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Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe
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Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe
Livre électronique870 pages11 heures

Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe

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Les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, avec la chute de Ben Ali et de Moubarak, ont produit un effet de démonstration des défauts de la cuirasse de régimes apparemment forts. Leurs succès ont favorisé une propension à l’action dans d’autres pays arabes, au sein de sociétés dont les revendications et les régimes ne sont pas forcément identiques. Ils ont ainsi ouvert un cycle de mobilisations qui, pour l’heure, n’est pas clos.
Mais peut-on parler vraiment de révolution ? De ces affrontements ont surgi de nouvelles façons d’envisager les rapports de pouvoir, et c’est sans doute là que réside la principale « révolution » : une transformation en cours dans les relations politiques, qui place l’ensemble des protagonistes des scènes politiques arabes sous le signe de l’incertitude.
Les auteurs s’appuient sur une connaissance de première main des terrains étudiés et prennent en compte la diversité des contextes pour expliquer ces événements et leurs répercussions au-delà de la rue.
LangueFrançais
Date de sortie1 sept. 2014
ISBN9782760633728
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    Aperçu du livre

    Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe - Presses de l'Université de Montréal

    Première partie

    Une phénoménologie des soulèvements:

    comment se révoltent-ils?

    Chapitre 1

    Le soulèvement populaire tunisien:

    retour sur images

    Michel Camau

    Après coup, les révoltes et les révolutions semblent inéluctables. Qui les tient effectivement pour telles prétendra en discerner les «causes» dans des caractéristiques structurelles ou des raisons d’agir. Il emprunte une voie périlleuse dont il ne réchappera pas s’il tient pour évidentes les motivations des acteurs protestataires ou infère la révolte d’une configuration des rapports sociaux supposée propice.

    Rod Aya¹ évoque opportunément à ce propos le sophisme du «si j’étais un cheval», en des termes inspirés d’une boutade bien connue des anthropologues: un éleveur à la recherche d’un cheval perdu se rend dans le corral et y mâche de l’herbe en se demandant: «Si j’étais un cheval où irais-je?»

    Le soulèvement populaire tunisien qui a provoqué en janvier 2011 le départ de Ben Ali a donné lieu à maintes déclinaisons du «si j’étais un cheval»; depuis l’usage indistinct de la métaphore de «l’étincelle» pour signifier le point de départ d’un mouvement, jusqu’à la légende d’un ralliement de l’armée à la cause des protestataires, en passant par le poncif d’une «révolution spontanée et sans leaders».

    Ces simplifications et imputations procèdent d’autant plus du «si j’étais…» qu’elles entrent en résonance avec des récits héroïques au cœur d’une histoire officielle du soulèvement. Assurément, ces récits «comptent» et s’imposent à l’analyse, dans la mesure où «l’officiel», notion chère à Bourdieu, renvoie ici à une épopée du soulèvement prégnante sur la scène publique tunisienne. À condition toutefois de considérer la complexité des processus sous-jacents à leur élaboration et de ne point les ériger en «preuves» à des fins explicatives.

    Fort heureusement, quelques études ne tombent pas dans les travers du «si j’étais…» et contribuent à la compréhension du soulèvement tunisien, sans prétendre à une explication causale². Tout en veillant à éviter d’éventuelles redites par rapport à ces travaux, j’évoquerai le soulèvement tunisien et sa conséquence immédiate, le départ sans retour de Ben Ali, en revenant sur trois images principales: la figure de «l’étincelle», le cliché de la spontanéité et de l’absence de leadership, le topique d’une prétendue défection de l’armée. Le propos, il va sans dire, porte sur l’intelligibilité du soulèvement et non sur sa véridicité.

    «L’étincelle» et la normalisation de l’événement

    Le recours à la métaphore de «l’étincelle» se focalise, malencontreusement, sur l’auto-immolation par le feu d’un jeune et précaire commerçant ambulant de Sidi Bouzid, chef-lieu d’un gouvernorat du Centre-Ouest tunisien. Il impute à cet acte de désespoir ou de protestation de Mohamed Bouazizi le déclenchement d’une lame de fond. Il procède sur le mode de l’évidence alors même que la relation entre ces deux ordres de faits apparemment disproportionnés pose problème.

