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L'Heure de la baïne
L'Heure de la baïne
L'Heure de la baïne
Livre électronique305 pages4 heures

L'Heure de la baïne

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À propos de ce livre électronique

2037.Dans un monde où la liberté de circulation n'est plus qu'un lointain souvenir, Maël et Chris ont dix-sept ans et pour seul horizon les frontières de leur village, aux confins des Landes.À l'annonce de la mort programmée de leur communauté, les deux amis cherchent à comprendre et décident de se confronter à ceux qui se cachent derrière ce funeste dessein.Entre l'énigmatique Satya tombée du ciel et les fantômes de leurs frères respectifs : à qui pourront-ils se fier réellement, sans mettre en péril l'indéfectible lien qui les unit ?© Beta Publisher, 2021, 2022, Saga EgmontCe texte vous est présenté par Saga, en association avec Beta Publisher.-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie22 nov. 2022
ISBN9788728487754
L'Heure de la baïne

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    L'Heure de la baïne - Florie Darcieux

    Florie Darcieux

    L'Heure de la baïne

    SAGA Egmont

    L'Heure de la baïne

    © Beta Publisher, 2021, 2022, Saga Egmont

    Ce texte vous est présenté par Saga, en association avec Beta Publisher.

    Copyright © 2022 Florie Darcieux et SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788728487754

    1e édition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.

    Première partie

    CHAPITRE 1

    Ce n’était pas censé démarrer comme ça. Enfin, je crois. Tu parles d’une entrée en matière.

    Que peut-on bien dire ou faire après ça ?

    La tronche que tire Chris, assis en face de moi, suggère qu’il n’en a pas la moindre idée. J’ai l’impression de le revoir quand notre vieil instit de CM2 le cuisinait au tableau. Cloué au pilori. Comme nos parents ne vont pas tarder à l’être.

    Quant à elle, comment imaginer ce qui peut se passer dans la tête d’une parfaite inconnue ? Le simple fait qu’elle soit ici est un mystère. Une fille de notre âge, qui s’est pointée ce matin pour la même raison que nous, et que nous n’avons ja-mais vue. C’est statistiquement impossible. Pas chez nous. Pas au milieu de nulle part. Un village, une usine, un établissement scolaire, un stade, et c’est tout. Aucune chance pour quiconque de passer inaperçu, à moins de tomber du ciel.

    Au demi-sourire qui se dessine sur le visage de Chris, je comprends qu’il est déjà arrivé à la conclusion que j’effleure à peine. Comme si, à trop l’écouter déblatérer sur son probable avenir de super loser, j’avais fini par oublier qu’il serait toujours plus malin que moi.

    — Eh, toi ! Satya, c’est ça ? Dis, tu reconnais Maël ? lui lance-t-il en me désignant d’un mouvement de tête. Ici, on connaît tous Maël. Le frère de Léo. Tu sais, Léo Guignan ?

    En d’autres circonstances, je l’aurais tué pour ça. Même si, à vrai dire, tout le monde se permet ce raccourci. Tout le monde sauf Chris, parce que c’est le seul dont la vie pourrait être condensée de la même façon. Résumée à son frère, qui n’a pourtant plus l’ombre d’un point commun avec le mien.

    Mais aujourd’hui, je me fiche qu’il parle de moi de la sorte. Car cette fille, qui n’a toujours pas prononcé le moindre mot depuis qu’on est arrivés, ne connaît manifestement pas mon frère, pas plus qu’un seul des 2 427 autres habitants de notre patelin. Et ça, c’est louche, comme Chris s’emploie à le lui faire remarquer :

    — Ni Maël ni Léo. Bon. Donc, tu n’es pas d’ici. Aucun problème, dans le coin on sait faire preuve d’hospitalité. Sauf que… D’abord, tu vas devoir nous convaincre que ta présence n’a rien à voir avec ce qu’on vient d’entendre. Et va falloir être sacrément inventive, parce que c’est une drôle de coïncidence quand même. Vas-y, on t’écoute.

    N’importe qui se serait pris une grosse tarte. N’importe qui, sauf Chris. Non seulement il a un don pour sortir aux gens leurs quatre vérités, mais, surtout, ses interlocuteurs le remercient presque pour ça. Pour avoir pris en compte leur simple présence, pour s’être adressé à eux sans ambages, pour avoir entrouvert la porte derrière laquelle ils étaient planqués. C’est comme ça depuis toujours, et avec n’importe qui : ses parents, les profs du lycée, tous les gars qui croisent sa route, même les filles qui lui plaisent. D’ailleurs, ce pourrait bien être le cas de Satya.

