L'Observateur Toubabou: Un reporteur français au Burkina Faso
Par Thibault Bluy
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À propos de ce livre électronique
Dans un témoignage original, au ton personnel et à la langue délibérément métissée, ce livre vous propose de revivre les événements fondateurs de la présente séquence : le premier attentat djihadiste à frapper Ouagadougou, mais aussi l’échec du coup d’État du général Gilbert Diendéré, la toute première passation de pouvoirs démocratique depuis l’Indépendance, ou encore la montée en puissance de mystérieuses milices d’autodéfense, engendrant des affrontements intercommunautaires qui font planer sur la « Patrie des hommes intègres » le risque d’une guerre civile.
« Un vade-mecum pour jeunes reporteurs, un riche document d’archive pour les historiens, et un savoureux voyage au cœur du Pays des hommes intègres pour les lecteurs amoureux de mots et de récits où palpite la vie, fragile et tenace comme une algue sur un rocher. » (Édouard Ouédraogo)
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Avis sur L'Observateur Toubabou
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Aperçu du livre
L'Observateur Toubabou - Thibault Bluy
L’Observateur
Toubabou
Thibault Bluy
L’Observateur Toubabou
Un reporteur français au Burkina Faso
LES ÉDITIONS LEN
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Toutes les photographies sont de l’auteur.
© Les Éditions LEN, 2020
ISBN : 978-2-411-00088-6
À mes grands-parents, à mes parents et à mes frères.
À Monsieur Édouard Ouédraogo, à ma famille d’accueil et à toute la chaleureuse équipe de L’Observateur Paalga.
À tous ceux qui m’ont reçu, ouvert les bras et permis de comprendre un peu de ce coin d’Afrique.
« Si vous parlez à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, vous vous adressez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous vous adressez à son cœur. »
Nelson Mandela
Préface
Zola à Ouaga
Partir fut longtemps une injonction faite aux journalistes et écrivains pour satisfaire le désir de connaissance du monde et d’exotisme du public occidental. Reporteurs et hommes de plume d’Europe et d’Amérique se ruèrent vers les autres continents, Asie et Afrique notamment, comme des gerfauts, semblables aux « Conquérants » de José-Maria de Heredia.
Albert Londres, Jack London, Lawrence d’Arabie, Joseph Conrad, Henry de Monfreid, Nicolas Bouvier, Ryszard Kapuściński, Gilles Lapouge, Sylvain Tesson… Pourquoi évoquer toutes ces augustes figures de flâneurs, d’arpenteurs infatigables de la planète, avaleurs insatiables de distances et grands conteurs ? Cette énumération de noms prestigieux à qui l’on doit tant d’odes sur « l’autre versant du monde » veut montrer que L’Observateur Toubabou s’inscrit dans une longue tradition de lettrés occidentaux partis à la découverte d’autrui.
Il ne s’agit cependant pas de lui trouver une glorieuse parentèle, mais de l’y inscrire pour mieux l’en extraire et affirmer sa singularité. D’abord, l’ouvrage s’intéresse principalement à une partie du globe peu explorée par les grands chroniqueurs et écrivains. Hormis Pierre Loti, qui évoque le Burkina Faso dans Le Roman d’un spahi – et encore, seulement la beauté de son coucher de soleil –, notre terre est quasi absente de la littérature et du journalisme de voyage.
Ensuite, Thibault Bluy ne regarde pas les hommes et les choses comme le ferait un entomologiste : il descend de la hautaine hauteur d’où le scientifique toise les autres, comble le fossé entre l’observateur et l’observé en s’incrustant chez l’hôte et en partageant sa vie. Lui-même se qualifie de Candide, mais, plus que le personnage voltairien, il est Zola à Ouagadougou.
Tableau réaliste
L’Observateur Toubabou est une œuvre de première main pour comprendre le pays pris dans les événements de 2015 et 2016, dont certains restent des histoires quotidiennes d’hommes et de femmes en lutte pour arracher du pain ou de la liberté tandis que d’autres participent de la grande Histoire et sont parfois, cinq ans après, toujours d’une brûlante actualité : le putsch sous la Transition, l’attentat du Cappuccino, le cancer terroriste qui a fini par métastaser, le printemps des milices d’autodéfense Koglweogo, etc.
