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Un taxi pour Suzhou
Un taxi pour Suzhou
Un taxi pour Suzhou
Livre électronique307 pages4 heures

Un taxi pour Suzhou

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À propos de ce livre électronique

- Phase A, vous êtes professeur dans un lycée du Sud de la France. - Phase B, vous apprenez qu’on vous propose une mission à l’autre bout du monde : salaire impressionnant, responsabilités, grande implication personnelle, représentation de la France avec un grand F. Vous dites oui, oui et oui : vous êtes sûr d’avoir gagné au loto du parcours professionnel. - Phase C, les ennuis commencent. En septembre 1999 Catherine et Jean-Michel partent travailler en Chine sans rien connaître du pays, de la langue et de la mentalité chinoise. Un taxi pour Suzhou nous transporte dans un univers fluctuant durant une année fertile en découvertes et rebondissements, où la vérité se dérobe à chaque pas et où les "chinoiseries" ne sont pas seulement le fait des habitants du cru.
LangueFrançais
Date de sortie29 nov. 2014
ISBN9782312017365
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    Aperçu du livre

    Un taxi pour Suzhou - Jean-Michel Reboul

    cover.jpg

    Un taxi POUR Suzhou

    Jean-Michel Reboul

    Un taxi pour Suzhou

    Une année en Chine

    1999-2000

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-01736-5

    I

    Un taxi pour Suzhou

    « Au ciel, il y a le paradis,

    sur terre, il y a Suzhou et Hangzhou ».

    C’était il y a très, très longtemps, un moment dont la mémoire se perd dans la nuit des temps…

    Adam et Eve s’appelaient peut-être Hang Liang et Sun Li.

    Et ils avaient le droit de faire plus d’un enfant.

    Il y avait aussi Confucius.

    Bouddha.

    Et le Tao.

    Et les montagnes sacrées.

    Et bien sûr, Pékin. Où l’Empereur, le Fils du Ciel, restait prisonnier de la Cité Interdite.

    Nous, nous n’arriverions que beaucoup plus tard.

    Deux pauvres Occidentaux, initialement condamnés à ignorer à jamais l’Empire du Milieu, nommé ainsi parce qu’il est au centre du monde.

    Au centre de la terre.

    Au centre de l’univers.

    La Chine.

    À Suzhou il y avait aussi monsieur Cheng, qui régnait sur l’École.

    Qui régnait donc en maître sur trente professeurs ; et quatre cents élèves qui y apprenaient l’art de faire de l’art, du design, de l’architecture d’intérieur, de la poterie, de la peinture traditionnelle, de la publication assistée par ordinateur, et de la création de mode.

    Et Bouddha vit que cela était bon.

    En France, dans un diverticule de l’Éducation Nationale, on tomba sans doute un jour d’accord avec Bouddha et ses conclusions, par pur hasard.

    Ce qui provoqua un effet inattendu sur mon existence par l’entremise de Cati, ma douce et tendre et professeur de stylisme de mode. Pressentie par un beau matin d’avril et un message sur notre répondeur téléphonique pour une mission pédagogique de transfert de technologie pour l’Institut Franco-Chinois de la Mode dans la bonne ville de Suzhou reprenez votre souffle et relisez cette phrase.

    Vous avez vu, on n’y comprend rien.

    C’est chez nous, à Montpellier, que l’événement perturbateur s’inséra dans ma vie par le truchement d’une voix énonçant un numéro de téléphone à rappeler, et qui parlait de France et puis de Chine et puis de Centre Franco-Chinois. Confus-cius déjà, un tantinet, mais en résumé c’était urgent, elle attendait, la voix, perdue quelque part dans les circonvolutions téléphoniques de la France profonde. Une voix appartenant à un certain monsieur Miaou que je ne connaissais pas, tiens, bizarre, une blague sans doute, allez savoir, Cati n’était pas là…

    Elle était en Bretagne, dans sa famille, loin de Montpellier, pour des vacances scolaires auxquelles je n’avais pas droit car il y avait longtemps que je n’étais plus élève.

