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Intimités et sexualités contemporaines: Les transformations des pratiques et des représentations
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Intimités et sexualités contemporaines: Les transformations des pratiques et des représentations
Livre électronique465 pages5 heures

Intimités et sexualités contemporaines: Les transformations des pratiques et des représentations

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Comment caractériser les relations intimes, les discours sur l’amour et la sexualité, les institutions qui les encadrent ou les produits culturels qui les représentent dans les sociétés occidentales contemporaines ? Quels sont les éléments de continuité ou de distanciation quant aux idées et aux pratiques du passé ? Des spécialistes de la sociologie de l’intimité et de la sexualité explorent ici ces questions, notamment par l’analyse des imaginaires amoureux dominants et leurs expressions culturelles, mais aussi en décortiquant les pratiques courantes pour en révéler les transformations récentes.

Synthèse de l’expertise théorique et empirique internationale, cet ouvrage collectif livre un aperçu des recherches sur les thèmes les plus actuels de l’intimité, tels la non-monogamie, le polyamour, l’adultère, la gestion de l’argent dans les couples, les rencontres en ligne, la diversité sexuelle et bien d’autres. Les auteurs y abordent l’intimité contemporaine amoureuse et sexuelle de manière théorique, sans se limiter aux contenus des représentations dans les médias (miniséries, films, sites de rencontre, publicité) ou aux pratiques concrètes de la sexualité.
LangueFrançais
Date de sortie3 déc. 2020
ISBN9782760642683
Intimités et sexualités contemporaines: Les transformations des pratiques et des représentations

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    Aperçu du livre

    Intimités et sexualités contemporaines - Chiara Piazzesi

    Introduction

    Chiara Piazzesi, Martin Blais, Julie Lavigne et Catherine Lavoie Mongrain

    Cet ouvrage collectif s’inscrit dans une longue tradition d’études en sciences humaines et sociales qui explorent, analysent et théorisent les relations intimes dans les sociétés occidentales et dans une perspective comparative. Pendant une très longue période de l’histoire occidentale, ces relations n’impliquaient pas les formes d’intimité entre partenaires telles que nous les connaissons aujourd’hui. Elles s’inscrivaient dans l’institution du mariage et on les considérait comme immorales, voire illégales lorsque ce n’était pas le cas. Le contact sexuel avait pour finalité la reproduction biologique et sociale plutôt que la connaissance réciproque et le plaisir des partenaires. Ces relations pouvaient certes reposer sur le sentiment amoureux, mais la place relative de ces sentiments par rapport à la conjugalité, à la domesticité et à la sexualité était bien différente. Les combinaisons de ces diverses composantes et leur importance dans les relations intimes ont changé de manière considérable au cours des derniers siècles.

    L’histoire de l’amour en Occident correspond à l’histoire de la naissance et de la consolidation de ce que nous connaissons aujourd’hui comme intimité amoureuse et sexuelle avec autrui. Le travail des historiens a été fondamental pour reconstruire le processus de différenciation dans cette sphère d’expérience entièrement axée sur des échanges interpersonnels au contenu et au vécu hautement individualisés. Aux étapes les plus récentes de cette histoire de modernisation progressive, nous n’avons pas assisté à la fragilisation graduelle ou à la «fin» des liens intimes. Ils se portent encore très bien selon les données dont nous disposons. Nous avons plutôt assisté à leur transformation au fil du processus de déconnexion et de reconnexion entre les composantes de la sphère de l’intimité. À partir du XIXe siècle, l’amour s’est graduellement émancipé du mariage, qui est passé d’une fonction d’encadrement des relations conjugales à celle de couronnement de l’amour entre partenaires, devenu condition d’acceptabilité première de l’union. La sexualité a d’abord occupé une fonction de reproduction de la famille et de la société, pour devenir, à partir du XXe siècle, un moteur en soi des liens intimes, largement indépendant de l’amour ou de la conjugalité. L’association systématique de la sexualité à l’amour ne s’observe aujourd’hui que dans certaines configurations relationnelles précises. Autre indice de ces transformations, le mariage est désormais une option parmi d’autres: il garde sa signification symbolique et continue de fournir un encadrement juridique des unions, mais il n’est plus indispensable à la reconnaissance sociale et légale d’un couple. La contrainte «morale» du mariage, impliquant l’indissolubilité et la monogamie, s’est également affaiblie. À leur tour, les modalités de recherche et de choix des partenaires ont changé depuis le XIXe siècle, que l’on pense à leur contexte (dans un large réseau de connaissances personnelles plutôt que dans le cadre des alliances familiales), à leur temporalité (plusieurs fois dans la vie plutôt qu’une fois pour toutes), au type de relation recherchée (engagée ou non, occasionnelle ou durable, cohabitante ou non, exclusive affectivement et sexuellement ou non, etc.) ou aux méthodes de cette recherche (les applications numériques, les sorties ou les réseaux professionnels ayant remplacé les réseaux familiaux ou les occasions formelles de rencontre d’autrefois).