Cela en fait un livre-témoignage où l’auteur, à la manière d’un portraitiste, saisit sur le vif et à grands traits le visage du Burkina en ces instants-là. Mais le tableau se veut réaliste, car cet artiste garde constamment à l’esprit la nécessaire objectivité du journaliste, qu’il sait menacée par l’émoi dans les grandes tragédies. « Vite, rédiger. Décrire ce que l’on a vu, entendu, senti. Surmonter ses émotions. Garder la patte ferme et laisser les faits tenir la plume. Leur crudité donne le ton, leur enchaînement dicte le rythme. Dans ces moments-là, ils se livrent bruts », relate-t-il si justement.
Sur cette terra incognita, le vingtenaire est à l’opposé de Tintin, le reporteur à la célèbre huppe blonde de Hergé. Contrairement à celui-ci, il est habité par le souci permanent de ne pas céder au sensationnalisme, comme en attestent les questions qui l’assaillent quand il va interviewer le propriétaire du café Cappuccino, qui a perdu dans l’attaque terroriste du 15 janvier 2016 son outil de travail et des membres de sa famille : « Tout au long du trajet, des dilemmes éthiques me torturent. Comment éviter le sensationnalisme ? Comment exprimer la cruauté et l’arbitraire sans pour autant verser dans le putassier ? Comment aborder un malheureux dont le sort a été si brutalement éprouvé ? »
Mélodie des mots
Toutefois, si son souci premier est d’informer, de tenir le citoyen éveillé sur la marche du monde, le rédacteur a aussi conscience que la narration lui donne une grande force de subjugation, et que le lecteur peut succomber à la musique des mots, tel un naja sous la flûte du charmeur de serpent. L’auteur de L’Observateur Toubabou embouche ainsi de nombreux champs lexicaux, car il sait que le reportage bascule dans la littérature quand il mêle la précision journalistique et l’invention stylistique, comme le note Paul Aron.
Tel qu’il le raconte, c’est en partie la curiosité linguistique qui amène le tout frais diplômé à solliciter un poste à L’Observateur Paalga, envoûté qu’il est par l’idiome burkinabè, fait de vocables morts en France mais ressuscités ici, d’africanismes, d’expressions et d’images qui se créent au jour le jour sous le stylo des hommes de presse. Un cocktail qui le séduit parce qu’il aime les belles lettres, et que sa plume puise tout autant dans les dictionnaires que dans le langage qui s’invente dans les cités de notre continent. Son écriture orchestre d’improbables mais heureuses rencontres de termes, qui, sans lui, ne se seraient jamais retrouvés dans la mélodie d’une phrase ou le tumulte d’une même page.
« L’accueil est délibérément plus algide que la veille. L’homme de tenue impatronise un journaliste de la télévision nationale, par ailleurs chargé de communication d’une éminente administration. […] Je me défends d’avoir déclenché une querelle qui préexistait à mon immixtion, et contre-attaque en relayant les griefs des activistes à l’encontre des corps habillés », peut-on par exemple lire.
Ce texte, qui rassemble également les comptes-rendus de multiples escapades dans la sous-région, est bâti comme un grand reportage. Il fourmille d’anecdotes, d’images, de détails qui « donnent à ressentir ce que l’on a soi-même ressenti », suivant ce que l’on enseigne dans les écoles de journalisme. L’auteur y parcourt tous les registres de la langue, du plus soutenu au proprement familier voire argotique, des néologismes de son cru au français vieilli que presque plus personne ne parle mais qu’il se plaît à remettre au goût du jour. Une occasion en or, pour tout un chacun, de dépoussiérer et d’étoffer son vocabulaire.
Chronique d’une époque
Nicolas Bouvier conclut, dans L’Usage du monde, que l’on croit faire un voyage alors que c’est le voyage qui nous fait ou nous défait. Thibault Bluy, jeune Français ayant la fringale de l’aventure, a débarqué à Ouaga un jour de juillet 2015 ; il en est reparti sans doute changé, avec un nouveau nom de baptême – Toubabou – qui sonne comme une renaissance, et, de notre nation, il est devenu le chroniqueur d’une époque de gésine.
Pour toutes ces raisons, L’Observateur Toubabou est un vade-mecum pour jeunes reporteurs, un riche document d’archive pour les historiens, et un savoureux voyage au cœur du Pays des hommes intègres pour les lecteurs amoureux de mots et de récits où palpite la vie, fragile et tenace comme une algue sur un rocher.
Édouard Ouédraogo
Directeur de publication de L’Observateur Paalga
Ouagadougou, septembre 2020
Pourquoi
L’Observateur Toubabou ?
« L’Afrique n’intéresse plus. » Le verdict de cet éditeur parisien aurait dû condamner mon projet d’ouvrage. Il n’a fait que décupler mon envie d’écrire.
