Le bourgeois des trottoirs
ous avions rencontré Christian Hecq aux Bouffes du Nord, à peine sorti du corps de Puis aperçu sur Canal+ dans la série sous les traits du criminologue Alphonse Bertillon, le graphologue dont la théorie contribua à faire condamner Dreyfus: « Le traître juif a falsifié sa propre écriture pour faire croire à un faux. » Il avait beau sautiller d’une « bertillonade » à on espérait bien, ce coup-ci, en avoir pour son gel hydraulique, en être repu de mimiques, gavé de pirouettes, on craignait même l’indigestion, tant ce rôle semblait taillé pour ses métamorphoses élastiques, ses loufoqueries à fleur de peau. Valérie Lesort a mis en scène le spectacle avec lui. Elle est très bien cette mise en scène, et les décors, et l’idée de faire jouer la partition de Lully par un orchestre folklorique des Balkans, et tous les acteurs (fabuleuse langue serpentine de Guillaume Gallienne!) et les marionnettes, enfin tout, c’est beau, subtil, grandiose, mais la superproduction, le barnum de deux heures et demie, c’est le visage de Christian Hecq, cette surface rebondie, fluide, encyclopédique, dont chaque expression précède, prépare, donne le des mots. Avant même qu’ils ne sortent, ces mots, la façon qu’il a d’ouvrir la bouche, on est dans le bain: c’est la plus belle pièce de notre histoire. A la fin, on ne sait plus trop quoi applaudir, la mémoire de Molière, la présence de l’acteur, alors on se lève, c’est le minimum. Je crois qu’on applaudit aussi de peur que ça disparaisse un jour: comment vont-ils faire sans Molière? Que vont-ils comprendre à la vanité des parvenus, à la cruauté des malins, à trois siècles et demi de théâtre transmis de bouche-à-oreille quand tout ça aura été englouti par les mesures sanitaires… Si vous comptez sur l’architecture pour sanctuariser la transmission, vous êtes bien naïf. Tout va disparaître, et ça commence par les trottoirs.
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