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Frères de sang: Une fresque de la Grande Guerre
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Livre électronique245 pages3 heures

Frères de sang: Une fresque de la Grande Guerre

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À propos de ce livre électronique

La guerre de 1870 contraint une famille alsacienne à l'exil. Ses descendants vivront l'enfer de la Première Guerre mondiale.

Un brouillard opaque commence à recouvrir progressivement les souvenirs de la Grande Guerre dont on commémore le centième anniversaire.
Jacques Salès, dans son quatrième roman, déchire ce voile pour faire revivre auprès des jeunes et des moins jeunes cette page d’histoire qui a bouleversé et transformé l’ensemble du monde.
Les personnages mis en scène nous font toucher du doigt les drames humains qui se sont abattus sur ces frères de sang de la Grande Guerre et leurs familles, le tout sous le regard qu’avait sur la France une famille d’Alsaciens que la guerre franco-allemande de 1870 avait exilée en Haïti.

Un roman historique extrêmement documenté, avec pour toile de fond le souvenir d'une génération sacrifiée au cours d'une guerre qui a bouleversé l'Europe.

EXTRAIT

Karl Hertling et sa femme Joséphine étaient boulangers-pâtissiers à Guebwiller, petite ville alsacienne où l’immigration allemande avait été particulièrement forte. Respectivement âgés de 30 et 27 ans en 1871, ils habitaient avec leurs fils Thomas, six ans, et Christoph, un an, un appartement au-dessus de leur boulangerie-pâtisserie qui était la plus courue de la ville. Depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, la vie à Guebwiller leur était devenue chaque jour de plus en plus insupportable en raison de la morgue dont faisaient preuve certains de leurs nouveaux clients allemands. L’un d’eux, Herr Bauer, leur avait proposé un jour de leur racheter leur boulangerie-pâtisserie et leur logement pour un prix qu’ils avaient trouvé dérisoire. Karl avait répondu que sa boulangerie-pâtisserie et son appartement n’étaient « tout simplement » pas à vendre, sur quoi Herr Bauer avait rétorqué qu’à la place de Karl, il accepterait « tout simplement » son offre car il risquait d’être contraint par les circonstances et par les nouvelles autorités à quitter l’Alsace, avec mise de ses biens sous séquestre et possible vente aux enchères. L’allemand était ensuite devenu langue obligatoire en Alsace-Lorraine et l’annonce avait été faite que l’enseignement du français serait supprimé dans les classes primaires dès 1872. Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Karl et Joséphine Hertling avaient accepté l’offre de Herr Bauer en se jurant qu’il paierait un jour pour sa morgue, et, trois mois plus tard à peine, la « Boulangerie-Pâtisserie Gourmande Hertling » avait changé de propriétaire et de nom pour être désormais « Bauer’s Lecker Bäckerei ».

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Salès est avocat au Barreau de Paris. Il est licencié en droit de l’Université d’Haïti, Docteur en Droit de l’Université de Paris et Master of Laws de Harvard. Il est l’auteur de Haïti : naissance tragique, de Une Jeunesse Dorée et de Bombes à retardement publiés aux Editions France-Empire.
LangueFrançais
ÉditeurMarie B
Date de sortie20 oct. 2017
ISBN9791093576220
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    Aperçu du livre

    Frères de sang - Jacques Salès

    Jean-Marie

    I

    Ems, Guebwiller, Paris, Port-au-Prince

    Une révolution en Espagne en 1868 avait conduit la reine Isabelle II d’Espagne à s’exiler en France puis à abdiquer. En 1870, le gouvernement provisoire espagnol du général Prim avait proposé le trône d’Espagne ainsi vacant à Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, petit-cousin du roi de Prusse, Guillaume 1er. Après avoir hésité, Léopold avait accepté sur les instances du premier ministre, Bismarck, et avec l’accord de Guillaume 1er.

    Une même famille aurait alors régné sur l’Espagne et la Prusse, et la France s’était sentie menacée par une sorte de reconstitution de l’empire de Charles-Quint. Le nouveau ministre des Affaires étrangères français, Agénor de Gramont, avait donc annoncé dans des déclarations d’une rare violence que la France s’opposait à cette candidature et, le 12 juillet 1870, le prince Léopold avait retiré sa candidature afin d’apaiser les tensions diplomatiques.

    Napoléon III avait néanmoins demandé au roi de Prusse, par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France, un engagement écrit de renonciation définitive.

