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Grave indulgence
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Livre électronique556 pages8 heures

Grave indulgence

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À propos de ce livre électronique

À 17 ans, Ismae échappe à la brutalité d’un mariage arrangé et trouve refuge dans le couvent de Saint-Mortain, où les religieuses vénèrent encore les anciens dieux. Elle y apprend que le dieu de la Mort lui-même lui a accordé de dangereux talents et un destin violent. Si elle décide de rester, elle sera formée dans l’art de l’assassinat en tant que servante de la Mort. Pour revendiquer sa nouvelle vie, elle devra détruire celle des autres.La plus importante mission d’Ismae la mène tout droit à la haute cour de Bretagne, où elle découvre qu’elle est bien peu préparée non seulement aux jeux mortels des complots et des trahisons, mais aussi aux choix déchirants qu’elle doit faire. Car comment peut-elle exercer la vengeance de la Mort contre un homme qui lui a ravi son cœur?
LangueFrançais
Date de sortie17 mai 2016
ISBN9782897670528
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    Aperçu du livre

    Grave indulgence - Robin LaFevers

    REMERCIEMENTS

    Mille mercis à Barbara Samuel qui m’a aidée à voir qu’il s’agissait là de l’histoire que je me devais d’écrire et qui m’a aidée à trouver la manière de la raconter. Merci du fond du cœur aux marraines fées (et aux parrains aussi !) chez Houghton Mifflin Harcourt qui ont soutenu ce projet et m’ont accordé un appui indéfectible : Betsy Groban, Maire Gorman, Mary Wilcox, Margaret Raymo, Linda Magram, Lisa DiSarro, Karen Walsh, Rachel Wasdyke, Scott Magoon et Sheila Smallwood.

    Et je remercie tout particulièrement Erin Murphy et Kate O’Sullivan qui ont fait office de véritables sages-femmes dans le cadre de ce projet, m’encourageant avec douceur, me cajolant et m’égayant au besoin. Une auteure ne pourrait demander une meilleure équipe !

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    PERSONNAGES

    Ismae Rienne

    Sa mère

    Son père

    Guillo, l’éleveur de porcs

    La sorcière

    Au couvent

    L’abbesse

    Soeur Thomine, maîtresse des arts martiaux

    Annith, une camarade novice

    Soeur Serafina, maîtresse des poisons et guérisseuse au couvent

    Sybella, une camarade novice

    Soeur Widona, maîtresse des écuries

    Soeur Béatrix, maîtresse des arts féminins (de séduction)

    Soeur Éonette, historienne et archiviste du couvent

    Soeur Arnette, maîtresse des armes

    Soeur Claude, responsable de la colonie de corbeaux

    Soeur Vereda, la vieille prophétesse

    Runnion, traître à la Bretagne et première victime d’Ismae

    Martel, espion français et deuxième victime d’Ismae

    Le Conseil privé

    Vicomte Maurice Crunard, chancelier de Bretagne

    Madame Françoise Dinan, gouvernante de la duchesse

    Maréchal Jean Rieux, maréchal de Bretagne et tuteur de la duchesse

    Capitaine Dunois, capitaine de l’armée bretonne

    La Cour et la noblesse de Bretagne

    Anne, duchesse de Bretagne, comtesse de Nantes, Montfort et Richemont

    Duc François II (décédé)

    Baron Lombart, un noble de Bretagne

    Gavriel Duval, un noble de Bretagne

    Bénébic de Waroch, la Bête de Waroch et chevalier du royaume

    Raoul de Lornay, un chevalier du royaume

    Baron Geoffroy, un noble de Bretagne

    Dame Catherine Geoffroy, son épouse

    Madame Antoinette Hivern, maîtresse de feu le duc François II

    François d’Avaugour, un chevalier du royaume

    Alain d’Albret, un noble de Bretagne possédant d’immenses domaines en France et un des prétendants d’Anne

    Charles VIII, roi de France

    Anne de Beaujeu, régente de France

    Norbert Gisors, ambassadeur de la régente de France

    Fédric, duc de Nemours, un des prétendants d’Anne

    Maximilien d’Autriche, souverain du Saint-Empire romain, un des prétendants d’Anne

    Chapitre 1

    Bretagne 1485

    Je porte une longue tache d’un rouge profond qui s’étend de mon épaule gauche à ma hanche droite, une marque laissée par le poison de la sorcière qu’avait embauchée ma mère pour essayer de m’expulser de son ventre. D’après la sorcière, ce n’est pas un miracle que j’aie survécu, mais plutôt un signe que j’ai été engendrée par le dieu de la Mort lui-même.

    Mon père, dit-on, est entré dans une rage folle et a levé la main sur ma mère alors même qu’elle gisait, faible et ensanglantée sur le lit d’accouchement. Jusqu’à ce que la sorcière lui fasse remarquer que, si ma mère avait couché avec le dieu de la Mort, celui-ci n’allait pas rester à ne rien faire pendant que mon père la battait.

    Je risque un coup d’œil à Guillo, mon futur époux, et me demande si mon père lui a révélé l’identité de mon véritable géniteur. Je suppose que non, car qui paierait trois pièces d’argent pour ce que je suis ? De plus, Guillo semble trop impassible pour connaître ma vraie nature. Si mon père l’a roulé, ce sera un mauvais présage pour notre union. Le fait que nous nous mariions dans la maison de campagne de Guillo plutôt que dans une église renforce également mon malaise.