    La grille analytique de Timur Kuran³ semble tout indiquée pour surmonter la difficulté. Elle postule, en effet, qu’une société peut être au bord de l’explosion, alors qu’elle paraît stable du fait de la falsification des préférences publiques et partant, de l’ignorance pluraliste de la distribution des opinions. Il pourra suffire d’un événement intrinsèquement mineur pour lancer un train révolutionnaire latent: «une simple étincelle peut mettre le feu à la plaine». Reste à savoir comment un «événement mineur» est susceptible de faire effectivement étincelle, sinon comme représentation et séquençage a posteriori d’un processus.

    Référence première en matière d’«étincelle», Mao Tsé-toung recourait à la métaphore dans une tout autre perspective; il s’agissait pour lui d’annoncer un improbable événement à venir:

    La Chine tout entière est jonchée de bois sec qui va s’embraser bientôt. Le proverbe «Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine» caractérise bien la manière dont la situation actuelle se développe. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les grèves d’ouvriers, les soulèvements paysans, les mutineries de soldats et les grèves d’étudiants, qui vont s’amplifiant dans de nombreux endroits, pour comprendre que «l’étincelle» ne peut tarder à «mettre le feu à toute la plaine»⁴.

    Une sollicitation dogmatique de cette «pensée» à des fins rétrospectives pourrait donner l’illusion de livrer la clé du problème. La Tunisie ne manquait pas de «bois sec» et connaissait une situation sociale tendue, illustrée par diverses actions protestataires: «la révolte du bassin minier de Gafsa», en 2008, consécutive à la contestation des procédures de recrutement à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG); des sit-in d’ouvriers agricoles licenciés et des mobilisations d’agriculteurs contre des expropriations, en juin et juillet 2010, dans la région de Sidi Bouzid, celle-là même d’où devait partir six mois plus tard le soulèvement; des affrontements de la population avec les forces de sécurité, en août 2010, dans le sud, à Ben Guerdane, à la suite de la fermeture d’un point de passage frontalier avec la Libye, crucial pour les échanges commerciaux. «L’étincelle» qui ne pouvait «tarder à mettre le feu à toute la plaine» serait enfin advenue, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, sous les espèces d’un acte individuel héroïque.

    Trois objections surgissent d’emblée. Sur le moment, nul n’était en situation d’imaginer un scénario d’embrasement de «la plaine». De plus, après coup, en remontant le cours des événements, la distinction de l’étincelle supposée d’avec le «bois sec» s’estompe; au point de suggérer que la «véritable» étincelle s’est produite dès 2008 à Gafsa. Enfin, dans la mesure où le détonateur se déplace sur un curseur au gré de découpages de séquences, d’aucuns pourraient en venir à considérer que l’étincelle digne de ce nom s’est produite, non pas en amont mais en aval du 17 décembre: lorsqu’après une semaine de protestations, un premier manifestant est tombé sous les balles de la police, prélude à une extension du mouvement au-delà de la seule région de Sidi Bouzid.

    Un événement «faisant étincelle» n’a d’autre consistance que celle produite par les regards croisés des acteurs, des observateurs et avec le recul, des historiens. Ce qui est arrivé à un moment donné, en l’occurrence l’acte suicidaire d’un individu, ne fait sens que relativement à une perspective. C’est dire tout l’enjeu de l’imposition d’une perspective qui stabilise l’événement et en circonscrit les descriptions et perceptions possibles. Michel Barthélémy⁵ avance à ce propos la notion de «normalisation». De la sorte, il signifie la réduction de la contingence des événements à partir d’énoncés qui leur affectent des causes, leur confèrent une signification, anticipent sur leurs effets et les indexent sur «un registre des responsabilités».

    En l’espèce, la normalisation qui s’est imposée a gravé dans le bronze la date du 17 décembre 2010 pour marquer le début de la révolution tunisienne, avec pour acte inaugural, le «sacrifice» de Mohamed Bouazizi, devenu post-mortem le premier martyr révolutionnaire. Osons néanmoins une interrogation apparemment saugrenue: que s’est-il donc passé à Sidi Bouzid ce 17 décembre?

