L'habit vert pâle: Souvenirs d’une gynécologue du siècle dernier
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Un récit imagé, palpitant, plein d’humour et de rebondissements !
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Aperçu du livre
L'habit vert pâle - Jeanine Henry-Suchet
L’habit vert pâle
Jeanine Henry-Suchet
L’habit vert pâle
Souvenirs d’une gynécologue du siècle dernier
Les Éditions Chapitre.com
31, rue du Val de Marne 75013 Paris
Du même auteur
La Fontaine Couverte, Julliard, 1984 (prix Gironde du premier roman provincial), réédité en Press Pocket en 1991.
L’écrevisse bleue, Chapitre.com, 2016
© Les Éditions Chapitre.com, 2020
ISBN : 979-10-290-1089-7
L’amphithéâtre
Novembre 1953. Service du Professeur Henri Mondor
La vieille femme aux cheveux gris est assise sur une chaise, l’air perdu, sur la scène de l’amphithéâtre de la Salpêtrière, à Paris. Elle est maigre, avec un grand nez busqué qui saille au milieu des rides en craquelures. Sous ses mèches grises, éparses, ses yeux noirs ont un regard effaré, l’exact regard d’une poule qu’on arrache à ses sœurs pour l’étrangler.
En face d’elle, sur les bancs en gradins, deux cents étudiants en médecine, des débutants dont c’est le premier jour d’hôpital, le premier contact avec un malade. À côté de la vieille femme, sur la scène, Morel, le chef de clinique, brun aux cheveux ondulés, chemise bleu clair et cravate de soie sombre à motifs rouges sous la blouse blanche. Il incline sa haute taille et dit, avec beaucoup de politesse :
– Je vous remercie, Madame, d’avoir accepté que j’expose votre cas à nos nouveaux stagiaires. Vous leur rendez un grand service. Si vous le voulez bien, je vais leur montrer la boule qui est dans votre sein.
La vieille femme dégrafe, un à un, lentement, les boutons de sa chemise de toile blanche, la chemise de l’Assistance Publique. Son sein apparaît flasque et ridé, déformé par une tumeur irrégulière.
– Vous remarquerez, dit Morel, que cette lésion adhère à la peau qui plisse comme celle d’une orange : c’est le signe du capiton. Elle rétracte le mamelon.
Le chef de clinique, grandi encore par l’estrade, se redresse du haut de ses 1m85 et toise la foule muette de ces garçons et filles de vingt ans :
– Le sein est un organe noble, très différencié, comme le cœur, le cerveau, l’utérus. Il est prévu pour une fonction particulière, l’allaitement. Son atteinte, celle des canaux qui donnent le lait ou galactophores, est un épithélioma…
– Je vous remercie, Madame. Vous pouvez regagner votre lit maintenant.
Deux infirmiers boutonnent rapidement la chemise et s’emparent de la vieille dame ; un brancard l’emmène, l’air toujours perdu, possiblement fière d’avoir été l’attention de tant de gens.
Le ton de Morel change :
– Je vous disais donc que le sein est un organe noble, très différencié. Les cancers s’y développent avec fréquence et sont sévères. Heureusement, la rapidité d’extension diminue avec l’âge. Chez cette femme de quatre-vingts ans, aucune thérapeutique n’est nécessaire. Le cancer va grandir lentement et peu à peu envahir l’organisme, mais elle mourra sans doute bien avant, d’hypertension ou d’autre chose…
« Le sein est un organe noble »… Cette phrase répétée deux fois a vibré dans la salle, scandée par la belle voix grave de Morel, une voix d’acteur aux intonations précises. La phrase a tournoyé sous les néons de l’amphithéâtre, a fait mouche, frappant d’un seul impact deux cents cerveaux de vingt ans. Ces garçons et ces filles, hier encore, auraient ri d’un air salace en apercevant une poitrine de femme, même fripée comme celle d’une grand-mère. Ils ont compris, une fois pour toutes, que rien n’est obscène en médecine et les organes cachés d’une femme seront pour eux désormais, l’objet d’attention respectueuse.
Le choix d’une femme âgée, le choix du cancer avec son aura maléfique, n’étaient sans doute pas dus au hasard : l’objet était trop éloigné de l’attrait sexuel pour exciter le désir des garçons, le rire honteux des filles. C’était un sein, un des endroits tabous de la femme et personne n’a bronché, ni ri. Tous ont découvert que le corps humain et ses organes sont pour le médecin, choses nobles.
