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Viens ! On rentre à pied
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Livre électronique458 pages6 heures

Viens ! On rentre à pied

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À propos de ce livre électronique

Thomas Chazal, tourneur au dépôt Sncf du Teil, en Ardèche, est arrêté en 1942 par la police vichyste, et livré aux autorités allemandes qui l’envoient dans une usine proche d’Auschwitz, en Pologne, pour y exercer son métier dans des conditions dantesques. Libéré par l’armée rouge, il se retrouve à Odessa, en Crimée. Mais, devant l’état lamentable de l’avion qu’on lui propose de prendre pour son rapatriement, il décide de rentrer en France à pied ! Près de trois mois d’un voyage de plus de 2000 km dans une Europe encore en cendres lui permettront de retrouver ce qui reste de sa famille ardéchoise. En permettant au lecteur de respirer plus librement grâce à des épisodes de calme et d’humanité, l’auteur parvient à ménager dans son récit - une histoire inspirée d’événements réels - des moments cocasses, dont on ne sait s’ils sont ou non le fruit de son imagination. Mais peu importe. Reste l’essentiel : un récit réaliste de la période sans doute la plus noire du xxe siècle. Un excellent roman. Aloïs BREITNER - Journaliste indépendant. On s’attache aux personnages. On vibre avec eux. On regrette de les quitter. Une suite ? Stéphanie BRUNET - Libraire
LangueFrançais
Date de sortie1 juil. 2013
ISBN9782312011783
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    Aperçu du livre

    Viens ! On rentre à pied - Gérard Cattant

    cover.jpg

    Viens ! On rentre à pied

    Gérard Cattant

    Viens ! On rentre à pied

    D’après une histoire vécue

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01178-3

    À L.-M, l’un des hommes

    les plus estimables que j’ai connus

    Gérard Cattant

    Notice

    Né en 1942 à Grenoble, Gérard Cattant, père de quatre enfants, enseigna pendant près de quarante années dans les écoles primaires de l’Isère et de la Drôme en tant qu’instituteur.

    A la retraite depuis 1997, il continue à se consacrer à l’une de ses passions, la musique, en dirigeant deux chorales.

    Lecteur passionné, il a décidé de passer le Rubicon, et d’écrire, en la romançant, l’odyssée d’un homme qu’il a bien connu et auquel il a voué une affection et une admiration sans bornes.

    Premier Livre

    LA JEUNESSE

    Chapitre 1

    VERS 1930 - LE TEIL (ARDÈCHE)

    Le mistral ! Comment concevoir la vallée du Rhône sans mistral ? Sans ce fleuve de vent, sans ce balayeur de ciel. Les gens du Teil, à l’instar des riverains du grand fleuve, prétendent qu’il s’installe chaque fois pour trois jours, ou six jours, parfois neuf jours ! Toujours par trois ! Et ne croyez pas, habitants du nord, que pour eux ce ciel d’un bleu profond, ce soleil resplendissant, soient le signe de beau temps. Quand le mistral souffle : « Quel mauvais temps, hé, facteur ! Il faut appuyer sur les pédales, hein ? »

    Mauvais temps… Pour eux peut-être… Et pour tous ceux que leurs activités contraignent à se déplacer à pied, à vélo. Les plus nombreux, en somme, en cette année 1930. Et qui se pressent vers l’atelier, vers l’usine, vers l’école, courbés en deux s’ils se dirigent vers le nord, ou paresseusement poussés s’ils filent vers le midi.

    Le mistral est capable non seulement de renverser les panneaux, d’arracher les tuiles romaines ou de joncher de branches les routes encore longées de platanes élégamment inclinés vers le sud, mais aussi de donner aux habitants une allure différente selon leur destination… Sans doute Eole cachait-il, parmi ses projets, celui de s’amuser un peu…

    Thomas se faufile, petite silhouette sombre, entre les murets des jardins et les arbres qui bordent la nationale. Non qu’il craigne la circulation, presque inexistante, mais bien plutôt pour se protéger des nuages de poussière soulevés par ce p… de vent ! Et il baisse la tête, et il protège ses yeux avec un pan de sa pèlerine de drap bleu nuit pour avancer tant bien que mal face au fleuve invisible et puissant. C’est qu’à dix ans à peine, et de surcroît chargé comme un baudet de ce cartable de cuir bouilli bourré de livres, de cahiers… et de billes de terre, il faut en faire un effort pour se rendre à l’école ! Et il se presse, Thomas, non pour ne pas être en retard, mais pour pouvoir, ne serait-ce que quelques minutes, partager les jeux de ses copains déjà arrivés dans la cour de récréation. Surtout en ce moment : c’est la période des « gendarmes et voleurs » ! Et Thomas, déjà réfractaire à l’autorité, tient à rester dans le camp des voleurs ! Gendarme, lui, il ferait beau voir ça !