    Posée le jour même, la question serait demeurée sans réponse. Hormis pour les habitants du chef-lieu et de ses environs, il ne s’était rien passé, compte tenu du mutisme des autorités et des médias. Il faudra attendre le lendemain pour que des agences de presse relayées par des sites Internet rompent le silence, sur la foi d’un communiqué d’un parti d’opposition et de témoins oculaires. L’information fait état d’affrontements, à l’occasion du souk hebdomadaire, entre les forces de l’ordre et des manifestants⁶. Elle associe ces heurts à la tentative d’immolation, la veille, d’un jeune commerçant ambulant de fruits et légumes dont les autorités avaient saisi la marchandise: cette circonstance tragique a donné lieu à un sit-in pacifique réunissant quelques dizaines de personnes. Dans la description des événements, l’acte individuel, dont l’auteur est, à ce stade, confiné dans l’anonymat, ne constitue qu’un élément de contexte d’une action collective protestataire. Bien plus, celle-ci est mise en perspective avec la question des diplômés-chômeurs dans la région: «À l’instar du jeune commerçant, diplômé de l’université, et seul soutien de famille, la région de Sidi Bouzid compte un taux élevé de chômage parmi les promus de l’enseignement supérieur, indique-t-on de même source.» En réalité, le «jeune commerçant» n’avait pas effectué d’études supérieures. C’est la qualification des événements – des troubles sociaux dans une région marquée par un fort taux de chômage des diplômés – qui définit sa situation et son acte.

    Malgré son caractère particulièrement dramatique, le suicide de Mohamed Bouazizi n’était pas sans précédent. Dans une étude publiée en 1998, une équipe de médecins hospitaliers relevait la fréquence en Tunisie du recours à la «technique d’autocrémation à la manière des bonzes⁷». Elle interprétait le phénomène en termes «de refus, de révolte, de contestation» de la part de jeunes adultes sans profession ou ouvriers non qualifiés ayant des conditions de vie difficiles. L’absence de données statistiques pour la période postérieure à 1995 réduit la portée des enseignements d’une enquête passée inaperçue lors de sa parution, et qui n’a connu une large publicité qu’après les événements de Sidi Bouzid. Toutefois, si l’on s’en tient à la seule année 2010, il est possible de faire état de précédents autorisant une mise en série de l’acte de Bouazizi. En mars 2010, un autre commerçant ambulant s’était immolé par le feu à Monastir, également à la suite d’un refus d’autorisation de la part de l’administration. Son geste, tu par la presse, n’avait été évoqué que sur des forums et sites Internet. Il est sorti de l’oubli lorsqu’un jeune chômeur de Metlaoui a, lui aussi, entrepris de s’immoler par le feu, en novembre 2010, un mois avant les mobilisations de Sidi Bouzid. Intrinsèquement, l’acte de Bouazizi constituait un cas parmi d’autres relevant d’une même classe; magnifié, il est devenu un opérateur de reclassement, dans la mesure où loin de mettre fin à une série il en a affecté les perceptions. Il doit sa singularité à la dynamique des mobilisations qui ont imposé une qualification publique des événements déjouant le black-out officiel.

    Compte tenu des tensions, déjà mentionnées, qui s’étaient manifestées durant les précédentes semaines, les premiers affrontements de Sidi Bouzid n’avaient intrinsèquement rien d’exceptionnel; ils s’inscrivaient, eux aussi, dans une série, le «bois sec» de Mao, où à chaque reprise, la protestation avait été cantonnée puis étouffée.

    Il importe de souligner ici les interactions entre l’extension du mouvement protestataire et la réactivité déficiente des instances gouvernementales au regard des enjeux de la normalisation. Métaphore pour métaphore, je détournerai celle utilisée par Trotski⁸ à propos du tsar; je considérerai, en effet, «le retard de la montre de Ben Ali» par rapport à une séquence événementielle dont le terminus a quo n’était pas nécessairement de nature à amorcer un processus insurrectionnel.