Après le cours, une surveillante à la haute coiffe barrée de noir répartit les stagiaires en groupes pour suivre la visite en salle. C’est une vaste salle de l’Assistance Publique aux murs blancs, illuminés de hautes fenêtres. Cinquante lits s’y alignent où souffrent, dorment, défèquent, des opérés de « mou » : intestin, appendice, hernie. Ce qui frappe d’abord, le premier jour, c’est l’odeur. Ce remugle d’urines, de sueur, de moisi, d’éther… Duval, l’interne, blond, frisé, souriant, conduit le troupeau des stagiaires et leur explique les cas d’un air important :
– Hernie étranglée, opéré de deux jours. Vous voyez, la flèche sur la pancarte indique le jour de l’intervention. La ligne bleue est la température : 38.7 °C hier, 38.2 °C ce matin, c’est normal. Le rouge, le pouls, qu’on prend également matin et soir. Ces bandes hachurées, la tension. Et ce point d’exclamation ici indique la chose la plus importante qui puisse arriver pour nous à un opéré. L’index pointé sur moi, jolie fille grande et blonde, fraîchement débarquée de sa Savoie natale.
– Vous allez me dire quoi Mademoiselle… Comment, vous ne savez pas ? le pet ! le pet ! Proutt !
Il rit, ravi de la plaisanterie et l’opéré rit aussi, jovial :
– C’est vrai, j’ai fait proutt ! Hier.
Tout le monde s’esclaffe, tandis que je rougis et me trouble…
Dans le lit suivant, cet homme perfusé, las, est opéré de l’estomac. On lui en a retiré les deux tiers. Il commence à manger : alimentation liquide, puis bouillies…
– Un cancer ? Dis-je étourdiment à mi-voix.
– Un petit ulcère tout à fait bénin, dit l’interne, le regard sévère…
Quelques minutes plus tard, il m’entraîne dans le couloir :
– Vous apprendrez, ma jeune amie, qu’il est quatre mots que l’on ne prononce jamais dans une salle de malades : les mots cancer, tuberculose, mort et morgue…
Je suis honteuse de ma bêtise et pleine d’admiration pour ces hommes en blanc, de peu mes aînés, qui savent tant de choses ; ces prêtres au langage ésotérique pour qui un sein est un organe noble, un pet, la plus importante chose qui puisse arriver…
– Allons, dit l’interne un peu plus tard, pour vous montrer que je ne vous en veux pas, je vais vous apprendre à faire une injection intraveineuse… C’est l’heure du calcium du 27.
Le 27 est âgé et maigre. Opéré de la vieille, il sommeille ; ses bras sont gonflés de veines noueuses, bleutées comme les rivières d’une carte de géographie.
– Rien de plus facile, elles sont énormes et apparentes. L’injection est prête, dix millilitres dans cette seringue de verre ; je mets le garrot, vous désinfectez avec ce coton imbibé d’alcool et vous appuyez d’un coup sec : Voyez, le sang pénètre aussitôt dans l’aiguille… J’enlève le garrot et vous injectez avec douceur.
J’ai enfoncé l’aiguille d’un coup sec. Le sang, un petit nuage noir et floconneux, a pénétré dans le liquide transparent de la seringue. J’appuie sur le piston de verre et l’enfonce, lentement. Je fais le geste qui soigne, qui guérit ; c’est beau comme d’entrer dans une cathédrale.
Souvent, dans mon enfance, j’ai assisté aux soins donnés par la religieuse infirmière du village, sœur Yolande, qui vivait dans une petite maison près de l’église et qui allait, cornette au vent, sur sa bicyclette, faire des injections d’antibiotique ou d’autres médications aux malades. Souvent, appelée par ma mère, j’ai vu, enfant, la seringue et l’aiguille bouillir dans une casserole, j’ai vu s’enfoncer l’aiguille dans une fesse, dans un bras. À chaque fois, c’étaient la répulsion, la peur, l’idée de quelque chose qui fait mal, un petit frisson d’horreur à réprimer. Et aujourd’hui, ce geste simple, enfoncer l’aiguille, ce geste qui traite, qui guérit. C’est un pacte de puissance. Oublié, envolé à tout jamais, le frisson d’horreur de mon enfance. Je fais désormais partie du monde des prêtres en blanc, des magiciens. L’enchantement persiste tant que s’enfonce le piston. Tout à mon rêve, je n’entends pas le grand-père qui gémit, je ne vois pas la veine qui bleuit et éclate, et cette boule qui se forme sous la peau du bras…
– Arrêtez ! dit l’interne, vous avez traversé la veine. Le calcium, ça fait mal, vous savez ! D’un geste rapide il a retiré la seringue, masse le bras douloureux avec une compresse.
– Ce n’est rien grand-père, ce n’est rien…
Je me mords les lèvres, honteuse de ma bévue ; mais ce qui importe, c’est que j’ai agi, agi sur un être humain. Comme Alice à travers le miroir, je suis passée d’un coup du monde des hommes ordinaires vers celui des gens qui savent et qui sauvent. Éblouie, je suis entrée en médecine.
