d’illustrer cette tension normative, on pensera au cas vécu par des croyants qui, lors de la crise sanitaire, ont vu les autorités adopter des décrets balisant les rassemblements dans les lieux de culte. Faisant fi des règles sanitaires, de nombreux fidèles ont continué à se rassembler en grand nombre et ont même affronté les policiers qui venaient les disperser. Pour ces fidèles, les lois de Dieu doivent toujours passer avant les décrets gouvernementaux. Selon leurs valeurs et leur système normatif, mieux vaut transgresser les normes gouvernementales que défier les lois divines et y désobéir.

    Au-delà des tensions normatives pouvant être vécues en raison du pluralisme normatif, ce cas montre qu’on ne saurait aborder adéquatement la régulation sociale sans se préoccuper également des questions de déviance vis-à-vis des normes censées organiser les termes de la coopération sociale.

    La déviance et la stigmatisation

    La déviance renvoie à l’idée de transgression d’une norme. Comme le précise Albert Ogien:

    Toute déviance naît de la transgression d’une norme, c’est-à-dire du franchissement de cette limite parfois imperceptible au-delà de laquelle, un acte, une attitude ou un évènement cessent soudain d’être tenus pour acceptables, compréhensibles ou reconnaissables38 […] La déviance peut faire référence à deux phénomènes distincts: enfreindre une prescription, c’est-à-dire se mettre ou être mis en marge d’une activité sociale de manière transitoire ou manquer à appliquer une règle de conceptualisation, c’est-à-dire s’exclure, ne serait-ce que de façon momentanée, de l’ordre même de la rationalité, faire peser un doute sur sa participation à la commune humanité39.

    Jean-Michel Chapolie rappelle à son tour que les sociologues de la déviance ont «qualifié de déviants les comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou par telle institution40». Ainsi, la déviance recoupe autant les comportements «sanctionnés par le système juridico-policier» que ceux qui sont en rupture avec l’éthos de la «société conventionnelle41».

    Rien d’étonnant alors que les sociétés acceptent que certaines institutions sociales surveillent, contrôlent et sanctionnent les déviants. Reynaud écrit à ce sujet:

    La règle ne s’applique pas sans difficulté. L’infraction à la règle est un fait d’expérience, et le crime est «normal». Il n’est nullement surprenant que quelques individus ne respectent pas la règle (la corruption est une tentation permanente de l’homme politique). La répression a pour objet central de démontrer que la règle est toujours en vigueur, d’annuler l’effet destructeur de l’infraction sur les «sentiments collectifs», c’est-à-dire l’affaiblissement de l’obligation. On peut appeler contrôle social cette part de l’activité de la société qui consiste à assurer le maintien des règles et à lutter contre la déviance, que ce soit par le moyen des appareils institutionnels ou par la pression diffuse qu’exercent la réprobation ou les sanctions spontanées qu’elle provoque42.

    La définition de la déviance entraîne néanmoins son lot de difficultés: peut-on parler des individus déviants comme d’un groupe partageant un ensemble de caractéristiques communes? La déviance est-elle une qualité des actions, certaines étant d’emblée déviantes, d’autres non? Sans entrer dans les controverses qui entourent la définition de la déviance, il vaut de souligner la position interactionniste adoptée par Becker:

    la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un «transgresseur». Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette43.

    Selon cette perspective que nous privilégions, ce n’est donc pas le comportement en soi qui est porteur d’une nature qui le rendrait bien ou mal, mais plutôt le regard des autres membres de la collectivité qui le qualifient. En se référant à Éric de Dampière44, Damien de Blic et Cyril Lemieux45 nous conduisent à envisager l’écart à la norme sous l’angle du test que le comportement fait subir à la norme et aux valeurs collectives. Ainsi, c’est la réponse du groupe à cet écart à la norme qui permet de dire s’il s’agit d’une transgression peu importante (dans ce cas, les membres du groupe seront indifférents vis-à-vis de cette conduite) ou d’une déviance (ici, les membres du groupe vont réagir vivement afin de réaffirmer l’importance de défendre les valeurs bafouées et d’exiger des sanctions pour protéger la norme). Dans ce dernier cas, il y a une possibilité de voir se déployer un scandale qui va sortir la collectivité de sa torpeur et la solidariser pour défendre les valeurs communes, les normes et les institutions. Pour de Blic et Lemieux, «le scandale est à concevoir comme un moment certes peu banal et particulièrement violent de la vie sociale mais néanmoins normal»46.

    Au-delà des comportements qualifiés de déviants, ce sont aussi celles et ceux qui adhèrent à la norme de référence qui vont appliquer le qualificatif de «déviants» aux transgresseurs de cette norme, qu’elle soit énoncée par un groupe ou par les institutions officielles et légitimes. L’étiquette utilisée pour qualifier ces personnes agit à la manière d’un stigmate. Goffman nous aide à mieux comprendre comment la sanction infligée par les individus «normaux47» d’un groupe à ceux qui ne respectent pas les règles du groupe passe souvent par la mise en avant d’une stratégie de «stigmatisation». Pour lui, «le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond48» sur une personne qui est considérée comme «pas tout à fait humaine49», car incapable de vivre selon les normes du groupe. C’est dans cet esprit qu’il va s’intéresser à ceux qui portent le stigmate de la maladie mentale50 parce qu’ils ne suivent pas les règles de l’interaction avec les autres et qu’ils se comportent en société sans se référer aux normes d’usage. Ce phénomène de la stigmatisation est au cœur de la sociologie de la déviance. Les sociologues de la déviance s’intéressent en effet, rappelle Martine Xiberras, à «la création de nouvelles catégories de déviance et [au] fait de pouvoir classer sous de nouvelles étiquettes une part croissante de la population51».