    Je sens le regard lourd de mon père sur moi et tourne la tête vers lui. L’air triomphal dans ses yeux m’effraie, car s’il a triomphé, alors je suis sûrement perdante d’une quelconque façon que je ne comprends pas encore. Je souris quand même en souhaitant le convaincre que je suis heureuse parce que rien ne le contrarie davantage que mon bonheur.

    Mais alors que je peux facilement mentir à mon père, il est plus difficile de me mentir à moi-même. J’ai peur, terriblement peur, de cet homme à qui j’appartiendrai maintenant. Je regarde ses grosses mains calleuses. Tout comme mon père, il a de la saleté sous les ongles et des taches dans les plis de sa peau. La ressemblance se terminera-t-elle là ? Ou est-ce qu’il se servira lui aussi de ses mains comme d’un gourdin ?

    C’est un nouveau départ, me rappelé-je, et, malgré toutes mes inquiétudes, je ne peux réprimer une minuscule lueur d’espoir. Guillo me désire suffisamment pour payer trois pièces d’argent. Sûrement que là où il y a du désir, il y a place à la gentillesse ? C’est la seule chose qui empêche mes genoux de s’entrechoquer et mes mains de trembler. Ça et le prêtre qui est venu présider à la cérémonie car, même s’il n’est qu’un prêtre itinérant, le regard furtif qu’il m’adresse par-dessus son livre de prières me fait croire qu’il sait qui et ce que je suis.

    Tandis qu’il marmonne les dernières paroles de la cérémonie, je fixe des yeux le grossier chapelet de chanvre avec ses neuf perles de bois qui le désigne comme un adepte des anciens usages. Même pendant qu’il noue le chapelet autour de nos mains et accorde la bénédiction de Dieu et des neufs anciens saints sur notre union, je garde les yeux baissés par crainte de voir la suffisance dans le regard de mon père ou ce que le visage de mon époux pourrait révéler.

    Quand le prêtre a terminé, il s’éloigne lentement sur ses pieds sales, ses sandales de cuir rude battant bruyamment le sol. Il ne s’arrête même pas assez longtemps pour lever une chope à notre union. Mon père non plus. Avant que la poussière du chariot de mon père ne se soit déposée quand il est parti, mon nouvel époux me tape brutalement le derrière et grogne en direction de la chambre du haut.

    Je serre les poings pour dissimuler leur tremblement et me rends jusqu’à l’escalier branlant. Pendant que Guillo se fortifie avec une dernière chope de bière, je grimpe jusqu’à la chambre et jusqu’au lit que je vais maintenant partager avec lui. Ma mère me manque terriblement car, même si elle avait peur de moi, elle m’aurait sûrement donné des conseils de femme pour ma nuit de noces. Mais elle et ma sœur se sont enfuies il y a longtemps, la première dans les bras de la mort et la seconde, dans les bras d’un rétameur ambulant.

    Je sais ce qui se passe entre un homme et une femme. Notre maison est petite, et mon père est bruyant. Il y a eu beaucoup de nuits où des mouvements pressants accompagnés de grognements ont comblé le silence de notre sombre masure. Le lendemain, mon père paraissait toujours légèrement de moins mauvaise humeur, mais ma mère, davantage. J’essaie de me convaincre que, peu importe à quel point le lit conjugal puisse être désagréable, il ne peut certainement pas être pire que le mauvais caractère et les poings épais de mon père.

    La chambre sent le renfermé comme si les volets rudimentaires sur le mur du fond n’avaient jamais été ouverts. Un madrier et un sommier de corde soutiennent un matelas de paille. À part cela, il n’y a que quelques chevilles de bois pour suspendre les vêtements, un banc et un coffre sans ornement au pied du lit.

    Je m’assois sur le rebord du coffre et attends. Ça ne prend pas beaucoup de temps. De forts craquements provenant des marches m’avertissent que Guillo arrive. Ma bouche s’assèche et mon estomac se noue. Afin d’éviter qu’il me domine par sa taille, je me lève.

    Quand il arrive, je m’oblige finalement à regarder son visage. Ses yeux porcins se délectent à la vue de mon corps, le parcourant du sommet de ma tête à mes chevilles, puis remontant jusqu’à mes seins. L’insistance de mon père pour que je serre les lacets de ma robe a fonctionné puisque Guillo n’arrive pas à en détourner le regard. La chope à la main, il fait un geste en direction de mon corsage et renverse de la bière qui coule sur le plancher.

    — Enlève ça.

    Le désir épaissit sa voix.

    Je fixe le mur derrière lui, mes doigts tremblant tandis que je les porte à mes lacets. Mais pas assez vite. Jamais assez vite. Il fait trois longues enjambées vers moi et me frappe brutalement au visage.

    — Maintenant ! rugit-il alors que ma tête reprend sa place.

    De la bile me monte à la gorge, et je crains d’être malade. Alors, c’est ainsi que ce sera entre nous. C’est pour ça qu’il voulait verser trois pièces d’argent.

    Je dénoue finalement mes lacets et enlève mon corsage, si bien que je me tiens devant lui en jupe et en chemise. L’air fétide, qui quelques instants auparavant était trop chaud, est maintenant froid tandis qu’il se presse contre ma peau.

    — Ta jupe, aboie-t-il en respirant fortement.

