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HOMO CAPTIVUS
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Livre électronique395 pages5 heures

HOMO CAPTIVUS

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À propos de ce livre électronique

Il n’est pire prison que celle dont les barreaux sont invisibles
À l’état sauvage, nombre d’espèces sociales (telles que loups, babouins ou chimpanzés) forment des structures hiérarchiques fondées sur l’expérience acquise et le respect de normes éthiques : le lien à l’autre passe avant l’intérêt individuel, les pulsions égoïstes sont régulées, le partage et l’entraide sont récompensés. En revanche, dans un environnement toxique en captivité, ces mêmes espèces forment des sociétés « sans foi ni loi » : des hiérarchies de dominance fondées sur la compétition pour l’accès aux ressources et leur accaparement.
Force est de constater que les sociétés humaines civilisées ont un modèle de développement comparable à celui des animaux des zoos. Mais de quoi sommes-nous donc captifs ?
À travers une démarche pluridisciplinaire, l’auteure met en relation de nombreuses informations issues de la littérature scientifique actuelle et propose une vision novatrice des lois de la vie, de l’évolution de l’Homme et de la société.



LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie30 juin 2023
ISBN9782384546985
HOMO CAPTIVUS

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    Aperçu du livre

    HOMO CAPTIVUS - HÉLÈNE HÉDIN

    Prologue

    Récit d’une apocalypse

    « Laisse le ciel s’écrouler, quand il s’effondrera, nous nous tiendrons bien droits, nous ferons face ensemble ». (Adele, « Skyfall »).

    Je suis de la génération décrite par Pierre Bachelet dans sa célèbre chanson : celle qui a vingt ans en l’an 2001. Lorsque sort le célèbre 45 tours, nous sommes en 1985. Le chanteur y est accompagné par un chœur de jeunes enfants qui se plaisent à imaginer comment sera leur vie lorsqu’ils auront vingt ans. Leurs voix inspirent l’innocence mais aussi la force, l’enthousiasme et la liberté. À quoi rêvent-ils ? De quoi auront-ils envie, que feront-ils lorsqu’ils deviendront grands ? Le père qu’interprète Pierre Bachelet les prévient des dangers, mais ne réprime pas leurs élans. Il se dégage de sa voix une certaine bienveillance. Il s’émerveille aussi de la force de vie et de l’envie d’auto-accomplissement qui animent ces enfants. Comme tous ceux de ma génération pour qui cette chanson est un porte-voix, j’ai moi aussi des rêves plein la tête, une imagination débordante et cette envie de vivre. Tout commence donc plutôt bien.

    Pourtant, peu à peu, la joie et l’insouciance laisseront la place au désenchantement, à la désillusion et à la frustration. Jeune lycéenne, mon état d’esprit fait plutôt écho à une autre chanson des années 80 beaucoup moins connue. Je tombe sur ce vieux disque oublié dans la collection de ma mère lorsque j’ai 17 ans. Je suis alors en pleine révision du bac français (et accessoirement en pleine crise d’adolescence). J’ai cruellement besoin d’une pause après avoir relu mes fiches jusqu’à la saturation intellectuelle. J’ai envie de prendre l’air, mais il pleut à torrent… Je choisis donc de me caler dans le canapé du salon, casque sur les oreilles, et d’écouter en boucle tous les vieux vinyles qui me tombent sous la main. C’est alors que je redécouvre « Rêver », d’un certain groupe québécois nommé Crescendo. La chanson est assez kitsch, typique du style années 80, mais je suis frappée par les premiers mots tant ils décrivent parfaitement l’état d’esprit dans lequel je me trouve à ce moment-là :

    « Rêver, on ne sait plus comment,

    Pleurer, on est plus des enfants,

    Demain, le monde a 2 000 ans,

    Aimer, est-ce qu’on saura vraiment ? »