    Retard de la montre? En guise de normalisation, les autorités gardent le silence et l’imposent aux médias locaux trois jours durant, tandis que les manifestations gagnent l’ensemble de la région et sont visibles sur Internet. Elles s’expriment enfin à J+4, avec un bref communiqué anonyme censé démentir des «rumeurs infondées» et apporter des précisions sur «l’incident survenu à Sidi Bouzid». Une «source officielle» s’y employait à requalifier les événements en les focalisant sur le cas de Mohamed Bouazizi et en laissant dans l’ombre les affrontements et le mouvement de protestation en voie d’extension. Procédé routinier, le communiqué témoignait, en la circonstance, d’un attentisme, perçu comme un signe de faiblesse par les acteurs de la protestation.

    La «machinerie politique», dont le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), avec son organisation tentaculaire et ses interconnexions avec les appareils d’État, constituait la principale courroie de transmission, demeurait étrangement inactive. Elle n’a commencé à se mettre en mouvement qu’une semaine après le début des manifestations. Cette réaction tardive a consisté dans le déplacement à Sidi Bouzid du ministre du Développement et du secrétaire général du RCD, l’un venu annoncer le lancement de projets et l’autre présider un meeting du parti. Le décalage de cette tentative de normalisation était flagrant avec une protestation qui comptait alors ses premières victimes et sortait du cadre régional, où les autorités prétendaient encore la circonscrire.

    La machinerie n’a tenté de reprendre l’initiative qu’à J+10, avec l’entrée en scène de Ben Ali; le président se rend au chevet de Mohamed Bouazizi entre la vie et la mort, prononce une «adresse au peuple tunisien», remanie le gouvernement, réunit le bureau politique du RCD, annonce des mesures d’urgence pour l’emploi et la création de «sources de revenus pour les diplômés chômeurs»… La perspective adoptée court après les événements qu’elle est censée normaliser et stabiliser. Le mouvement de protestation s’est déjà étendu à d’autres régions que celle de Sidi Bouzid; il est amplifié par la large publicité donnée à la répression sur les chaînes satellitaires de télévision, qui diffusent des vidéos d’amateurs collectées via des sites Internet. Le retard initial de la montre, loin d’être corrigé, s’accentue.

    La prise de parole présidentielle tourne désormais à vide. Il est vrai qu’elle n’a jamais eu d’efficace propre. Elle n’opérait, dirait Olson⁹, que sur la base «d’une perception partagée de l’invincibilité du régime». Elle valait affirmation de l’absence d’alternative. De ce point de vue, à partir de la fin décembre 2010, les discours successifs de Ben Ali et les évolutions de la communication gouvernementale scandent un déphasage croissant avec ce que les écrans montrent sur «ce qui arrive». Ces dissonances produisent un effet de spirale; elles accréditent l’idée d’une perte de maîtrise de la situation, qui stimule la dynamique protestataire. Elles atteignent un seuil critique lorsque les 8 et 9 janvier la répression policière, au vu et au su de tous, cause la mort d’une dizaine de personnes à Kasserine. Officiellement, les «agitateurs» sont devenus des «terroristes», et les «incidents isolés» un «mouvement social légitime», tandis que la protestation tourne à l’insurrection. Nouvel et dernier écart, après l’entrée de Tunis et de ses quartiers périphériques dans le mouvement, Ben Ali, tentant le coup pour le coup, annonce des réformes; il reconnaît la légitimité des revendications, alors que son propre départ figure désormais au cœur de celles-ci.

    Le retard initial de la montre, un retard qui n’a cessé de s’accentuer durant un mois, comporte un élément à première vue anecdotique: Ben Ali avait quitté la Tunisie, en voyage privé aux Émirats jusqu’au 27 décembre, et ce n’est que le lendemain de son retour que la machinerie est pleinement entrée en action. Ben Ali présent en Tunisie, les choses se seraient-elles passées différemment? La question ne se pose pas en ces termes. Le départ du président alors que Sidi Bouzid était le théâtre de premiers troubles et son retour tardif ne constituent pas des «causes» mais des indices. Ils sont révélateurs d’une erreur initiale d’appréciation de la situation. Celle-ci n’était pas jugée préoccupante au point d’inciter Ben Ali, qui suivait directement les affaires de sécurité, à différer un déplacement d’ordre familial dans le Golfe. La perspective de «l’incident isolé» censée normaliser l’événement recelait une conviction fondée sur des manières de faire qui avaient jusque-là réussi: le cantonnement sectoriel ou local des protestations suivant un dispositif combinant la répression, le black-out de l’information (contrôle de la presse et censure de l’Internet) et la mobilisation des allégeances de type clientéliste par les structures du parti. Le mutisme observé au tout début des événements relevait d’une tactique habituelle de l’étouffement. Il a été suivi d’un moment de flottement lorsque les événements ont pris un cours inattendu mettant à l’épreuve un processus de prise de décision centralisé à l’extrême, dont le sommet était en villégiature.