    Je détache les cordons et laisse tomber ma jupe. Tandis que je me tourne pour la déposer sur un banc tout près, Guillo s’élance vers moi. Il est étonnamment rapide pour quelqu’un de si massif et stupide, mais je suis encore plus vive. J’ai eu de longues années de pratique en fuyant les accès de rage de mon père.

    Je l’évite promptement en tournant sur moi-même, ce qui l’enrage. En vérité, je n’ai aucune idée de l’endroit où m’enfuir et ne souhaite que retarder un peu plus l’inévitable.

    Un bruit sourd retentit quand sa chope à demi vide s’écrase sur le mur derrière moi, faisant voler une pluie de bière dans la chambre. Il pousse un grognement rageur puis s’élance de nouveau, mais quelque chose en moi ne veut pas — ne peut pas — lui faciliter les choses. Je bondis de nouveau hors de son atteinte.

    Mais pas assez loin. Je le sens tirer puis déchirer ma mince chemise usée.

    Le silence s’installe dans la pièce — un silence si lourd de surprise que même sa respiration rauque s’est arrêtée. Je sens son regard parcourir mon dos, apercevoir les zébrures et les cicatrices que le poison a laissé.

    Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule et vois que son visage est devenu blême comme un fromage nouveau, ses yeux écarquillés. Quand nos regards se croisent, il sait — sait — qu’il a été dupé. Alors, il émet un long mugissement qui exprime à la fois sa fureur et sa peur.

    Puis il me frappe durement la tête, et je tombe sur les genoux. La douleur provoquée par mes espoirs envolés est pire que ses poings et ses bottes.

    Quand il se calme, il tend la main et m’attrape par les cheveux.

    — Cette fois, je vais aller voir un vrai prêtre. Il te brûlera ou te noiera. Peut-être les deux.

    Il me tire le long des marches, mes genoux frappant douloureusement chacune d’entre elles. Il continue à me traîner à travers la cuisine puis me pousse dans un petit caveau à légumes, referme brutalement la porte et la verrouille.

    Couverte de bleus et avec possiblement quelques os brisés, je gis sur le plancher, ma joue douloureuse pressée contre le sol froid. Incapable de m’arrêter, je souris.

    J’ai évité le sort que m’avait réservé mon père. C’est certainement moi qui ai gagné et non lui.

    Le bruit du verrou qui se soulève me réveille brusquement. Je m’assois en vitesse et presse contre moi les lambeaux de ma chemise. Quand la porte s’ouvre, je suis renversée de voir le prêtre itinérant, ce petit homme rachitique qui a béni notre mariage quelques heures plus tôt. Guillo ne l’accompagne pas et, à mon avis, chaque moment où mon père ou Guillo sont absents en est un de bonheur.

    Le prêtre regarde par-dessus son épaule, puis me fait signe de le suivre.

    Je me lève et me sens immédiatement étourdie. Je pose une main contre le mur et attends que la sensation passe. Le prêtre me fait signe de nouveau d’un air pressé.

    — Nous n’avons pas beaucoup de temps avant qu’il revienne.

    Ses paroles m’éclaircissent les idées comme rien d’autre ne l’aurait pu. S’il agit à l’insu de Guillo, alors il ne fait aucun doute qu’il m’aide.

    — Je viens.

    Je m’éloigne du mur, enjambe prudemment un sac d’oignons et suis le prêtre dans la cuisine. Il fait noir ; la seule lumière provient des braises dans le foyer. Je devrais me demander comment le prêtre m’a trouvée, pourquoi il m’aide, mais ça m’est égal. Tout ce à quoi j’arrive à penser, c’est que ce n’est ni Guillo ni mon père. Le reste n’a pas d’importance.

    Il me conduit jusqu’à la porte de derrière et, en cette journée remplie de surprises, j’en éprouve une autre en reconnaissant la vieille sorcière de notre village qui attend à quelques pas. Si je n’avais pas tant à me concentrer sur le fait de poser un pied devant l’autre, je lui demanderais ce qu’elle fait ici, mais j’arrive à peine à rester debout et à éviter de tomber face contre terre.

    Au moment où je sors dans l’obscurité, je laisse échapper un soupir de soulagement. C’est la nuit, et la nuit a toujours été mon amie. Un chariot attend tout près. En me touchant aussi peu que possible, le prêtre m’aide à monter à l’arrière avant de contourner rapidement le chariot pour grimper sur le banc du conducteur. Il me regarde puis détourne les yeux comme s’il s’était brûlé.

    — Il y a une couverture derrière, marmonne-t-il pendant qu’il dirige le canasson vers le sentier pavé. Couvre-toi.

    Le bois dur du chariot se presse douloureusement contre ma chair meurtrie, et la mince couverture est rugueuse et empeste l’âne. Je souhaite quand même qu’ils en aient apporté une deuxième comme rembourrage.

    — Où m’amenez-vous ?

    — Au bateau.

    Un bateau signifie de l’eau, et la traversée de l’eau signifie que je serai loin de mon père, de Guillo et de l’Église.

    — Où ce bateau m’amène-t-il ? demandé-je.

    Mais le prêtre ne répond pas.

    Je me sens tout à coup épuisée. Je n’ai pas la force de lui arracher des réponses comme de petites baies d’un buisson épineux. Je m’étends dans le chariot et m’abandonne à la démarche chaotique du cheval.