    Longtemps, les sciences humaines et sociales n’ont considéré les relations intimes et les configurations affectives que sous l’angle de la famille, qui en était le cadre d’institutionnalisation et de structuration principal. Son fonctionnement, son organisation, ses normes, ses inégalités ont fait l’objet de nombreuses études historiques, anthropologiques et sociologiques, auxquelles les postures féministes ont donné une impulsion nouvelle dans la deuxième moitié du XXe siècle. À cette même époque, les sciences sociales ont également commencé à étudier les rapports entre conjoints, ainsi que les sentiments et les normes qui les structurent, comme une sphère de plus en plus indépendante de la seule forme familiale. Cette indépendance signifie, d’une part, que les relations d’amour socialement reconnues (et non seulement clandestines) existent désormais en dehors de la famille et du mariage. D’autre part, elle met en évidence le fait que les logiques amoureuse et familiale ne peuvent pas être réduites l’une à l’autre. C’est ainsi que «le couple» et la relation conjugale ont commencé à faire l’objet d’une attention particulière, autant de la part de la recherche en sciences sociales, qui cherchait à en définir les mécanismes, que de celle de la littérature de conseils, visant à aider les couples à «gérer» cette réalité complexe.

    Parallèlement, la sexualité, qui a été en Occident l’apanage de la morale religieuse pendant plusieurs siècles, est devenue, ces dernières décennies, un sujet d’études à part entière des sciences humaines et sociales. Au cours de la première moitié du XXe siècle, l’impulsion ayant mené à l’essor de ce champ de recherche est principalement venue des approches médicales et cliniques, auxquelles se sont joints notamment, depuis la seconde moitié du XXe siècle, les mouvements féministes, les études du genre, les mouvements pour la reconnaissance de la pluralité des identités de genre et des orientations sexuelles et ceux pour la reconnaissance des droits civiques de tous, surtout à partir de perspectives dites «intersectionnelles». La sexualité comme champ d’expérience, comme domaine spécifique de la vie sociale et psychologique, s’est progressivement différenciée en tant qu’objet d’étude en soi. La recherche scientifique ainsi que plusieurs agences publiques occidentales et internationales la reconnaissent désormais comme une composante fondamentale de l’identité et du bien-être. De plus, on la conçoit également comme un champ d’expérience qui se trouve au croisement de différents processus sociaux, incluant des formes d’oppression, de discrimination, de marginalisation et de pathologisation. On la considère donc aussi comme un domaine traversé par des luttes de pouvoir et par des enjeux juridiques et sociopolitiques importants.