    L’inattendu tenait tout d’abord à la rupture du black-out. La dénonciation, d’abord allusive puis directe et récurrente à partir de la dernière semaine de décembre, du «recours de la chaîne Al-Jazira à des images et des vidéos publiées sur les réseaux sociaux» est à cet égard significative. La large publicité assurée aux événements par un effet de synergie jusque-là inédit en Tunisie, analysé ici même par Romain Lecomte¹⁰, a modifié la donne. Elle a pris à revers la machinerie politique; à tel point que dans un premier temps Ben Ali limogeait non point le ministre de l’Intérieur mais celui de la Communication.

    Inattendue également fut l’attitude des membres du RCD dans la région de Sidi Bouzid, zone d’implantation du parti la plus forte du pays. Certains se sont joints au mouvement de protestation. Dans cette région comme ailleurs, le RCD, en proie à une dégénérescence du militantisme, était affaibli par des querelles de clans, exacerbées lors de la désignation des candidats aux dernières élections législatives et municipales. Dans un parti où l’adhésion relevait dans une large mesure de pratiques clientélistes, les conflits afférents à la distribution des ressources entretenaient les mécontentements.

    De «l’étincelle» au «retard de la montre de Ben Ali» dans la lutte pour la normalisation, la «nécessité» fait place au «hasard», entendu non point au sens vulgaire mais dans l’acception proposée par Paul Veyne: «Le hasard en histoire correspond à la définition que donne Poincaré des phénomènes aléatoires: ce sont des mécanismes dont les résultats peuvent être complètement renversés par des variations imperceptibles des conditions initiales¹¹». Durant deux décennies, la machinerie politique était parvenue tant bien que mal à cantonner et à segmenter les mouvements de protestation. En décembre 2010, le retard initial de son déploiement a mis à nu les défauts de sa cuirasse et offert ainsi «l’occasion» de la déborder. La saisie de «l’occasion» recouvre un processus mettant en jeu une multiplicité d’intervenants. Pour autant «la révolution» a-t-elle été spontanée et sans leaders?

    «Révolution spontanée»

    ou sociologie spontanée?

    La révolution de 2011 aurait été spontanée et sans leaders. L’assertion a acquis la force de l’évidence. Elle procède, pour une large part, d’une mise en contraste avec un improbable archétype révolutionnaire fondé sur le trinôme projet politique/avant-garde organisée/leadership centralisé. Une révolution qui ne répondrait pas à ces critères s’avérerait ipso facto spontanée et sans leaders. Le raisonnement renoue naïvement avec le «modèle volcanique» des révolutions, dont Rod Aya souligne le caractère «profondément antipolitique»¹². Une colère sociale s’extérioriserait à la manière d’une coulée de lave, sans aucune médiation entre le surgissement supposé d’un bouillonnement souterrain et le cours des mobilisations.

    Sous le coup de la surprise, des plumes savantes, et non des moindres, ont contribué à cette résurrection du modèle volcanique. Ainsi la Tunisie aurait connu «une onde tsunamique»:

    Un tsunami est un acte qui noie tout. Rien n’a résisté à cette onde tsunamique. Et c’est un mouvement interne. Il n’y a pas de chef, il n’a pas un guide, il n’y a rien d’extérieur, il n’est pas pensé à partir d’un projet ou d’une stratégie comme d’autres révolutions. Sa seule dynamique est la demande de respect, une matrice souterraine qui fait avancer l’ensemble sans acteur qui dirige et organise. C’est la dynamique elle-même qui marche¹³.