    Ainsi débute mon voyage à travers la Bretagne. On me fait sortir en fraude comme de la marchandise interdite, dissimulée parmi les navets ou dans du foin à l’arrière de chariots, réveillée par des voix discrètes et des mains tâtonnantes tandis que je passe de prêtres à sorcières, les maillons d’une chaîne secrète de gens qui vivent selon les anciens saints et qui sont résolus à me garder à l’abri de l’Église. Les prêtres itinérants, avec leurs mouvements maladroits et leurs vieilles robes à odeur de moisi sont assez attentionnés, mais leurs doigts ne connaissent ni la tendresse ni la compassion. Ce sont les sorcières que je préfère. Leurs mains gercées sont douces comme de la laine d’agneau, et la forte odeur de centaines de plantes colle à leurs vêtements comme une ombre odorante. De temps en temps, elles m’administrent une teinture de pavot pour mes blessures alors que les prêtres m’accordent à peine leur sympathie, et certains d’entre eux, à contrecœur.

    Quand je me réveille au cinquième soir de mon voyage, je sens l’arôme salé de la mer, et la promesse d’un bateau me revient à l’esprit. Je m’assois, heureuse de découvrir que mes contusions sont moins douloureuses. Nous traversons un petit village de pêcheurs. Je m’enroule dans la couverture pour éviter le froid et me demande ce qui arrivera ensuite.

    À la limite du village se trouve une église de pierre. C’est là que le dernier prêtre itinérant dirige notre chariot, et je suis soulagée en voyant sur la porte l’ancre sacrée de sainte Mer, une des anciennes saintes. Le prêtre arrête son cheval.

    — Descends.

    Je ne pourrais dire si c’est la fatigue ou le mépris que j’entends dans sa voix mais, quoi qu’il en soit, mon voyage est presque terminé ; alors, je l’ignore et descends du chariot en m’assurant de bien serrer la couverture autour de moi pour ne pas offenser sa pudeur.

    Après avoir attaché le cheval, il m’entraîne vers la plage où attend une embarcation solitaire. L’océan d’un noir d’encre s’étend à perte de vue, faisant paraître la barque toute petite.

    Un vieux marin est assis à la proue, le dos courbé. Un coquillage blanchi comme un os pend d’une corde à son cou, révélant qu’il est un fidèle de sainte Mer. Je me demande ce qu’il pense du fait d’être réveillé au milieu de la nuit et de conduire à la rame des étrangers vers la mer sombre.

    Il m’examine de ses yeux bleu pâle, puis hoche la tête.

    — Monte. On n’a pas toute la nuit.

    Il me tend une rame, et je l’attrape pour garder mon équilibre tandis que je grimpe dans le bateau.

    Le petit vaisseau tangue et s’agite, et, pendant un moment, j’ai peur qu’il me fasse tomber dans l’eau glaciale. Mais il se redresse, et le prêtre embarque en faisant s’enfoncer encore davantage la coque.

    Le vieux marin grogne, puis replace la rame dans son erseau et commence à ramer.

    Nous atteignons l’îlot au moment où l’aube se pointe à l’horizon. Il paraît dénudé dans la faible lueur du matin. Tandis que nous nous en approchons, j’aperçois un menhir près d’une église et réalise que nous sommes arrivés à un des anciens lieux de culte.

    Le gravier frotte contre le dessous de la coque alors que le vieux marin rame jusqu’à la plage. Il fait un signe de tête en direction de la forteresse de pierre.

    — Débarque. L’abbesse de Saint-Mortain t’attend.

    Saint Mortain ? Le saint patron de la mort. Un malaise m’envahit. Je regarde le prêtre qui détourne les yeux comme si le fait de me regarder représentait une trop grande tentation de la chair.

    Serrant la couverture autour de moi, je descends maladroitement du bateau et pose les pieds dans l’eau peu profonde. Déchirée entre la reconnaissance et l’agacement, je lui fais une petite révérence en évitant que la couverture ne glisse de mes épaules même pendant une fraction de seconde.

    Ça suffit. Satisfaite en entendant le prêtre retenir son souffle et le vieux marin claquer la langue, je me retourne et avance avec difficulté dans l’eau froide jusqu’à la plage. En vérité, je n’ai jamais exposé même une cheville auparavant, mais je suis terriblement vexée d’être traitée comme une tentatrice alors que je me sens contusionnée et brisée.

    Au moment où j’atteins l’herbe rare qui pousse entre les rochers, je regarde vers le bateau, mais il a déjà pris la mer. Je me tourne et commence à me frayer un chemin jusqu’au couvent, impatiente de voir ce que veulent de moi ceux qui vénèrent la Mort.

    Chapitre 2

    Deux anciens menhirs se dressent devant l’entrée du couvent. Dans la cour, les poules commencent seulement à s’agiter, grattant la terre pour trouver leur petit déjeuner. À mon approche, elles caquètent et s’éloignent en voletant.

    Je m’arrête devant la porte, souhaitant pouvoir trouver un coin où dormir jusqu’à ce que je retrouve mes esprits, mais le marin m’a dit que l’abbesse m’attendait et, même si j’ignore tout à propos des abbesses, je soupçonne qu’elles n’aiment pas attendre.

    Mon cœur bat la chamade tandis que je lève la main et frappe. La lourde porte s’ouvre immédiatement sur une petite femme ordinaire vêtue de noir de la tête aux pieds. Sans prononcer une parole, elle me fait signe d’entrer.

