Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Fresque: Autobiographie(s) de l’Univers
Fresque: Autobiographie(s) de l’Univers
Fresque: Autobiographie(s) de l’Univers
Livre électronique656 pages8 heures

Fresque: Autobiographie(s) de l’Univers

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Cette fresque s’est fixée un pari : celui de vulgariser l’Histoire universelle en posant, l’une à côté de l’autre, les représentations du monde de ceux qui en ont été les acteurs les plus représentatifs, qui le sont, ou qui le seront peut-être un jour. Ces personnages s’adressent tous au lecteur à la première personne, comme s’ils voulaient faire de lui le témoin privilégié de leur bilan, de leurs réflexions ou de leurs recommandations. Vous pourrez ainsi dialoguer avec Jésus Christ, Charles de Gaulle, l’homme le plus riche du monde en 2023 ou la Grande Méduse Argentée qui régnera dans l’Océan Indien autour de l’an 43.000.
Évidemment tout cela est purement fictif. Le futur n’engage que l’imagination de l’auteur et la présentation son interprétation. Quant au passé, il ne peut qu’être que très maladroitement approximatif. L’auteur mène aujourd’hui une vie bien compliquée entre son entreprise à gérer, ses enfants à éduquer correctement et son élevage de lapins à nourrir. Une documentation décente exigerait de lui un temps dont il ne disposera pas avant la retraite, si toutefois retraite il y aura encore quand il s’arrêtera de travailler.
Vous avez donc entre les mains une encyclopédie résolument subjective, sans prétention, sans filtre ni tabou.

Illustration de couverture : Stéphanie Bocquet.
LangueFrançais
Date de sortie11 févr. 2024
ISBN9782919527786
Fresque: Autobiographie(s) de l’Univers
Auteur

François BOCQUET

François Bocquet est issu d’une famille d’instituteurs et se destinait, comme ses parents et ses grand-parent à l’enseignement public. Mais, rétif à tout conformisme, il crée à Lille, en 1986, une anti-école, le Centre de Formation en Relations Humaines qui devient l’Institut François Bocquet quelques années plus tard et dont l’objectif assumé n’est pas de formater mais au contraire de libérer les capacités. Cet institut organise chaque année plus de mille formations professionnelles dans plus de 80 villes en France, en Europe ou au Canada. Son domaine d’excellence inclut la gestion des personnalités en entreprise, les relations interpersonnelles, le management des équipes et des projets, le développement de l’intelligence individuelle et collective. Les formations qu’il organise se caractérisent par leur convivialité authentique, l’innovation pédagogique, l’hyperpersonnalisation. Près de 190.000 professionnels ont été ainsi formés à des méthodes très concrètes pour gérer avec agilité les situations ou les personnes difficiles. François Bocquet a conduit toute sa vie un travail de recherche sur l’analyse et la gestion des personnalités. Il a développé sous le nom de “Performances-Talents” un ensemble d’outils pour mesurer les compétences et les traits de caractère, communiquer de façon différenciée et manager ses collaborateurs dans le respect de leur singularité. Il a notamment publié un atlas des caractères (Découvrez la face cachée de votre personnalité), un dictionnaire des mots en voie de disparition (L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec), un manuel de vie (L’art de rester un enfant jusqu’au bout et de mourir idiot) ainsi que quelques livres impertinents qui manient l’art du contre-pied, comme l’art de perdre son temps et d’en faire perdre aux autres, l’art de se faire des ennemis et de saboter sa vie de couple, ou encore l’art de démotiver ses collaborateurs et de saborder son entreprise. Plus récemment ont été édités une présentation de sa méthode de profilage (Persométrie, 2022) et deux traités d’Histoire globale : Autobiographies (2021) et Fresques (2023). François Bocquet est diplômé de l’Insead. Il est cofondateur avec Jean Wemaere des thinktank Disruptive Learning, Disruptive RH et Disruptive Planet, qui explorent les pistes de la transformation personnelle et culturelle et organisent régulièrement des table rondes volontairement iconoclastes.

Lié à Fresque

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Fresque

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Fresque - François BOCQUET

    Nulle part ou partout, -15.000.000.000

    Je suis Dieu, c’est-à-dire tout ou rien, en fonction de votre définition.

    Je fais mon apparition dans l’Histoire avec fracas il y a environ quinze milliards d’années, mais peut être existais-je déjà avant sous une autre forme. Je suis tenu là-dessus par le secret professionnel. On me soupçonne également d’orchestrer simultanément une infinité d’univers parallèles. Mais là aussi je dois faire preuve de la plus grande discrétion si je veux limiter les interférences explosives.

    Je vais créer le monde à partir de ma propre substance, en me refroidissant. De moi vont être issues les particules élémentaires, les premières étoiles et l’énergie obscure qui ne cessera jamais de les animer, comme dans un grand manège de chevaux de bois.

    En me pétrifiant je vais également me complexifier. Avec le temps qui passe tout se différencie. Certaines de mes supernovas vont sur mon ordre forger une grande diversité d’atomes. Occasionnellement, ils se combineront en brindilles d’ADN, qui à leur tour se combineront pour fabriquer ce que vous appelez la vie. Ma complexification sera infinie. Même en s’arrachant les cheveux, aucun physicien ne pourra parfaitement me comprendre. Les prosélytes de Newton mettront en formules ce qui se déroule à votre échelle humaine. Les disciples d’Einstein tenteront d’élucider les mystères de l’infiniment grand ; les inconditionnels de la physique quantique s’emploieront à déchiffrer les bizarreries de l’infiniment petit. Personne ne parviendra à faire entrer la force de gravité, l’électromagnétisme et les forces nucléaires dans une même théorie. Je suis par définition la grande enveloppe englobante que rien ne peut englober ni comprendre.

    Dans quinze milliards d’années, vous, les humains, ferez votre entrée en scène. Votre conscience partagée essaiera un moment de contredire mon dessein initial en y introduisant de la convergence ou même de la cohérence, là où je ne voulais que de la divergence généreuse. Votre instinct d’intégration va vous amener à enchaîner les tentatives d’unification de votre espèce. L’agriculture, l’écriture, l’imprimerie, internet reflèteront ainsi les étapes d’un même projet : amalgamer les hommes au sein d’une seule et même intelligence collective. Viendra le moment où vous irez jusqu’à demander de l’aide aux machines à penser. A leur tour elles se mettront à l’interconnexion. Ne subsistera en dernier ressort qu’un point unique à la cime de la pyramide : une intelligence collective des machines et des êtres vivants qui prétendra orchestrer le ballet des créatures et de la création. Et lorsque vous penserez vous être enfin affranchis de moi, vous me réinventerez, moi Dieu, sous une forme opposée : celle de l’ordre croissant. La bataille commencera alors entre mes deux aspects : la Nature, mon inclination naturelle à l’entropie, au refroidissement désordonné ; et en même temps l’Amour, l’intégration active, infatigable.