    Néanmoins, un angle d’approche semble avoir été négligé dans les études sur la sexualité, surtout dans l’espace francophone; il s’agit de l’inscription de la sexualité (à la fois comme identité, orientation, pratique sociale et enjeu politique) dans les relations structurées que nous qualifions de relations intimes. Ces dernières, dont nous avons répertorié quelques variations dans les paragraphes ci-dessus, correspondent à un éventail de configurations relationnelles entre personnes, incluant le mariage monogame indissoluble, mais ne s’y limitant pas. Certaines de ces configurations répondent à des normes autres, à des imaginaires spécifiques ainsi qu’à des formes différentes de communication, d’échange et de stabilisation. Nous n’avons pas le même rapport à notre partenaire intime qu’à l’amie que nous fréquentons dans notre temps libre, bien que cette dernière puisse tout savoir de nous. Généralement, ces relations intimes comportent aussi différentes tonalités émotionnelles (de la passion à la tendresse et à l’affection) et différentes modalités d’attachement à l’autre. En ce sens, les sentiments sont une composante centrale des relations intimes, tout comme les langages et les repères permettant de les définir et de les exprimer.

    C’est pourquoi le titre du présent ouvrage réunit deux termes qui ne se voient pas très souvent associés dans les études qui circulent: intimité et sexualité. Nous souhaitons discuter ici des raisons de ce choix, pour éviter qu’il ne semble être qu’une juxtaposition de deux «concepts» relativement proches. Notre conception de l’intimité et du cadre épistémologique permettant de l’étudier, que nous partageons avec plusieurs auteurs de ce volume, s’inspire des travaux du sociologue allemand Niklas Luhmann sur l’amour en Occident. Dans son ouvrage Amour comme passion, publié en allemand en 1982, Luhmann analyse les transformations de la sémantique amoureuse occidentale depuis le XVe siècle et jusqu’aux années 1980. L’intérêt de l’approche luhmannienne est surtout lié à sa perspective sociologique «forte» qui théorise une corrélation entre les étapes du développement de la sphère amoureuse/intime et les transformations structurelles des sociétés occidentales (surtout européennes), plus particulièrement le passage d’une société stratifiée à une société fonctionnellement différenciée. Selon lui, les différentes étapes de l’élaboration de la sémantique amoureuse répondent à des attentes et à des problèmes sociaux qui surviennent dans le passage à une société moderne marqué pas l’individualisation progressive des acteurs sociaux en son sein. L’amour répond alors à l’exigence de faciliter une communication hautement personnelle entre des êtres de plus en plus «individualisés» dans leur vécu, leurs désirs, leurs attentes, leurs goûts, leurs priorités: toute personne ayant eu une relation intime sait à quel point l’expression et le partage de sujets hautement personnels peuvent être à l’origine de conflits, de malentendus ou d’éloignement.

    C’est là un problème social et pas seulement psychologique: la sémantique évolue pour le traiter. Ainsi, l’amour se configure, d’après Luhmann, comme un médium de communication, qui a la fonction spécifique de faciliter la formation des relations intimes dans un contexte où l’individualisation des attentes rend la chose de plus en plus improbable. La forme, les repères, les figures de cette communication sont établis par ce que Luhmann qualifie de «sémantique amoureuse». Ladite sémantique aide les individus à distinguer ce qui est «amour» ou «intimité» de ce qui ne l’est pas. Elle est un répertoire doté d’une cohérence propre, de symboles, d’histoires, d’images, de métaphores, de maximes, etc., qui permettent de discerner les lieux, les moments, les identités, les rôles, les discours et les conduites légitimement liés à l’amour ainsi qu’à l’intimité au sens plus large. Ce répertoire, dont témoignent les artefacts culturels et les médias de masse, s’est constitué au cours de l’évolution de la société. Il se «cristallise» à partir des productions culturelles, des institutions et des conduites des personnes qui participent aux pratiques amoureuses. Par conséquent, il se transforme aussi au cours de l’histoire, suivant les changements de la société ainsi que l’évolution des discours et des conduites des acteurs sociaux.