    Je la suis à travers une pièce presque nue, puis le long d’un corridor tout aussi austère qui mène au cœur du couvent. Mon guide cogne une fois à une porte fermée.

    — Entrez, ordonne une voix.

    Mon guide ouvre la porte et me fait de nouveau signe d’entrer. Les meubles sont simples mais solides, et la lumière de l’aube filtre à travers la fenêtre donnant sur l’est. Mon regard se tourne immédiatement vers la femme assise à un grand bureau au milieu de la pièce. Elle porte une robe noire et une guimpe, et son visage blême me frappe par sa beauté.

    Sans lever les yeux, elle me montre du doigt une des chaises. Alors que je m’approche de son bureau, mes pas résonnent légèrement dans tout cet espace. Je serre fortement la couverture autour de moi puis m’assois.

    L’abbesse lève les yeux de son travail, et je croise son regard froid et bleu comme la mer.

    — Ismae Rienne.

    Je sursaute, étonnée qu’elle connaisse mon nom.

    — Sais-tu pourquoi tu es ici, mon enfant ?

    Je ne sais pas quelle réponse elle attend de moi ; je sais seulement que je suis envahie d’un désir soudain d’obtenir son approbation.

    — Parce que j’ai déplu à mon nouveau mari ?

    — Déplu ? demande l’abbesse avec un petit reniflement qui me fait l’aimer encore davantage. D’après ce qu’on m’a dit, il a pratiquement uriné dans ses braies tellement il a eu peur de toi.

    Je sens la honte familière empourprer mes joues et je baisse la tête.

    — Ce n’est pas ta faute, mon enfant.

    Elle prononce ces paroles si doucement que j’ai envie de pleurer. Malgré les rudes coups de mon père ou les sévices de Guillo, je n’ai jamais versé une larme, mais quelques paroles gentilles de cette femme suffisent à peine à m’empêcher de pleurer comme un bébé.

    — Alors, dis-moi, fait-elle en approchant d’elle une plume et un encrier. Connais-tu les circonstances de ta naissance ?

    Je risque un coup d’œil à son visage, mais elle est concentrée sur ce qu’elle est en train d’écrire sur son parchemin.

    — Je sais seulement que ma mère ne souhaitait pas m’avoir. Elle est allée voir une sorcière pour lui demander un poison qui m’expulserait de son ventre.

    — Et pourtant, tu as survécu, dit-elle en levant les yeux.

    Ses paroles sont tranquilles, mais sonnent comme un cri dans le silence de cette pièce.

    Je croise son regard fixe.

    — Et pourtant j’ai survécu.

    — As-tu une quelconque idée de ce que cela signifie ?

    — Vous voulez dire à part devoir passer ma vie dans l’ombre à éviter les coups et à rester hors de vue pour éviter de susciter la crainte chez les autres ?

    — Oui, à part ça.

    Sa voie est sèche comme un os. Elle se penche vers l’avant, une lueur de détermination dans les yeux.

    — N’ont-ils pas clamé que tu avais été engendrée par la Mort elle-même, Ismae ?

    J’incline prudemment la tête.

    — Bien. Après plusieurs épreuves, tu es maintenant ici.

    — Des épreuves ? demandé-je. C’est ce que ma vie a été ? Une série d’épreuves à surmonter ?

    — Tu arrives chez nous déjà endurcie, mon enfant, et il n’est pas dans ma nature d’être désolée pour ça. C’est la lame bien trempée qui est la plus forte.

    — Et de qui ce nous s’agit-il ?

    Mon corps tout entier s’immobilise, attendant sa réponse.

    — Tu as trouvé refuge au couvent de Saint-Mortain. Bien qu’en vérité, Mortain soit plus âgé que n’importe quel saint, et même plus que le Christ.

    — Un des anciens dieux que nous qualifions maintenant de saints, murmuré-je.

    — Oui, un des anciens dieux. Un de ceux que l’Église n’a pu écarter facilement. Alors, nous l’appelons saint Mortain mais, pourvu que nous le servions, il ne se soucie pas de la façon dont nous l’appelons.

    — Comment sert-on la Mort ?

    Vais-je passer ma vie à ramasser des corps dans un chariot funéraire ?

    La révérende mère reste impassible.

    — Nous mettons en œuvre la volonté de Mortain quand il souhaite modifier l’enchaînement et la trame du tissu de la vie dans quelque but qui lui est propre.

    Je lui jette un regard vide, ne comprenant pas ce que le tissage a à voir avec Mortain. Elle soupire et s’éloigne de son bureau.

    — Il est peut-être temps de t’offrir un rafraîchissement.

    Je voudrais la supplier de m’en apprendre davantage sur ce que pourrait signifier le fait d’être la fille de la Mort, mais comme je soupçonne que cette femme ne craint pas les imbéciles, je retiens ma langue.

    Elle prend un flacon de vin et deux gobelets de cristal sur l’étagère derrière son bureau. Elle verse le vin dans les gobelets et m’en tend un. Le cristal taillé est plus fin que tout ce que j’aie pu connaître, et je le tiens délicatement, craignant qu’il ne se brise en mille morceaux entre mes doigts.

    — Dans ce couvent, notre travail consiste à former celles qui ont été engendrées par le dieu de la Mort. Nous leur enseignons à remplir leurs devoirs rapidement et efficacement. D’habitude, nous découvrons qu’il a accordé à ses filles un talent ou art particulier. Des aptitudes qui t’aideront quand tu accompliras son œuvre.