    Un troisième aspect de moi (car, par définition, je me tiendrai toujours au-delà de n’importe quelle définition) assistera amusé à ce dialogue interminable entre mes deux premières formes de puissance égale : la divergente et la convergente, la tentation du vivant et la froideur glaciale du temps qui passe. J’assisterai amusé à vos gesticulations, à vous les hommes, pour attribuer un sens, même illusoire, à votre existence minuscule, à vos tentatives contradictoires mais continuellement renouvelées pour me réinventer tout en vous affranchissant de moi.

    Un jour lointain, dans peut-être cent milliards d’années, lorsque l’énergie noire sera épuisée, la gravité reprendra le dessus.

    Le Big Crunch pourra enfin refermer sa mâchoire.

    Vous verrez bien qui aura le dernier mot.

    Orbite de la planète bleue, -4.468.000.000

    Je suis Théia, le vagabond. Ma masse est similaire à celle de mon cousin Mars, c’est-à-dire environ sept cents milliards de milliards de tonnes de silicate, de fer et de nickel. Comme mon cousin, j’ai le sang chaud, le visage rouge et agressif. Mais la solitude me pèse. Je suis trop jeune pour ça. Dans le velours noir de l'espace, je tournoyais, solitaire, ignoré comme une fronde silencieuse, abandonné à des rotations ridicules comme un prisonnier dans sa cour déserte, tandis que les étoiles se montraient leurs bijoux en chuchotant des confidences. Sur mon autre joue, le soleil me bombardait de lumière inutile. Un jour je lui ferai payer sa générosité asymétrique. Je n’avais pas cent millions d’années. Quand on est jeune, on refuse un destin de simple spectateur.

    Un jour, l’impensable s’est produit. J’ai découvert que je n’étais pas seul en mon orbite. Sans le savoir, je partageais depuis ma naissance le même itinéraire qu’une planète bleue. Elle était un peu plus enveloppée que moi, mais tellement plus majestueuse ! On aurait pu imaginer que la vie pût y éclore un jour. Olympienne, rassurante, élégante, elle m’envoyait comme depuis un miroir tout ce que je n’étais pas : les ressources, la nuance, l’harmonie. Je l’ai détestée et adorée, tout à la fois, tout de suite. C’était insupportable. Il fallait en finir. J’ai su que j’allais commettre l’irréparable.

    Un matin donc, je l’ai attendue, au coin de l’orbite de Vénus, qui comme tous les matins, allait, en son hammam, gaspiller sa journée. La planète bleue m’a d’un seul coup trouvé au milieu de son passage, surgi de l’ombre à moins de cent mille kilomètres, prêt à bondir sur elle. Elle n’eut qu’un instant pour croiser mon regard injecté de sang. Elle avait les yeux bleus, toute jeune encore et pleine de vie. Elle tournait avec insouciance sur elle-même, captivant mon regard et chavirant mon cœur. Elle n’eut pas le temps d’évaluer la menace. Je crois même pouvoir affirmer que le coup de foudre fut réciproque. Nous avons entamé un tango dangereux, attirés l'un vers l'autre par une force irrésistible, un désir gravitationnel. Nos âmes astrales, mêlées dans une attraction fatale, savaient que notre rencontre serait explosive. L'instant de notre impact fut inoubliable. Des éclats de mon cœur se sont dispersés dans le ciel, créant une couronne de débris scintillants. Nos molécules se sont mêlées dans un nuage de particules. Nous nous sommes retrouvés fusionnés dans une planète nouvelle : la Terre.

    Au même instant, une partie du nuage, échappé par une porte dérobée, a décrété son indépendance. C’est ainsi que naquit la Lune, témoin unique de cette rencontre éphémère. Dès sa naissance, elle a ouvert ses yeux d'argent sur un ciel nouveau, occupé par deux astres : le soleil au sourire moqueur, et la troisième planète, au regard secoué.

    La lune fut, à ses premiers jours, une enfant accrochée aux jupes de sa mère, sautillant autour d'elle, accumulant les demandes impérieuses, à satisfaire immédiatement. Mais comme tous les enfants, elle était destinée à grandir, à s'éloigner, lentement, irrémédiablement. Chaque année, elle gagnait en autonomie, se dérobant un peu plus, s'éloignant à pas de loup.

    La gravité de la Lune crée sur la Terre des marées, causant à sa surface une déformation, qui n'est pas toujours alignée avec la position de la Lune. La Terre tourne en effet plus rapidement sur elle-même que la Lune ne tourne autour de la Terre. Les bourrelets dus aux marées se déplacent donc légèrement en avant de la ligne reliant les centres de la Terre et de la Lune. Cette déformation exerce à son tour sur la Lune une légère traction gravitationnelle et lui fournit un petit surplus d’énergie orbitale, qui augmente son moment angulaire et lui permet de s’éloigner un peu plus de la Terre chaque année (entre 3,8 à 4 centimètres), comme des parents peuvent éloigner paradoxalement leurs ados en voulant les retenir.

    En même temps, la rotation de la Terre ralentit très légèrement, pour conserver le moment angulaire total du système Terre-Lune, conformément aux lois de la Physique. La Terre tournera toujours, mais toujours plus lentement, comme une danseuse fatiguée par les années ou une toupie en fin de course. Ne dit-on pas de la vie qu’elle est l’histoire d’une immobilisation progressive ? La Terre regardera sa fille s'éloigner, un peu plus chaque nuit, afin de pouvoir vivre sa vie et suivre son propre destin. Cet éloignement se poursuivra pendant des milliards d'années. Mais quand la Lune se trouvera à environ 500.000 kilomètres de la Terre, un milliard d’années après l’apparition fugace des humains, un équilibre sera atteint. Les relations parents – enfants se stabilisent avec l’âge et l’arrivée des petits enfants. À partir de ce moment, la fille et la mère se présenteront toujours la même face, un visage constant. Les relations deviendront plus simples, même si l’éloignement continuera, conséquence du travail de la fille et de l’inertie progressive de la mère.