    L’existence de stigmatisations à partir de normes de références n’implique pas pour autant que la conformité sociale fasse con­sensus ni qu’elle soit nécessairement moralement supérieure à la transgression. À tout le moins, certains sociologues et philosophes contestent ces idées sur la conformité sociale qui tendent à réduire le phénomène des transgressions à des appréciations négatives. Ainsi, Norbert Alter récuse notamment l’idée que la transgression serait de l’ordre de l’anormalité. Pour lui, les transgressions n’ont rien d’exceptionnel; au contraire, elles font partie de la banalité du quotidien des acteurs sociaux52. Bien qu’elles soient fréquentes, on a l’impression qu’elles sont marginales, car peu visibles. Selon son analyse, les transgresseurs préfèrent souvent contourner la norme à l’abri des regards, histoire de ne pas provoquer inutilement le sens moral de leurs congénères qui suivent la norme: ils veulent éviter d’être stigmatisés. Ils ne veulent pas non plus attirer l’attention des professionnels qui ont la responsabilité de faire respecter les normes: ils veulent éviter de se faire sanctionner. On peut présupposer que s’il y a autant de transgression des normes que le suppose Alter, c’est parce que les collectivités tolèrent certaines formes de transgressions ordinaires. Pour être tolérées, ces transgressions ne doivent toutefois pas menacer la cohésion sociale ou la sécurité des membres, et elles ne doivent pas non plus fragiliser la légitimité des institutions sociales dominantes.

    Alter défend d’ailleurs l’idée que les collectivités et les institutions tolèrent jusqu’à un certain point la déviance parce qu’elles savent que celle-ci est au cœur des processus d’innovation sociale. Cette thèse rejoint la thèse d’Émile Durkheim53 selon laquelle la déviance pouvait être porteuse de changement social, voire de progrès. Pour lui, celle-ci constitue un test de la pertinence et de l’efficacité des normes; elle oblige les collectivités à revoir certaines règles devenues archaïques. Les normes s’imposent donc tant et aussi longtemps qu’elles font sens et consensus au sein de la collectivité. À partir du moment où un nombre important de membres trouve que le comportement dit déviant a plus de sens que ce qui est imposé, la norme s’affaiblit et est appelée à s’adapter ou à disparaître. Dans cette perspective, le maintien ou non d’une norme repose essentiellement sur l’adhésion du groupe, et donc sur la légitimité collective.

    Dans un ouvrage volontairement provocant, Frédéric Gros pousse plus loin le questionnement sur les rapports à la norme et à la déviance. Il avance l’idée qu’il y aurait une normalité positive dans l’acte de désobéir aux normes sociales. Ainsi, selon lui, la vraie question qui doit être posée serait: «Pourquoi obéissons-nous54?» Ce qui nous interpelle aujourd’hui et qui devrait être remis en cause, «c’est l’absence de réaction [aux normes sociales], la passivité55». Gros reconnaît cependant qu’il «est si facile de se mettre d’accord sur la désespérance de l’ordre actuel du monde, et si difficile pourtant de lui désobéir56». Ainsi, la désobéissance serait porteuse de vertu et de bonification sociales.

    Dans le cadre d’une réflexion sur la régulation des comportements des citoyens dans le contexte de la COVID-19, ce type d’analyse ne manque pas de susciter des questions récurrentes dont les réponses ne sont pas aisées à formuler: dans quels contextes peut-on soutenir que la désobéissance est saine et nécessaire? La conformité aux normes sociales est-elle toujours un signe de faiblesse, de déresponsabilisation et de soumission? Dans un contexte aussi particulier que celui d’une crise sanitaire, quels bénéfices peut-on tirer d’une analyse prônant la désobéissance? Nous le verrons plus loin dans notre section sur le contexte général, il y a aujourd’hui, plus que jamais, des chercheurs, des experts et des intellectuels qui se posent ces questions et qui se demandent si la COVID n’a pas remis à l’avant-plan les dangers inhérents à la «servitude volontaire57».

    Lors de la gestion de la crise sanitaire, on a effectivement vu une importante polarisation entre une majorité de citoyens qui adhérait aux règles sanitaires gouvernementales et les «autres», une minorité de critiques et d’opposants. Ces derniers se sont rapidement fait apposer le stigmate de conspirationnistes ou d’antivax. En reprenant l’esprit de Foucault, présenté par Gros, on peut se demander s’il est possible de considérer ces derniers comme les «incorrigibles» du contexte sanitaire, c’est-à-dire ceux qui sont incapables «de se plier aux normes du collectif, d’accepter les règles sociales, de respecter les lois publiques» et face à qui les «appareils disciplinaires […] avouent leur impuissance58». Parlant de «l’individu incorrigible», il ajoute: «On a beau le surveiller, le soumettre à des exercices, il demeure incapable de progrès, inapte à réformer sa nature et à dépasser ses instincts59.»