    En Tunisie comme en Égypte, si l’on en croit Edgar Morin, le «printemps arabe» aurait témoigné de «la force de la spontanéité»:

    Ce fut la force d’une spontanéité auto-organisatrice, désarçonnant, en un premier temps, par son caractère pacifique, les pouvoirs répressifs, inventant, à partir de la téléphonie mobile et d’Internet, ses communications immédiates et permanentes, et, par là, une organisation en réseau, sans tête donc non décapitable, mais avec d’innombrables têtes¹⁴.

    Sans doute convient-il de faire la part de l’émotion et avec elle, de «l’effet Kant» dans cette sociologie spontanée, d’où transparaît une «sympathie d’aspiration qui touche de près à l’enthousiasme¹⁵». Il n’y aurait point lieu d’en faire mention ici et maintenant si ces bribes de récit ne revêtaient une portée au-delà de simples réactions à chaud. Elles ont, en effet, contribué à la trame du grand récit de la révolution. Celui-ci, comme le suggérait Kant à propos de la Révolution française, émane du jugement des spectateurs, qui en définitive prévaut sur la complexité et les aléas du processus révolutionnaire lui-même. Les intellectuels, étrangers et nationaux, figurent au premier rang de ces «spectateurs engagés». Ils n’ont pas fait la révolution, qui les a pris à l’improviste comme tout le monde, mais ils l’ont certifiée et en ont cadré les images. Comme l’observait Rabab El-Mahdi¹⁶ à propos de l’Égypte, ils se sont approprié les événements, les ont interprétés et représentés sans rompre avec les présupposés de l’orientalisme. Leur construction reposait sur une inversion de la figure de l’altérité en un alignement de l’autre sur soi-même: «ils» sont «comme nous», suivant les termes mêmes utilisés par E. Morin dans l’article précédemment cité. Confrontés, en Tunisie comme en Égypte, à l’énigme d’une révolution sur laquelle ils projetaient leurs propres aspirations sans pouvoir y transposer les schèmes d’un improbable modèle révolutionnaire, ils l’ont normalisée sous le label exclusif de la spontanéité et de l’absence de leadership. Ce faisant, ils ont laissé dans l’ombre les médiations et avec elles, les enjeux de contrôle et de canalisation d’un mouvement, qui relativisent l’indéniable part de spontanéité.

    Dans son analyse des journées de février 1917 à Petrograd, Trotski soulignait le rôle des médiateurs dans une révolution tenue, elle aussi, en son temps, pour spontanée et sans leaders¹⁷. Pour beaucoup, dans les milieux dirigeants et d’opposition de la Russie tsariste, la révolution de février avait constitué une énigme de taille, faute de direction du mouvement par une organisation. Ils s’en étaient remis, en guise d’explication, à un déclenchement de «forces élémentaires»: la révolution se serait faite toute seule, spontanément, sous l’emprise de l’exaspération. À l’encontre de cette «mystique», l’auteur de l’Histoire de la Révolution russe s’attachait à relever la progression d’un «travail moléculaire de l’idée révolutionnaire» étroitement lié à l’interaction de deux facteurs: le capital d’expérience protestataire accumulé au cours des luttes antérieures et les médiations de «chefs de file», le plus souvent livrés à eux-mêmes, «auprès de qui l’on s’informait et de qui l’on attendait la parole nécessaire».

    Toutes choses égales par ailleurs, le développement des mobilisations durant les journées de décembre 2010 et de janvier 2011 en Tunisie a correspondu à un tel travail moléculaire. Plusieurs études parmi celles déjà citées ont mis en lumière le capital d’expérience protestataire des acteurs mobilisés ainsi qu’un savoir-faire des plus jeunes d’entre eux dans les escarmouches avec les forces de police. Inégalement répartie, la dotation en capital distinguait des «chefs de file», le plus souvent des syndicalistes de l’enseignement, non seulement membres de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) mais également militants dans des organisations de gauche illégales. Certains de ces leaders de facto, agissant aux marges de la centrale, ont par la suite évoqué leur rôle, sans pour autant sortir de l’anonymat:

    Nous avons […] tiré les leçons des événements du bassin minier [de Gafsa] en 2008. Nous avons expérimenté les limites du régionalisme qui avaient fait avorter notre mouvement. De même, les confrontations entre les habitants de Ben Guerdane et Dhehiba et les forces de police en août 2010 nous ont appris à mieux affronter la police, à lui faire face. Nous avons compris qu’il fallait être sur le terrain… Ayant conscience de tout cela, nous nous sommes réunis le 24 décembre 2010 à Chebba [petite ville au nord de Sidi Bouzid] avec différents militants politiques et syndicalistes. C’était au lendemain de la mort de Mohamed Ammari à Menzel Bouzayane, le premier tué de la révolution. Ce jour-là nous avons décrété que cette mort ne passerait pas et que nous irions jusqu’au bout¹⁸.

