André Gide: La biographie autorisée
Par Paul Souday
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À propos de ce livre électronique
Paul Souday
Paul Souday, né au Havre le 20 août 1869 et mort à Neuilly-sur-Seine le 7 juillet 1929, est un critique littéraire et essayiste français. Il collabore à de nombreuses revues, dont la Grande Revue et la Revue de Paris. Entré au journal Le Temps en 1892, il y est chargé de la critique littéraire de 1912 à 1929. Il est l'auteur d'une biographie de Marcel Proust, dont il a reconnu très tôt le talent et d'une série de portraits de philosophes et d'écrivains. Roger Martin du Gard lui doit le lancement de son premier roman d'importance, Jean Barois. Il le raconte en ces termes, qui donnent une idée de l'autorité de Paul Souday.
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Aperçu du livre
André Gide - Paul Souday
Table des matières
I LES PREMIERS LIVRES D'ANDRÉ GIDE
II LES CAVES DU VATICAN
III LA SYMPHONIE PASTORALE
IV LES LIVRES D'ANDRÉ GIDE
V MASSIS CONTRE GIDE
VI BÉRAUD CONTRE GIDE
VII INCIDENCES
VIII CARACTÈRES
IX LES FAUX MONNAYEURS
X LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAINÉ AMYNTAS
XI SI LE GRAIN NE MEURT
XII NUMQUID ET TU?...
I - LES PREMIERS LIVRES D'ANDRÉ GIDE
Le premier ouvrage de M. André Gide, les Cahiers d'André Walter, parut en 1891, sans nom d'auteur, à la librairie de l'Art indépendant. L'édition est depuis longtemps épuisée: le volume n'a jamais été réimprimé. La littérature de M. André Gide est éminemment ésotérique et cénaculaire. Cet écrivain semble mettre autant de soins à fuir la publicité que d'autres à la rechercher: il écrit, dirait-on, pour lui-même, ou tout au plus, comme Stendhal, pour cent lecteurs. L'art ne lui apparaît pas comme une fin, ni son œuvre comme un être qui, une fois détaché de lui, doive avoir une vie propre, durer et se perpétuer. Il ne considère point les choses littéraires sub specie œternitatis. C'est un esprit foncièrement subjectif. Ses livres ne sont que des confidences, où il a exprimé par une sorte de besoin personnel un moment de sa pensée, et qui par la suite ne lui paraissent pas plus importantes que les paperasses jaunies ou les fleurs fanées. Peut-être, certains soirs d'hiver, remue-t-il au coin du feu ces vieux souvenirs et ces archives intimes, mais il se persuade avec une sorte de pudeur maladive qu'il doit dérober au public les traces de son passé. Peut-être relit-il parfois André Walter; mais il ne désire point que nous le relisions. Étant homme de lettres, malgré tout et quoi qu'il en ait, il n'a pu complètement résister au désir de l'impression; mais il se replie et rentre dans la retraite, avec délices; il est l'homme du volume introuvable; au fond, il regrette vraisemblablement la faiblesse qui l'a empêché de rester tout à fait inédit, et il appartient à la famille des Amiel, des Marie Bashkirstsef, des Maurice et des Eugénie de Guérin, de tous ces auteurs clandestins, grands rédacteurs de mémoires et de confessions, que l'horreur de la foule et la passion de la solitude contemplative réservent pour les gloires posthumes.
C'est comme une «œuvre posthume» que se présentaient les Cahiers d'André Walter: M. André Gide n'avait même pas mis sa signature, selon l'usage, à titre d'éditeur des papiers d'un ami défunt. Cependant, je me souviens que dans les milieux symbolistes où je fréquentais alors, on avait su tout de suite qui était l'auteur véritable, et bien que le hasard ne m'eût point permis de rencontrer M. André Gide, je n'avais plus oublié ce nom. Depuis Sous l'œil des barbares, on n'avait pas vu de début aussi remarquable. D'ailleurs, puisque M. Gide n'a jamais fait mystère de ses attaches religieuses, je puis bien mentionner qu'on l'avait surnommé le Barrès protestant. Pendant la fameuse mode des surnoms, il y en a eu de moins exacts, et de plus malveillants aussi.