    Cette façon de soutenir le regard tout en restant mutique, cette coupe improbable et ce look faussement négligé qui ne trompent personne sur le fait qu’elle est très jolie, tout ça ne doit pas laisser Chris indifférent. Même dans ces circonstances. Trop sûre d’elle pour être mon genre, mais le sien oui, assurément, me dis-je quand elle prend enfin la parole.

    — Si tu étais aussi finaud que tu t’emploies à le faire croire, tu saurais que personne n’irait se mettre seul, et par choix, dans cette situation. Je suis là pour la même chose que vous, rien d’autre.

    — On n’en doute pas, rétorque Chris, pas prêt à lâcher le morceau. Mais n’empêche qu’il n’y a que trois places par an et que beaucoup de gars et de filles de chez nous ont dû y renoncer, parce que la troisième place avait été filée à quelqu’un d’autre. Sans qu’on sache qui c’était. Et ce matin, on se pointe, tu es là, et on entend tous ces trucs.

    — Ben tu vois, si la troisième place était prise depuis longtemps, c’est que je n’ai rien à voir avec ce qui se passe. J’étais prévue au programme, pas le reste.

    — Parce que tu sais ce qui se passe, toi ? je finis par lancer. Éclaire-nous avant qu’il ne sorte de ce bureau, je t’en prie, ne te prive pas.

    — Vous avez entendu, non ? Ils ferment. C’est tout.

    « C’est tout. » Deux syllabes de rien du tout qui donnent vie à ce que nous avons entendu, sans vraiment l’intégrer, il y a dix minutes. Comme s’il fallait, pour devenir intelligibles, que ces mots sortent de la bouche de quelqu’un qui ne soit mêlé, ni de près ni de loin, à cette histoire. Satya ne mentait donc pas quand elle disait ne rien savoir. Car qui d’autre qu’une parfaite étrangère pourrait ainsi résumer la fin annoncée de toute une communauté ? Quelqu’un qui ne se doute pas un instant que nos vies et celles de nos familles vont très vite prendre une tout autre tournure.

    Même pour Chris, il n’y a pas grand-chose à répliquer à ça. Et comme si tout était dit, c’est le moment que choisit celui que nous attendons depuis d’interminables minutes pour sortir de son bureau. À la fois tout à fait semblable et profondément étranger à l’homme que j’ai vu à des dizaines de reprises.

    Cet air si affable que certains prétendent qu’il ne peut être que feint, ce regard délavé toujours dans le vague sauf quand il s’accroche au vôtre pour devenir perçant au point que vous avez soudain l’impression de cacher quelque chose. Tout y était. Jusqu’à ce que cet adulte dans la force de l’âge ne soit stoppé net par notre simple présence dans ce bout de couloir. Jusqu’à ce que, sans que quiconque prononce un mot, il sache. Que nous étions les premiers témoins du cataclysme imminent. Que ce qu’il lisait sur nos visages ne ferait que se dupliquer sur les centaines d’autres qu’il croiserait dans les heures et les jours à venir. Cette faiblesse de l’esprit qu’il avait pourtant éradiquée chez tous les hommes et femmes de l’usine depuis tant d’années : le doute. Sur sa responsabilité, sur ce qu’il incarnait, sur sa personne.

    À cet instant, Monsieur n’était plus tout à fait lui-même.

    — Il a dit qu’on restait, c’est ça ? énonce avec difficulté Satya, lorsque nous sortons du bureau.

    Parce que je lui suis reconnaissant de tenter de nous raccrocher à la réalité, je décide soudain d’accorder le bénéfice du doute à celle dont nous ne savons rien. Après tout, nous sommes dans le même bateau, désormais.

    Chris, qui n’a pas l’air de partager ce nouveau parti pris, la regarde de haut et moi de biais.

    — Pour l’instant. Mais tu l’as dit toi-même, ils ferment, c’est tout. Qu’on reste ou pas, bientôt il n’y aura plus rien ici, avant même peut-être que notre stage ne soit terminé. Deux mois, ça leur laisse plus de temps qu’il n’en faut pour tout liquider.

    Liquider. Je prends une longue inspiration comme pour mieux assimiler ce qui se cache derrière ce verbe.