    Son œuvre.

    Les possibilités sont immenses. Je prends une gorgée de vin pour me calmer. Il est doux et tonifiant sur ma langue.

    — Puis-je émettre quelques hypothèses sur toi ? demande la révérende mère.

    J’incline la tête, et elle poursuit.

    — Tu n’es jamais tombée malade avec de la fièvre ou des frissons ou la diarrhée. Tu as même été épargnée par la peste, n’est-ce pas ?

    Je sens mes yeux s’écarquiller devant ses connaissances troublantes.

    — Comment savez-vous de telles choses ?

    Elle sourit.

    — Et je sais que tu peux survivre à des coups violents et guérir en quelques jours. Fais-tu aussi des rêves qui présagent de la mort ?

    — Non, dis-je en secouant la tête, désolée de la décevoir. Mais parfois, je peux dire quand les gens vont mourir.

    Elle hoche la tête.

    — Continue.

    Je baisse les yeux et examine le vin dans le gobelet.

    — Je peux les voir disparaître lentement parfois. C’est comme voir une flamme diminuer dans une lanterne. Et, une fois, j’ai aperçu une marque. Sur le forgeron. Il avait sur le font une tache noire à peine visible ayant la forme d’un fer à cheval. Trois jours plus tard il était mort.

    Elle se penche vers l’avant, curieuse maintenant.

    — Comment est-il mort ?

    — Il a été frappé à la tête par un des chevaux pendant qu’il travaillait.

    — Ah, fait-elle tandis qu’un sourire ravi se dessine sur ses lèvres. Mortain t’a accordé de puissants dons.

    Elle reprend sa plume et rédige une note sur le parchemin devant elle. De petites gouttes de transpiration commencent à se former sur mon front, et je prends une autre gorgée de vin pour me calmer. C’est difficile de révéler d’anciens secrets.

    — Alors, dit-elle en levant les yeux sur moi, tu es bien outillée pour notre tâche.

    — Qui est ?

    — Nous tuons des gens.

    Les paroles de la révérende mère tombent comme des pierres dans le silence de la pièce, si bouleversantes que mon corps s’engourdit. J’entends le bruit du cristal qui éclate quand mon gobelet frappe le sol.

    L’abbesse ignore le gobelet brisé.

    — Évidemment, plusieurs meurent sans notre aide. Toute­fois, il y a ceux qui méritent de mourir, mais qui n’ont pas encore trouvé la façon de le faire. Sur l’ordre de Mortain, nous les y aidons.

    — Sûrement qu’il n’a pas besoin de notre aide ?

    Pour la première fois, la colère s’empare de l’abbesse et, pour la première fois, je sens la volonté de fer que je n’ai que vaguement perçue auparavant.

    — Qui es-tu pour dire ce dont le dieu de la Mort a besoin ou n’a pas besoin ? Mortain est un ancien dieu et il n’a aucun désir d’être oublié ou de disparaître de ce monde, et c’est pourquoi il choisit de s’immiscer dans les affaires des hommes.

    Elle me fixe des yeux pendant quelques instants de plus puis, sa colère la quitte, comme une vague s’éloignant sur l’océan.

    — Que sais-tu des anciens dieux ? demande-t-elle.

    — Seulement qu’ils ont déjà été les neuf anciens dieux de Bretagne, mais que nous les appelons maintenant des saints et que nous devons parfois leur laisser une offrande ou une prière si nous ne voulons pas les offenser ou être victimes de leur courroux.

    — Tu es proche, dit l’abbesse en s’appuyant contre le dossier de sa chaise, mais il y a plus que ça. Les anciens dieux ne sont ni homme ni Dieu, mais quelque chose entre les deux. Ils étaient les premiers habitants de notre territoire, envoyés pour accomplir les ordres de Dieu dans ce nouveau monde qu’il avait créé.

    » Au départ, la relation entre les dieux et l’homme était difficile, les dieux nous traitant comme du bétail ou des moutons. Mais nous apprîmes bientôt à les honorer grâce à des prières et des offrandes, ce qui engendra l’harmonie entre nous. Même l’Église des premiers temps, quand nous sommes arrivés, était heureuse de nous laisser honorer les anciens dieux, bien que nous ayons alors appris à les qualifier de saints. Mais récemment, cette situation a changé. Tout comme la France a avalé la plupart des petits royaumes et duchés pour y établir son propre pouvoir, ce dernier pape essaie d’éliminer toute trace des anciennes coutumes parce qu’il veut que les prières et les offrandes soient faites à son église.

    » Alors, de plus en plus de gens se détournent des anciennes coutumes et traditions qui honorent les dieux de Bretagne. Mais pas tous. Certains élèvent encore la voix en priant et font des offrandes. Si ce n’était de ce culte et de ces supplications, les anciens dieux disparaîtraient de ce monde. Tu peux certainement comprendre pourquoi Mortain ne souhaite pas ça. Il se nourrit de notre foi et de notre vénération comme nous nous alimentons de pain et de viande et que nous mourrions de faim sans ça.

    » Alors, notre travail consiste à croire et à servir. Si tu décides de demeurer ici et de prononcer les vœux, tu jureras de servir Mortain de la façon dont il te le demande. En toutes choses. De toutes les manières. Nous mettons en œuvre sa volonté. Comprends-tu ?

    — Ne s’agit-il pas de meurtres ?