    Cette demande constituait une évidente et inutile humiliation, mais Guillaume 1er avait, à l’issue de l’entretien qu’il lui avait accordé à Ems, confirmé à l’ambassadeur la renonciation du prince Léopold. La dépêche dans laquelle Guillaume 1er relatait son entretien avec l’ambassadeur de France avait cependant été réécrite par Bismarck qui en avait fait un soufflet diplomatique en laissant croire à un congédiement humiliant de l’ambassadeur par Guillaume 1er. Bismarck désirait en effet provoquer un conflit avec la France afin d’achever l’unité allemande, et avait communiqué à la presse une version tronquée de cette dépêche pour contraindre moralement la France à déclarer la guerre à la Prusse.

    La presse parisienne avait dénoncé l’affront de la dépêche d’Ems et avait incité Napoléon III à relever le gant. Certains, comme Adolphe Thiers, avaient en revanche prévenu que, vieillissante et mal équipée, l’armée française n’était pas prête et qu’elle était en outre démoralisée. Démoralisée par le désastre de l’expédition au Mexique qui s’était terminée, d’une part, par le rappel des troupes que Napoléon III y avait envoyées pour mettre en place l’empire qu’il voulait y créer et confier à Maximilien d’Autriche et, d’autre part, par la mort de ce dernier en 1867 devant un peloton d’exécution mexicain. Malgré ces ultimes avertissements, Napoléon III n’avait pas su résister à la provocation de Bismarck et la France avait déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.

    La guerre franco-allemande de 1870 avait ainsi opposé le Second Empire français et les royaumes allemands unis derrière le royaume de Prusse.

    ***

    Mal préparés, très inférieurs en nombre et mal commandés, les Français avaient été sévèrement battus dans plusieurs batailles. Le 2 septembre 1870, à la bataille de Sedan, Napoléon III avait été contraint de se rendre, faute de munitions, et avait été fait prisonnier avec 100 000 soldats. La France avait de nouveau été écrasée le 27 octobre 1870 à Metz, où le maréchal Bazaine s’était rendu avec 180 000 soldats. Un armistice avait été signé le 28 janvier 1871, dix jours après la proclamation de Guillaume 1er comme empereur allemand à Versailles.

    Aux termes du traité de Francfort du 10 mai 1871, la France avait dû rendre à l’Allemagne l’Alsace-Lorraine qui avait été annexée par Louis XIV en 1681, et l’Alsace et la Lorraine avaient été incorporées le 9 juin 1871 dans le nouvel empire allemand. Un flot d’immigrants allemands étaient venus s’établir en Alsace-Lorraine qu’ils pensaient être un pays frère libéré où ils trouveraient d’autant plus facilement à s’intégrer qu’ils étaient souvent des fonctionnaires occupant des postes relativement élevés, et donc des partis intéressants.

    Une clause du traité de Francfort permettait cependant aux habitants d’Alsace et de Lorraine de conserver la nationalité française s’ils quittaient la région avant le 1er octobre 1872. Environ 100 000 Alsaciens et Lorrains avaient ainsi choisi de quitter leur maison, leur terre et leur région pour s’installer dans la partie de la Lorraine restée française et dans diverses régions de France, mais aussi à l’étranger.

    ***

    Karl Hertling et sa femme Joséphine étaient boulangers-pâtissiers à Guebwiller, petite ville alsacienne où l’immigration allemande avait été particulièrement forte. Respectivement âgés de 30 et 27 ans en 1871, ils habitaient avec leurs fils Thomas, six ans, et Christoph, un an, un appartement au-dessus de leur boulangerie-pâtisserie qui était la plus courue de la ville. Depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, la vie à Guebwiller leur était devenue chaque jour de plus en plus insupportable en raison de la morgue dont faisaient preuve certains de leurs nouveaux clients allemands. L’un d’eux, Herr Bauer, leur avait proposé un jour de leur racheter leur boulangerie-pâtisserie et leur logement pour un prix qu’ils avaient trouvé dérisoire. Karl avait répondu que sa boulangerie-pâtisserie et son appartement n’étaient « tout simplement » pas à vendre, sur quoi Herr Bauer avait rétorqué qu’à la place de Karl, il accepterait « tout simplement » son offre car il risquait d’être contraint par les circonstances et par les nouvelles autorités à quitter l’Alsace, avec mise de ses biens sous séquestre et possible vente aux enchères. L’allemand était ensuite devenu langue obligatoire en Alsace-Lorraine et l’annonce avait été faite que l’enseignement du français serait supprimé dans les classes primaires dès 1872.

    Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Karl et Joséphine Hertling avaient accepté l’offre de Herr Bauer en se jurant qu’il paierait un jour pour sa morgue, et, trois mois plus tard à peine, la « Boulangerie-Pâtisserie Gourmande Hertling » avait changé de propriétaire et de nom pour être désormais « Bauer’s Lecker Bäckerei ». Dans l’intervalle, Karl et Joséphine avaient effectué, pour eux et pour leurs deux fils, au grand dam des quelques parents qu’ils avaient en Alsace, les formalités dictées par l’option qu’ils avaient choisie de conserver la nationalité française en quittant la région devenue allemande.

    La famille Hertling s’était alors installée dans le treizième arrondissement de Paris, en reprenant en location-gérance, sur le boulevard Saint-Marcel, une boulangerie-pâtisserie qui végétait et n’était pas, loin s’en fallait, la seule du quartier. Le talent de Karl dont la pâtisserie était légère, l’art qu’avait Joséphine de plaire aux clients dont très vite elle avait appris les noms et avec qui elle entretenait de ce fait des relations presque personnalisées, et leur force de travail à tous les deux, avaient cependant permis à leur boulangerie-pâtisserie de s’imposer sous le nom de « L’Alsace à Paris ». Trois ans plus tard, à la fin de l’année 1874, ils avaient racheté le fonds de commerce et les murs de la boulangerie-pâtisserie ainsi que l’appartement où ils habitaient avec leurs deux fils au premier étage, juste au-dessus de leur magasin.

    ***

    Deux ans après leur arrivée à Paris, Karl et Joséphine avaient fait la connaissance d’un couple de couleur, M. et Mme Sénéchal, qui venaient de prendre en location l’appartement du deuxième étage, au-dessus du leur. André Sénéchal, qui avait une soixantaine d’années, s’était présenté comme un ancien ministre de l’Instruction Publique de la République d’Haïti qui avait été contraint à l’exil par une révolution ayant renversé le président de son pays. Il se morfondait depuis dans son exil parisien comme professeur d’histoire-géo dans un établissement confessionnel du treizième arrondissement et n’attendait qu’une chose : que la situation politique en Haïti lui permît de rentrer dans son pays où la vie, disait-il, était moins pénible au soleil que dans le froid, la grisaille et l’anonymat parisien, malgré les révolutions, insurrections et prises d’armes qui le secouaient périodiquement. Les rapports entre les Hertling et les Sénéchal étaient vite devenus presque intimes car, privée de ses petits-enfants restés en Haïti, Mme Sénéchal se plaisait à garder le petit Christoph que Joséphine avait autrement dans les pattes dans la boulangerie-pâtisserie où elle servait les clients et tenait la caisse.

    Le changement politique espéré s’était produit au printemps 1876 quand le président haïtien Domingue avait lui-même dû prendre le chemin de l’exil et laisser la place au général Boisrond-Canal que connaissait bien Sénéchal. André Sénéchal avait annoncé à Karl Hertling qu’il cesserait à la fin du mois de juin 1876 d’enseigner l’histoire et la géographie aux petits Français pour rentrer au pays exercer sa profession d’avocat, son exil parisien lui ayant une fois pour toutes fait comprendre qu’il était de son intérêt de renoncer à la politique. Sénéchal avait également dit à Karl et Joséphine que, bien qu’Haïti ne fût pas un pays de tout repos, c’était pour les étrangers industrieux une terre d’opportunités, et les avait assurés qu’ils feraient fortune s’ils y émigraient pour y ouvrir une boulangerie-pâtisserie française.

    Il avait dû être très convaincant, car quatre mois après le départ des Sénéchal, Karl et Joséphine Hertling avaient vendu et bien vendu leur boulangerie-pâtisserie et leur appartement et, avec leurs fils Thomas et Christoph et un bon pécule, avaient pris le bateau pour Haïti.

    Ils avaient débarqué à Port-au-Prince en novembre 1876 et, après un bref séjour dans une pension de famille de la ville, avaient, grâce à André Sénéchal, pris en location une belle et grande villa dans le nouveau quartier résidentiel de Turgeau. Ils avaient obtenu en un tour de main le statut de résidents et, toujours conseillés par Sénéchal, avaient loué sur la place Geffrard, la plus belle de Port-au-Prince, une échoppe où ils installeraient leur boulangerie-pâtisserie dès que leur auraient été livrés les fours, pétrins et autres matériels de fabrication française qu’ils avaient commandés avant de quitter Paris.