    Au début, c’était un spectacle digne de la Scala. Un spectateur, allongé de nuit sur le sol de la Terre redevenue solide, mais encore brûlant au lendemain de notre rencontre torride, aurait pu voir la Lune à 20.000 kilomètres (contre 400.000 à l’époque des humains) et de leurs guirlandes électriques. Immense, omniprésente, elle est suspendue dans le ciel comme une assiette d’argent massif, ornée de ciselures. Elle scotche le spectateur, du regard inquisiteur des jeunes enfants revendicatifs, si proche qu’on peut sentir son souffle de pierre et de poussière. Les cratères et les mers lunaires, visibles à l'œil nu, exhibent avec une fierté rebelle leurs cicatrices et leurs tatouages.

    Au même instant, un autre spectateur, allongé de nuit sur le sol de la Lune, aurait pu contempler devant lui un spectacle digne de l’Opéra Bastille : une Terre occupant une bonne moitié du ciel, dévoilant des volcans et des vallées de lave, piquées par des essaims de météores, plongée dans la lumière de boule d’une discothèque, où elle s’est égarée, devant un verre de trop. Elle a le regard perdu d’une femme hésitant au seuil de sa vieillesse, hypnotisée par son miroir de poche, le visage lisse encore, mais émaillé de pattes d’oie au coin des yeux, de plis d’amertume sous la bouche et de nervures bleu pâle au front.

    La vie est cadencée par le cycle de l’abandon.

    Océan, -3.200.000.000

    Je n’ai pas de nom, mais je suis l’ancêtre de tout ce qui vivra sur cette planète. En fait je suis la première cellule vivante. Par pure commodité vous pourrez donc me désigner sous le nom d’Alpha.

    A vrai dire, les acides aminés existent déjà depuis longtemps. Ils errent de façon solitaire dans l’eau tiède des océans. Les rencontres avec d’autres acides aminés leur sont indifférentes. Certes ces coquins se reproduisent de temps en temps à l’identique. Les techniques de clonage n’ont pas de secret pour eux. Mais chacun vit sa vie, un peu comme les jeunes des années 2020 quand ils se confineront dans leur bulle étanche, entre leur iPhone et leurs AirPods. La vie de ces vulgaires brindilles de code génétique n’a pas de sens. Ils ignorent la chaleur de la vie de famille et la force des communautés organisées.

    Mon coup de génie fut d’innover en ce domaine. En proposant à plusieurs brins d’ADN en freelance de s’associer, j’ai libéré l’innovation. Notre cellule est un laboratoire où toutes les expériences sont possibles. Une fois notre entreprise dupliquée au terme de son mandat, la différenciation des cellules héritières deviendra de nouveau possible. Chaque cellule issue de moi pourra pendant des millions de millénaires évoluer en fonction de son milieu, de son histoire et même du hasard. Chacune de mes descendantes pourra expérimenter des solutions afin de répondre aux défis posés par son environnement spécifique. La plupart de ces solutions, nuisibles ou farfelues, seront bien sûr écartées. Seules celles présentant une valeur ajoutée seront retenues par la survie de la cellule et transférées à ses propres descendantes. Elles pourront même, si elles le souhaitent, s’associer entre elles dans des sortes de holding appelés des organismes, des animaux, des êtres humains ou des nations. Ces collectifs de collectifs de collectifs pourront eux-mêmes tenter leurs propres expériences et en tirer des bénéfices. Ou des leçons.

    Autrement dit, je pose dès le départ les fondements du mécanisme de l’évolution, expérimentale et divergente, destructrice et créatrice. Les espèces, les individus, les civilisations, les idéologies ne manqueront pas d’en réinterpréter le fonctionnement. Tous auront comme moi à rassembler des talents dispersés, à les faire converger vers un objectif commun tout en attribuant à chacun d’eux une mission différenciée qui valorise son talent singulier. Ensuite, ça passe ou ça casse. C’est la vie ou le hasard qui décide, c’est-à-dire un peu la même chose.

    Franchement si le Prix Nobel de l’Economie existait en -3.200.000.000, je n’en aurais pas démérité.

    Gondwana, -600.000.000

    Je suis une molécule d’eau. J’existe déjà depuis onze milliards d’années et je me demande quand va se terminer ce cycle infernal de réincarnations. Formée dans les compressions profondes d’une planète en élaboration, j’ai réuni, dans un ménage à trois mal assorti, deux atomes d’hydrogène errants et un atome d’oxygène en mal de compagnon. Désormais associés pour le meilleur comme pour le pire, notre association n’a cessé depuis d’alterner entre les trois états. Dans l’état solide notre troïka est blottie contre d’autres troïkas comme dans une boite de sardines. Dans l’état liquide, elle trouve un peu de mobilité, comme dans une boite de nuit où l’on se glisse l’un contre l’autre à la faveur de la transpiration. Ce n’est que dans l’état gazeux que l’on s’amuse enfin, comme dans la valse ou dans un manège d’autos tamponnantes. Les planètes où j’ai pu séjourner, comme les comètes qui m’ont véhiculée n’ont eu de cesse que de m’injecter dans des cellules de convection, où mon cœur de glace a fondu, avant de s’évaporer, puis de se réfrigérer subitement, à la manière d’une personnalité borderline, privée de ses anxiolytiques.

    En ce moment je me trouve en vacances sur une plage de la Pangée, ce continent unique entouré d’eau, sur la troisième planète du système solaire, dans l’un des bras de la voie lactée.

    J’imaginais naïvement que le temps de la retraite était enfin venu.

    En fait je n’avais rien compris au film.

    Certes, les quatre premiers milliards d’années sur cette planète furent assez monotones. Certes je pus m’employer assez vite à l’intérieur d’un procaryote, c’est-à-dire d’un organisme monocellulaire dépourvu de noyau. Mais le travail était routinier. Il ne s’agissait que de flotter à l’intérieur d’une membrane plutôt qu’à l’extérieur. Mes conversations avec mes homologues étaient inconsistantes. On aurait dit une foule anonyme aux heures de pointe, à la station du Châtelet. Au moins, contrairement aux parisiens, je pouvais profiter du soleil. Je ne faisais pas la gueule.