    Le genre de trucs qu’on n’imaginait jusqu’ici que chez les autres. Des vies entières dévastées. Mon père raconte que quand les fermetures ont commencé dans les années quatre-vingt-dix, les gens n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, car tout ça n’avait pas les mêmes conséquences qu’aujourd’hui. Une usine qui était délocalisée, ce n’était pas la mort, ou pas au sens propre. Enfin j’imagine, parce qu’en étant né en 2020, je ne sais pas grand-chose de la vie avant 2030, mis à part ce que mon père veut bien m’en dire. Et sa façon de le faire est beaucoup plus imagée que le ton distant du prof d’histoire quand il disserte sur ce qu’il appelle la « mondialisation ».

    Ce mot nous est tellement étranger qu’il se sent obligé de l’accompagner de tout un tas de définitions alambiquées. Mais à quoi bon nous parler de libre-échange ou de dérégulation, quand il suffirait de nous dire qu’à l’époque les gens voyageaient en avion comme on attrape nos vélos pour aller faire des courses au supermarché ?

    En primaire, Chris passait son temps à se vanter d’avoir pris l’avion pour ses trois ans, c’était notre idole. Le seul de notre âge qui ait pu voler. Juste avant la fermeture du trafic aérien français, puis international, d’abord pour de nobles raisons écologiques liées au réchauffement climatique, vite instrumentalisées pour d’autres motifs bien moins vertueux. Une époque où l’horizon ne se limitait pas à celui du village. Bref, un truc totalement inintelligible pour nous.

    C’est sans doute le grand-père de Chris qui dépeint le mieux les choses quand il nous répète à l’envi qu’il n’y a pas eu besoin d’un cataclysme, ou même d’une guerre, pour revenir à un étrange compromis entre une cité du Moyen Âge et l’ancienne Allemagne de l’Est. Juste une lente dérive nationaliste, nourrie par un puissant repli économique et la montée des inégalités sociales qui allait avec. Juste ce qu’il fallait pour alimenter la lame de fond qui a rendu illusoire toute coopération internationale. Il aura suffi d’une petite décennie pour que tous les États, un par un, se replient d’abord sur eux-mêmes, puis au sein de leurs propres frontières. Chaque pays s’est alors employé à réinventer toutes sortes d’échelons administratifs intermédiaires, jusqu’à ne plus être organisé qu’en villages totalement indépendants les uns des autres, mais coordonnés autour de ce qui pouvait encore faire sens grâce au bureau des régulations, sorte de bras armé de ce qui restait de l’État. Et parce que la religion et la politique étaient enterrées depuis belle lurette, pour nous ce fut l’usine qui devint un phare. La seule capable de nous nourrir et de donner à notre communauté une légitimité au sein d’une économie qui s’était transformée en un troc géant entre cités. Celle-là même dont nous venons ce matin d’apprendre la fin programmée.

    Et parce que cette perspective ne peut en être une, je lance, avec une assurance dont je me demande d’où elle peut bien venir :

    — On est d’accord, Chris. Deux mois, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour tout liquider. Ou pour faire en sorte que ça n’arrive pas.

    En temps normal, jamais il ne m’aurait laissé m’en tirer avec une réplique aussi définitive. Mais parce que depuis ce matin plus grand-chose ne tourne rond, Chris se contente de me répondre :

    — D’autant que le fait d’être les premiers au courant nous donne une longueur d’avance, non ?

    Pas faux. Reste à savoir sur qui. Ou sur quoi.

    CHAPITRE 2

    Parce que nous n’avions pas le début d’une intuition, nous nous sommes contentés d’appliquer à la lettre les consignes de celui qui venait de nous recevoir : rester dans ce couloir une quinzaine de minutes, rejoindre le point de rassemblement lorsque la sonnerie du changement d’équipe retentirait, puis attendre. Attendre que l’annonce de la nouvelle produise, sur nos parents, le même effet qu’elle avait fait sur nous une heure auparavant. Puissance 1 000, aurait sans doute dû préciser celui que chacun appelle Monsieur.