    Sénéchal avait dit aux Hertling que personne en Haïti n’avait jamais fait fortune en travaillant de ses mains et qu’ils ne pourraient intégrer la bourgeoisie haïtienne et cosmopolite de Port-au-Prince que s’ils se conduisaient eux-mêmes en bourgeois. Cela signifiait qu’ils ne devaient pas être en permanence au four et au moulin dans leur boulangerie-pâtisserie, et qu’ils devaient impérativement embaucher du personnel local qu’ils formeraient au métier de boulanger et de pâtissier et qu’ils superviseraient de près sans avoir à mettre eux-mêmes systématiquement la main à la pâte. Ils devraient certes être présents dans le magasin, mais comme patrons et sans avoir à servir eux-mêmes les clients, tâches qui devraient être assumées par leur personnel, qui ne leur coûterait pas cher et leur serait fidèle. Ils avaient écouté Sénéchal, incrédules, mais avaient suivi ses conseils après se les être fait confirmer par un vieux de la vieille à la Légation de France. Madame Sénéchal quant à elle avait imposé à Joséphine certains tabous proscrivant le travail manuel : elle pourrait de temps à autre faire la cuisine, mais jamais balayer ; elle pourrait se livrer à des travaux de couture, mais ne devrait jamais faire la lessive ou la vaisselle ; elle pourrait marchander avec les vendeurs ambulants, mais ne devrait jamais porter elle-même ce qu’elle leur aurait acheté.

    La Boulangerie-Pâtisserie Gourmande Hertling avait été inaugurée en fanfare en mai 1877 par le ministre du Commerce en présence du Consul de France et, depuis, tous ceux qui pouvaient se le permettre à Port-au-Prince, et pas seulement le gratin de Port-au-Prince, n’achetaient plus leur pain et leurs pâtisseries qu’à la Boulangerie-Pâtisserie Gourmande Hertling.

    Un an à peine plus tard, Karl Hertling avait ouvert dans un local contigu à sa boulangerie-pâtisserie, sous l’enseigne Epicerie Parisienne, un magasin qui s’approvisionnait auprès d’un grossiste de Martinique en vins, liqueurs, charcuterie, pâtes, fromages et confitures, et était devenu, comme la Boulangerie-Pâtisserie Gourmande Hertling, un autre lieu de rencontre de la bourgeoisie de Port-au-Prince. Quelques années plus tard, il était devenu l’un des principaux importateurs et distributeurs de vins et de liqueurs en Haïti, avait racheté, agrandi et modernisé sa villa de Turgeau, et était avec Joséphine un membre à part entière de la bonne société de Port-au-Prince, laquelle englobait aussi les principales familles des colonies française, allemande et anglaise d’Haïti.

    Karl était également le président de L’Amicale Alsacienne, une association qui entretenait la flamme alsacienne en Haïti et dont les dîners commençaient toujours par l’évocation de l’Alsace :

    « C’est un pays de plaine et de montagne,

    Que les vieux Gaulois ont conquis

    Deux mille ans avant Charlemagne

    Et que l’étranger nous a pris !

    C’est la vieille terre française,

    De Kléber, de la Marseillaise !

    La terre des soldats hardis,

    À intrépide et froide audace,

    Qui regardent toujours la mort en face !

    C’est la vieille et loyale Alsace. »

    Joséphine quant à elle était devenue sur tous les plans l’un des principaux piliers de la colonie française d’Haïti. C’est Joséphine qui, par le truchement de Me Sénéchal, avait suggéré au président Boisrond-Canal, pour maintenir au beau fixe les relations entre la France et Haïti, d’organiser un grand service religieux à la cathédrale de Port-au-Prince à la mémoire d’Adolphe Thiers, l’ancien chef de gouvernement français décédé en 1877.