    Mais le mistral, ce matin, va contrecarrer ses projets, et il arrivera tout juste à l’école pour voir la classe des grands s’aligner silencieusement devant la porte, sous le regard faussement sévère de M. Justin, le directeur, et la menace du sifflet à roulette « comme celui des flics… »

    Thomas est un enfant sage, mais que l’injustice révolte. Vous me direz que tous les enfants sont dans ce cas… Bien sûr, mais certains finissent par la supporter. Pas lui. Pas ce fils d’ouvrier cimentier, déjà atteint par la silicose, aux poumons durcis par la chaux. C’est dans cette petite enfance, entre sa mère qui partait dès potron-minet faire des ménages chez les bourgeoises de la rue Kléber, et son père, tout aussi matinal, qui enfourchait son vélo pour se rendre à Lafarge, le hameau sur la route de Nîmes, où il prendrait son service dans l’immense carrière à ciel ouvert, c’est dans cette enfance qu’il apprit qu’il y a des travailleurs, et qu’il y a des gens pour qui on travaille. De là sans doute l’injustice originelle.

    On l’aurait bien surpris, Thomas, si on lui avait dit tout ça ! Surtout à lui, pour qui l’école n’avait qu’un intérêt, en dehors de l’amitié, c’était le calcul ! Alors là, oui, le bonheur de raisonner, celui de trouver un résultat, si possible avant les copains ! Et la félicité qui le prenait lorsque le maître, de guerre lasse, lui demandait :

    - Thomas, tu veux bien aller expliquer les divisions à virgule à Marcel, moi, j’y renonce !

    Lors donc, le calcul, et tout ce qui tournait autour : les leçons de choses également, avec leurs expériences, lui étaient des moments de pur plaisir. Mais hélas, l’école primaire n’est pas constituée uniquement de ces matières bénies ! Il y a le français, avec sa cohorte de tourments : orthographe, grammaire, conjugaisons, vocabulaire (ça, encore…) et par-dessus tout, la dictée du samedi matin ! Ah ! Cette dictée ! Ce texte qui s’ingénie à fourrer sous votre porte-plume les pires pièges sadiquement placés là par un Père Justin qui perd ce jour-là tout le crédit accumulé pendant la semaine.

    Bon. Lorsqu’il s’agit de raisonner un peu, les pluriels, les accords avec le verbe, ça va encore… Mais l’usage ! Pourquoi souris est au fond toujours au pluriel, et pas ami ? Et pourquoi « ressembler » se dit-il « r-eu-ssembler » et non « r-ai-ssembler » ? Pourtant il y a deux « s », m’enfin ! Et après, on dit que je fais des fautes ! Et surtout : pourquoi les mots ne s’écrivent-ils pas comme on les prononce ?

    Thomas était tenté de penser que les dictées avaient été inventées à sa seule intention, dans le but non avoué de lui pourrir les heures passées à l’école le samedi. Et pourtant, il l’aimait, cette école de La Violette. Il aimait sa cour plantée de platanes et d’un très vieux marronnier qui se couvrait de tellement de grappes roses au printemps qu’on ne voyait que lui de loin… Il aimait l’odeur de craie et d’encre violette mêlée de sueur, l’été. Et puis il aimait M. Justin (sauf le samedi matin…) malgré ses emportements aussi passagers qu’impressionnants. Thomas d’ailleurs soupçonnait le maître de feindre parfois ces fameuses colères qui terrorisaient surtout les petits de la classe de sa femme. Comment expliquer sinon la promptitude qu’il mettait à calmer son courroux, puis à reprendre son propos d’une voix douce et tranquille… Il y avait de la magie là-dessous… de la magie, ou de la comédie ?

    Thomas avait le sentiment plus ou moins diffus que le maître l’aimait bien. Bien sûr, il n’était pas le préféré… d’ailleurs, M. Justin n’en avait pas. Il faisait régner une atmosphère de justice dans l’école. Mais bon, quand même, lorsque le maître se penchait en souriant vers ce petit gars brun, au teint presque basané - on ne crapahute pas dans le maquis des collines dominant le Rhône sans en revenir avec un teint de petit moricaud, comme on disait alors - Thomas ne pouvait s’empêcher de lire dans ce regard clair, dans ces yeux souriants, la marque de l’affection.