André Walter, dont le journal en deux cahiers-cahier blanc et cahier noir-était livré au public, avait eu le chagrin d'aimer vainement sa cousine Emmanuèle, qui ne s'en était même point aperçue et qui avait épousé un M. T... La mère d'André lui avait, en mourant, conseillé la résignation. Quelques mois après, Emmanuèle meurt à son tour. André brûle pour la morte d'un amour rétrospectif, mais ardent et halluciné, qui le conduit au tombeau par les voies rapides de la fièvre cérébrale. Bien entendu, André Walter est un jeune homme de lettres. Ses méditations esthétiques alternent avec ses effusions sentimentales. Point d'action, point de récit: rien que de l'analyse. Je viens de me replonger, après vingt ans, dans ces Cahiers d'André Walter: je les ai peut-être un peu moins admirés, mais j'y ai pris encore un vif intérêt. C'est un petit livre très distingué vraiment, et qui garde une valeur historique. M. André Gide devrait bien le rééditer. Il est fort substantiel et l'on y retrouve un tas de choses significatives. Nietzsche était alors inconnu en France: il est vrai que M. André Gide avait pu le lire dans l'original. (M. André Gide sait l'allemand, ainsi que l'anglais, l'italien, le latin et le grec, et il cite beaucoup de textes dans ces diverses langues: les textes grecs sans l'ombre d'accentuation, malheureusement). Mais puisqu'il ne le nomme point, on peut croire que M. Gide, qui parlera plus tard de Nietzsche avec ferveur, l'ignorait encore lorsqu'il écrivit Walter. Il le devine, il le pressent, et il met ainsi en lumière, sans le savoir, la filiation qui à certains égards relie Nietzsche à nos Jeune-France de 1830 et à leurs successeurs immédiats. Lorsque M. André Gide fulmine contre le repos, contre le confort et les félicités endormantes, lorsqu'il s'écrie: «La vie intense, voilà le superbe!...» et lorsqu'il précise: «Multiplier les émotions... Que jamais l'âme ne retombe inactive; il faut la repaître d'enthousiasmes...», on se demande s'il annonce Nietzsche et son «Vivre dangereusement!» ou s'il continue nos romantiques, leur soif d'aventureuse exaltation et leur haine des platitudes bourgeoises.
D'autre part, on aperçoit dans ces Cahiers un autre romantisme, le vaporeux et sentimental romantisme à l'allemande, métaphysique et clair de lune, tartines de confitures et armoire à linge, Werther et Novalis. Dans le «cahier blanc», Emmanuèle ressemble un peu à Charlotte, avec moins de petits frères. Il y a beaucoup de larmes sans cause et de baisers immatériels, entre les soins du ménage, les lectures instructives et les promenades sous les étoiles. Et tout un mysticisme se développe, qui nous fait penser aujourd'hui à M. Maurice Maeterlinck, mais ne lui doit rien sans doute, puisque les deux auteurs sont sensiblement contemporains: la traduction de Ruysbrœck l'Admirable est aussi de 1891. Comme tous les mystiques, au surplus, M. André
Gide établit une distinction entre l'esprit et l'âme. [¹] «L'esprit, ce n'est rien... L'esprit change, il s'affaiblit, il passe: l'âme demeure...» Il reproche ceci à Emmanuèle: «Ton esprit dominait ton âme... Je t'en veux de n'avoir pas frémi devant l'immensité de Luther... Tu comprends trop les choses et tu ne les aimes pas assez...» Il se plaint: «Nos esprits se connaissent tout entiers. Au delà, l'âme était tout aussi inconnue.» Il aboutit logiquement à l'ascétisme, au dégoût de la chair, à cause de «l'impossible union des âmes par les corps». Il a le culte de la chasteté. En revanche, l'amour des âmes continue après la mort. Bien mieux, «tant que le corps vivra, l'amour sera contraint, mais sitôt la mort venue, l'amour triomphera de toutes les entraves». C'est lorsqu'Emmanuèle est morte qu'il la possède enfin, puisqu'elle ne vit que dans sa pensée à lui et que lui ne vit que par l'amour de la bien-aimée. Mais ces rêveries finissent par lui déranger le cerveau. «La connaissance intuitive est seule nécessaire, disait-il aussi; la raison devient inutile... Voilà ce qu'il faut: engourdir la raison et que la sensibilité s'exalte!» Certaines de ces phrases semblent annoncer M. Bergson. Et tout cela est évidemment un peu fumeux, comme il est naturel sous la plume d'un tout jeune