    Il y a juste un milliard d’années, sont apparus les premiers eucaryotes, c’est-à-dire les cellules équipées d’un noyau, sorte de boule de laine porteuse d’instructions-machine. Enfin je pus faire valoir une qualification précise. Ma fonction consistait à transporter des brins d’ARN messager depuis la capitale de la cellule à sa frontière ou vice-versa. Ma vie prit autant de sens que peut en avoir celle d’un employé de chez Amazon, qui passe 35 heures par semaine à appliquer des procédures américaines dans la chaleur d’un entrepôt de la banlieue d’Orléans.

    A -500 millions d’années du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron apparurent les premiers organismes multicellulaires. Il me devint alors possible de postuler au statut de molécule de plasma et, avec un peu de chance, d’entrer au service du sang des fameux dinosaures, qui en se dévorant les uns les autres, vont me permette enfin de voyager d’un carnivore à l’autre. Je pourrai déambuler dans le cristallin d’un ichtyosaure ou encore racoler des globules dans le cœur palpitant d’un tyrannosaure rex en train de niquer un brontosaure.

    A -200 millions, ma carrière prendra peut-être un nouveau tournant. Un organisme d’avenir fera son apparition :  celui des mammifères. A moi le sang des écureuils et des belettes, des mammouths chevelus et des baleines bondissantes ! L’homéostasie de ces êtres conçus pour affronter les changements climatiques me garantira en toute saison une température constante, une climatisation parfaite.

    A -5 millions me sera offerte une opportunité nouvelle, celle de me mettre au service d’un type de mammifère plus intelligent que les autres : l’hominidé. Je pourrai soudain monter en compétences, pourvu que je pusse entrer dans la composition de leur cerveau. Certes la sélection sera des plus sévères. Certes il me faudra désormais travailler même la nuit, ainsi que le prévoient les contrats de travail d’Amazon, sans que nos syndicats moléculaires y puissent grand-chose. Mais au moins je ne me retrouverai pas sans emploi dans un ruisseau, tandis que Jeff Bezos s’envoie en l’air.

    A -500.000, je pourrai éventuellement entrer en fonction dans le cortex évolué des sapiens sapiens, qui comme Emmanuel Macron ou Jeff Bezos, sont capables de multiplier les opérations complexes.

    A -50.000 je pourrai également participer à leur salive, à leurs larmes, à leurs émotions contagieuses, à l’invention du langage, à l’apprentissage collectif, à la vie culturelle. Je pourrai contribuer à la révolution cognitive, qui permettra à l’espèce de capter toujours plus de ressources jusqu’à l’effondrement final.

    A -5.000 je pourrai contribuer à l’avènement de l’écriture en entrant dans la composition des papyrus. A -500 j’entrerai peut-être dans la composition de l’encre utilisée par Gutenberg à l’avènement de l’imprimerie. A -50 je pourrai m’illustrer dans la fabrication des microprocesseurs qui, comme vous le savez, exigent plus de 100.000 litres d’eau pour leur fabrication, avec une empreinte-eau de premier ordre. A – 5 ans, donc en 2022, j’essaierai timidement de me placer dans la nouvelle révolution, celle de la réalité virtuelle, des industries hallucinogènes et de l’ubiquité.

    Que deviendrai-je à -5 mois, -5 jours, - 5 heures, - 5 minutes ? Je n’arrive plus à suivre, tant les choses s’accélèrent. On dirait que je suis prise dans un vortex exponentiel de révolutions fondamentales. Si ma structure élémentaire, avec ces deux boulets d’hydrogène qui plombent mon agilité, ne change aucunement, ma carrière professionnelle m’oblige à des reconversions de plus en plus rapides, sous peine d’être déclassée socialement.

    J’en viendrai peut-être à regretter ce temps de Gondwana, de la Pangée paisible, sur lesquelles je venais chaque matin déposer un baiser.

    Burgess Shale (Terre-Neuve), -521.234.567

    Je suis Opabinia, un ancêtre de vos ancêtres. Mes cinq yeux obliques me permettent de me repérer dans l’ombre, quand je flotte sur le tapis des océans, à la manière d’un aspirateur sur une moquette. Je sais me déplacer en faisant onduler les plaques de ma carapace. Ma trompe, armée d’une pince, me permet de m’emparer par surprise des petits poissons égarés et de les porter tranquillement à ma gueule d’éléphant.

    Je fais mon apparition au fond des mers, à la faveur du Cambrien, la première grande explosion de la vie. Des micro-organismes ont prospéré autour des volcans sous-marins, dont ils ont découvert la chaleur et les minéraux rares. Ils ont drainé des chaînes alimentaires foldingues et quelquefois sérieusement déconnantes.

    Nos prélocataires étaient majoritairement des fouisseurs tranquilles, des lombrics sans histoires mais pas vraiment sexy, du genre de ceux qu’on oublie d’inviter le samedi soir. Ils se consolaient en creusant des galeries sous les planchers océaniques. Le plaisir égoïste ne conduit pas bien loin. Ces travailleurs obscurs se laissaient facilement déguster par les déposivores décomplexés (comme votre serviteur), qui ne dédaignent pas le plancton frais, mais qui en société sont friands de produits de luxe et n’hésitent pas à s’offrir une poignée de fouisseurs affolés, à l’occasion des fêtes de fin d’année. Toute une vie s’est peu à peu organisée autour de ce manège. Charnia, un vieil ami d’enfance, est un représentant parfait de cette époque incertaine, où la vie, comme un wagon en suspension au sommet d’une montagne russe, semble hésiter encore entre la sédentarité végétale et les audaces animales. Fixé par un crampon, Charnia se nourrit en filtrant l’eau, comme le feront ses héritiers lointains, les récifs de corail. Les échinodermes du voisinage se sont alors mis à le singer en améliorant la technique, leur chevelure ébouriffée filtrant les particules de plancton, en sursis dans l’eau turquoise. Pendant ce temps, Kimberella, une autre vieille connaissance, timide et discrète, honteuse de son célibat, plaquée sur le fond de la mer, en broute les bactéries, comme un mouton de l’herbe. Ses voisins trilobites, des allumés du samedi soir, lui tournent autour en se moquant de ses ritournelles passives. Hautement inflammables, ils disposent d’une vue à 360°, qui leur permet de saisir toutes les rencontres improbables, toutes les opportunités. Déjà ils ont compris le secret des startupers qui réussissent.