    M. Justin était du nord ! Non, pas de Lille ou même Paris, mais il était né à Lyon. Et pour les habitants de la vallée, dès qu’on dépasse Valence, on est dans le nord, avec son cortège de frimas, de nuages, de neige et de glaciers : la preuve, c’est que le coupant Mistral venait de là, d’abord ! M. Justin avait beau exhiber à ses élèves quelques photos de sa ville natale, et protester à propos de son climat, baste ! Il était et resterait du nord ! Et Lyon demeurerait pour les enfants du cours moyen une ville construite au bord de la banquise… ou presque !

    Il y avait autre chose : M. Justin parlait « pointu ». Il privait notre belle langue de ses accents toniques, qui vous faisaient chanter la voix. Il vous transformait les « inn », les « ann », les « onn » en ternes syllabes courtes et sans cette résonnance qui vous habille les mots. Remarquez, on le comprenait bien, parce qu’il parlait lentement. L’ennui, c’est qu’il luttait contre notre accent « chantant », comme il disait. Il faut dire que, en ces temps reculés, la mode des particularismes régionaux n’était pas de mise, l’administration de l’Instruction Publique préférant continuer l’œuvre fédératrice du bon parler, en gommant autant que faire ce pouvait les apports des « patois » régionaux. Cela dit, contrairement à certains instituteurs qui sévissaient contre les écarts de vocabulaire ou de prononciation dus davantage aux grands-parents qu’à l’étourderie, M. Justin préférait en sourire, tout en tentant de corriger, en vain le plus souvent, les plus gros abus… Le pire de ces particularismes, dans le souvenir du gamin de dix ans, c’est le mot : « disputer ». Combien de fois M. Justin n’avait-il pas expliqué :

    - Non, Pascal, je ne t’ai pas « disputé ». Je t’ai peut-être réprimandé, grondé, ou puni. Mais on ne dispute pas quelqu’un. Ça ne se dit pas ! On peut disputer une partie de cartes ou de pétanque, on peut « se disputer » avec son voisin, mais on ne « dispute » pas quelqu’un. Disputer est un verbe transitif, je te l’accorde, mais pas dans ce sens-là ! Ça y est ?

    Oui, ça y était… jusqu’à la prochaine fois !

    Thomas, donc, adorait son maître. Et il est de fait que son maître le lui rendait bien. Il savait qu’on pouvait confier au jeune garçon quelques menues tâches en étant assuré qu’elles seraient effectuées avec conscience : passer le balai, le matin, effacer le tableau d’ardoise, aider à allumer le poêle de fonte qui trônait au centre de la salle de classe, toutes ces « corvées » qui ont disparu depuis si longtemps de nos écoles, mais qui, sans doute, forgeaient un esprit de corps qui s’est peut-être un peu perdu aujourd’hui.

    En prime, le maître connaissait bien les parents de Thomas, et il les estimait. Louis, le père, qui ne manquait jamais, en passant devant l’école, de soulever sa casquette devant le « maître » en signe non d’amitié, mais de respect, Germaine, la mère, plus effarouchée, qui se contentait de baisser la tête en marmonnant un bonjour timide.

    L’instituteur acceptait cette déférence, car ce respect n’était pas pour lui. Il était tout naturellement dû par la population à ces « hussards noirs de la République », selon l’expression de Charles Péguy, le grand poète disparu pendant la Grande Guerre. Il appelait ainsi ces instituteurs de la troisième république qui portaient la bonne parole de l’instruction dans les recoins les plus retirés de la nation.

    Et Germaine, brave femme vieillie avant l’âge et tard mariée, à la suite des sacrifices qu’elle consentit pendant près de quinze ans pour soigner une mère impotente et acariâtre, et après un premier mariage qui dura peu, avait grossi jusqu’à handicaper ses gestes et sa démarche. Elle avait plus de cinquante ans alors que son fils était au cours moyen, mais celui-ci ne voyait en elle qu’une maman aimante et accueillante, même si elle haletait souvent et s’asseyait lourdement pour embrasser « son grand ».

    Elle avait épousé Louis en secondes noces douze ans auparavant, après un veuvage prématuré, son premier mari ayant été victime d’un accident trop fréquent en ces années où l’on faisait peu de cas de la vie humaine dans les usines : il était tombé au petit matin dans une cuve de chaux alors qu’il était harassé par une nuit où tout était allé de travers dans la cimenterie. Son meilleur ami, Louis, justement, s’était trouvé là, et l’avait vu basculer de fatigue alors qu’il s’appuyait par mégarde sur une rambarde de bois vermoulue dont le syndicat exigeait le remplacement depuis des mois. Mais le contremaître, répercutant les ordres de la direction, refusait d’arrêter la production pour quelques heures : « Vous n’avez qu’à faire attention, Bon Dieu !… » Et le drame était arrivé. Depuis, personne n’avait remplacé la rambarde : simplement, maintenant, il n’y en avait plus !