Écrire pour raconter cette extraordinaire succession d’événements, passée largement inaperçue en France, qu’il m’a été donné de couvrir en seulement dix mois au Burkina Faso, entre juillet 2015 et mai 2016 : une tentative de coup d’État, un tour cycliste international, la toute première transmission de pouvoirs entre civils depuis l’Indépendance, le premier attentat djihadiste à Ouagadougou, l’émergence d’obscures milices d’autodéfense… Autant de bouleversements, pour la plupart fondateurs, qui permettent de mieux appréhender les difficultés politiques et sécuritaires auxquelles ce pays si attachant est depuis confronté.
Écrire, également, pour partager le plaisir que j’ai eu à (re)découvrir ma propre langue. Paradoxalement, c’est dans ce petit bout d’Afrique que j’ai appris à aimer ce qui est désormais moins l’idiome de Molière que celui de Senghor{1}. Intraitable sur les fondamentaux, aussi prompt à ressusciter des expressions oubliées qu’à en concevoir une infinité de nouvelles{2}, c’est ce français métissé, fier, foisonnant de toutes ses influences que je me suis ingénié à transcrire pour faire vivre les péripéties du quotidien comme de mes voyages (ouest du Burkina, Ghana, Côte d’Ivoire, Bénin, Togo), dont les carnets sont compilés dans une seconde partie.
Écrire, enfin, pour promouvoir une autre perspective. Pas celle d’un envoyé spécial, ni d’un correspondant expatrié, mais d’un Français qui va progressivement se glisser dans la peau d’un reporteur burkinabè. Il n’y parviendra jamais pleinement, puisque même après une année sous le soleil africain, l’inconnu le considérera toujours comme un étranger. L’Observateur Toubabou{3} essaie d’exploiter cet interstice, en relatant tout ce qui a frappé le Blanc sans forcément trouver sa place dans L’Observateur Paalga, le journal national pour lequel je travaillais.
« L’Afrique n’intéresse plus », et pourtant elle a réussi à me séduire, à me passionner, à me transformer, moi qui n’avais a priori pas d’attirance particulière pour elle. Alors, pourquoi pas vous ?
Tropicalisation
À Monsieur Édouard Ouédraogo
Directeur de L’Observateur Paalga
Objet : Candidature spontanée pour un poste de journaliste
Paris, lundi 1er juin 2015
Alger, juillet 2014. Le rédacteur en chef du site pour lequel je travaille, Algérie-Focus, me confie l’écriture d’un article sur les pourparlers de paix au Mali, qui viennent de débuter dans la capitale algérienne. Je lance une recherche internet. L’un des premiers liens m’oriente vers L’Observateur Paalga. Je suis frappé par la qualité rédactionnelle et la pertinence de raisonnement du journaliste. Inspiré, j’intègre l’une de ses réflexions dans mon papier. Et garde en mémoire ce titre comme une référence de la presse africaine.
Trois mois plus tard, la rue pousse le président Blaise Compaoré à quitter le pouvoir, après vingt-sept ans à la tête du Burkina Faso. Un processus de transition est mis en place : plus de 2 800 associations sont créées en quelques mois, les forces politiques s’organisent, la flamme révolutionnaire allumée par Thomas Sankara peu à peu se ravive… Je suis les événements avec passion, depuis Paris où j’ai dû rentrer terminer mes études.
Nous sommes aujourd’hui début juin. Mon diplôme de Sciences Po en poche, que faire ? Être embauché par une chaîne de télévision hexagonale, comme m’y prédestine ma spécialisation en audiovisuel ? Mes semelles de vent balaient cette perspective d’une puissante bourrasque. Je suis jeune, je n’ai pas d’attache, il me faut repartir. Comme à Hong Kong pour ma troisième année d’échange universitaire, comme en Algérie pour mon stage de master. Le Faso s’impose comme une évidence. Et resurgit L’Observateur Paalga.
En herbivore de l’information, j’en engloutis les meilleures feuilles. Je croque son histoire, avale ses reportages, digère ses analyses. Jusqu’à satiété ? Bien au contraire, cette mise en bouche ne fait qu’aiguiser ma curiosité, attisant ma soif de découvertes. Il faut absolument que mes ailes de voyageur portent ma plume jusqu’au Pays des hommes intègres, là où la plaie fumante d’un régime moribond pourrait bien démocratiquement cicatriser, dans l’éternité d’un si proche avenir.