    Anomalocaris est le grand prédateur de notre époque. Ses longs bras, couverts de lames, lui permettent de saisir ses malheureuses victimes et de les déchiqueter à la manière d’un steak tartare préparé au couteau. Il n’est pourtant pas aussi redoutable que le scorpion des mers, grand amateur d’excès, dont la longueur peut excéder deux mètres. Équipé de tenailles redoutables, il perd la tête quand il a soif. Le samedi soir, il saisit tout ce qu’il trouve, sans y regarder de trop près. Par distraction, il lui arrive de dévorer ses petits frères ou ses vieilles tantes endormies. Il n’a aucune éducation et ne respecte rien. Les wokies, petits tortillons hautement diversifiés, le taxent de machisme anachronique. Mes copines Wiwaxia à la sexualité incertaine, indolentes comme des limaces, se protègent de leur mieux par des épines de hérisson en boule. Leur stratégie n’est pas sans rappeler celle des préposées martiniquaises à la mairie de Paris XXème, notamment au service des permis de conduire le lundi matin

    Acanthostega est un original, qui aurait pu décrocher la palme du concours Lépine s’il avait eu un narcissisme à la mesure de sa créativité. Il est l’inventeur de la patte, alors que, comme tous les animaux de cette époque, il ne connaît que le plus bas étage des mers. Il possède jusque huit doigts par patte, quand il ne s’en est pas fait arracher par un de ces ennemis, qu’on se fait toujours quand on est différent, surtout dans un pays de langue française. Son adversaire le plus féroce est peut-être mon voisin de palier, que vous baptiserez plus tard Hallucigénia, à cause de sa chevelure foutraque et de son allure décoiffante. Il laissera des mémoires à Burgess Shale, dans l’île de Terre-Neuve au Canada. C’est un être abusif, qui demande deux quand on lui donne un, de cette espèce où l’on finit souvent riche, mais seul le dimanche soir. Non content de la douzaine de pattes que la Nature lui a offerte dans un instant d’égarement, il s’en est procuré une seconde, qu’il porte sur le dos, à la manière d’une roue de secours. Ces pattes en surplus lui servent peut-être aussi de nageoires ou de capteurs de mouvements. Une chose est certaine : si un prédateur mal luné s’avise d’envoyer promener Hallucigénia, celui-ci finira toujours par retomber sur ses pattes.

    Tout ce beau monde ne réalise pas la surprise qui se prépare. Dans onze heures et quelques minutes, une étoile de la Voie lactée, distante de six mille années-lumière, va exploser en supernova. Avant d’être foudroyée par l’infarctus, elle aura juste le temps d’émettre dans un ultime sursaut, une énergie gamma supérieure à celle de cent milliard de soleils. Pendant quelques secondes elle deviendra plus lumineuse qu’une galaxie. Toute la couche d'ozone de notre planète sera balayée d’un coup. Les ultraviolets effaceront, en un clin d’œil, le plancton à l'origine de toutes les chaînes alimentaires et le sponsor secret de toute notre vie mondaine. Seuls les scorpions de mer et les nautiles à coquille spiralée survivront. Une ère glaciaire s’installera peu après. Les glaciers se multiplieront après avoir bu les océans, dont le niveau baissera de plus de cent mètres.

    Avec le scorpion des mers, seul un petit poisson, de quinze centimètres de long, survivra. Son nom est Astraspis. Ce petit-cousin éloigné est équipé d’une colonne vertébrale. Il n’est pas inintéressant de disposer d’une colonne vertébrale en période de tempête. Tous les vertébrés ultérieurs, depuis les amphibiens jusques aux mammifères, en passant par le département des reptiles et celui des oiseaux, seront issus de cet ancêtre.

    L’orage une fois passé, il faudra, une fois de plus à la vie, tout reprendre à zéro et se remettre à l’ouvrage, comme dans une startup ratiboisée par deux années de pandémie et de restrictions sanitaires.

    Quelque part en forêt tropicale, -167.000.000

    Je suis une Opossum, de taille fort modeste, mais je joue un rôle éminent dans l’évolution des espèces. Je suis en effet le premier mammifère authentique, et d’une certaine façon, mes chers lecteurs ou mes chers auditeurs, vous descendez tous de moi. Je suis votre grand-mère à tous.

    Il est vrai que pour l’instant ma taille n’excède pas celle de vos souris blanches. Je ne suis pas capable encore de fournir aux filatures de Nouvelle Zélande, la laine nécessaire à la confection de bonnets et de pulls réputés. Je possède néanmoins déjà les caractéristiques qui assureront le succès des mammifères et permettront à tous mes descendants de passer au travers des caprices du climat. Ma température intérieure est constante. Je préfère porter mes petits dans l’utérus plutôt que de les exposer dans des œufs laissés sans surveillance, à la manière de nos prédateurs principaux, ces dinosaures arrogants qui se prennent pour des multinationales américaines.

    Mon évolution s’inscrit dans une trajectoire des plus classiques. Je n’entends pas là que j’ai été reçu à l’oral de l’ENA après être passé par Science Po et Henri IV, mais simplement que je suis à l’aboutissement d’une suite exemplaire de mutations heureuses

    Il y a quelques milliards d’années, mes prédécesseurs ont découvert la photosynthèse, c’est-à-dire l’art de faire de la matière avec du gaz, d’extraire des fibres de carbone depuis le CO2 en suspension dans l’air.

    Au fil du temps, je suis passée du format procaryote (c’est-à-dire d’une cellule sans noyau) au format eucaryote. Je me suis alors équipée en mon centre d’une sorte de direction administrative, capable de gérer avec intelligence mes molécules, mais aussi d’organelles capables de métaboliser de l’énergie en fonction des caprices du milieu.

    Notre goût de l’innovation n’en est pas resté là. Un de mes ancêtres eut, un matin, l’audace d’œuvrer dans le multicellulaire. Il expérimenta une sorte de phalanstère, où chaque cellule avait sa place. Certaines se spécialisaient dans l’ordonnancement des tâches, d’autres dans la production d’énergie, d’autres encore dans le transport du nutriment ou de l’information. A partir de ce moment, nos collectifs ne cessèrent plus de progresser en dimension, en complexité, en mobilité, mais aussi en capacité d’adaptation, ce qui, vous l’avez sans doute constaté, est la mère des vertus, quand il s’agit de survivre aux fluctuations de l’environnement.

    Le cerveau fit alors son apparition. A force de se déplacer, toujours dans la même direction, une partie du corps de mes prédécesseurs était prédisposée à rencontrer toujours les nouveautés en premier. Les organes sensoriels se concentrèrent de ce côté. Une masse conséquente de cellules nerveuses se développa, afin de coordonner le traitement des informations recueillies. C’est ainsi qu’apparurent les premières têtes, équipées des tout premiers cerveaux. L’innovation fit sensation. Nos concurrents s’en équipèrent. La concurrence fut aiguillonnée par l’évolution du marché.