    La sémantique change alors grâce aux pratiques mêmes qu’elle oriente, par ailleurs, par une présélection des attentes et des interprétations légitimes dans une interaction entre individus (qu’elle soit réelle ou fictive) ou dans les discours sur l’intimité amoureuse. Elle ne détermine pas les discours et les pratiques, mais elle offre des clés pour les appréhender. Elle nous permet de nous comprendre – ou pas – dans nos interactions intimes et de comprendre les relations d’amour et d’intimité qui circulent dans les médias de masse. La sémantique opère une forme de régulation non seulement des conduites, mais aussi des émotions associées à des situations reconnues comme «intimes».

    Les étapes de la sémantique amoureuse occidentale ont aussi impliqué des combinaisons entre les composantes de l’intimité différentes de celles que nous connaissons à l’époque contemporaine. Selon la période, on pouvait ainsi parler d’un amour extraconjugal et spirituel (sans contact sexuel) dans la sémantique de l’amour courtois (XIIIe-XIVe siècles); d’un amour bouleversant et plus sensuel, mais encore déconnecté de l’institution conjugale dans la sémantique de l’amour-passion (XVIe-xviie siècles); de l’unification de l’amour, de la sexualité et du mariage sous l’étendard de l’amour romantique (XIXe siècle); et enfin, d’une autonomie croissante de la sexualité, d’un rejet progressif du mariage comme institution et d’une forme d’amour plus «rationnelle» dans la sémantique du partenariat (XXe siècle). Par conséquent, l’articulation des différentes composantes de l’intimité est un élément structurant des formes des relations intimes, grâce auquel il est possible de les définir, de les comparer, d’en suivre l’évolution et les variations.

    Voilà pourquoi, dans le large éventail des relations intimes, la présence ou l’absence de la sexualité constitue une différence qualitative importante. C’est le cas, en premier lieu, du point de vue historique et normatif: dans la tradition occidentale, l’intimité érotique hétérosexuelle a longtemps été encadrée par la même institution, le mariage monogame, qui était destinée à la reproduction biologique et sociale, et qui est devenue le cadre jugé idéal pour le couronnement de l’amour romantique (à partir de la fin du XVIIIe siècle). Amour, conjugalité et sexualité se sont ainsi retrouvés sous le même toit et l’on a idéalisé et transmis cette fusion comme hautement désirable, aussi bien socialement que du point de vue du bonheur personnel. On a donc considéré la sexualité comme légitime seulement dans le cadre conjugal et distingué la relation conjugale, puis amoureuse, de toute autre relation intime.

    Il est vrai que la sexualité s’est progressivement émancipée de son lien obligatoire à l’institution conjugale, à l’hétérosexualité, à la reproduction biologique et, plus récemment, à l’amour. Le chapitre de Jean-Sébastien Guy, dans ce volume, traite précisément des défis théoriques soulevés par la différenciation historique de la sexualité comme «système» social, c’est-à-dire comme domaine de la vie sociale ayant ses codes, ses repères, ses logiques et ses caractéristiques spécifiques. Cependant, en dépit de cette émancipation, les effets normatifs de cette tradition historique ne cessent d’exercer une pression sur la capacité d’action des personnes dans les sociétés occidentales contemporaines: une grande partie de la population hétérosexuelle continue de percevoir la relation stable comme le cadre légitime de la sexualité. Le chapitre de Chiara Piazzesi, Martin Blais, Julie Lavigne et Catherine Lavoie Mongrain aborde d’ailleurs la persistance d’une telle normativité, en présentant justement une approche novatrice de l’étude des imaginaires intimes contemporains.