    C’est Louis qui avait proposé, simplement, parce qu’il était le meilleur ami du disparu, d’aller prévenir son épouse, qu’il connaissait un peu pour l’avoir vue certains soirs à l’heure sacrée de l’apéro. Il était parti, les larmes aux yeux « Merde, à son âge… » chez Germaine qu’il avait réveillée. Elle s’était effondrée sur son épaule, et ils avaient pleuré tous les deux.

    Louis avait souvent visité la veuve sans enfants, l’avait soutenue, avait découvert une femme simple, timide, d’une douceur infinie qui vous reposait de la vie difficile d’ouvrier. Et c’est ainsi que, insensiblement, les deux êtres s’étaient rapprochés, appréciés, soutenus, l’un essuyant le deuil de l’autre. Et tout naturellement, mais en respectant les convenances, ils avaient décidé de se marier, malgré une différence d’âge qui fit jaser pendant quelques mois certaines pipelettes en mal de racontars. Mais le couple sans histoire eut rapidement un fils, ce qui fit taire les commentaires.

    Thomas, qui savait tout ça, n’y attachait aucune importance. Avec l’insouciance de son âge, il n’entendait pas les quelques ragots que certains de ses camarades, aux parents mal intentionnés, répétaient encore dans la cour de récréation. Il avait un caractère facile, et ses amis l’appréciaient pour sa gentillesse autant que pour sa force. Il avait hérité de son père une silhouette ramassée, râblée et musculeuse. Ajoutez à cela une résistance qui faisait l’admiration de ces camarades, autant que leur jalousie. Il sillonnait, parfois en courant, les sentiers de la montagne à la recherche de champignons ou d’escargots sans jamais manifester la moindre fatigue alors que les autres gamins abandonnaient et s’affalaient sur un rocher pour reprendre leur souffle.

    Il était apprécié parmi eux pour son sens de la justice, qui pouvait aller jusqu’à utiliser ses poings pour défendre un petit aux prises avec un grand galapiat. Et de ses poings, on s’en méfiait… d’autant qu’il ne les utilisait qu’à bon escient.

    Dans sa quatorzième année, comme tous ses camarades de classe, il passa le « Certif’ », sans doute le plus important examen de l’époque, parce qu’il était le viatique qui vous faisait entrer dans la vie d’adulte. Quand M. Justin, soucieux de bien préparer ses garçons à l’examen, leur parlait du Certificat d’Etudes, il évoquait les temps anciens où l’école était réservée à une caste. Il parlait de Jules Ferry, des lois scolaires, de 1884, de la chance qu’ils avaient de fréquenter l’école… Et tous ces grands bambins écoutaient religieusement, parce qu’il parlait bien, parce qu’il était passionnant, et parce qu’il parlait d’eux, de leur histoire, de leur passé et de leur futur. Et l’on peut dire que rares étaient ceux qui prenaient l’examen à venir par-dessus la jambe, conscients qu’ils étaient de l’importance de cette épreuve initiatique.

    Thomas, en son for intérieur, était terrorisé : il ne se faisait aucune illusion : son orthographe était trop mauvaise pour que son niveau soit suffisant. Et LA dictée était déjà, et demeurerait, hélas, l’image même de la souffrance scolaire à travers les âges… Son angoisse lui faisait oublier qu’il était excellent dans les matières scientifiques, et qu’il apprenait bien ses leçons. De plus, M. Justin, la veille de l’examen, avait rappelé à ses ouailles la bonne manière de se relire :

    - Vous aurez le temps… Ne vous pressez pas, surtout. Relisez-vous comme si vous ne connaissiez pas le texte : un coup pour les verbes, un coup pour les pluriels, un autre coup encore pour les mots difficiles. Mais n’allez pas me les compliquer, hein ? Si vous n’êtes pas sûrs que c’est faux, ne changez rien. Faites confiance à votre main. Ne riez pas : notre main a de la mémoire.

    Le jour de la proclamation des résultats, Germaine avait tenu à accompagner son fils au centre d’examen établi dans la plus grande école du Teil, où l’inspecteur primaire devait lire les noms des lauréats dans l’ordre de mérite. Cette cérémonie était essentielle pour tous : les élèves, dont l’inquiétude allait croissant, et les représentants de l’Instruction Publique, qui voyaient dans cette proclamation le moyen d’asseoir encore davantage à la fois leur action éducative dans la société et l’image même de la Connaissance dont ils étaient les garants.