    Et donc je commis l’irréparable.

    Je l’appelai.

    Le lendemain, nous partions pour la Chine.

    Le lendemain, j’insiste expressément. Le lendemain lorsque de la Bretagne quelqu’une appela Paris à travers les autocommutateurs idoines et qu’ensuite mon téléphone sonna tout de go et tout excité pour me demander si je voulais bien partir pour la Chine.

    Et que je dis oui.

    Et que donc, virtuellement du moins, je pris l’avion pour Shanghaï.

    Voilà pourquoi en ce dernier jour d’août, quelque quatre mois après l’écoute du fatal message de monsieur Mialou, mes fesses tâtent malencontreusement les ressorts d’une banquette de taxi, à l’autre bout du monde, par trente-sept degrés à l’ombre. Et ce n’est pas du tout ce que je demandais à la vie, moi qui ne m’étais jamais aventuré plus loin que Barcelone.

    C’est vrai, ça. Imaginez : vous êtes des Adam et Eve montpelliérains version 99. Les grands débats de société sont le bug de l’an 2000 et l’interrogation cruciale de décider si cette année est la dernière du siècle ou s’il faudra attendre un an de plus. Vous n’avez nullement l’intention de peupler la planète mais plutôt de mordre à belles dents dans la pomme et de dire oui au serpent, de manger le fruit de l’arbre de la connaissance, de faire du VTT dans les Cévennes, d’aller vous baigner nu, de faire l’amour sous les frondaisons et de revenir le dimanche soir dresser une jolie table avec des bougies, deux flûtes de champagne et plein de baisers. Vous êtes déjà au paradis terrestre, pourquoi en changer ? Pourquoi vous déplacer à des milliers de kilomètres, là ou Hang Liang et Sun Li, les Adam et Eve chinois, ont croqué, eux, le serpent  et l’ont dégusté grillé, garni à la pomme ?

    Voilà ce qui arrive quand on répond inconsidérément « oui » à l’aventure, fût-elle préparée par l’Éducation Nationale avec toutes les garanties de commodités et précautions d’usage…

    - • -

    Bien, il est trop tard pour renoncer, voilà tout, puisque nous sommes définitivement dans ce taxi. Assis gentiment sur une banquette soigneusement houssée d’une nappe provençale façon cretonne – jaune canari à petites fleurs roses – qui emmaillote également de pied en cap les sièges devant nous, y compris les appuie-tête. Souleïado sponsorise les taxis en Chine !

    Le tableau de bord est moins soigné. Son plastique recuit, poussiéreux, craquelé, a les stigmates d’un Paris-Dakar ou d’un raid dans le désert de Gobi. À moins que ce véhicule ne transporte régulièrement des bêtes fauves pour le zoo de Suzhou, ce qui expliquerait que le chauffeur soit protégé par cette cage grillagée, rouillée par endroits, remontant jusqu’au plafond, et qui réduit notablement l’espace de la passagère avant. Au point qu’elle manque de se râper le nez chaque fois qu’elle se retourne vers nous. Pauvre Francine !

    Sous nos pieds, en guise de tapis de sol, barbote dans la poussière un résidu de ficelles déchiquetées.

    Et contrairement aux apparences ce véhicule appartient bien à une compagnie de taxis, c’est indiqué en anglais à côté du compteur d’où dégoulinent des fils colorés scotchés tant bien que mal entre les supports boulonnés, et où le portrait du chauffeur, bleuâtre et presque totalement effacé, surmonte une inscription et un numéro de téléphone.

    Nous cahotons dans une avenue bétonnée à quatre voies, aussi large que les Champs-Élysées, et la climatisation fonctionne à grand renfort de goulées d’air frais jaillissant des évents du tableau de bord. Cahoter n’est d’ailleurs pas le terme exact, nous avons plutôt l’impression de passer la houle à la marée montante en sortie de la baie de Concarneau.