    Ce genre de témoignage, à lui seul, ne prouve rien. En revanche, il mérite considération, une fois recoupé avec des éléments tirés des flux d’information contemporains des événements. Les agences de presse internationales, dans leurs dépêches, ont très souvent fait référence à des «syndicalistes» à la fois comme sources et régulateurs. Au rythme de l’extension du mouvement, l’intervention de syndicalistes et de syndicats deviendra de plus en plus manifeste et ce au-delà de leaderships localisés. Nous y reviendrons en abordant le poids de l’UGTT au regard des enjeux de contrôle et de canalisation d’un mouvement entré dans une phase insurrectionnelle. Pour introduire à ces enjeux, mentionnons préalablement l’intervention d’autres médiateurs: les avocats et les partis de l’opposition légale autonome.

    Les avocats, comme l’a montré Éric Gobe, ont contribué à conférer aux mobilisations une dimension multisectorielle et à les orienter aux différents stades de leur développement. Implantés dans les différentes régions du pays, ils y ont d’abord organisé, au fil de l’extension du mouvement, des sit-in de solidarité débouchant sur des manifestations. Dans une seconde phase, ils ont pris la tête de larges cortèges de manifestants et occupé les premiers rangs de la manifestation du 14 janvier devant le siège du ministère de l’Intérieur¹⁹. Certains d’entre eux ont popularisé le slogan «Nous n’avons plus peur» et d’autres celui de «Ben Ali, dégage!».

    Bien que leur intervention fût quelque peu décalée, les partis de l’opposition légale autonome ont également joué, à leur manière, les médiateurs, tout en cherchant à tirer leur propre épingle du jeu. Ils sont sortis de la marginalisation dans laquelle ils étaient cantonnés par la fermeture du champ politique et la faiblesse de leurs assises, en tentant de «coller» au mouvement. À chaque stade d’évolution de la situation, en un crescendo dicté par les changements de donne, leurs prises de parole ont toujours tendu au lancement de mots d’ordre compatibles avec le système politique et constitutionnel: ils ont d’abord dénoncé la répression ainsi que la désinformation officielle, puis exigé un cessez-le-feu assorti d’une autocritique du gouvernement et enfin appelé à la constitution d’un «gouvernement de salut national». À défaut de pouvoir contrôler eux-mêmes le mouvement, ils ont été parties prenantes du dispositif de désamorçage de celui-ci, une fois satisfaite sa revendication fédératrice, le départ de Ben Ali. Ils ont, en effet, compté parmi les interlocuteurs des autorités constitutionnelles intérimaires en vue d’une «transition» censée parachever «la révolution» en l’encadrant suivant des formes légales, manière de programmer et d’organiser sa fin. Dans cette entreprise de mise aux normes de la légalité préexistante, le premier interlocuteur n’en a pas moins été l’UGTT. Le ralliement de sa direction au mouvement de protestation, bien que tardif, s’était, en effet, avéré décisif dans le succès et, revers de la médaille, la canalisation de celui-ci.