    Thomas, perdu parmi les candidats venus de toutes les communes du canton, dont les visages ne lui disaient rien, avait préféré abandonner sa mère sur le trottoir d’en face. On a sa fierté, que diable ! Il attendait comme tout le monde, dans un brouhaha qui brusquement cessa au moment où la porte de l’école s’ouvrit pour laisser passer plusieurs personnages certainement importants. Il n’était que de voir leurs costumes sombres, le pince-nez d’un autre temps pour l’un, la cravate à ganse de l’autre, et le regard sévère de tous. Seul, M. Justin, caché au second rang, souriait aux quelques élèves qu’il reconnaissait.

    Le plus vieux des messieurs, le plus sévère aussi, commença par lire un court texte que personne n’écouta, d’une voix coupante, hachée, dont l’accent pointu exagérait le sérieux. Ce fut dans un silence religieux que commença la litanie des noms. Thomas, qui n’écoutait que d’une oreille distraite, persuadé qu’il était de ne pas figurer sur la liste, sursauta !

    - Premier du canton, de l’école de La Violette, Chazal Thomas. Il est là ? Thomas, comme dans un rêve, leva timidement la main…

    - Heu… Oui…

    - Mes félicitations, mon garçon, à toi et à ton maître !

    Premier ! Lui ! Poussé par les tapes dans le dos de garçons qu’il ne connaissait pas, il se faufila entre eux pour prendre possession de son certificat, un document immense en papier ocré, portant son nom, Chazal, calligraphié sur fond de République et de drapeaux. Puis, il traversa la rue poussiéreuse, lentement, sans y croire encore, vers sa mère que la fierté étouffait, et qui se mit à sangloter en souriant : « C’est ton père qui va être content ! Oh, Thomas, viens que je t’embrasse ! Tu sais, moi j’y ai toujours cru ! Bon, pas que tu serais premier, non, mais alors là, boudiou ! »

    Thomas ne se souvint jamais de leur retour, la mère et le fils, sur la grand’route, enlacés l’un dans l’autre, enveloppés par le grand bonheur de la réussite scolaire et républicaine. En marchant, Germaine relut au moins trois fois le certificat, de A jusqu’à Z, s’imprégnant de ce texte républicain, glorieux et officiel que son fils avait mérité plus que tous.

    - Tu sais pas ? Je vais l’afficher au-dessus du buffet, à la place de la pendule, hein ?

    Thomas ne savait pas s’il était plus heureux pour lui ou pour elle, dont les larmes ne séchaient pas, ce qui faisait briller ses yeux sombres encore plus que de coutume.

    Par contre, il se rappela toute sa vie du retour à la maison de son père, qui n’avait pensé qu’à ça tout le jour. Quand il apparut au haut des escaliers extérieurs de la maison, Thomas sauta dans ses bras, manquant le renverser :

    - J’ai réussi, j’ai réussi !

    - Et tu sais, il est premier du canton ! ajouta Germaine.

    - Premier ! C’est pas vrai ! Vé, ça je l’aurais pas cru ! Eh ben, fiston, ça mérite une récompense. Viens voir… 

    Avant même d’entrer dans la maison, Louis entraîna son fils au fond du minuscule jardin, et ouvrit l’appentis où l’on ne venait jamais. Et là, là, devant les vieilles planches entassées, trônait un magnifique vélo bleu, avec trois vitesses.

    - Tu sais, il est pas neuf ! Je l’ai racheté au Gusto : il lui servait plus depuis que son fils est parti se marier dans le nord. Alors, je l’ai retapé, repeint. Il est un peu grandet, mais bon, tu vas pousser, toi aussi, alors…

    - Mais comment tu savais que je réussirais ? Moi j’y croyais pas.

    - Parce que je te connais, fiston ! J’ai toujours eu confiance, moi !

    - Oh, merci, Papa ! Merci ! Je peux aller l’essayer ?

    - Oui, mais avec moi. Tu n’en as jamais fait. Je voudrais pas que tu te casses la margoulette sur le chemin. 

    Et les deux « hommes » s’éloignèrent vers le Rhône sous le regard attendri de Germaine, accoudée à la rampe de l’escalier.

    Chapitre 2

    1934 - LE TEIL

    Dès le mois d’août, Thomas entrait en apprentissage chez un patron de Mélas, un chaudronnier qui façonnait essentiellement des pièces pour la cimenterie de Lafarge. Thomas était aux anges : très vite, le Père Fortunat avait décelé chez son jeune apprenti des capacités remarquables : face aux difficultés, il « pigeait » tout de suite le moyen de les contourner ou de les résoudre. Et son goût pour les mathématiques lui permettait de se jouer de problèmes de géométrie sur lesquels même le patron butait parfois.