    — Non. On ne s’attendrait pas à ce qu’une reine lave ses propres vêtements ou lace sa propre robe ; elle a ses servantes pour ça. Il en est de même pour nous : nous sommes les servantes de la Mort. Quand nous sommes guidées par sa volonté, tuer est un sacrement.

    À ce moment, elle se penche vers moi, comme si elle était impatiente de me tenter avec ce qu’offre Mortain.

    — Si tu décides de rester, nous t’apprendrons l’art de tuer. Tu apprendras davantage de manières de tuer un homme que tu ne peux l’imaginer. Nous t’apprendrons la furtivité et l’audace et toutes les manières de tuer qui feront en sorte qu’aucun homme ne sera plus jamais une menace pour toi.

    Je pense à mon père et à Guillo. Je pense à tous ces gens au village qui ont tant œuvré pour me rendre la vie misérable. Les jeunes garçons qui me jetaient des pierres, les vieillards qui crachaient et me fixaient avec des regards terrifiés comme s’ils s’attendaient à ce que j’arrache leurs âmes de leurs vieux corps ridés. Les jeunes hommes qui palpaient maladroitement mes jupes dans de sombres recoins et devinaient avec raison que mon père se moquait de ma sécurité ou de ma réputation. Ça ne serait pas un dur labeur que de tuer des gens comme eux. Je me sens comme un chat tombé d’une grande hauteur mais qui atterrit sur ses pattes.

    Comme si elle lisait dans mes pensées, l’abbesse prend de nouveau la parole.

    — Ils ne seront pas tous comme eux, tu sais.

    Je lève les yeux, étonnée, et elle poursuit :

    — Ceux que Mortain t’enverra tuer. Ils ne seront pas tous comme l’éleveur de porcs.

    Mes oreilles sont sourdes à son avertissement. Je suis certaine que tous les hommes sont ainsi et je les tuerais tous avec joie.

    Mais elle insiste pour être sûre que je comprends parfaitement.

    — Il demandera des sacrifices, mais ce ne sera pas ton rôle de les remettre en question. Tu ne feras que le servir avec amour et obéissance.

    Une vague émotion envahit son visage, le souvenir de quelque douleur que je ne peux que deviner.

    — C’est la nature de notre tâche, dit-elle. Une foi inconditionnelle. Peux-tu faire ça ?

    — Et si je refuse ?

    — Alors, nous t’amènerons loin d’ici et te donnerons à un homme bon qui a besoin d’une femme.

    Je soupèse ce choix qui n’en est pas un du tout. Être enlevée du monde des hommes et formée à les tuer ou être donnée à l’un d’eux comme un agneau.

    — Si vous pensez que je peux être à la hauteur, révérende mère, je le ferai avec joie.

    Elle sourit et s’adosse à sa chaise.

    — Oh, tu es à la hauteur. Tu as déjà réussi la première épreuve.

    Quelque chose dans son sourire me rend mal à l’aise.

    — Vraiment ?

    L’abbesse hoche la tête vers le gobelet brisé sur le sol.

    — Ton vin était empoisonné. Suffisamment pour tuer un homme de deux fois ta taille. Tu as éprouvé un léger malaise, rien de plus.

    Je reste bouche bée devant le fait qu’elle ait si facilement avoué m’avoir empoisonnée et je me souviens de la sensation de chaleur et d’étourdissement que j’ai éprouvée plus tôt.

    — Maintenant, viens avec moi, dit l’abbesse en se levant et en allant ouvrir la porte. Annith va t’installer. Bienvenue au couvent.

    Chapitre 3

    Au moment où je sors du bureau de la révérende mère, une fille à peine plus jeune que moi attend. Tout comme l’abbesse, elle est d’une beauté remarquable, avec des yeux de la couleur de la mer changeante et des mèches de cheveux blonds s’échappant de son voile. À côté d’elle, je me sens miteuse et en loques, comme si ma seule présence représentait un sacrilège dans un couvent plein de beauté. Mais la jeune fille me sourit et glisse son bras sous le mien comme si nous étions amies depuis l’enfance.

    — Je m’appelle Annith, dit-elle. Nous allons te conduire à l’infirmerie.

    Même si je veux la suivre, même si je veux embrasser cette nouvelle vie qui s’offre à moi, j’hésite. Il y a une chose que je dois d’abord comprendre.

    — Attends.

    Annith penche la tête de côté.

    — Quoi ?

    — Si je n’avais pas réussi l’épreuve, est-ce qu’elle m’aurait laissée mourir ?

    Je sens un frisson m’envahir en songeant à quel point je suis venue près de rencontrer la Mort face à face.

    Une compréhension soudaine se lit sur le visage d’Annith.

    — Mais non ! L’abbesse serait allée chercher du bézoard pour neutraliser le poison ou elle aurait demandé une teinture d’amarante pour te réanimer. Maintenant, viens.

    Elle me tire doucement par le bras, et son attitude est si rassurante qu’elle chasse mes derniers doutes.

    Nos pas se répercutent faiblement sur les murs de pierre tandis qu’Annith me conduit le long d’un corridor flanqué de portes, et je me demande quels secrets cachent ces pièces et quand on m’autorisera à les apprendre.