    « C’est ridicule, hein, de se faire appeler Monsieur, alors qu’on appelle tout le monde par son prénom ici. Monsieur, qu’est-ce que ça veut dire ? Monsieur le Curé, Monsieur le Maire, Monsieur le Directeur, ça passait encore au siècle dernier, mais de nos jours, Monsieur tout court, pfft ! », résonne dans ma tête la voix du grand-père de Chris. Je n’avais jusqu’ici jamais prêté attention à ses rabâchages, mais maintenant que j’y pense, il a sans doute raison. Et si je commence à douter de la légitimité de Monsieur, comment pourrait-il en être autrement de tous ceux qui écoutent à présent son discours et dont je n’ai pas le courage de scruter les visages. Des poings qui se serrent au fond des poches, des épaules qui s’affaissent, ce que je vois me suffit amplement.

    Lorsque l’annonce est faite et qu’il est demandé à chacun de reprendre son poste, je prie pour que mon père ne me repère pas dans les rangs. Ce sera déjà assez difficile pour lui ce soir de prévenir ma mère, je n’ai aucune envie qu’il s’échine à me rassurer. Et qu’il échoue. Tout comme Monsieur vient de perdre son temps à nous faire croire que la fermeture de l’usine ne changerait rien et qu’autre chose viendrait après. On sait tous que c’est faux. Les herbes folles d’une friche industrielle, c’est tout ce qui poussera ici.

    Chris n’a pas l’air de vouloir s’éterniser non plus et d’un coup d’épaule me pousse vers la sortie.

    — Dire que mon fantasme absolu c’était de me barrer et d’échapper à tout ça, ben je vais être servi, marmonne-t-il, lorsque nous nous éloignons vers le bâtiment où nous sommes censés passer la journée. Rappelle-moi de me la fermer, quand tu m’entendras dire que la vie ici est pourrie.

    — Elle l’est. Ou plutôt elle l’était, ou elle va le devenir, je sais plus.

    — Je te le confirme, t’en sais rien. Quand on a le choix, c’est pas pareil.

    Bam. Même si je meurs d’envie de l’envoyer bouler comme chaque fois qu’il me balance ça dans les dents, je préfère me taire. Parce qu’il a raison. Peu importe si j’ai du mal à le reconnaître, mais les limites de nos horizons respectifs ne seront jamais les mêmes. Je peux dépasser les frontières du village, pas lui. À six ans, ça ne compte pas beaucoup, à dix-sept, c’est une autre histoire.

    Car tout un chacun est désormais attaché à sa communauté, au sens propre du terme. On y naît, on y vit, on y meurt. Impossible de la quitter pour s’installer ailleurs ou même voyager, c’est tout simplement proscrit. Pas besoin de barrière sur les routes, les groupes sont suffisamment petits pour qu’on ne puisse pas les pénétrer sans être immédiatement repéré et mis dehors. Quant à vivre en marge entre deux cités, c’est compliqué. Sans électricité ni eau courante, il n’y a vraiment que quelques ermites qui s’y risquent. Des vieux qui ont refusé de bouger quand les groupes se sont composés, et qui finissent par y laisser leur peau, à coups d’hivers rigoureux, de sécheresses estivales et de maladies qu’on croyait éradiquées. Bref, nous sommes du village, nous sommes le village et nous le resterons, sans autre chemin de traverse.

    Sauf que chaque règle injuste a son exception qui l’est tout autant. Et parce que les gars qui ont pondu la première devaient bien se douter que la fin pure et simple de tout transfert de population était aussi dangereuse qu’illusoire, ils ont créé les « invités permanents ». Un pourcentage infime de personnes qui, sous couvert de tout un tas de contraintes, sont habilitées à voyager, voire à intégrer une communauté amie, voisine ou lointaine. Encore un truc qui rend dingue le grand-père de Chris, qui ne manque jamais une occasion de me rappeler que je profite d’un statut de nanti aussi vieux que le monde. Ce à quoi je lui réponds invariablement que je n’ai rien demandé et que je ne compte pas me barrer.

    Les gens bien intentionnés vous diront que c’est par solidarité avec le reste du village, les plus taquins pensent que j’aurais bien trop peur de m’aventurer loin des jupes de ma mère. Mais tous se trompent. Ce n’est pas tant le privilège qui m’encombre, que celui à qui je le dois. Et ce n’est pas la fermeture de l’usine qui va arranger les choses, conclusion à laquelle arrive aussi Chris :

    — Tu sais qu’il y a un risque que je finisse par te détester, quand il sera bien clair que tout ça n’aura pas du tout les mêmes conséquences pour toi que pour moi. N’est-ce pas, « Monsieur l’invité permanent » qui pourra se barrer dès que ça sentira le sapin ? Tu le sais que je vais être hyper relou, hein ?