    Il fallait le voir, penché sur une tôle, le compas à deux pointes dans une main, le réglet dans l’autre, s’affairer à reporter, et à l’échelle, s’il vous plaît, le croquis coté fourni par le client. Et il surprenait parfois le regard admiratif du Père Fortunat, qui pensait par devers lui : « Quand même, ces gamins… Ils comprennent plus vite que nous… »

    Mais, pour passionné qu’il fût par ses exploits géométriques, Thomas louchait souvent sur une machine merveilleuse, presque neuve, qui trônait dans l’angle de l’atelier. Personne d’autre que le patron n’avait le privilège d’y toucher, presque de la regarder. Même lui, parfois, ne s’en approchait qu’avec une certaine déférence. Il faut dire qu’il s’était saigné aux quatre veines pour doter son entreprise de cet outil qui faisait de son atelier le mieux équipé du Teil.

    Cet atelier, justement, fonctionnait comme beaucoup d’autres, avec une machine à vapeur installée à l’extérieur du bâtiment, commandant l’axe interminable qui traversait tout l’atelier d’un bout à l’autre. Deux « chauffeurs » se consacraient exclusivement à l’entretien et au chargement en charbon du foyer rougeoyant. Le Père Fortunat espérait que son entreprise pourrait bientôt se doter de machines électriques, beaucoup plus souples et moins bruyantes. Mais la dépense excessive, ajoutée au réaménagement de la totalité de l’atelier, le faisaient reculer prudemment. « J’irai bien jusqu’à ma retraite comme ça. Mon fils, ben il verra quand il reprendra l’atelier … »

    Cette machine, qui fascinait Thomas, c’était un tour à métal. A cette époque les machines électriques n’étaient pas légion, et le tour fonctionnait lui aussi grâce aux lanières de cuir qui le reliaient à l’axe qui tournait du matin au soir, dans un boucan infernal, au ras des hautes baies teintées de bleu. Sur cet axe étaient fixés des tambours métalliques qui entraînaient chacun les courroies alignées avec une machine : étau-limeur, perceuse, polisseuse, tour à bois, à métal.

    Il faut vous imaginer cet ensemble de courroies reliant les machines à l’axe proche du plafond qui tourne inlassablement, entraîné par la machine à vapeur, hors les murs. Lorsque la machine fonctionne, il faut, pour l’arrêter, désolidariser simplement la courroie en la décollant du tambour à l’aide d’une tige de fer. Rien de dangereux comme cette manipulation, que le Père Fortunat interdisait formellement à Thomas d’accomplir. « Tu le feras quand tu seras plus grandet ! Pour l’instant, je ne veux pas te voir avec la tige à la main ! »

    En plus, le tour disposait de quatre tambours, comme les pignons d’une bicyclette, selon la vitesse que l’on voulait donner au mandrin.

    Il semblait à Thomas que tourneur était le plus beau métier du monde ! Etait-ce parce que seul son patron approchait de la machine, était-ce la prestance de l’énorme mandrin, et de ses manettes mystérieuses ? Quand elle ne tournait pas, il s’en approchait à l’heure de la pause, l’examinait, la flairait, en touchait les volants… Le patron voyait bien l’attirance du jeune garçon pour sa machine, et un jour, il l’appela : « Viens voir, petit ! Je vais te montrer… »

    Et devant un Thomas médusé, il fabriqua en quelques minutes une magnifique quille de fer, avec une boule au sommet, des gorges élégantes, bref, un chef-d’œuvre ! Cadeau !

    Mais le plus extraordinaire fut sans doute d’assister au spectacle magique : quand Thomas se concentrait sur l’objet en train de se transformer, il avait l’impression que rien ne l’entamait, que rien ne le touchait : animée d’une vie propre, la tige de métal semblait se creuser d’elle-même, s’habiller d’argent, se parer de rainures, de gorges…

    Le garçon observait les mains du Père Fortunat. Il était fasciné : la main droite sur un petit volant, la main gauche sur un autre, l’homme tournait précautionneusement de quelques millimètres à droite, à gauche… Les deux mains en même temps ! Quel prodige ! Cela tenait du miracle !

    - Tu vois, Thomas, ce qui est difficile, pour un tourneur, c’est d’acquérir l’indépendance des mains. Tu dois tourner tes manettes en même temps, parfois dans le même sens, parfois en sens contraire. C’est tout l’art du tourneur ! Tourneur, mon gars, c’est le roi des ouvriers !

    - Vous… vous pourrez m’apprendre, vous voulez bien ?

    - Ben… Moi j’veux bien, mais faudra que tu restes le soir après le boulot. Parce que les commandes, ça attend pas !

    - Oh oui ! Je demanderai à mes parents… mais ils seront d’accord !