    En deuxième lieu, on doit considérer la présence ou l’absence de la sexualité dans les relations intimes du point de vue social et, plus précisément, du point de vue de la définition des frontières des relations intimes elles-mêmes. Si intimité et sexualité sont étroitement liées sur les plans historique et symbolique, donc sur le plan de l’imaginaire, la présence de rapports sexuels n’est certainement plus un critère suffisant pour distinguer, par exemple, l’amitié de l’amour ou pour identifier une relation dite «sérieuse». Avoir des rapports sexuels n’implique pas forcément l’inscription de la relation intime dans un cadre conjugal de stabilisation symbolique, morale et temporelle: l’amitié peut désormais comporter des «bénéfices» sexuels qui n’en font pas une relation conjugale. À l’inverse, on accepte de plus en plus, socialement, que la relation intime ne soit pas le lieu unique ou exclusif de l’expression et de la satisfaction (monogame) du désir sexuel des partenaires. L’exclusivité sexuelle, institutionnalisée par la monogamie, se trouve d’ailleurs elle aussi remise en question. Dans les sociétés occidentales contemporaines, les frontières des relations intimes sont, par conséquent, aussi bien définies que brouillées par les croisements entre codes et repères normatifs relevant de la sphère de la sexualité, de celle de l’amour (érotique, amical) et de celle de la conjugalité. Voilà les questions qu’explore Carl Rodrigue au chapitre 2.

    En troisième lieu, ce croisement entre normes, codes et imaginaires a également une portée politique. Ainsi, on doit considérer la place de la sexualité dans les relations amoureuses ou conjugales aussi bien que celle de l’amour et de ses institutions connexes dans la sexualité comme des enjeux politiques. En effet, l’intersection entre les normes implique souvent des formes de discrimination et de pathologisation fondées sur des critères visant à séparer les pratiques selon leur degré de légitimité, d’acceptabilité et de reconnaissance institutionnelle. Les différences de genre et d’orientation sexuelle constituent souvent des axes de cette séparation tant cognitive que politique. Elles déterminent qui a légitimement accès à quels types de relations intimes, à quelles formes de sexualité et à quelle reconnaissance institutionnelle de leurs relations. Elles déterminent aussi quelles personnes sont obligées d’inscrire leurs pratiques dans certains cadres symboliques, inscription dont les conséquences se font sentir dans l’ensemble des dimensions de leur vie. Des enjeux féministes comme le stéréotype de la putain et la division genrée du travail dans le couple en sont des exemples éloquents. Le chapitre signé par Stevi Jackson offre une discussion de ces enjeux politiques, en particulier en ce qui concerne la présumée démocratisation des relations intimes au regard des liens affectifs mère-fille à Hong Kong et en Grande-Bretagne.

    Le titre du présent ouvrage exprime donc une posture épistémologique particulière, selon laquelle l’intimité et la sexualité sont des sphères d’expérience connectées et entrecroisées, dont les liens comportent des enjeux sociaux spécifiques. On peut parler de sexualité sans parler de relations intimes et vice versa, puisque ces sphères ne sont plus formellement fusionnées comme elles l’ont été dans le passé. Cependant, c’est justement le processus de différenciation de la sexualité comme sphère d’expérience qui oblige à la considérer comme une matrice d’enjeux spécifiques pour l’étude des relations intimes. Par ailleurs, les transformations juridiques, politiques et culturelles des relations intimes conjugales ont exercé et exercent encore une influence importante sur le processus même de la différenciation du domaine de la sexualité.

    Il va sans dire que ce volume recoupe aussi le domaine de l’étude sociologique de la famille. Ce sont en effet les études sur la famille qui ont généralement problématisé les relations intimes conjugales. Cependant, les transformations sociales du XXe siècle ont graduellement introduit des distinctions entre configurations intimes familiales et configurations intimes amoureuses ou sexuelles, distinctions qu’une approche scientifique ne peut plus négliger. Qui dit «couple» ne dit pas nécessairement «famille» ou «projet de famille». Qui dit «relation conjugale» ne dit pas nécessairement «filiation» ou «cohabitation». Qui dit «rapports sexuels» ne dit pas nécessairement «reproduction» ou «conjugalité». Qui dit «conjugalité» ne dit pas nécessairement «monogamie» ou «exclusivité affective». La formation du couple, la naissance et l’éducation des enfants, le partage d’un foyer commun et les conséquences matérielles et symboliques qui en découlent comptent certainement parmi les enjeux dont l’étude des relations intimes doit tenir compte. Mais ils ne constituent pas toujours les enjeux principaux, et ne sont même pas toujours des enjeux pertinents pour ce champ de recherche.