    Je suis bouleversée tant c’est précisément ce que je ressens en moi, profondément, intensément. Symboliquement, l’adolescence nous parle d’identité : nous savons à présent ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, nous avons vécu des expériences qui nous ont fait grandir et ont fait de nous des êtres uniques. Nous avons la sensation de nous connaître. Mais en toile de fond, il y a toujours des interrogations profondes, des non-dits à peine voilés : « voilà ce que nous sommes. Mais à présent, qu’en faisons-nous ? Quelle place y a-t-il pour nous dans cette société ? Quelle place pour l’amour ? Peut-on encore oser avoir des rêves, vouloir changer le monde ? Sommes-nous des idéalistes ou devons-nous nous résigner à suivre le chemin que cette société a tracé pour nous ? » A l’âge où cette intelligence existentielle se développe en moi, je me retrouve plongée dans ces questionnements. Il est vrai que les choses ont bien changé et les prises de conscience concernant le monde ont fini par percer la bulle protectrice de mon enfance. Cette société que je découvre éveille en moi colère, injustice et déceptions en tous genres. Je cherche à comprendre, je me pose des questions auxquelles personne ne semble avoir de réponse. Le monde est fou, et tout le monde s’en fout… Je ne me sens pas du tout à ma place et j’ai l’impression de perdre mon temps à devoir jouer un rôle malgré moi pour faire partie d’une scène de théâtre. Mais je joue mal, je ne suis pas bonne actrice. Je vois la souffrance partout autour de moi, la dysfonction aussi. Cela crève les yeux. Et pourtant, personne ne semble vouloir voir. Il en découle un sentiment de solitude qui ne me quittera jamais plus. J’aime me retirer dans la nature auprès des animaux car j’y trouve l’équilibre et le réconfort que je ne ressens pas auprès de ma propre espèce. Il y a, dans le monde vivant, quelque chose de grandiose, une dimension sacrée à laquelle j’aime me sentir connectée. Je choisis d’étudier la biologie car je veux comprendre le mystère de la vie. Je veux connaître tous ces êtres merveilleux qui peuplent la Terre… Étudier la Vie, la comprendre puis l’enseigner : cela me paraît un beau projet d’avenir.

    En 2002, je rencontre Toni au cours de vacances aux Baléares. Il est espagnol, il a 17 ans et moi 21. Le coup de foudre est immédiat et réciproque. Nous entamons une liaison en anglais, car il ne parle pas plus français que je ne parle espagnol. Nous poursuivons cette relation à distance pendant trois ans, sous le regard incrédule ou moqueur de nos proches qui n’auraient pas parié un centime sur la longévité de notre couple. Mais c’était sans compter sur notre amour et notre détermination. Il est vrai que cela peut paraître fou. Mais après tout, nous n’avons rien à perdre. Cette aventure amoureuse me fait sentir à nouveau vivante, vibrante, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. J’avoue avoir un côté romantique, romanesque même. Et puis, après tout, je suis française… Or, comme tout le monde sait, « impossible n’est pas français ! ». Bref, j’ai juste envie de mordre la vie à pleines dents. Cette expérience me donne l’opportunité de rêver à nouveau et qui plus est, d’une manière haute en couleur. La perspective de partir vivre avec Toni en Espagne me transporte de joie. Un vent de liberté souffle sur ma vie et je ne me rappelle pas avoir ressenti un jour une telle intensité. Pendant ces 3 années au cours desquelles nous sommes séparés l’un de l’autre (nous nous voyons quand même dès que nous avons des vacances), je termine mes études, passe le CAPES en Sciences de la Vie et de la Terre, me forme à quelques rudiments d’espagnol et me renseigne sur les dossiers de candidature afin de postuler pour un lycée français en Espagne. Je suis plus que motivée. Et la chance va me sourire !