    C’est ainsi que, dans le brouhaha d’un atelier de Mélas, un après-midi de 1935, se décida le destin de Thomas Chazal : il serait tourneur, « le roi des ouvriers » !

    Thomas, tout en continuant à travailler à ses heures perdues chez le Père Fortunat, entra comme élève au collège technique du Teil d’où il ressortit deux années plus tard, avec son CAP de tourneur en poche. A sa grande surprise, il y fit même des progrès en orthographe. De là à dire qu’il y prit goût…

    Chez le Père Fortunat, Thomas appliquait les connaissances plus théoriques que pratiques acquises au collège, sous la houlette amicale et ferme de son mentor, qui se déclarait le plus souvent content de son élève. Mais l’enfant était si doué que le professeur devenait de plus en plus exigeant, proposait des travaux toujours plus difficiles à exécuter, jusqu’au jour où il convoqua Louis, qu’il connaissait suffisamment pour le tutoyer.

    Solennellement, il entraîna les deux Chazal vers son bureau, en réalité un recoin de l’atelier où il avait installé une méchante table branlante, s’assit, et de son regard franc et bleu, il fixa Louis, un peu intimidé quand même :

    - Louis, je t’annonce que ton gamin est devenu un bon tourneur. Bien sûr, il lui faut maintenant accumuler les expériences, mais je peux te dire qu’il est doué ! Et avec son CAP en poche…

    - Je te remercie, mais…

    - Seulement voilà : ça fait trois ans qu’il est chez moi, il sait tourner aussi bien que moi, mais moi, j’ai pas besoin d’un autre tourneur. C’est que je n’ai qu’une seule machine ! Alors, voilà ce que je te propose : trouve-lui une autre place. Mais dis, tu as le temps ! Je le garde encore, et même je vais le payer davantage : il n’est plus apprenti.

    - Ben je sais pas quoi dire…

    - Qu’est-ce que tu veux dire ? Cherche-lui un boulot… Peut-être aux chemins de fer… Ils n’embauchent pas, mais va, je vais faire à ton gamin un bon certificat, et ça pourra aider.

    - Je te remercie, vraiment.

    - Pas de quoi ! Tu sais, j’ai pas souvent eu des apprentis aussi bons, et gentils, aussi. C’est presque moi qui devrais te remercier. Allez, rentrez bien !

    - Salut, Fortunat.

    Quelques semaines plus tard, Thomas entrait comme apprenti - eh oui, encore - mais aux « Chemins de fer », l’un des plus importants employeurs du Teil, avec son dépôt et ses ateliers. Il faisait ainsi son entrée dans la grande famille des cheminots, au PLM{1}.

    Très vite, le jeune garçon fit sa place dans les ateliers du Teil, acquérant l’estime des anciens, qui constataient qu’il apprenait vite, sans toutefois chercher à leur en « remontrer », ce qui n’était jamais bien vu. Les vieux ouvriers ne craignaient rien tant que ces jeunots frais sortis d’écoles où eux-mêmes n’avaient jamais mis les pieds, et qui voulaient leur apprendre les nouvelles techniques alors qu’en leur pressant le nez, on en aurait fait sortir du lait…

    Instinctivement, Thomas sentait qu’il fallait avancer prudemment, et préférer les suggestions aux conseils. Il devint peu à peu un apprenti reconnu et estimé, dont on sollicitait même parfois les avis. Son seul espoir : être embauché autrement qu’ « à l’essai », ce qui était encore son statut. Très fier de son métier, il le situait en haut de la hiérarchie des professions du métal. Il lui arrivait même parfois de dire à son père :

    - Franchement, ajusteur, c’est pas un métier ! Moi, j’ai pas appris, mais je saurais le faire…

    - N’exagère pas, tout de même… et surtout, ne va répéter ça à l’atelier !

    - Ben non, bien sûr !

    Contrairement à son père, qui était soumis à des horaires « d’esclave » dans la cimenterie, où le travail ne cesse jamais, Thomas ne travaillait que dix heures par jour, sauf les jours où il fallait donner un coup de collier. Son travail consistait à réparer le matériel roulant, machines, wagons, essieux…

    Il avait découvert au dépôt un tour monumental, capable de tourner des essieux de matériel roulant, et même de réparer des roues de wagons. Il lui avait fallu recommencer un apprentissage auprès de celui qui devint très vite son ami, malgré une différence d’âge conséquente : le Régis Garnier, une sorte de géant débonnaire natif de la vallée de l’Ouvèze, qui vous soulevait des pièces que personne n’aurait simplement pu ébranler.

    M. Justin, qui était son voisin, disait de lui qu’il lui faisait penser à Monsieur Madeleine, ce personnage des « Misérables » du grand Victor Hugo, qui souleva seul une charrette pour dégager le charretier qu’elle écrasait. Cette histoire faisait sourire le grand flandrin qui n’avait jamais lu depuis le « certif » que l’indicateur des horaires des trains.