    Par intimité ou relations intimes, nous entendons donc les croisements et les exclusions réciproques entre trois composantes de l’expérience intime: la sexualité, les sentiments amoureux et la conjugalité (qui comporte, à son tour, la possibilité de la domesticité). Le modèle romantique traditionnel définit théoriquement lesdites relations comme la convergence de ces trois composantes ou dimensions: le paradigme de l’amour romantique considère l’amour passionné comme la matrice même de la relation entre deux individus, qui prend la forme d’une amitié entre âmes sœurs, implique la sexualité (exclusive), est couronnée par le mariage, débouche sur la cohabitation et, dans la plupart des cas, sur la fondation d’une famille. Cette convergence romantique, dont on voit qu’elle décrit également les fondements de la famille traditionnelle contemporaine, nous sert de repère théorique et historique pour appréhender, d’une part, la persistance de cet idéal aussi bien dans les représentations que dans les pratiques et, d’autre part, les formes relationnelles autres, les postures critiques et les variations pratiques systématiquement opposées à cet idéal considéré comme un repoussoir, une option non désirable. C’est pourquoi les relations intimes qui nous intéressent ici sont les produits de conjonctions et de disjonctions entre ces composantes de l’intimité. La fusion romantique, sans avoir fait l’unanimité dans les pratiques occidentales, est remise en question par les tendances contemporaines à l’expérimentation de configurations intimes non traditionnelles, dans lesquelles la sexualité peut être déconnectée de la conjugalité et des sentiments amoureux et inscrite dans des rapports d’amitié, l’institutionnalisation de la conjugalité considérée comme accessoire par les partenaires, la conjugalité dissociée de l’exclusivité affective et ainsi de suite. Le chapitre de Marie-France Goyer et Léa J. Séguin comme celui de Christophe Giraud abordent deux des substituts principaux à la relation amoureuse/conjugale traditionnelle: les configurations polyamoureuses et les relations de type «chacun chez soi». Le chapitre de Michel Bozon propose quant à lui une illustration comparative des transformations qui concernent le rôle de la sexualité dans les premières étapes de la relation amoureuse stabilisée. Le texte de Rodrigue, déjà cité, traite également des formes de relation intime où la sexualité occupe une place centrale tout en se dissociant des sentiments amoureux (qui peuvent avoir existé dans le passé, ou ne jamais avoir existé) et de tout projet conjugal, sans pour autant que la relation soit exempte d’amitié.

    Ainsi, les dynamiques de conjonctions et de disjonctions qui se laissent observer dans le domaine des relations intimes sont multiples et elles concernent à la fois les repères normatifs et les pratiques. Difficile de nier que les relations intimes aussi bien que les représentations que nous en avons se sont transformées dans les dernières décennies et qu’elles continuent de le faire. Il suffit de regarder les séries télévisées, de lire les articles dans les magazines féminins, d’écouter la radio ou même les conversations quotidiennes: l’univers des relations intimes et de la sexualité est traversé par des questionnements pluriels concernant ses fondements normatifs, ses idées structurantes comme ses certitudes. On observe en effet une diversification des imaginaires et des repères intimes qui circulent dans les sociétés occidentales, ce qui entraîne un élargissement des possibles accessibles aux différents groupes sociaux. Riccardo Prandini, dans sa contribution à ce volume, offre un exemple très parlant de cette diversification. À côté de ce bouleversement, cependant, il y a aussi la force d’inertie des modèles et des idées traditionnels: les chapitres d’Elke Reinhardt-Becker et de Sarah Sepulchre sur les narrations amoureuses dans les séries télévisées contemporaines le montrent très bien. Les modèles traditionnels persistent tant dans les modes de vie que dans les représentations, encouragés également par les définitions juridiques, les politiques familiales, le marketing du marché des biens et des services. Loin d’être abandonnés, remplacés, ou d’être un carcan vide, les repères traditionnels orientent les façons dont les personnes interprètent et évaluent leurs possibilités – aussi bien sentimentales, sexuelles, matérielles que symboliques – dans les contextes sociaux contemporains, même lorsqu’ils font l’objet de prises de distance, de remises en perspective, de critiques, d’ironie ou de scepticisme. C’est pourquoi, en quatrième lieu, plus qu’un changement de paradigme, on observe une intégration réflexive et pratique des repères anti-traditionnels aux repères traditionnels, une forme de bricolage normatif qui se reflète dans les pratiques et dans les projets intimes. C’est de cette conjonction des imaginaires traditionnels et non traditionnels dans les représentations de l’intimité que traite le chapitre de Piazzesi, Blais, Lavigne et Lavoie Mongrain, qui propose l’idée d’une sémantique intégrée pour décrire cette combinaison entre repères hétérogènes.