    Des deux côtés du corps s’étirèrent alors, de part et d’autre d’un axe symétrique, des fibres spécialisées dans la communication avec les organes éloignés. Le système nerveux se généralisa dans le règne animal, depuis les vers des sables aux vertébrés les plus complexes. Il ne restait plus à nos aïeux qu’à stocker toujours plus de souvenirs et à les faire jouer ensemble, comme des silex, pour en faire jaillir des hypothèses sur l’avenir.

    La colonne vertébrale ne tarderait pas à se généraliser, comme condition nécessaire mais suffisante, d’un endosquelette susceptible de triompher de la pesanteur en dehors des milieux aquatiques.

    La voie de la mobilité sur terre était ouverte.

    De seuil en seuil, mes ancêtres (et les vôtres !) ont ainsi su passer à des systèmes toujours plus complexes, toujours plus englobants. C’est le secret de notre réussite mais aussi de notre misère car la complexité induit de la fragilité et de l’anxiété.

    Quelles sont nos perspectives ? Quels sont les nouveaux sauts quantiques dans la complexité auxquels on peut s’attendre dans les prochains deux cents millions d’années ? La démultiplication du cerveau et la superposition de représentations parallèles pour une même réalité ? La libération des limites biologiques induites par la biochimie carbonée ? La dissolution du moi singulier dans celui de l’espèce humaine, de la classe des mammifères dans son ensemble, d’une conscience planétaire ou galactique ? La dématérialisation de ce moi collectif et son externalisation au profit d’une intelligence artificielle globale, capable de progresser seule et de s’affranchir de la tutelle des hommes ? Sa téléportation ou sa duplication intra ou intergalactique ? La soustraction de ce Dieu fabriqué aux contraintes de l’entropie, du vieillissement, de la mort et du Temps ?

    Ce qui donne le vertige, c’est que toute cette évolution va de plus en plus vite. Il a fallu près de trois milliards d’années pour passer du procaryote à l’eucaryote. Deux ans suffisent à doubler la quantité d’informations numérisées dans le monde et à rendre obsolète presque tout ce qu’on sait ou qu’on sait faire. Personne ne pourra bientôt suivre ni comprendre quoi que ce soit.

    Je me demande si je ne vais pas me réjouir de n’être pour l’instant qu’un petit opossum inaperçu.

    Pangée, 2 juin -66.000.000

    Je suis un tyrannosaure Rex de bonne famille, né à l’angle du Crétacé.

    Mon père m’a enseigné l’art de faire la chasse aux faibles. Comme on l’enseignera dans vos écoles de commerce, il suffit d’être proactif et de n’avoir peur de rien. Sans destruction, sans prédation, pas de croissance, pas de capitalisme. Les prédateurs, même outillés comme nous de petites mains ridicules, s’en sortent toujours mieux que les masses obéissantes et résignées des herbivores.

    Ma mère m’a transmis la magie du regard exercé. Aucun comportement n’est plus précieux, dans la compétition pour la survie et la reproduction, que la détection des opportunités. L’aptitude à réagir aux signaux faibles de l’environnement est au point de départ des expériences précieuses, des rencontres inespérées, des réussites exceptionnelles.

    Mais voici qu’en levant la tête hors de l’étang où j’étais venu m’abreuver, je vois comme un point noir au fond du ciel. Si j’avais eu les compétences d’un astrologue ou d’un paléontologue du futur, je me serais inquiété. Ce point prenait de l’épaisseur au fil des heures. Il pourrait bien être le point final du règne de mes semblables, qui a quand même tenu deux cents millions d’années (le vôtre, sapiens-sapiens, ce sera moins de quatre cent mille !).

    Déjà une extinction massive avait affecté nos ancêtres reptiles autour des -252.000.000. Les armures d’écailles, qui leur avaient permis de résister à l’assèchement de la Pangée, ne leur avait pas suffi. Des volcans sans scrupule couvrirent d’un coup la terre de points rouges, comme l’acné le visage d’un élève de cinquième. C’était vraiment dégoûtant. La poussière a alors obscurci tous les ciels pendant des années. La température a baissé de vingt degrés. Cet effondrement, dit du Permien, élimina 90% des êtres. Une fois de plus, il fallut tout recommencer. Mais n’est-ce pas le destin de toutes les entreprises : se réinventer ou disparaître ?

    Mais aujourd’hui, l’imagination et la bonne volonté risquent de ne point suffire. La météorite, qui s’avance dans le ciel comme un œil crevé, aura, au moment de l’impact, plus de dix kilomètres de diamètre. Elle creusera, au large de ce que vous appellerez plus tard le Yucatan, un cratère de cent cinquante kilomètres de diamètre. La masse de poussière soulevée plongera à nouveau la planète dans la nuit et le froid. A la différence des mammifères, qui savent métaboliser leur sang à une température constante, les reptiles ne peuvent pas plus se passer de la lumière du soleil que les retraités québécois qui émigrent en Floride chaque hiver. Cette nouvelle nuit de dix ans leur sera fatale. Feux de forêts. Sécheresse consécutive à la fin des évaporations. L’effondrement de la photosynthèse causera la mort de nos proies herbivores. Les pluies acides décalcifieront nos œufs.

    Comme d’habitude quand tout va mal, seuls les nains invisibles survivront : les petits mammifères et les reptiles insignifiants. Après s’être enveloppés de plumes, ils deviendront un jour vos poules et vos oiseaux. En 2022, les oiseaux, les volailles, les serpents et les lézards représenteront encore plus de la moitié des vertébrés.

    Quant à l’esprit des dinosaures, il trouvera refuge dans le cerveau de vos dirigeants mondiaux. Les lois de l’évolution sont faites pour que le plus cruel survive à tous les autres. Car si tel n’était pas le cas, il finirait par vite devoir céder la place à des concurrents plus implacables que lui.

    Grand Canyon, 3 juin -66.000.000

    Il y a des personnes qui portent leurs qualités sans élégance, comme d’autres, leurs défauts avec charme. Et c’est pourquoi on aime parfois pour les défauts, comme on admire pour les qualités. Telle est la seule explication possible de mon drame intérieur, de ma solitude à moi. Tout le monde me respecte, tous me redoutent, personne ne m’aime.