    Ce fut Régis qui apprit à Thomas comment ramasser à terre une pièce rougie au feu et la jeter sur l’établi :

    - Tout est dans la vitesse. Tu te penches, tu prépares ta prise, et hop, en un seul geste, tu saisis et tu jettes.

    - Je me mouille les doigts, avant, à ce qu’on m’a dit…

    - Surtout pas, malheureux ! Rien de tel pour te brûler. La vitesse, la vitesse, je te dis.

    Il avait pris sous son aile protectrice ce petit gamin, qu’il appelait « Mistoufle », ce qui en occitan populaire de sa vallée signifiait à peu près « gentil ». Dire que Thomas appréciait beaucoup ce surnom que tout l’atelier - et même plus… - adopta serait exagéré, mais on ne pouvait pas en vouloir à ce grand type aux mains énormes, au poitrail démesuré, dont la force n’avait d’égale que la bonhomie et la douceur.

    Un jour, il confia à Thomas : « Tu sais, avec ma force, si j’étais bagarreur, j’en aurais déjà tué plusieurs… Alors, tu comprends… En plus, je bois jamais ! Mais toi, Mistoufle, tu dois savoir te défendre ! Dans la vie, c’est nécessaire. Ne te laisse faire par personne, et surtout pas par les patrons ! »

    Mais Régis, sous ses dehors apparemment mal dégrossis, était un excellent tourneur, d’une grande finesse, qui, s’il connaissait mal les nouvelles techniques, n’y était pas opposé. Et parfois, un grand sourire aux lèvres, il s’extasiait : « Mais j’en apprends autant que toi ! Quand même, ça sert un peu, les écoles ! »

    Chapitre 3

    1936 - LE TEIL

    Thomas a seize ans. Il en paraît davantage, et il y a déjà beau temps que les filles l’émeuvent, même s’il se le cache, même si les regards appuyés qu’elles lui lancent lui font plus d’effet qu’il ne l’avouerait. Il se ferait tuer plutôt que d’admettre qu’il éprouve des sensations nouvelles, des désirs non maîtrisés. Insensiblement, subrepticement, l’adolescence s’est introduite en lui, bousculant ses schémas, sans pour autant lui donner les clés pour se comprendre lui-même.

    Nous sommes en plein dans les années trente, et si de grands psychologues ont déjà bien débroussaillé les fonctionnements des jeunes adultes, leurs réflexions ne sont pas souvent redescendues au niveau de la population, en particulier celle qui lit peu ou pas du tout.

    Alors on fait comme tous les anciens : on admet qu’un jeune n’est pas facile à comprendre, on sait qu’il se conformera rarement au mode de vie de ses pères. Mais on ne s’inquiète pas : « Ils feront comme nous, ils s’y feront… en imprimant leur marque sur la société, ce qui est la meilleure chose qui puisse lui arriver, à la société. »

    Il faut dire que Thomas est plutôt beau gosse, comme le taquinent en rigolant les amies de sa mère, ou les commerçantes qu’elle fréquente.

    Ses yeux bleus (où est-il allé chercher ces yeux là ? s’étonne sa mère) dans ce teint hâlé, ses cheveux de jais coiffés à la diable, et surtout ce sourire affable, attirent le regard. Dans ces années d’avant-guerre, avant les grands brassages de population qu’entraîneront plus tard le tourisme et les moyens de transports, l’Ardèche, à l’instar des autres départements méridionaux, était peuplée en grande majorité de méditerranéens : petite taille, peau brunie ou cuivrée, iris sombre. Et la couleur bleue des yeux paraissait un peu incongrue, même si elle séduisait beaucoup certaines jeunes filles, ce que Thomas constatait, mi fier, mi gêné.

    De toutes façons, il préférait - officiellement surtout - passer ses moments de liberté avec des garçons de son âge, avec lesquels on pouvait parler des vrais sujets : l’atelier, le Tour de France, dont on commentait les résultats, et puis… les filles ! Les filles, on en parle, mais… entre nous ! Comme tous les adolescents de toutes les époques, Thomas et ses camarades ne se livraient qu’avec leurs meilleurs amis, craignant pourtant les railleries, les rires gras qu’on partage, et qui camouflent si mal votre propre malaise.

    Thomas s’entendait surtout bien avec Camille Moulière, le fils de la charcutière de Mélas. C’était un grand flandrin qui impressionnait toujours ceux qui le découvraient : une maigreur stupéfiante, maigreur qui le faisait ressembler à cette affiche qui était la fierté du

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