    Pareilles dynamiques de conjonctions et de disjonctions sont visibles chez plusieurs acteurs et dans de multiples processus sociaux qui peuvent favoriser aussi bien la reproduction que le changement par rapport aux repères traditionnels: les institutions, les discours, les représentations, les technologies, les marchés, les services. Par exemple, la définition juridique du mariage, de l’union de fait, de la famille ou de la parentalité influence aussi bien la perception que les personnes ont de leurs possibilités que les possibilités concrètes offertes à ces personnes en matière de choix de vie dans des contextes sociaux spécifiques. Les enjeux économiques peuvent avoir des répercussions similaires sur les pratiques et les imaginaires, comme le montre le chapitre d’Annabelle Seery, qui présente des analyses problématisant les régimes financiers des couples à faible revenu au Québec. De la même façon, la multiplication des sites Internet et des applications de rencontre ouvre des possibles sans précédent par rapport à la dimension du bassin de partenaires accessibles, en même temps qu’elle renforce certains stéréotypes traditionnels par rapport à l’amour, à la sexualité et aux personnes qui ont un accès légitime/privilégié à ces expériences. Les chapitres de Pascal Lardellier et de David Myles offrent un panorama de ce paysage numérique, de ses caractéristiques et de ses effets sur les imaginaires intimes.

    Par leur posture théorique et leur démarche d’observation, les chapitres qui composent ce volume décrivent et caractérisent les relations intimes, les discours sur l’amour et la sexualité, les institutions qui encadrent les formes de l’intimité ainsi que les produits culturels qui la représentent dans les sociétés occidentales contemporaines. Rédigés par des spécialistes de l’analyse de l’intimité et de la sexualité, ils se divisent en trois parties thématiques. La première partie est consacrée au repérage et à l’étude des imaginaires (ou «sémantiques») intimes dominants dans les sociétés occidentales contemporaines. Ces imaginaires se rattachent tant aux repères traditionnels qu’à leur remise en question et ce sont les combinaisons entre ces matrices d’orientation qui méritent d’être approfondies. Les chapitres de cette section interrogent les manières dont ces imaginaires traditionnels, non traditionnels et intégrés nous renseignent sur les transformations des sociétés contemporaines. Bien que les études de ce volume fassent principalement référence aux sociétés nord-américaines et européennes, les chapitres de Takemitsu Morikawa et de Stevi Jackson offrent une perspective comparative avec d’autres contextes socioculturels comme le Japon, le Royaume-Uni et Hong Kong. La deuxième partie présente une analyse du traitement de ces imaginaires dans les productions culturelles et médiatiques contemporaines, ainsi que de leurs transformations récentes. Les chapitres de cette section se fondent sur des corpus provenant de l’univers des séries télévisées, des publicités et de la littérature, en particulier des romans. La troisième partie porte sur les connexions entre les repères culturels et interprétatifs offerts par les imaginaires amoureux dominants et les «pratiques» courantes de l’intimité (conduites individuelles, relations, institutions). Les chapitres de cette dernière section approfondissent les redéfinitions des imaginaires et des configurations amoureuses (non-monogamies, configurations de type «chacun chez soi», relations polyamoureuses), mais aussi l’influence des transformations sémantiques sur les dynamiques de partage et de gestion matérielle à l’intérieur du couple. Dans ces trois parties, le présent ouvrage offre au lectorat francophone une synthèse inédite des travaux récents sur les relations intimes contemporaines et fournit aux personnes qui les vivent comme à celles qui les observent, qu’elles soient étudiantes ou chercheuses, des clés importantes pour interpréter leurs transformations.