    — T’inquiète, ça n’arrivera pas. Hors de question que je te laisse l’opportunité de virer aussi aigri que ton grand-père.

    — Pauvre vieux, ça va le rendre fou, cette histoire… N’empêche qu’il avait peut-être raison quand il disait que tout ça nous pendait au nez depuis des années. Tu crois que ça a commencé à déraper quand, toi ? Y a trente, quarante, cinquante ans ?

    — On s’en fout, non, du passé ? lance crânement Satya qui vient de nous rattraper en petites foulées. J’ai rêvé, ou tout à l’heure, en sortant du bureau, vous parliez de faire un truc pour empêcher ça ?

    — T’as jamais eu de prof d’histoire tout mité pour t’apprendre qu’on est censé connaître le passé pour ne pas reproduire les mêmes erreurs ? lui répond Chris, mi-amusé, miagacé. Peu importe, disons que t’as raison. Donc oui, on va bien faire tout un tas de trucs débiles pour que ça n’arrive pas. Mais pas avant que tu nous dises d’où tu débarques. Tout de suite de préférence, parce que sinon on va être en retard. Et pas besoin de préciser que ce n’est pas le jour.

    Je crois qu’aucun de nous deux n’a tout à fait cru à ce que nous a raconté Satya. Mais nous n’avons rien dit. Chris parce que, malgré ce qu’il s’emploie à faire croire, cette fille lui plaît, et moi, car j’ai désespérément besoin de faire confiance à quelqu’un après ce qu’on vient d’apprendre.

    Bref, Satya est devenue ce qu’elle nous a dit être : une fille débarquée chez son oncle et sa tante après la mort de ses parents dans un accident stupide, qui l’a conduite à être dédom-magée avec l’attribution d’un statut d’invité permanent.

    Après tout, c’est cohérent. Et surtout, quand je la vois se mettre au travail derrière la chaîne, je n’ai aucun mal à croire qu’elle puisse avoir déjà bossé dans une usine agroalimentaire comme elle vient de nous l’expliquer.

    — Dis, t’es déjà venue ici ou quoi ? je lui lance par-dessus le bruit des tapis qui font passer devant nos yeux des milliers de grains de maïs, comme autant de taches jaunes.

    — Du maïs, des poulets ou des billots de bois, c’est pareil. Toutes les usines se ressemblent, non ?

    — J’en sais rien, j’en ai jamais vu qu’une.

    — Pareil jusqu’à aujourd’hui, mais crois-moi, y a zéro différence, réplique Satya toujours concentrée sur le tapis. Et ne pense pas que je dis qu’on est à plaindre. Je sais bien que tout un tas d’autres gars et de filles voudrait être à notre place aujourd’hui. D’ailleurs, comment vous avez été choisis, vous ?

    Pour la troisième fois depuis ce matin, décidément ça commence à devenir une habitude, je pense au grand-père de Chris qui nous répète depuis des semaines qu’il n’aurait jamais cru que des gamins puissent un jour se battre pour rentrer à l’usine.

    Je n’ai pas très bien compris ce qu’il trouvait bizarre dans le fait de vouloir travailler ici l’été. C’est d’abord un des seuls moyens de se faire de l’argent, mais c’est surtout l’opportunité de mettre un pied dans la boîte, en espérant accéder plus tard à tout un tas d’avantages associés. Celui qui nous fait le plus triper avec Chris, bien loin des congés supplémentaires ou des primes, c’est le cinéma et la musique.

    Parce qu’il faut bien le dire, on est sacrément limités en la matière. Lorsque le mouvement de repli des pays, puis des communautés, s’est accéléré il y a une quinzaine d’années, les échanges culturels ont peu à peu cessé. Internet, qu’aucun d’entre nous n’a connu, a d’abord été sabordé aussi facilement qu’on débranche une lampe de chevet. Puis, peu après, exit la musique, les livres, et les films, étrangers ou même hexagonaux, on n’avait plus accès à rien. Comme si la production culturelle s’était arrêtée au moment où on entrait en maternelle, rendant notre génération captive, pour l’éternité, des goûts musicaux et cinématographiques de la précédente.