    Ma vie professionnelle commence sur les chapeaux de roues. En 2004, j’effectue mon stage de première année d’enseignement dans un collège du bassin minier de mon Pas-de-Calais natal. L’année suivante, aussi incroyable que cela puisse paraître, j’obtiens un poste de SVT au lycée français Molière de Villanueva de la Cañada dans la banlieue de Madrid. Au cours des quatre années suivantes, je vais vivre une relation à la fois fusionnelle et passionnelle avec mon métier. Les élèves du lycée français sont très bien éduqués, respectueux et cultivés. Je suis catapultée dans un milieu social pour lequel l’école fait sens. Ces jeunes n’ont donc aucun mal à coopérer pour apprendre. Dans ma profession, c’est habituellement en fin de carrière que l’on peut prétendre à un poste de ce genre. J’ai l’immense privilège de commencer ma vie professionnelle par cela. J’ai conscience de la chance qui m’est donnée d’enseigner en ce lieu et j’en éprouve une profonde gratitude. Dans les premiers temps, tout n’est que défis et responsabilités. C’est difficile, mais j’apprends vite et surtout, j’adore ça !

    Je suis finalement inspectée en 2010 et cela se passe très bien. Consécration. Cette expérience m’a montré à quel point j’aime enseigner et qu’effectivement, j’ai des dons pour cela. Mais au bout de quatre ans, je commence à ressentir une perte de sens et de l’ennui car les défis sont beaucoup moins nombreux et cette intensité du départ a fini par s’étioler. Nous partons pour Majorque en 2010 et j’entre au lycée français de Palma où un demi-poste de SVT vient de se libérer. Je me dis que peut-être, en changeant d’endroit, j’aurai de nouveaux défis à relever… Ce sera effectivement le cas.

    Le public du lycée français de Palma est très différent de celui de Villanueva. Il y a plus d’élèves en difficulté, issus de classes sociales moins favorisées. Je sens immédiatement que l’école fait beaucoup moins sens pour certains d’entre eux. J’ai très vite l’impression, malgré tous mes efforts, de laisser quelques élèves sur la touche. Je ne parviens pas toujours à les accrocher, à leur accorder le temps nécessaire pour les aider à s’en sortir. Leur redonner du sens est un défi de taille. J’essaie des choses, j’échoue, je me remets en question souvent. Je me relève malgré tout. Et si ce n’était pas moi, le problème ? Cela m’amène à de nombreuses prises de conscience plus générales sur l’école. Je commence à entrevoir la problématique du système scolaire qui marche pour certains, mais pas vraiment pour tous. Je ne crois pas judicieux de faire asseoir ces ados sur une chaise pendant huit heures par jour à un âge où, me semble-t-il, ils devraient sortir, voyager et découvrir le monde… Et puis, il y a le problème de l’orientation professionnelle : les jeunes ne se connaissent pas assez pour prendre la bonne décision. Bien souvent, ils choisissent leur orientation par défaut ou par conditionnement social, rarement par vocation. Cela m’interpelle. Beaucoup commencent des études puis se réorientent, s’apercevant trop tard que celles-ci ne leur conviennent pas. Quelle responsabilité avons-nous en tant qu’enseignants ? Nous ne les aidons pas vraiment à se connaître. Je me pose beaucoup de questions…

