Les trois Amours de Benigno Reyes
Par John-Antoine Nau
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À propos de ce livre électronique
John-Antoine Nau
John-Antoine NAU (1860-1918) est un romancier et poète symboliste américain d'ascendance et d'expression françaises. Perpétuel voyageur hanté par la mer, il fut avec son roman "Force Ennemie" le premier lauréat du prix Goncourt de l'histoire en 1903.
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Aperçu du livre
Les trois Amours de Benigno Reyes - John-Antoine Nau
Les trois Amours de Benigno Reyes
Les trois Amours de Benigno Reyes
I
II
III
IV
V
VI
VII
Page de copyright
Les trois Amours de Benigno Reyes
John-Antoine Nau
…
Pour Georges Poirel.
I
Ce matin-là il parut à Benigno Reyes qu’il s’éveillait, non seulement de son long sommeil sans rêves, mais encore d’une torpeur de quinze années qui l’avait rendu indifférent à l’étrangeté des êtres et des choses.
De sa fenêtre il apercevait l’immense rade foraine aux flots verdâtres un peu jaunis, comme huileux, sous le ciel d’outremer intense dont toute la splendeur ne parvenait pas à modifier la teinte morne du grand désert marin à peine mouvant, sans écumes et sans courants perceptibles.
L’Océan Pacifique, partout ailleurs si radieusement céruléen, semble, sur plus d’une centaine de lieues, le long de la côte sud-ouest du Pérou et de la portion tropicale du Chili, refléter la tristesse de la terre effroyablement aride et farouche.
Tout près de Benigno, un petit quai aux pierres fendillées s’effritait entre deux maisons basses d’un délabrement sinistre : toits grisâtres crevés par places, vérandas effondrées sur des piliers en arcs, volets à moitié arrachés. Et le plus lugubre, c’était que ces ruines avaient des habitants, – d’affligeantes familles aux teints de sépia, maladives et déguenillées, dont les enfants ulcéreux et rachitiques somnolaient devant les cases, accroupis dans la poussière et les ordures, ou jetaient des pierres à des chiens inclassables.
Des rails luisants – c’était tout ce qui brillait dans le paysage – filaient à perte de vue sur le sol fauve et sec entre deux rangées de poteaux télégraphiques, seule végétation de la contrée – avec un maigre cocotier empanaché de pennes plutôt jaunes, un acacia épineux vestige d’un square dont les grilles subsistaient, cinq ou six cactus-raquettes d’un ton de cendre à peine verdie et trois aloès monumentaux mais valétudinaires : des aloès mal portants !…
Un semis de plâtras, de constructions roussâtres ou crayeuses, dessinait tant bien que mal des rues difficilement discernables, – vue prise de la fenêtre ; et c’était là – dominé par une énorme, une titanesque muraille de montagnes nues, sauvages et effrayantes – le panorama intégral de Toboadongo, « ville maritime du Chili, province de Tarapaca, par 19° 30’ latitude sud et 72° 39’ longitude ouest, conquise sur le Pérou en 1878 ; salines, dépôts de nitre ; 5900 habitants », – pour parler comme les dictionnaires de géographie commerciale.
Benigno Reyes regarda un moment l’appareillage d’un voilier dépeint, rouillé, gondolé, aussi galeux et lépreux que le décor terrestre ; il envia les quatorze ou quinze privilégiés, capitaine et équipage, qui se confiaient à sa charpente dangereuse pour fuir l’abominable région désolée, et leur souhaita dans son cœur, bon voyage et bonne arrivée : c’eût été vraiment trop terrible de se noyer sans avoir revu des terres un peu plus amènes que les plages de la maudite province de Tarapaca. Mais c’était égal, – leur sort, quel qu’il fût, demeurerait préférable au sien : ils avaient de grandes chances, à présent, de ne pas mourir à Toboabongo ! Tandis que lui !…
Ah ! le charmant séjour que ce Toboadongo ! Certes, sans compter les assommoirs, on y possédait comme lieu de distractions un bureau télégraphique des mieux montés : on pouvait même téléphoner des messages aussi facétieux qu’inutiles à de joyeux employés logés dans des postes-cahutes au beau milieu de pays vagues où les habitants étaient aussi rares que les arbres. Par contre il fallait généralement visiter quatre ou cinq magasins avant de découvrir des denrées médiocrement comestibles : l’unique boulanger n’avait pas toujours assez de farine pour faire du pain pour tout le monde et les approvisionnements de riz et de maïs étaient limités.
Le boucher ne tuait que les jours où les vapeurs de la « Great Inca and Patagonian Company » débarquaient pour son compte deux ou trois veaux monstrueux, tout en pattes et en côtes, fallacieusement qualifiés de bœufs, – ou