    Jusqu’à ce qu’arrive à nos oreilles avides de nouveauté la légende de Monsieur. En tant que poumon de notre communauté, l’usine, contrairement à tout le reste, fonctionne toujours en réseau avec les autres villages, conduisant son numéro un à voyager bien plus fréquemment qu’aucun d’entre nous ne le fera jamais, statut d’invité permanent ou pas. De chacun de ses périples, on raconte qu’il rapporte un film ou un disque. Et surtout que sa garde rapprochée a accès à sa collection privée. Les rumeurs les plus dingues parlent d’une salle de cinéma clandestine au sous-sol de l’usine, qu’on s’était promis de trouver dès qu’on mettrait un pied ici.

    Mais tout ça ne répond pas à la question de Satya à qui je ne sais pas quel mensonge servir. Comment lui expliquer ce qui fait que nous sommes là aujourd’hui avec elle, plutôt que n’importe quels autres types. Faute de mieux, je commence par une circonvolution inutile, bientôt interrompue par Chris, qui n’a rien manqué de notre échange depuis son poste de travail :

    — Soyons clairs, on est là grâce à nos frères, ou à cause d'eux, dis-le comme tu veux. Le seul point commun entre ces deux-là, c’est qu’ils nous ont permis d’être ici aujourd’hui. Un dédommagement, on va dire, comme toi avec tes parents. Aucun intérêt pour toi d’en savoir plus. On trie du maïs, pas des oignons pour faire pleurer dans les chaumières.

    Satya lève ostensiblement les yeux au ciel, puis sans mot dire, concentre à nouveau son regard sur la chaîne.

    Ça m’embête qu’elle se soit fait mettre en boîte, même si à vrai dire, je suis reconnaissant à mon pote d’avoir fait le sale boulot à ma place. Peut-être parce que la dernière chose dont j’ai envie, là tout de suite, c’est de parler de mon frère, surtout avec quelqu’un qui ne le connaît pas. Une chance pour moi de devenir quelqu’un d’autre, ne fut-ce que pour quelques heures, avant que Satya ne soit mise au courant par quelques âmes charitables. Et je suis sûr que Chris ressent la même chose. Qui eût cru que rester planté devant une rangée de grains de maïs serait aussi libérateur ?

    Au moment même où je me dis qu’il y a des chances que Satya ne nous adresse plus jamais la parole, sa voix claire se détache du bruit des machines :

    — Puisqu’on en a fini avec vos fratries respectives, on va peut-être pouvoir passer aux choses sérieuses. Lequel de vous deux est partant pour aller le voir ?

    — Les deux, mon capitaine, répondons-nous en chœur, la curiosité et l’orgueil piqués à vif.

    — Dites-moi, y a bien des choses que vous ne faites pas ensemble ?

    — Pas que tu veuilles savoir, répliquons-nous toujours en stéréo.

    Et dans cet océan d’incertitudes, me voici au moins rassuré sur les états d’âme de Satya. Je parierais bien mon satané statut d’invité permanent que nous n’aurons jamais à nous en soucier.

    CHAPITRE 3

    Jamais je n’aurais cru que nous aurions pu si facilement approcher cet homme. Bien sûr, de par son rôle dans notre communauté, il est censé être accessible, mais je suis certain qu’en temps normal c’eût été peine perdue.

    Quand, à la fin de notre première journée de travail, nous nous sommes pointés devant sa secrétaire, celle-ci ne nous a pas reconnus et s’apprêtait à nous congédier d’un ton mécanique. Puis, comme si son cerveau faisait je ne sais quel lien avec notre présence ce matin même dans ce couloir, elle s’est levée avec empressement et nous a plantés là pour frapper à la porte de la sous-directrice.

    Moins de deux minutes plus tard, nous étions de nouveau assis où nous nous tenions quelques heures plus tôt. Je me rends compte que je devais être complètement à côté de mes pompes, tant j’ai l’impression de découvrir cette pièce pour la première fois. Tandis que nos trois paires d’yeux font un examen minutieux de ce qui se trouve entre ces quatre murs, nous restons silencieux, comme si le moindre échange verbal risquait de nuire à notre concentration.

    À vrai dire, s’il y a quelque chose à voir ici, c’est tout sauf évident au premier regard. Des mobiliers coordonnés qui sortent de l’unique atelier de menuiserie de la ville, deux plantes vertes arrosées avec soin, et pas un papier qui traîne sur le bureau. Difficile de dire si quelqu’un a un jour investi cette pièce, tant aucun objet ne permet de l’attester. Si Monsieur est réellement un amateur de musique et de cinéma, il cache

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