    Nombreuses sont les personnes et les organisations qui nous ont soutenus dans la réalisation de cet ouvrage. Nous tenons à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), la Faculté de sciences humaines de l’Université du Québec à Montréal, le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’Université du Québec à Montréal, le Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal et l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) – Centre Urbanisation Culture Société et le Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) pour le soutien financier accordé aux projets de recherche et aux rencontres scientifiques qui ont débouché sur ce volume collectif. Nous remercions également Nadine Tremblay et toute l’équipe des Presses de l’Université de Montréal pour leurs judicieux conseils et leur soutien tout au long du processus d’édition. Aussi, les remarques et les suggestions des évaluateurs anonymes ont permis d’améliorer considérablement les textes rassemblés.

    Note de l'éditeur: Dans ce livre, le générique masculin est considéré comme un neutre et inclut le féminin sans discrimination.

    PREMIÈRE PARTIE

    Discours, imaginaires,

    technologies

    et transformations sociales

    CHAPITRE 1

    Vers une sémantique amoureuse intégrée:

    imaginaires amoureux occidentaux

    Chiara Piazzesi, Martin Blais, Julie Lavigne et Catherine Lavoie Mongrain

    L’imaginaire amoureux occidental a traversé plusieurs transformations depuis le début de sa consolidation au cours du Moyen Âge1. À cette époque, grâce à la diffusion des productions culturelles de la fin’amor, un code amoureux séculier commence à se former autour de l’idée de l’exceptionnalité de l’amour, de la perfection de l’être aimé, d’une relation extraconjugale d’admiration et de distance axée sur la loyauté inconditionnelle. Au cours de son évolution, ce code a favorisé la différenciation d’un domaine d’interactions sociales et, successivement, de relations interpersonnelles fondées sur le sentiment amoureux et sur ses implications morales (Luhmann, 1982). Autrefois exclu du mariage comme une source de désordre, l’amour érotique (passion et sexualité) y est intégré progressivement à partir de la fin du xviiie siècle, pour ensuite devenir le seul fondement légitime de l’institution conjugale et, corrélativement, une raison acceptable pour la dissoudre.

    L’univers des relations intimes, en émergeant, a donc intégré tour à tour des institutions (telles que le mariage, le divorce, la fréquentation préconjugale, la cohabitation, etc.), des régimes de justification des conduites (la passion amoureuse, l’engagement réciproque des partenaires, le dévouement à l’autre, la tension entre amour de l’autre et amour de soi, etc.), des formes de communication (le fait de se comprendre en un regard, l’amitié entre partenaires, la sexualité comme couronnement de l’union amoureuse, la communication axée sur la résolution de problèmes, la communication par l’entremise des nouvelles technologies, etc.), des pratiques rituelles (les manifestations publiques d’amour, les petits noms que les partenaires se donnent, les soirées en amoureux, la célébration des anniversaires et les cadeaux, les textos pour se dire qu’on pense l’un à l’autre, etc.). En d’autres termes, cet univers a évolué avec la société, à la fois par rapport aux façons d’être ensemble des gens qui s’aiment et dans la manière dont les gens pensent l’amour, l’anticipent, se représentent en amour, en parlent, le chantent, l’écrivent ou le lisent, etc.

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