    Goffman nous aide à mieux comprendre cette catégorie dite des «incorrigibles» en nous expliquant que les «personnes affligées d’un stigmate» n’ont pas nécessairement honte de cette étiquette. Certains ont même tendance à se regrouper entre «semblables», jusqu’à former des associations qui vont publiciser les «sentiments communs» qui unissent le groupe. Ils verront à «formuler l’idéologie des membres du groupe: leurs plaintes, leurs aspirations, leur politique60». Becker ajoutera que les membres de ces sous-groupes forgent leur nouvelle identité en se liant aux initiés et en affirmant leurs différences en tant qu’«outsiders61». La stigmatisation n’opère donc pas uniquement comme repoussoir: elle permet aussi à des identités de groupe de se former, voire de prospérer au gré des événements et des contextes d’action. La pandémie de COVID-19 en a fourni des exemples saisissants.

    L’État régulateur et ses instruments

    En période de crise sanitaire, certains comportements citoyens peuvent nuire de façon importante à la communauté en général62, et particulièrement aux individus les plus vulnérables. Cela peut donc justifier une action publique qui tente de réguler ces comportements à risque ou, pour le dire en des termes qui évoquent la pensée de Foucault, une action qui cherche à redresser les corps et les morales63. D’aucuns pensent que la gestion de la crise sanitaire a permis à l’État de reprendre son rôle de régulateur central des activités sociales.

    Pour la majorité des théoriciens de l’État, contrairement à certaines époques où le Léviathan s’imposait aux individus sans se soucier de leur sentiment, l’État régulateur d’aujourd’hui travaille principalement sur le terrain de la légitimité d’action. Certes, depuis Max Weber, on reconnaît à l’État un monopole sur la violence physique légitime. Comme le rappelle la philosophe française spécialiste de ce sociologue allemand, Catherine Colliot-Thélène, il est nécessaire de comprendre que chez Weber, la notion de droit est en lien direct avec «l’existence d’un appareil de contrainte64». Dans la perspective wébérienne, il n’y a pas de droit sans institutions de contrainte. Cela rejoint également la formule du philosophe positiviste du droit, Hans Kelsen, selon qui la contrainte est au cœur même de l’existence et du fonctionnement du droit65. On sait bien néanmoins que cela ne donne pas à l’État, dans nos sociétés démocratiques libérales, le droit absolu d’utiliser la répression physique pour contrôler les conduites des citoyens.

    Par-delà même la répression physique, on peut dire que le recours aux différentes stratégies de répression n’est jamais une sinécure. L’État doit, aujourd’hui plus que jamais, passer le test de l’acceptabilité sociale pour s’assurer que sa stratégie et son choix d’instruments sont légitimes. Ainsi, plus une action publique est atypique, plus elle risque d’être contestée; c’est pourquoi les autorités politiques devront faire un travail préalable de marketing social pour obtenir, autant que faire se peut, «l’assentiment de la population66». On rejoint ici l’esprit de la proposition de Jean-Daniel Reynaud concernant l’avantage de la «régulation conjointe». Pour le sociologue, cette dernière repose sur l’idée que «la règle respectée est le fruit d’une négociation, implicite ou explicite, elle est un compromis67». C’est dans cet esprit que s’est développé le courant de la sociologie de l’action publique. Les sociologues de l’action publique partent de la prémisse de la gouvernance pour expliquer comment la construction «des problèmes publics68» repose toujours sur une dynamique de représentation et de négociation et que ce n’est que sur la base de compromis que les autorités décident d’agir, ou de ne pas agir, puis choisissent les instruments d’action qui seront privilégiés.

    Dans le cas de la gestion de la crise sanitaire, la réaction des décideurs publics a été tardive, et les parties prenantes usuelles, à l’exception de l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), n’ont pas vraiment influencé les décisions. Constatant la mise en place rapide d’une cellule de crise limitée en nombre d’acteurs, centralisée et plutôt hermétique, les sociologues de l’action publique diraient que le processus décisionnel s’est un peu fait à l’ancienne autour de ce que Weber nommerait des «leaders charismatiques69».

    Or, les leaders ont beau être charismatiques, ils doivent être conscients qu’un des plus grands défis que rencontrent les extrants politiques ne se trouve pas dans la production de l’énoncé normatif, mais bien dans sa mise en œuvre. Comme le dit Luc Bernier, «un problème n’est pas résolu parce qu’un gouvernement a décidé de s’y intéresser70». On peut aussi dire que ce n’est pas parce que les autorités politiques décident de produire une norme pour répondre à un problème défini et reconnu que ce dernier est automatiquement réglé. Ce n’est que le début du travail à accomplir.

    Le choix fait par les décideurs publics est loin d’être purement rationnel et objectif,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1