    Annith s’arrête quand nous atteignons une longue pièce aux murs blancs et propres meublée d’une rangée de lits. L’air frais pénètre par la fenêtre, et j’entends le son des vagues qui viennent mourir sur le rivage rocheux au-delà. Une nonne vêtue d’un habit bleu nuit travaille à une table avec un pilon et un mortier. À notre arrivée, elle range minutieusement ses objets avant de se tourner pour nous accueillir.

    Elle est d’âge moyen, et sa guimpe noire ne rehausse pas sa peau olivâtre. Toutefois, elle s’agence à la vague moustache sur sa lèvre supérieure. Je suis soulagée qu’elle ne soit pas belle comme les autres. Au moins, je ne serai pas la plus laide ici.

    — La révérende mère nous envoie une nouvelle patiente ?

    Le ton joyeusement impatient de sa voix me semble inconvenant.

    — Oui, sœur Serafina, répond Annith. Elle a été sauvagement battue et elle a plusieurs contusions, possiblement quelques côtes brisées et des blessures aux organes internes.

    Je regarde Annith avec un nouveau respect. Comment a-t-elle appris tout ça ? A-t-elle écouté à la porte ? À voir son jeune visage délicat, je trouve difficile de l’imaginer faire une chose aussi fourbe.

    La nonne essuie ses mains sur un linge et marche jusqu’à une étagère de bois pour y prendre un flacon de verre. Il n’est pas aussi élégant ni aussi orné que le gobelet de cristal, mais il semble tout aussi fragile. Malgré cela, elle me le plonge dans les mains et me montre du doigt un paravent de bois dans le coin de la pièce.

    — Pisse dedans, s’il te plaît.

    Je fixe stupidement le flacon. La nonne regarde Annith.

    — Est-ce que son ouïe a été affectée, crois-tu ?

    — Non, ma sœur.

    Le visage d’Annith est solennel, l’image même du devoir respectueux, et pourtant je suis certaine d’y percevoir une lueur d’humour.

    Sœur Serafina se tourne vers moi.

    — Pisse, dit-elle d’une voix un peu plus forte au cas où Annith aurait tort à propos de mon ouïe. J’ai besoin que tu urines dans le flacon pour savoir si tu as des blessures internes.

    Je me sens mortifiée par cette demande, mais Annith me donne un petit coup de coude encourageant. Je m’empresse d’aller derrière le paravent où je trouve un pot de chambre. Je lève mes jupes, me mets en position et prie pour bien atteindre le flacon.

    La nonne parle de nouveau. Sa voix est basse, mais mon ouïe est parfaitement aiguisée après tant d’années à tenter de percevoir les humeurs de mon père.

    — Est-ce que la révérende mère l’a mise à l’épreuve ?

    — Oui, répond Annith. Avec le vin.

    — Que Mortain soit loué !

    Elle paraît réellement reconnaissante, et je n’arrive pas à imaginer pourquoi. Au moment où je sors de derrière le paravent, son visage ordinaire exprime l’exultation. Quand elle prend le flacon de mes mains, ses yeux brillent d’admiration, comme si elle venait de découvrir que je ne suis pas simplement un cheval de trait mais une jument pur-sang.

    — Annith va t’installer dans un des lits pendant que je vais préparer une tisane pour accélérer ta guérison.

    Elle sourit encore tandis qu’elle retourne à sa table de travail.

    — Par ici.

    Annith me tire doucement le coude pendant qu’elle me guide jusqu’à un des lits. Il est couvert d’un drap propre de lin blanc, et je suis terrifiée à l’idée de le salir.

    — Déshabille-toi, m’ordonne Annith. Je vais te donner un vêtement propre.

    Je me souviens de l’insistance de la révérende mère à propos de l’obéissance, mais je me rends compte que je n’arrive pas à me convaincre de faire ce qu’elle me demande. Comme la poussière sur ma robe en lambeaux salira les draps propres, je suis sûre que la vue de mon hideuse cicatrice ternira l’image qu’Annith a de moi. Je ne la connais que depuis quelques minutes, mais je crains déjà de perdre son affection.

    Elle revient près de moi en tenant une robe qui sent bon la lavande. Me voyant encore habillée, son visage s’adoucit.

    — Tu as besoin d’aide ?

    — Non, fais-je en m’entourant de mes bras. C’est seulement… je… ma chair est marquée de cicatrices et laide, et je ne veux pas que ma vue t’offense.

    — Balivernes, répond-elle en me tapotant le bras. Ici, au couvent de Saint-Mortain, nous avons toutes des cicatrices.

    Quand elle se retourne pour m’accorder un moment d’intimité, je ne peux m’empêcher de me demander ce que peuvent être ses cicatrices.

    Je me débarrasse de ma vieille chemise déchirée, certaine de sentir encore l’odeur nauséabonde des porcs là où Guillo m’a touchée.

    — La malédiction de Matrona, n’est-ce pas ?

    Je sursaute en entendant la voix de sœur Serafina. Impatiente de me couvrir, je passe si rapidement la nouvelle robe par-dessus ma tête que je deviens étourdie. J’attends que la sensation passe avant de me tourner vers elle.

    — Excusez-moi ?

    Elle indique d’un geste mon dos.

    — Ce dont ta mère s’est servi, mon enfant. Quand tu étais dans son sein.

    — Je ne connais pas le nom du poison de la sorcière.

    — Je le connais, dit-elle avec un regard débordant de compassion. Seule la malédiction de Matrona laisserait une pareille cicatrice. Maintenant, au lit.

    Annith demeure là pendant

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