    Deux ans plus tard, je récupère un temps plein, l’essentiel sur le lycée mais aussi quelques heures de collège, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Quelque chose me frappe : je vois des enfants de 12 ou 13 ans vivants, vibrants, les yeux pleins de curiosité et très participatifs. Et puis, quelques années plus tard, ces mêmes jeunes sont devenus des adolescents las, apathiques, aux yeux vides, ayant perdu tout leur enthousiasme et leur motivation… Le changement fait froid dans le dos mais fait cruellement écho à ma propre histoire. Entre l’enfance et l’adolescence, quelque chose se casse… Que faisons-nous avec nos jeunes ? Sommes-nous en train de participer, malgré nous, à une fabrique de zombies, en appuyant un système scolaire qui de toute évidence, les vide de leur essence vitale tout en remplissant leur cerveau de connaissances inutiles dont ils auront oublié la quasi-totalité quelques années plus tard ? Est-ce cela, l’école ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Je suis de moins en moins d’accord avec cette structure verticale, où l’enseignant dispense de la connaissance tandis que les élèves la reçoivent plus ou moins passivement. Je pense que nous serions plus utiles à détecter leurs talents. Un jour Arnaud, élève de terminale S, me dit comme ça l’air de rien : « Madame, bientôt vous les profs, vous ne servirez plus à rien puisqu’on a internet ! ». Je crois au fond de moi qu’il a raison. Le métier d’enseignant doit évoluer ou mourir, c’est bien cela que je ressens. Je n’ai pas l’impression que nous apprenions aux jeunes comment ils doivent penser, mais nous participons à un système qui leur dit quoi penser. Je suis de plus en plus dégoûtée, écœurée. Je commence à perdre mon autorité, car encore faudrait-il savoir au nom de qui ou de quoi l’exercer. Quelle est la vision que je souhaite défendre ? Pas celle-là, j’en suis sûre. Mon drame, c’est que j’adore enseigner et au fond je crois que je ne suis pas faite pour autre chose. Mais pas ici, pas comme ça. Peu à peu, mon travail perd de son sens, et les choses ne vont pas s’arranger…

    Toni se retrouve au chômage le premier décembre 2011, six mois à peine après notre mariage. Il a alors vingt-six ans, moi trente. Dans sa courte carrière d’électricien, il a connu trois entreprises différentes et a déjà une vision claire de ce que veulent dire les termes exploitation, injustice et humiliation dans le monde du travail. Petit exemple : dans son dernier emploi, on lui payait une partie du salaire au noir. Lors des réévaluations salariales périodiques, par le merveilleux principe des vases communicants, on lui augmentait la part légale, tandis qu’on lui baissait la part au black « pour rééquilibrer ». Tour de magie et retour à la case départ. Mais cette fois, c’est le tsunami : licenciement économique. Pour lui comme pour moi, c’est la stupéfaction ; nous ne nous y attendions pas. S’ensuivront pour lui plusieurs mois de galère et de dépression, un sentiment d’inutilité, de nullité même, ainsi qu’une perte d’identité (et un refuge dans les jeux vidéo). Pour moi, ce sera un sentiment d’impuissance de le voir sombrer sans rien pouvoir faire, à part récolter malgré moi les dommages collatéraux de sa mauvaise humeur. Et puis, bien sûr, viendra aussi la valse des entretiens d’embauche, tous plus déprimants les uns que les autres. Mais il y aura surtout un point de non-retour : en mars 2012, Toni a rendez-vous au siège d’une entreprise située à Calvià. C’est assez loin de chez nous, mais il est prêt à faire l’effort. De toute façon, nous n’avons pas trop le choix. J’essaie de mon côté de le soutenir, de l’encourager comme je peux. Ce soir-là, je rentre du travail avant lui et je l’attends, inquiète. J’appréhende, me demandant si ce sera encore une autre déception. En voyant sa mine déconfite lorsqu’il franchit le pas de la porte, je comprends que mes inquiétudes étaient fondées. Il me raconte alors l’humiliation suprême : on lui a fait subir un entretien double. Oui, vous avez bien entendu. Deux candidats au poste à pourvoir sont reçus en même temps. Par des questions spécifiquement choisies, on les met en compétition, on les incite à se rabaisser, à lutter pour des miettes et un salaire de misère. S’ils refusent, vingt autres candidats attendent derrière la porte. C’est d’une telle violence ! Et leurs interlocuteurs sont bien sûr en position de force.