    Car la chaussée est vaste, mais pas vraiment plate. Elle ondule. Dans ce quartier de Suzhou les rues sont faites de longues vagues dalles de béton. À chaque nouvelle déferlante le châssis se tord en gémissant sous le vigoureux coup de queue d’un imaginaire cétacé… Mais nous sommes bien sur la terre ferme, déboulant sur une solide avenue, puisque voilà un pont qui se présente, avec les arêtes de son tablier bien visibles mais qui n’incitent nullement le chauffeur à lever le pied. Aïe…

    Bang ! Coup de massue sur les jantes… Les pneus sont pleins ?

    Pendant les calmes, je regarde le paysage. Devant nous un autobus arrondi et rose comme un petit cochon, graphité de fleurs multicolores, suit en klaxonnant un camion qui transporte un chargement de poussière et nous gratifie d’un nuage à chaque cahot. À droite, dans une limousine noire aux vitres fumées, un parrain de la maffia doit voyager incognito. Et à côté, un side-car rouillé se promène à vingt à l’heure, surmonté d’un parapluie rose à franges de dentelles. Auquel s’agrippent les deux mains gantées d’une passagère, coiffée d’un abat-jour à franges et portant le masque blanc d’un chirurgien.

    Sans s’inquiéter surgit le long du trottoir une moto qui nous croise à contre-sens.

    De chaque côté de la route de vertes plates-bandes sont ornées de buissons soigneusement taillés. Au-delà, des contre-allées aux chaussées aussi larges que des rues sont grouillantes de vélos.

    J’ai du mal à suivre la conversation de Francine, car mon regard reste aimanté par la cohue de bicyclettes qui s’écoule. Au milieu, comme une île flottante charriée par le Yang Tsé, deux vélos zigzaguent au ralenti tandis que leurs conducteurs bavardent. Un tricycle rouillé avance quasiment au pas, sa pile de plus de deux mètres de cartons est maintenue par une ficelle effilochée qui pend à l’arrière. Avec la légère pente montante, il se meut au rythme sinusoïdal du balancement vertical du conducteur écrasant péniblement chaque pédale.

    Et voici soudain deux mini scooters, deux gros jouets aux pilotes casqués, assis très bas, confortablement, qui slaloment prestement au milieu des vélocipèdes à dix kilomètres heure.

    Brutalement une embardée nous secoue et Francine interrompt brusquement sa phrase en plein milieu, mâchoire ouverte. Notre chauffeur a tenté d’éviter un méchant nid de poule, mais le choc violent des amortisseurs sous nos fesses répond au claquement des mâchoires de notre amie et témoigne que la roue est passée en plein dedans.

    – La vache ! s’exclame-t-elle, tandis qu’un brutal coup de frein nous projette en avant.

    Que se passe-t-il ? Rien. Ah, si, c’était une tentative pour aborder moins violemment une large ondulation du bitume qui traverse toute la voie. Le chauffeur nous ménagerait-il, tout à coup ?

    Supposition erronée : nous accélérons brutalement. C’est malheureusement pour foncer sur l’arrière du camion à poussière qui caracole devant nous. Trop vite. Trop fort. Zut, c’est la fin du voyage, nous allons tous périr, broyés contre l’essieu mortel.

    – Aïe aïe aïe ! s’exclame Francine… Mais qu’est-ce qu’il fait ?

    Elle s’est brusquement retournée vers l’avant, évitant prudemment que la grille de métal ne morde son appendice nasal. Le chauffeur, lui, reste de bois dans sa cage de fer. Il ne bouge pas, ignore totalement nos angoisses, nos paniques pourtant visibles. Il nous emmène vers notre destin commun de kamikazes pour nous éliminer et se donner la mort comme dans un film de James Bond…

    Il est fou.

    Et puis, juste avant le choc, un habile et opportun coup de volant nous sauve d’une mort certaine. Simple : nous franchissons la ligne jaune, pour doubler avec le plus grand naturel en roulant sur la voie d’en face. Aucun de nous n’y avait pensé…

    Quoique… Voici une moto de la même école de conduite qui nous fonce dessus sans état d’âme. Personne ne ralentit… ce cas est-il prévu par le code de la route local ? Francine se remet à moduler en douceur un aïeaïeaïe qui va trémolo crescendo, Cati se crispe à mon épaule, je recommande mon âme à Confucius.