    Précédemment, nous avons fait état de leaderships locaux des mobilisations assurés généralement par des syndicalistes de l’enseignement. Ceux-ci étaient «livrés à eux-mêmes», en l’absence de soutien de la part de la centrale. Leur situation s’apparentait à celle des quelques «responsables syndicaux marginaux» qui avaient joué le rôle de médiateurs lors des mouvements protestataires du bassin minier de Gafsa en 2008²⁰. Ces chefs de file improvisés avaient été d’autant plus isolés que les protestations visaient, entre autres cibles, le responsable régional de l’UGTT, soutenu par la centrale; par ailleurs député du RCD et dirigeant d’entreprises, ce cacique, souligne A. Allal, incarnait et symbolisait «la configuration locale du pouvoir». Ajoutons qu’au-delà de la diversité des situations et des profils individuels, ce phénomène de porosité participe des caractéristiques contradictoires de l’UGTT, tout à la fois gisement de ressources militantes et agence de pouvoir. En décembre 2010-janvier 2011, les syndicalistes impliqués dans les mobilisations ont agi, pendant près de trois semaines, à contre-courant de la ligne de conduite attentiste des structures officielles de l’UGTT, avant que celles-ci basculent enfin de leur côté. En l’occurrence, le basculement est qualifiable de défection au sein du réseau des agences de pouvoir.

    D’après Rasma Karklins et Roger Petersen²¹, les processus susceptibles de conduire à la chute d’un régime impliquent deux dynamiques distinctes qui interagissent, à savoir, d’une part, la montée croissante des mobilisations protestataires et, d’autre part, une tendance à la perte de confiance au sein du régime. Les auteurs parlent à ce propos d’un «jeu d’assurance» parmi les protestataires et d’un jeu de «dé-assurance» au sein du régime. Ces jeux se déroulent de manière simultanée et interdépendante au prisme des changements de perception des situations. La «dé-assurance» débouche éventuellement sur la défection ou le revirement. En fait, les jeux et leurs interactions s’avèrent plus complexes lorsque, comme dans le cas de l’UGTT, ils traversent une même organisation, qui a un pied dans le régime et l’autre dehors.

    Jusqu’en janvier 2011, les instances dirigeantes de la centrale ont assuré leurs arrières à la faveur de «transactions collusives», suivant la terminologie de Michel Dobry, avec les autres agences de pouvoir. Elles n’ont cessé de composer avec le leadership de Ben Ali et son mode de gouvernement, en contrepartie de la reconnaissance d’une relative autonomie fonctionnelle ainsi que du maintien d’un monopole sur la représentation des salariés; sans compter les éventuelles gratifications matérielles. Sur la scène publique, la direction de l’UGTT laissait transparaître des critiques ponctuelles mais se gardait de franchir la ligne rouge de la défection. Bien plus, faisant de nécessité vertu, elle affichait son loyalisme. Ainsi, lors des élections présidentielles, elle se pliait au rituel tragicomique de l’allégeance, en joignant sa voix au concert des appels enthousiastes à la réélection de Ben Ali. Les structures syndicales demeuraient néanmoins des lieux de débats et de conflits afférents aux orientations stratégiques et aux choix tactiques, avec en arrière-fond une intrication de clivages entre coteries concurrentes, branches professionnelles et fiefs régionaux. Ainsi, le 21e congrès de l’organisation, en 2006, le dernier avant la chute de Ben Ali, avait-il donné lieu à des séances houleuses à propos des candidatures au bureau exécutif et de la limitation du nombre de mandats successifs de ses membres. Par la suite, les tensions, loin de s’apaiser, ont perduré. À la veille des mobilisations protestataires de décembre 2010, elles se sont traduites par la mise en circulation d’une pétition, dite «Plate-forme syndicale: pour une UGTT démocratique, autonome et militante». Les signataires y dénonçaient la direction, accusée de «cautionner les options officielles» et d’avoir «cédé sur les questions vitales au niveau économique, social et politique, telles que la fiscalité, l’enseignement, l’assurance maladie, la retraite, le droit syndical».

    Compte tenu de son positionnement incertain dans un entre-deux, nous avions, en 2003, qualifié l’UGTT de «maillon faible du réseau des agences de pouvoir»:

    Le leadership syndical est confronté aux protestations de militants syndicaux récusant l’alignement politique et aux tensions sociales générées par la libéralisation économique. Son intérêt de stabilité commande la neutralisation des opposants et rejoint en cela les préoccupations du Palais. mais il lui faut également compter avec les implications des syndicats de base dans les conflits à l’échelle des entreprises. Il ne peut les appuyer sans réserve ni les contrer de manière frontale. Dans un cas comme dans l’autre, son aptitude à gérer le «secteur» serait prise en défaut et planerait la menace d’un dérapage des

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