    –« Nous voyons que vous avez tous les deux de l’expérience dans le métier : nous supposons que vous devez disposer de votre propre équipement de sécurité, n’est-ce pas ? »

    Tandis que j’entends la voix de Toni, je vois sa mine se décomposer et je suis presque aussi dévastée que lui. « Attends », me dit-il, « ce n’est pas fini ! »

    –« Disposez-vous d’outils professionnels que vous pourriez mettre au service de l’entreprise ? »

    Je n’ose croire ce que j’entends. Je lui demande s’il est sûr d’avoir bien compris… Il est affirmatif. D’ailleurs, l’autre candidat a donné sans hésiter une liste détaillée des outils qu’il possède, comme un vendeur de bazar cherchant à tout prix à revendre sa camelote : « j’ai même une perceuse si vous voulez ! » Pathétique. Bientôt, il va falloir payer pour travailler. Plus notre discussion avance, plus je vois le regard de Toni changer. Je crois qu’il prend peu à peu conscience de la gravité de la situation et de la violence qu’il a vécue. Il était consterné mais à présent, c’est la colère qui met le feu à son regard. Je le comprends tellement.

    –« Tu sais quoi me dit-il, c’est fini. Je ne veux plus passer d’entretien. Ça suffit. Je ne veux plus être électricien. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais plus jamais ça. »

    Je compatis, je le soutiens dans son choix. « Ne t’inquiète pas, on va trouver une solution ! »

    Quelques semaines plus tard, à la mort de son grand-père, le champ de 8 000 mètres carrés qu’il reçoit en héritage lui donne une idée : se lancer dans l’agriculture écologique. Au moins, il fera quelque chose de nouveau. Au moins, il se sentira utile. Je suis enthousiaste, et mes connaissances en biologie pourront sans doute apporter quelque chose. Nous décidons que je viendrai l’aider pendant mon temps libre et les week-ends. C’est donc plein d’espoir que nous nous lançons dans cette nouvelle aventure. À cette époque, je suis loin de m’imaginer que ce retour à la nature va précipiter de manière inexorable l’effondrement de mon monde et un basculement irréversible de tout mon système de croyances.

    Mais nous n’y sommes pas encore. Quelques mois plus tard, c’est cette fois mon bateau qui se met à tanguer. Je suis convoquée à une assemblée extraordinaire au lycée français, en présence du directeur général de la Mission Laïque Française. Le lycée menace de fermer ses portes. Les comptes sont dans le rouge. On nous annonce un plan de restructuration et plusieurs licenciements… À moins que nous ayons d’autres solutions à proposer. Je précise que je n’ai pas un poste de fonctionnaire à Palma, je suis simple salariée recrutée locale. Je suis donc concernée par cette menace au même titre que les autres. La salle commence à s’agiter, les questions fusent. La tension est palpable et les collègues ont peur. J’essaie de rester centrée, d’assimiler ce qu’on me dit. Avec Catherine, ma collègue et amie, nous échangeons un regard… Rester calme, surtout, rester calme. Quelques jours plus tard, nous proposons une solution collective : travailler une heure par semaine gratuitement afin d’éviter les licenciements. La direction est ravie. Bien entendu, aucun d’entre eux ne s’appliquera cette mesure, seuls les employés sont concernés. Ont-ils délibérément choisi d’annoncer le pire afin de nous faire accepter le « moins pire » ? J’ai franchement le doute. Si c’est le cas, c’est un coup de génie. Nous ne pouvons même pas nous plaindre puisque c’est nous qui avons proposé cette solution. Je sens la colère monter. J’ai 18 heures de cours, 11 groupes classes, les copies à corriger, le laboratoire dont je suis responsable et le projet agricole de Toni qui est très chronophage. Non, vraiment, donner des heures gratuitement, ce n’est pas me respecter. J’ai l’impression d’être prise au piège. Je ressens de l’injustice et de la colère, mais au lieu de réagir à la situation, je choisis de regarder cette colère en face à l’intérieur de moi : je la ressens comme une pression dans l’estomac. Ça vibre fort et c’est désagréable. J’accepte ce que je ressens. La sensation diminue peu à peu et laisse place à de la chaleur. Tout à coup, la colère se transforme en une force intérieure d’affirmation, et je ressens le besoin de me positionner face à cette situation : non, Je ne veux pas de ce monde-là, ce n’est pas ce que je choisis de vivre. Je sais bien que je ne suis pas la seule dans ce cas. Partout dans le monde, des tas de gens vivent des situations similaires ou bien pires que la nôtre. Partout, on entend parler d’usines qui ferment, de salariés exploités, de pouvoir d’achat en baisse, de politiciens corrompus, de riches qui continuent à s’enrichir toujours plus tandis que les autres sont toujours plus pauvres. Est-ce le monde dont j’ai envie ? Sommes-nous tous condamnés à lutter pour survivre ? Soudain, je sens une énergie monter en moi, c’est très fort et ça vient vraiment des tripes.