Inutile de vous préciser que j’aime écrire. Je maîtrise également les outils numériques et je sais filmer, monter, mixer des vidéos. En exerçant à l’étranger, j’ai appris à me familiariser avec d’autres habitudes de travail. J’ai été confronté à des conditions professionnelles très diverses, et surtout j’ai pris goût à évoluer dans ces environnements très éloignés du confort français. J’espère désormais avoir la chance de mettre mes compétences au service de votre collectif.
Dans l’attente de votre réponse, et l’impatience de vous rencontrer, je vous prie de croire en ma sincérité, et d’accepter l’expression de mon plus profond respect.
Bien à vous,
Thibault Bluy
*****
Un mois et demi plus tard…
Atterrissage
La chaleur moite d’une nuit d’orage enveloppe l’aéroport de Ouagadougou. Postés derrière leur caméra thermique, les techniciens d’une brigade sanitaire tentent de repérer les voyageurs fiévreux. Ils distribuent des questionnaires pour savoir si certains ont récemment séjourné dans l’un des trois pays les plus touchés par l’épidémie de virus Ebola – Guinée-Conakry, Liberia, Sierra Leone{4}. Le carnet jaune de vaccination est scrupuleusement inspecté, les formalités administratives plus vite accomplies.
Alors que je guette la livraison de mon sac sur les lanières en plastique noir du tapis, un bagagiste m’interpelle : « Bonsoir patron, c’est comment ? Vous avez pas 1 euro pour moi ? » Interloqué, j’examine l’homme. La quarantaine, il a l’air bien mis sous son gilet fluo. Si un digne travailleur comme lui quémande de l’argent, à quel désolant spectacle vais-je assister dans les rues de la capitale ? La bretelle de mon barda me tire de cette embarrassante situation.
Malgré plus de deux heures de retard sur l’horaire annoncé, les deux amies françaises qui devaient me récupérer sont bien là, souriantes : « T’inquiète, on vient seulement d’arriver. On était dans un bar, on a démarré quand on a vu l’avion passer ! » Bâtie en périphérie dans les années 1960, l’aérogare se trouve aujourd’hui en plein centre-ville. Les appareils volent si bas qu’on peut aisément lire le nom de la compagnie sur leur fuselage.
On jette mon bataclan dans un vieux taxi défoncé. Le lion Peugeot s’accroche cahin-caha au pare-chocs arrière. Il n’y a pas de ceinture de sécurité, et la portière ferme mal. Le moteur s’ébroue, secouant l’habitacle comme un lave-linge son tambour. Imperturbable, le pilote braille des politesses en faisant crachoter son débris de pot d’échappement dans les artères de la ville. Un clignotant larmoie à gauche. D’un seul coup, l’éclairage public disparaît, et avec lui la route bitumée. Sommes-nous toujours à Ouagadougou ? Oui, nous pénétrons même dans la « Zone du bois », l’un de ses secteurs les plus huppés.
Le conducteur nous dépose devant le gardien et les barbelés d’une résidence pour expatriés. Le lourd portail à peine franchi, l’une de mes camarades remarque qu’elle a perdu son téléphone. L’autre le fait sonner. « Bip, bip… Oui ? Allô ? » La voix du chauffeur. « Il n’y a même pas de problème, je finis ma course et je vous le ramène ! » Un quart d’heure plus tard, c’est chose faite. L’étourdie peut de nouveau éclairer la piscine avec la torche de son portable dernier cri. Bienvenue au Pays des hommes intègres{5} !
Premiers pas
La touffeur me tire de la léthargie vers le milieu de matinée. Je desserre mes mandibules, tentant de m’extirper de la moustiquaire dans laquelle je suis empêtré. Un comprimé antipaludéen avalé, je pars explorer mon nouvel écosystème.
Je déambule d’abord dans le quartier, au hasard de mes sens émerveillés. C’est l’Afrique telle que je l’avais imaginée, avec ses enfants aux fripes colorées, courant, s’écriant, suant dans la poussière des terrains de latérite ocre, sous le bleu et blanc d’un ciel ouvert à 180 degrés. Pour parfaire le cliché, une vieille femme en tenue d’éboueur ramasse les ordures, secondée d’un bourricot efflanqué.
Je poursuis jusqu’à une première voie goudronnée. Rapidement submergé par la déferlante ininterrompue des deux-roues, je lutte de longues minutes pour m’infiltrer dans les rares creux. En vain. Traversée impossible. Je sonde à bâbord. À tribord. Aucun gué à l’horizon. Pantois, je m’apitoie sur mon sort de piéton. Ce n’est qu’un début.