    Je suis un tyrannosaure, issu de la fine fleur de mon espèce. En d’autres temps, j’eusse pu être embauché comme tueur à gage, en raison de mon efficacité garantie. Pendant deux millions d’années, j’ai occupé le sommet de la chaîne alimentaire. Je m’en prenais sans hésiter à des proies encore plus volumineuses, suréquipées d’équipements défensifs, comme les tricératops, les torosaures, les ankylosaures, les hadrosaures ou les brachiosaures, un peu comme Bernard Arnault, quand il est monté à l’assaut de Boussac puis de LVMH. Comme lui, j’ai fait place nette. J’ai introduit une hiérarchie sérieuse dans la stratification sociale de mon temps. Comme lui, je me retrouve donc bien seul. Entre la puissance et les amis, il faut malheureusement choisir.

    Je mesurais treize mètres de long, quatre mètres de haut, plus qu’un pavillon Bouygues. Je pesais entre cinq et huit tonnes, avec une espérance de vie d’une trentaine d’années : trois fois la Tesla Model X de mon rival Elon. Contrairement à ce qu’a pu vous raconter Disney, je portais souvent des plumes, ce qui fait de moi l’aïeul lointain des poules. Mais contrairement à la volaille commune, mes orbites étaient placées en parallèle, comme les prédateurs de votre espèce. Cela me dotait d’une vision binoculaire, d’une bonne capacité à évaluer les distances, la faisabilité d’une OPA. Bernard n’aura qu’à se souvenir de mes leçons.

    Mes dents étaient crénelées comme des couteaux à viande. Certaines dépassaient les centimètres. Ma mâchoire pouvait appliquer une pression de six tonnes, cinquante fois celle d’un de vos semblables, suffisamment pour broyer une branche d’arbre ou un deinosuchus.

    Il n’y a pas de grands hommes sans contradiction. Ce sont elles qui propulsent en avant. Mes membres supérieurs étaient étrangement atrophiés. Je compensais par des doigts très agiles. J’aurais pu, en une autre époque, séduire une pianiste canadienne en jouant avec elle un concerto à quatre mains. Mes membres postérieurs, terminés par un pied à trois orteils griffus, me permettaient d’atteindre en quelques secondes ma vitesse de pointe : 72 km/h, mieux que la Tesla de mon ami Elon. A la fin, c’est toujours moi qui gagne.

    Mon seul point faible était, comme toujours quand il s’agit de masse ou de puissance, une certaine lenteur à pivoter : l’inverse d’une start-up. Pour diminuer ce temps de latence, il me fallait arquer ma queue, courber la tête et replier les bras, à la façon d’un patineur en toupie. Cette limitation, induite par le moment d’inertie des groupes internationaux, laisse une niche écologique aux nains de la Mode, qui peuvent continuer à tenir de petites boutiques. La faille des multinationales, c’est de ne pouvoir sortir de leurs procédures internes, indispensables à leur cohérence, et donc de ne pouvoir traiter les exceptions particulières que de façon superficielle.

    Cette limitation permettra à vos ancêtres, les mammifères, de subsister et de proliférer au lendemain de mon départ. Les petits cimolestes, mezodmas ou didelphodons vont pouvoir faire la fête. Dans l’industrie du Luxe, comme dans le Colorado à la fin du Crétacé, il n’y a de place que pour les géants solitaires ou les nains solidaires. Comme la plupart des professionnels de l’extermination je n’aime pas chasser en meute.

    Les géants solitaires sont fragiles. Sans doute lirez-vous, un jour ou l’autre, dans la Presse, la chronique de mes chasses, en dépit des nombreux titres que j’ai pu racheter avec mon ami, le diplodocus Bolloré, afin de tenir la Presse en laisse. Il y a une heure à peine, une météorite du diamètre de Paris intra-muros s’est enfichée dans le golfe du Mexique, à trois mille kilomètres d’ici. En quelques heures, la température va s’élever localement à 240°.

    Une immense tâche noire a commencé à se répandre sur le ciel rouge. Un nuage de poussière va obscurcir le soleil pendant dix ans. Mon écosystème est encore plus menacé que celui de Bernard par l’élection d’un gouvernement socialiste. Une émigration à New York ou à Bruxelles, ne pourra cependant cette fois pas suffire. Ce nuage bloquera la photosynthèse. Il provoquera, comme dans un jeu de domino, l’effondrement de toute la chaîne alimentaire. Il sera accompagné de pluies de feu, puis de pluies acides sulfureuses, de tsunamis déjantés, de troubles gastro-volcaniques dans les entrailles de la terre. Mes œufs vont se dissoudre, et ma postérité.

    Ce sera une opportunité de revanche pour les petites créatures ou les insectes, capables de s’enfouir dans les profondeurs du sol et, plus tard, de survivre, à l’abri de leur sang chaud, de leur dimension modeste, de leurs besoins limités. L’extinction brutale inattendue de notre empire sera une aubaine pour les lombrics, les rats ou les fourmis, dont la chaleur de la vie sociale, contrairement à la mienne, n’est plus à démontrer.

    Vallée de l’Omo, -100.000

    Je suis Satan, l’incarnation du mal. Je fais donc mon apparition avec la vie sociale.

    La distinction entre le Bien et le Mal est en effet concomitante à l’apparition des sociétés, de deux logiques contradictoires : l’une au service des pulsions individuelles, l’autre au service de l’efficacité collective. Le distingo apparaît en Afrique à mon époque, quand les sapiens-sapiens, ces singes qui vous ressemblent, ont commencé à s’organiser en bandes de plusieurs centaines d’individus, afin de chasser plus efficacement les animaux sauvages ou les autres espèces d’hominidés. Ils y sont parvenus grâce à la spécialisation des tâches, l’articulation des missions, le langage parlé, l’apprentissage collectif. Alors commence une révolution cognitive qui amène chaque individu à se couper en deux. Tandis qu’une moitié de lui va continuer ingénument à rechercher la satisfaction personnelle, une autre l’oblige à se réfréner, afin de mettre son action en cohérence avec celle de ses cousins. Ces interdits coagulés vont devenir les embryons des religions, tandis que leur adversaire désigné, la satisfaction effrénée des pulsions, va devenir moi, Satan, le Mal. De ce point de vue, Dieu n’est que la négation du Moi et de moi. Dieu n’est pas une valeur positive, ni même une réalité. Il n’est que l’emballage marketing des interdits que je dois intégrer afin de permettre à une armée, à une cité, à une organisation sociale sophistiquée de fonctionner correctement, de ne pas se remettre en cause, d’éviter prises de tête et mal de tête.