    « Non, je ne veux pas survivre. D’ailleurs, je préfère mourir plutôt que survivre. Ce que je veux, c’est vivre. »

    Je me surprends à prononcer cette phrase à voix haute, seule dans ma voiture, à peine sortie de cette seconde réunion. Comme si cette énergie d’affirmation s’était soudain transformée en mots. C’est la première fois que je sens aussi puissamment ce feu intérieur, cette force de vie qui demande à s’exprimer. Je crois que c’est vraiment lié à la notion de liberté. Oui, c’est cela : nous sommes tous pris au piège de ce monde qui ne convient à personne. Je suis prise au piège moi aussi, mais je choisis la liberté. Je ne sais pas comment, je n’en ai aucune idée, mais il faut que je trouve une solution pour me sortir de cette prison. Ce simple positionnement est à l’origine de toutes les décisions que je serai amenée à prendre dans les mois et les années suivantes.

    Les heures passées avec Toni dans son projet agricole sont une bouffée d’oxygène pour moi. J’ai toujours aimé observer la nature, je peux passer des heures à contempler plantes, insectes et oiseaux, m’allonger dans l’herbe au soleil en écoutant le chant du merle ou en admirant le vol d’un rapace. C’est une forme de méditation. Cependant, plus j’observe la nature, plus je découvre une complexité insoupçonnée. Je suis amenée à la fois à m’émerveiller de cette beauté mystérieuse et à remettre en question les concepts que l’on m’a appris à l’école, puis à l’université. Avec l’agriculture, je vais de surprise en surprise au point de me retrouver en porte-à-faux avec les programmes que j’enseigne. Ma pensée scientifique académique s’étiole chaque jour un peu plus, en même temps que ma propre identité de professeur de biologie.

    Trois piliers de ma vie s’effondrent simultanément : je ne trouve plus ma place dans cette société, je ne crois plus dans le système éducatif et je ne suis plus d’accord avec les principes fondateurs de la biologie. Je vis un désespoir profond, celui de ne plus croire en rien. Il ne me reste qu’une seule certitude, un seul pilier : j’aime enseigner. Mais ironie du sort, je ne suis plus en mesure de le faire. Que pourrais-je bien enseigner à présent, dans quelles conditions et dans quel contexte ? Il me semble qu’il n’y a pas d’issue dans ce système. Il faut bien se rendre à l’évidence, et c’est aussi vrai pour moi que pour le collectif : nous ne vivons pas, nous survivons. Je ne sais plus qui a dit que l’Homme vit sa vie comme s’il n’allait jamais mourir et meurt comme s’il n’avait jamais vécu… C’est précisément ce que je ressens. À ce moment-là, je sais ce que je ne veux plus (survivre) mais je ne sais pas encore ce que je veux. Et d’ailleurs, qu’est-ce que « vivre » ? Curieusement, cette question m’a été posée lors de mon tout premier cours de biologie, en classe de CM1. Je m’en souviens comme si c’était hier. La maîtresse nous avait fait travailler par groupe et réfléchir à cette question essentielle. J’avais pris la chose très au sérieux, me proposant comme rapporteur du groupe, écrivant fièrement nos idées : vivre, c’est manger, boire, dormir, respirer… Je crois que c’est à ce moment précis que j’ai commencé à aimer la biologie. Mais dans mon contexte actuel, la question « qu’est-ce que vivre ? » prend tout à coup une dimension philosophique… J’aimerais prendre une feuille blanche et y écrire mes idées avec le même engouement qu’à l’époque. Mais cette fois, je n’ai pas vraiment de réponse claire à apporter. J’ai l’impression d’être dans une prison et de passer mon temps à me cogner contre les murs.