Dans le jardin de la Salpêtrière, les arbres dépouillés par novembre et la chapelle octogonale au toit d’ardoise bleue rappellent un tableau de Buffet. Un anorak y met une note savoyarde. Je repars lentement vers la Faculté : j’ai laissé mon cœur à l’hôpital.
J’avais pourtant rêvé d’autre chose : littérature, théâtre… Et c’est par la volonté d’une mère veuve à qui l’on pouvait difficilement dire non que j’étais passée d’un brillant bac littéraire à une année de Sciences Expérimentales, obtenant cependant qu’après l’année préparatoire à Lyon, c’est à Paris que se passeraient les études de médecine.
Paris, la ville du Conservatoire, de la Comédie Française !
« Je laisse passer le mois de novembre et je m’inscris au cours Simon… »
Je ne devais jamais y aller. En cette première semaine d’hôpital, il m’avait été révélé un théâtre où souffraient, s’agitaient, pleuraient sur leur santé perdue, la foule des hommes et des femmes, les vrais hommes et les vraies femmes, les malades. Un théâtre où dominaient, régnaient, une poignée d’acteurs, de régisseurs, de metteurs en scène, qui avaient, eux, la connaissance de la santé, de la vie. C’était autrement grisant, autrement prenant aux entrailles que l’emprise momentanée du comédien sur une salle de spectateurs, réunis là par les lois de la curiosité et du hasard. Ils vont vibrer, rêver, pleurer au rythme imprimé par l’acteur, mais ils s’égayeront ensuite par les rues de la ville, les couloirs du métro, ne gardant qu’un souvenir subtil et vite évanescent de leurs émotions passées…
Le médecin, lui, agit et sculpte sur la vie, son empreinte peut être définitive. Le théâtre, d’ailleurs, il l’a, et je l’aurai sans doute un jour. L’amphithéâtre n’en est-il pas un ? Un cours de médecine, s’il est conçu comme celui de Morel avec sa sorcière (la vieille femme au sein mangé d’un crabe), ses accessoiristes infirmiers et le conférencier-vedette, n’est-il pas chose vivante, chose belle, comme les paroles de Paul Valéry que j’ai déchiffrées au fronton du Palais de Chaillot le jour de mon arrivée à Paris il y a quelques jours ?
« Le sein est un organe noble… », Ah ! mon salaud, comme tu l’as bien préparé, comme tu l’as bien dit de ta belle voix grave. Et cette petite respiration, cette cassure avant de reposer sur terre nos imaginations envolées par un détail technique : « très différencié ».
Avec « noble », nous étions partis vers les étoiles, la chevalerie, l’élite, Roland le preux et Durandal, son épée. Une petite respiration et hop ! la voix retombe, nos imaginations retombent, « très différencié » : Le mot « noble » n’était pas utilisé comme un symbole de grandeur mais de spécificité technique. Il n’était ici qu’un terme médical. C’était moins beau, moins grand ! Non, c’était peut-être mieux, puisqu’après une nouvelle pause plus longue, où Morel a tenu l’auditoire sous le charme de son regard circulaire, on remonte vers les hauteurs : « comme le cœur, le cerveau, l’utérus ». Ce n’est pas un choix de hasard. Ainsi le sein, qui nous faisait rire ou rougir la semaine précédente est aussi noble que les deux viscères puissants, profonds, indispensables à la vie, assimilés depuis des siècles à l’esprit de l’homme, à son âme, à son rayonnement. Et l’on envoie ensuite au firmament par ricochet, à côté d’eux, comble de l’habileté, l’autre tabou sexuel, l’utérus…
La pluie a cessé. Un rayon de soleil éclaire les étalages du Bon Marché : fruits et légumes, poissons, fromages. J’achète un kilo de pommes. Les cheveux blonds au vent, le capuchon d’anorak enlevé, je contemple non pas ces nourritures terrestres mais les facettes d’une sphère éblouissante qu’on appelle « Médecine ». Certes, l’aspect théâtral m’attire, mais il y a en plus le côté vertigineux de la connaissance nécessaire à la profession médicale. Cette somme de savoir qu’il faut assimiler et que d’autres hommes, un a un, pensée après pensée, ont décryptée pour vous comme un énorme puzzle. Il y a aussi la beauté du geste chirurgical, à mi-chemin entre l’artiste et l’artisan. L’aspect méphistophélique du dialogue en tête à tête avec l’autre, le malade, le dialogue toujours renouvelé, différent selon le médecin, différent pour chaque médecin selon le malade, dialogue de chat et de souris, de père et d’enfant, de gourou à disciple, écoute de l’autre, d’un être humain qui devant vous peu à peu révèle en même temps que les symptômes dont il souffre,