Sur l’axe parallèle, le fameux boulevard Charles-de-Gaulle, j’avais repéré une ligne de bus desservant le centre-ville. Je me poste devant ce qui pourrait correspondre à un arrêt. Des années après, j’attends toujours.
Me refusant à emprunter un taxi, je continue pédestrement. La meilleure idée de la journée. Mes avant-bras ne tardent pas à roussir, mon tee-shirt à auréoler de transpiration, mes souliers à se couvrir de terre battue ; mais la marche reste le meilleur moyen de nouer contact avec des inconnus. Je me fais aussitôt accoster par des marchands de meubles dont les canapés, commodes et armoires sont exposés à même les vents mauvais de l’avenue. Près de l’université, c’est au tour des photographes de m’offrir leurs services pour me tirer le portrait dans leur studio de rue.
Plus j’approche du cœur touristique de l’agglomération, plus le manège s’intensifie. Des hordes de camelots ambulants m’assaillent de cartes postales, d’aquarelles, de statuettes en bronze, de porte-clés, de colifichets artisanaux. Je pare les coups poliment, prenant le temps de « regarder pour encourager ». Je riposte uniquement quand l’estocade se fait trop agressive. La passe se termine à chaque fois dans la bonne humeur : « Même si tu m’achètes rien, on peut quand même discuter ! » Effectivement, on peut.
C’est ainsi que je rencontre Ali. Après avoir essayé de me vendre des CD, le rasta aux courtes dreadlocks propose de devenir mon guide. C’est gentil, mais je n’ai pas d’argent – c’est vrai, je n’ai pas encore changé mes euros. « Cool, Raoul, c’est juste pour me balader avec toi ! »
Ali me raconte qu’il avait l’habitude de convoyer mes « frères blancs » en pays dogon malien, de leur montrer Bobo-Dioulasso, puis de descendre au Togo et au Bénin, avant de revenir à Ouagadougou. Depuis la crise au Mali, les vacanciers européens sont de plus en plus rares. Le trentenaire se « maintient » comme il peut, grâce à de « petites affaires » : louer sa moto, écouler quelques bibelots, « prester{6} »…
La semaine, le petit Peul au teint noir, les pommettes scarifiées en forme de griffures de tigre, guette le chaland depuis son « QG », tapi sur le parvis d’un restaurant voisin du Marché central. Les vendredis et samedis soir, il s’autorise une « tournée » des cafés musicaux où se produisent ses copains. Et le dimanche, il s’allonge dans un parc pour y pincer frénétiquement les cordes de sa mandoline en calebasse.
J’ai ponctuellement croisé cet artiste militant. En première ligne de la révolte contre le coup d’État, dans les bazars ou les maquis{7}. Souvent, il a insisté pour prendre en charge ma « Brakina{8} ». Quitte à y laisser ses derniers francs, et à devoir trottiner plusieurs kilomètres pour rallier son gourbi.
Je n’oublierai pas non plus que c’est lui, bien qu’analphabète, qui m’a payé cette après-midi-là mon tout premier exemplaire de L’Observateur Paalga{9}, le périodique pour lequel j’allais travailler les dix prochains mois.
Autopsie d’un canard
Je débarque au journal par un matin d’orage, trempé jusqu’aux os. Moi qui pensais retrouver un peu de chaleur en poussant la porte de la rédaction, je ne reçois pour tout réconfort qu’une bouffée d’air climatisé et l’amabilité glaciale d’un jeune homme pianotant sur sa mini-tablette. Même en quêtant quelques salamalecs, je ne récolte pas plus fructueuse aumône que l’écho assourdissant des trombes d’eau s’abattant sur le toit de tôle.
La caisse de résonance s’emplit à mesure que les nuages se délestent. Mes pairs entrent au compte-gouttes, impeccablement secs, tous plus fringants les uns que les autres. Je n’arriverai plus jamais en avance.
À 10 heures précises, les chefs déclarent la réunion ouverte. Nous sommes dimanche. Comme il n’y a pas d’édition du jour ou de la veille à critiquer, les échanges portent sur les sujets à traiter pour la parution du lendemain. J’ai beau prêter une oreille attentive, je peine à saisir de quoi il est question.
Personne ne se soucie de l’intrus jusqu’à la fin des débats, où l’on me demande de prononcer quelques mots. « Tu peux pas parler moins vite, on pige rien ! », me coupe dès la deuxième phrase un fort accent africain. Je ne les comprends pas, ils ne me comprennent pas… la coopération s’annonce compliquée.
La séance levée, le directeur des ressources humaines sort sa blouse d’ancien infirmier