    Pourtant, une lueur d’espoir va venir éclairer ma lanterne. Pour notre mariage, mes parents nous ont fait une avance sur héritage. Cela représente une somme d’argent assez conséquente. Au départ, je pensais le mettre de côté mais au point où j’en suis, je n’ai plus rien à perdre. C’est alors que je vais prendre une décision radicale, pour laquelle Toni va heureusement m’appuyer : utiliser cet argent pour faire une expérience (car après tout, je suis une scientifique). Que ferions-nous si nous étions libres, si nous pouvions arrêter de survivre ? Que ferions-nous si nous pouvions enfin vivre ? Ce questionnement me remplit de curiosité, comme si je me rencontrais pour la première fois. Toni ne sait trop quoi répondre mais dans ma tête, les idées fusent très vite : j’aimerais vivre à la campagne entourée de nature et d’animaux, avoir du temps pour lire et m’instruire, observer la nature… Plus j’imagine ma vie de liberté, plus la joie revient dans mon cœur. Combien de temps pourrions-nous vivre comme cela ? Cinq ans ? Peut-être plus ? Cela me semble assez pour trouver une solution à ma problématique existentielle. Afin d’ouvrir les barreaux de ma prison, il me faut comprendre comment marche le monde, comment fonctionne Homo sapiens et me comprendre moi-même. Quelque chose cloche dans mon espèce… Mais quoi ? J’ai besoin de temps pour trouver des réponses. Toni est d’accord pour me suivre dans cette aventure complètement folle. J’ai dit que je préférerais mourir plutôt que de survivre. Je vais en effet mourir socialement et symboliquement, mourir à ma propre identité, avec une seule idée en tête : trouver le moyen d’ouvrir les barreaux de ma prison. Si cela ne fonctionne pas, je pourrai au moins dire que pendant quelques années, j’ai arrêté de survivre. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Et que se passe-t-il alors ? Je n’en ai strictement aucune idée…

    En 2014, j’arrête de travailler et nous emménageons dans une jolie maison rurale en pleine campagne majorquine. Nous continuons à nous occuper du potager bio que nous limitons à nos propres besoins. Nous nous occupons de nos chats, de nos poules, puis bientôt deux chiens et un lapin viennent agrandir la ménagerie. L’expérience au quotidien nous amène à ralentir, à nous caler sur le rythme du soleil et des saisons. Le corps s’adapte très vite et aligne son niveau d’énergie sur les aléas climatologiques. Il est au ralenti quand le temps est lourd et humide, il s’active après les jours de pluie… C’est drôle ! Nous passons beaucoup de temps dans la nature, à prendre soin des plantes et des animaux. Nous nous retirons dans une bulle, presque coupés du monde extérieur. Méditation, contemplation, observation et lectures rythment mes journées. Plus je me détache du monde, plus mes capacités d’observation et mon discernement augmentent. Mais intérieurement, c’est assez bouleversant… Heureusement, j’ai la chance d’avoir une grande résilience émotionnelle et cela va m’être très utile. Je vais devoir traverser une dépression au sens littéral du terme. Peu à peu, j’enlève la pression qu’il y avait dans ma vie : répondre aux injonctions extérieures, vouloir bien faire, vouloir plaire, vouloir être une personne gentille, travailleuse et responsable, vouloir être reconnue, admirée, aimée…