    Coups de klaxon frénétiques… L’ennemi se rapproche ! Et juste avant le choc frontal nous esquivons la collision en nous glissant habilement devant le camion tandis que la moto, comme si de rien n’était, fait un subtil crochet pour ne pas nous frôler de trop près. Mes doigts relâchent leur pression sur le rebord de la banquette. Le klaxon a cessé, la tension se relâche. Un feu rouge qui a heureusement pitié de nos estomacs s’allume sur la voie d’en face et nous stoppons, soulagés, tandis qu’un panneau lumineux au-dessus de nous se met à égrener des secondes jusqu’au prochain changement de couleur. J’aime bien ces secondes. Il en reste encore dix pour respirer profondément et reprendre son souffle.

    – Tu as vu comment ils conduisent ! s’exclame Francine, énervée. Depuis un an que je suis là, je ne m’y suis toujours pas habituée !

    Trois, deux, un, zéro se sont affichés, le feu est repassé au vert et nous repartons vaillamment. Notre chauffeur négocie un virage à la corde pour couper au plus court avant que le torrent de bicyclettes ne déboule de la contre-allée. Le klaxon trépigne pour prévenir qu’il faut nous laisser la place, et nous passons comme un renard aveugle au milieu d’une volière pour aborder une nouvelle avenue, toujours aussi large, bordée de murets et de haies d’un vert resplendissant. De grands immeubles de style néo-moscovito-afro-hongkongais arborent fièrement sur leurs tours de trente étages de gigantesques caractères chinois, dorés, étincelants et d’un relief voluptueux. À l’entrée du pont menant à notre quartier qui se nomme fièrement The New District comme l’annonce une banderole en bord de route, une tour massive aux vitres dorées est barrée d’un calicot géant qui proclame ses ambitions : « Development is an immutable truth ». On le croit sur parole.

    – Voilà Shi Shan Lu, commente Francine, ayant retrouvé sa voix. Jusque-là les taxis connaissent le chemin. Ensuite il faut les guider, il n’y en a qu’un sur trois qui sait où c’est ! Pour vous repérer vous avez le carrefour avec la gigantesque sculpture rouge, et puis c’est toujours tout droit jusqu’à passer devant l’immeuble Philips. Et à partir de là c’est comme sur le plan. À gauche, à droite, à gauche, à droite, vous ne pouvez pas vous tromper…

    Le conducteur s’est saisi entre les sièges d’un pot de liquide jaunâtre et ralentit légèrement. J’interroge Francine du regard : intervention mécanique d’urgence ? Non, le couvercle est dévissé prestement et notre pilote avale une grande lampée, puis referme et repose le récipient.

    – C’est du thé ? demande Cati.

    – Oui, dit Francine, c’est le carburant de tous les chauffeurs. C’est pour ça qu’ils sont si minces, sans doute ! ajoute-t-elle en souriant.

    – Et pour guider les taxis, on fait comment ?

    – À gauche on dit « Zuo guai ». Et à droite « Yo guai ».

    Le chauffeur a effectué un lacet hésitant.

    – Yi dzeu ! rectifie Francine, la main dressée vers le pare-brise pour indiquer d’aller tout droit.

    Il reprend sa conduite.

    « Et mon conseil personnel c’est qu’un geste de la main n’est pas de trop pour être sûre d’être bien comprise » reprend-elle en riant.

    Je regarde ma compagne. Cati me semble comme moi passablement décontenancée. Elle déplie et contemple, incrédule, notre kit de repérage : on nous a donné une feuille de papier froissouillée portant des adresses en caractères chinois avec traduction française à côté. À brandir sous le nez des chauffeurs pour qu’ils nous mènent à l’une des cinq destinations répertoriées. Plus un minuscule plan, au format d’une carte de visite, pour préciser la circulation dans le quartier. Parce que là où nous habitons, ici, personne ne connaît !