    Moi, Satan, en revanche, je suis une réalité, un être de chair et de vie. Freud m’appelait Libido (en opposition au Surmoi) ; Jung, le Soi (en opposition au Moi) ; Reich, l’orgone ; François Bocquet, le Caractère tandis que les églises et tous les défenseurs de la stabilité sociale, m’ont affublé de noms d’oiseaux : le Diable, le Démon, Ahriman, Lucifer le Malin, le Psychopathe décrit par la convention internationale des psychiatres (DSM V) ainsi que par la formation « Gérer les personnalités difficiles » organisée dans toute la France par l’Institut François Bocquet depuis 1997 sans interruption.

    Ma popularité va en effet reprendre du poil de la bête à la fin du XXème siècle, avec la dédiabolisation du diable. La consommation frénétique des hydrocarbures et des engrais va donner un instant l’illusion aux hominidés que toutes leurs envies peuvent et doivent être satisfaites immédiatement. Cette illusion ne fera pas long feu, si je peux me permettre ce mauvais jeu de mot. Elle sera interrompue dès qu’on redécouvrira la limitation des ressources et l’obligation de s’organiser à l’échelle planétaire pour éviter la catastrophe.

    Les religions, les dieux et les démons de l’avenir seront donc universels et non plus culturels. Après l’entracte individualiste, les religions reviendront en force avec leurs interdits et leurs superstitions. Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas. Mais elles feront un saut quantique, en bondissant du collectif local au collectif global. Tous les hommes, à commencer par les occidentaux, devront alors s’accorder sur une même définition du Bien, et donc de Dieu ; du Mal, et donc de l’identification de votre serviteur.

    Satan 2100 sera sans le nom de l’individualisme débridé, du libéralisme insoutenable. Il faudra congédier les psychanalystes et les coaches et rappeler d’urgence les prêtres et les confesseurs.

    Flores, -50.000

    Selon vos critères, je pourrais travailler dans un cirque. Ma taille n’excède pas un mètre. Je pèse vingt kilos. Heureusement, les animaux sauvages que nous chassons sont également miniaturisés. Nos stégodons sont des éléphants-nains, plus petits que vos vaches. Nos dragons de Komodo ne sont que des gros lézards pacifiques. Les ressources alimentaires de Florès, une petite île indonésienne à proximité de Bali, ne sont pas suffisantes pour s’offrir des espèces à votre dimension. L’enfermement dans une île minuscule, où nous avons été piégés à la remontée des eaux, nous a contraint à modérer nos ambitions. L’absence de prédateurs nous a permis de vivre une petite vie sans trop d’histoire, à la manière des baby-boomers retraités, qui vont déverser en Algarve leur retraite sponsorisée par le contribuable qui ne parvient pas à se loger.

    Ailleurs, c’est différent. Nos cousins Erectus, Denisova, Ergaster, soumis à des aléas climatiques autrement stimulants, sont d’une taille moins ridicule. Nos parents du Royaume des glaces, les Néandertaliens, disposent en plus d’un gros cerveau, d’une toison velue et de biceps avantageux. J’ai même entendu dire qu’au-delà du grand océan temporel s’élevait votre monde d’ogres géants. Les espèces humaines, comme les cultures ou les croyances individuelles, sont une réponse à un environnement particulier. Souvent les hommes ne sont que ce que leur situation veut qu’ils soient.

    L’essentiel de la concurrence viendra de Sapiens-Sapiens, une innovation génétique monstrueuse, élaborée dans un laboratoire au centre de l’Afrique. Au moment où je vous parle, elle est en train d’effectuer tranquillement sa révolution cognitive. Elle mute de l’intelligence individuelle éphémère à l’intelligence collective. Dotés de moyens de communication comme le langage parlé, vos pareils sont capables de capitaliser du savoir-faire et de le faire circuler d’une génération à la suivante. Comme l’Histoire Globale n’est pas un conte de fée, votre espèce va dès lors appliquer, sans complexe, la loi naturelle du plus fort. Les Néandertaliens et les Dénisoviens seront décimés dans 30.000 ans. Nous le serons dans 50.000. On ne peut rien contre ça.

    Ma seule consolation, c’est de me dire que vous ne l’emporterez pas au paradis. De la manière que mes pareils vont être éliminés par une forme d’esprit plus efficace, les vôtres le seront à leur tour, au moment même où vous lirez ces lignes. Ce que vous appellerez l’IA (Intelligence Artificielle) et que j’appellerais plutôt l’IP (Intelligence Pure, désencombrée de préjugés) déclassera en un temps record le gros de vos contemporains. Les professions intellectuelles et les métiers de service deviendront obsolètes. L’analyse de problèmes, la prise de décision, la création artistique, la communication empathique seront bien plus efficaces quand elles seront confiées non pas à des machines, mais à une propriété émergente de la complexité, un peu comme quand on réalise la forme de l’arbre, soudain, une fois pris un recul suffisant depuis le tronc où on avait posé le nez, ou lorsque soudain on saisit la silhouette de la péninsule italienne, en dézoomant sur Google Maps, à partir d’un un village isolé.

    Après l’apparition du langage, de l’écriture, de l’imprimerie et du micro-processeur, ce sera en quelque sorte la cinquième révolution cognitive et la dernière qui impliquera l’humain bio, comme vous et moi. Vous noterez que la première est apparue environ 50.000 avant vous, la seconde, 5.000, puis 500, 50 et 5. Vous ne serez pas insensible à cette exponentielle et vous serez conscient que toute exponentielle a une limite, puisqu’elle s’adosse à une tangente, qui se dresse devant elle comme une falaise abrupte.

    L’effondrement des miens, comme celui des dinosaures, des mammifères en Australie, ou plus tard des Aztèques, sera étrangement rapide. Je me demande si celui des vôtres ne sera pas plus spectaculaire encore, précisément parce que vous êtes des ogres bien fragiles.

    Lascaux, -18.000

    Je m’appelle Om et j’ai vécu il y a dix-huit mille ans.

    Personne ne se souvient de moi car mon squelette s’est transformé en poudre. Pourtant tout le monde connaît mon œuvre : le dessin réaliste des taureaux et des félins dans la grotte de Lascaux.

    Un jour pendant la chasse, je suis tombé d’un arbre et j’ai eu le dos brisé. C’était l’hiver. Il faisait froid ; des néandertaliens

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1