    Nous perdons quelques amis, quelques membres de la famille s’éloignent également. Je ressens bien le jugement vis-à-vis de notre situation que personne ne comprend. On nous colle une étiquette de fainéants, d’irresponsables ou de marginaux. Mais qu’importe, je n’ai plus d’image à défendre. J’accepte toutes les bouffées émotionnelles qui me traversent les unes après les autres. Comme les émotions sont regardées en face et acceptées (j’ai des facilités pour cela), elles ne restent pas plus de quelques minutes. Ça brûle ou ça tremble dans tout le corps, c’est désagréable, mais je tiens bon. Tous les symptômes de la dépression sont là : ralentissement des fonctions physiques et cognitives, perte de repères, perte de sens. Mais tout est vécu pleinement, conscientisé, accepté. En général, les gens craignent la dépression car ils pensent à la souffrance qui l’accompagne. Cependant, et même si cela semble difficile à comprendre, la souffrance ne provient pas de la dépression elle-même, mais de son refus. Pour ma part, je ne la refuse pas mais la prends plutôt comme un processus initiatique. Il faut se libérer de l’ancien pour faire place au nouveau, je comprends cela. Je lâche prise.

    Une fois cette phase terminée, c’est avec un regard neuf que je commence à observer le mal-être de ma propre espèce. Volontairement exclue du monde, je peux alors étudier les comportements de mes congénères à la manière d’un éthologue ou d’un anthropologue, comme s’il s’agissait d’une espèce étrangère et que je la découvrais pour la première fois. La démarche peut paraître surprenante… Cette prise de recul m’offre néanmoins une vue imprenable à 360 degrés sur notre société. Je vois désormais mes congénères comme de petites fourmis engagées dans une course quotidienne effrénée, à la recherche de je ne sais quoi… Plus j’observe, plus j’ai l’impression de m’être réveillée d’un cauchemar. En parallèle, plus je me reconnecte à la nature, plus je retrouve l’équilibre et la sérénité qui m’ont tant manqué. Mais cette reconnexion a un prix : dès que j’entre à nouveau dans « le monde civilisé », je suis prise par le stress et l’angoisse. Je me sens agressée par cette agitation mentale collective, par ce rythme effréné qui n’est plus le mien. Je me sens vulnérable, inadaptée, ayant retiré toutes mes armures et protections. Pourquoi un tel décalage entre le fonctionnement humain et celui de la nature ? Il me semble que nous avons « raté » collectivement quelque chose… Quel « virus » a contaminé Homo sapiens ? Et à quel moment de son évolution ?

    Je n’ai plus qu’une idée en tête : trouver la réponse à mes interrogations. Je vais alors observer, investiguer, expérimenter, lire de nombreux ouvrages et articles scientifiques, je vais même reprendre des études d’éthologie. Je vais tâcher de comparer les comportements humains avec ceux d’autres espèces sociales animales afin de comprendre l’origine de notre problématique collective. Je vais envisager la vie sous un angle nouveau et approfondir, fouiller, mettre en relation des informations variées… Jusqu’à changer radicalement ma représentation du monde. Ce livre est le fruit de cette expérience singulière : il présente mon cheminement intellectuel personnel et ne prétend en aucun cas détenir LA vérité. Au contraire, il est plutôt une invitation à se réapproprier individuellement les grandes questions existentielles qui ont toujours habité notre espèce et mener sa propre réflexion afin de participer au changement : créer un modèle sociétal plus juste et plus équilibré dans lequel nous pourrons tous, je l’espère sincèrement, trouver notre place.

    PARTIE 1

    À LA RACINE DES CAUSES

    Chapitre 1

    Retour aux sources

    « Le plus grand ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais plutôt l’illusion de la connaissance ». (Stephen Hawkins)

    Un constat déroutant…

    Le 15 mars 2020, soit deux jours avant la France,

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