    Tout ça ressemble à un jeu de piste indéchiffrable, à la fois amusant et effrayant. La seule chose qui nous empêche de nous jeter du taxi et de courir vers un aéroport est que nous ne sommes pas seuls, Francine et Frédéric, présents depuis un an, habitent le même immeuble que nous, et ils vont nous accompagner dans notre acclimatation d’animaux exotiques. Sinon nous devenions les aventuriers de l’Arche perdue…

    Le taxi pénètre dans une petite rue. « Voilà, c’est ici » dit Francine. « C’est notre chez nous ».

    Glups. Plutôt poussiéreuse, notre rue ! De larges trottoirs pavés en vaguelettes sont chargés de vélos, scooters, carrioles et étals de bric-à-brac, devant de petites boutiques qui ressemblent, avec leur rideau de fer relevé, à des garages à voiture. Les Chinois vont et viennent.

    Nous nous présentons devant une entrée de résidence et le taxi stoppe, chemin barré par une grille métallique close, d’un chromé étincelant. Au-delà, une allée pavée mène à un groupe d’immeubles jaune paille et rose. Dans un petit bureau de contrôle à notre gauche deux Chinois en uniforme de brigadiers se penchent depuis leur fenêtre. Francine leur fait un signe. On vient nous ouvrir.

    Le taxi entre et longe des bassins décoratifs d’inspiration gréco-romaine : les Trois Grâces y soutiennent harmonieusement une vasque d’où un jet d’eau distribue quatre maigres filets d’eau. Des bancs publics attendent sagement un improbable candidat au sauna – seule activité possible au dehors à cette heure-ci.

    « Yo Guai » dit Francine.

    Nous tournons sans ralentir dans une allée étroite entre les immeubles comme si c’était le taxi lui-même qui allait nous faire pénétrer dans l’un des bâtiments…

    « Dao Le, Dao Le ! »

    Ouf ! On s’arrête ! Dehors, l’étouffante chaleur tropicale nous accueille.

    Nous débarquons nos bagages et Francine nous ouvre une grille en fer forgé, noire et grinçante. Au troisième étage nous stoppons devant la porte palière façon coffre-fort, en acier mouluré peint en gris.

    C’est notre appartement. Deux tours de clé font résonner l’escalier avec un bruit de Fort Knox. Nous déposons nos bagages.

    Voilà, nous sommes arrivés chez nous. Pour trois ans de bons et loyaux services.

    II

    Mission de prestige

    Jeudi 26 août, 14 heures, Montpellier, Airbus. C’est là que vingt-quatre heures plus tôt a commencé ce rêve éveillé. Cati a abandonné ses classes de lycée, j’ai fermé définitivement mon studio de création et nous avons pris place dans l’avion pour Paris.

    La saga des formalités et préparatifs nous a occupés intensément jusque-là. Nous sommes en phase terminale d’une affection qui s’est développée de manière insidieuse, dont les symptômes sont facilement reconnaissables :

    – Phase A, vous êtes professeur de Stylisme de Mode dans un lycée du sud de la France. M. Mialou, votre inspecteur, laisse sur votre répondeur un message sibyllin parlant de Chine et de numéro de téléphone à rappeler au plus vite. Vous obtempérez.

    – Phase B, vous apprenez qu’on vous propose une mission de trois ans à l’autre bout du monde. Avec à la clé un salaire plus que triplé, des responsabilités, une grande implication personnelle, et conjointement la représentation à l’étranger de la France avec un grand F et de son Savoir-Faire dans un Domaine Très Pointu, avec des grands S, F, D, T, P dans un superbe amalgame auréolé d’étoiles au firmament de la réussite. Vous dites oui, oui et oui, tellement vous avez l’impression d’avoir gagné au loto du parcours professionnel.

    – Phase C, on vous prodigue des formations de perfectionnement au prestigieux Institut Français de la Mode, et des leçons de chinois dans une salle isolée en banlieue du Centre de Formation Citroën. On vous présente le programme tarabiscoté – et néanmoins très élaboré – de votre enseignement futur, et des éléments descriptifs – très succincts, ceux-là – de votre vie en Chine. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez, on vous répondra toujours avec la déférence due au spécialiste et les incitations verbales propres à vous impliquer totalement dans votre future mission. Vous êtes quelqu’un d’important. L’Éducation Nationale – elle aussi avec des doubles grand E et grand N – saura vous fournir toute l’assistance nécessaire et vous apportera le soutien indispensable à l’accomplissement de votre mission. (Si le mot mission apparaît plus de trois fois, c’est que hélas vous n’en entendrez pas d’autre capable de traduire cet espèce de flou dans le concret, qui nimbe cependant de son aura la riche dialectique des commensaux – lesquels se révéleront au final aussi creux que cette phrase).

    Nota : toute question posée dans la phase C reçoit une réponse positive.

    – Phase D, les ennuis commencent dès que vous avez dit oui.

    Car même si vous n’êtes jamais parti en Chine pour une mission de trois ans, vous imaginez facilement qu’il vous faudra au minimum un billet d’avion, les coordonnées d’un déménageur, et de l’argent pour payer tout ça.

    Le Rectorat, chargé de l’intendance de votre mission, n’a pas d’imagination. Les missions en Chine, il ne connaît pas, donc il ne veut pas savoir. Dans sa nomenclature, cherchant fébrilement ce que veut bien pouvoir dire le mot Chine et ne trouvant en France aucune ville de ce nom il suppose que son dictionnaire des communes n’est pas à jour, donc vous allez corriger des copies à Chine. Et puisque personne ne sait où c’est, personne ne veut s’en occuper. Votre mission commence là : convaincre le Rectorat que vous partez. Et ce n’est pas une mince affaire.

    En guise d’assistance, donc, il vous faut rechercher, dépouiller et photocopier des textes de lois, décrets et alinéas rédigés en langage juridique qui précisent ce à quoi vous avez droit. Munis d’un feutre fluorescent, vous essayez de comprendre, puis vous surlignez et commentez en marge des chiffres abscons indexés sur d’autres chiffres répertoriés dans l’article trois, code deux bis de la loi du vingt-huit janvier amendé par l’article XXVII du répertoire des missions à caractère technologique. Et vous envoyez le tout par la poste.

    Si vous avez bien feutré et expliqué il vous sera consenti alors douze mille deux cent dix-huit francs de frais payables sur présentation de la facture du transporteur – à vous de le dénicher – pour déménager en Chine vos effets personnels.

    Vous apprendrez également à communiquer avec le Rectorat.

    Prenez un calmant. Téléphonez.

    Vous aurez le choix entre une bonne dizaine d’interlocuteurs qui vont vous raccrocher au nez, vous passer le collègue encore moins au courant, vous informer que le chef du sous-chef du sous-sous-chef chargé des affaires administratives est avec le grand-chef du grand-grand-chef, en réunion, en colloque, en vacances, nulle part ailleurs en tout cas d’où il puisse vous répondre.

    Prenez un second calmant. Téléphonez.

    Pour vos billets d’avion, cherchez un autre interlocuteur – les services du Rectorat sont intelligemment dichotomisés en sous-services de sous-départements qui ne communiquent jamais entre eux et s’occupent de démarches totalement indépendantes les unes des autres. Passez force fax et coups de fil pour trouver, choisir et réserver deux billets pour la Chine. Convainquez les compagnies aériennes chinoises d’envoyer leur facture à « la société Rectorat » (qui a mis neuf mois à leur régler les billets de la précédente mission). Expliquez fièrement à « la société Rectorat » que vous avez trouvé un aller-retour Montpellier-Shanghaï à cinq mille francs au lieu de plus de douze mille. Raccrochez avant d’apprendre qu’on vous enverra donc un chèque de la moitié, le solde étant payable à votre retour. Dans trois ans.

    Découvrez que le mot « Merci » ne s’emploie qu’à Chine, le mystérieux endroit où vous allez corriger

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