    ***

    Les débuts avaient néanmoins été difficiles pour Karl et Joséphine Hertling. Ils avaient en effet vite fait connaissance avec l’instabilité politique qui était chronique en Haïti. Le président Boisrond-Canal avait échappé de justesse à un attentat, mais une prise d’armes l’avait contraint peu après à prendre le chemin de l’exil. Le général Salomon avait été élu président en octobre 1879, mais un antagonisme virulent opposait les Nationaux de Salomon, chef autoproclamé des masses noires dont le slogan était « Le pouvoir au plus grand nombre », aux Libéraux de Boyer Bazelais et d’Edmond Paul, chefs de file de la bourgeoisie mulâtre et noire pour qui c’était « Le pouvoir aux plus capables ». Il s’était ensuivi un débarquement armé de Boyer Bazelais et d’une centaine de ses partisans à Miragoâne en mars 1883 ; le siège de Miragoâne par l’armée de Salomon, au cours duquel Boyer Bazelais et nombre de ses partisans étaient morts de dysenterie ou au combat ; puis une sévère répression à Port-au-Prince et dans toutes les villes du pays qui avaient exprimé des sympathies pour les Libéraux, entraînant de nombreux départs en exil.

    Tout cela n’avait pas été bon pour le commerce, et L’Epicerie Parisienne, comme d’autres maisons étrangères et haïtiennes, avait été prise d’assaut puis pillée par la populace. Les maisons étrangères concernées avaient cependant été dédommagées par l’Etat haïtien sous la pression de leurs légations respectives, et la somme allouée à Karl Hertling l’avait plus qu’indemnisé de son préjudice.

    ***

    A leur arrivée en Haïti à la fin de l’année 1876, à l’âge de douze et sept ans, Thomas et Christoph Hertling avaient été inscrits à l’école congréganiste qu’avaient ouverte à Port-au-Prince les Frères de l’Instruction Chrétienne qui avaient quitté leur Bretagne natale à partir de 1864, à l’instigation du Vatican, pour se consacrer à l’éducation chrétienne des élites haïtiennes. Ils avaient été élevés par leurs parents en bons petits Français aspirant au retour de l’Alsace et de la Lorraine dans le giron de la France mais, en même temps, comme tous les fils ou filles des étrangers d’Haïti, Thomas et Christoph Hertling en étaient venus à maîtriser le créole haïtien aussi bien que leur langue maternelle. Ils avaient la méringue et la musique haïtienne dans le sang et étaient d’excellents danseurs qui savaient se déhancher à l’haïtienne. Comme la plupart de leurs amis de souche européenne, Thomas et Christoph n’avaient jamais remis les pieds en Europe depuis leur arrivée en Haïti en 1876 avec leurs parents. Ils ne connaissaient plus qu’Haïti et, progressivement, s’étaient considérés comme Haïtiens à part entière, d’autant plus que, pour avoir librement accès à certaines activités commerciales réservées aux nationaux, Karl, leur père, aidé par Me Sénéchal, avait obtenu la nationalité haïtienne pour lui-même, sa femme et ses fils, au vu et au su de la Légation de France qui reconnaissait la double nationalité dans l’intérêt bien compris de la France.

    Thomas et Christoph se considéraient cependant comme Français par héritage, et c’était toujours avec la chair de poule qu’ils avaient au cours des ans écouté ou entonné La Marseillaise lors de fêtes à la Légation de France ou, plus souvent encore, lors des réceptions ou dîners que leurs parents donnaient pour la dizaine de membres français de L’Amicale Alsacienne qui résidaient à Port-au-Prince. Thomas et Christoph avaient pour amis tous les garçons et filles de leur âge de la bonne société de Port-au-Prince, grâce, ils en avaient conscience, à la réussite spectaculaire de leurs parents et aux efforts qu’ils avaient faits pour s’intégrer dans la bourgeoisie locale qui se croyait sortie de la cuisse de Jupiter.

    Les Hertling avaient leur banc, au premier rang, dans la chapelle paroissiale Saint-Louis-Roi-de-France à Turgeau, banc qu’occupaient les dimanches matins, pour la grand-messe, Joséphine, Thomas et Christoph. Karl n’allait en revanche plus à la messe, mais cela ne l’empêchait pas d’entretenir des relations privilégiées avec le curé français de Saint-Louis-Roi-de-France qui, tous les dimanches après la grand-messe, venait partager un copieux petit-déjeuner avec lui sur la terrasse couverte de sa villa toute proche.

    ***

    Thomas Hertling avait terminé ses études secondaires en Haïti en 1883, à 18 ans, et était parti pour Paris où il avait été admis dans un établissement d’enseignement technique supérieur de travaux publics. Il savait en partant qu’il quittait Haïti pour longtemps, peut-être même pour la durée de ses études universitaires, car la traversée qui, escales comprises, durait près de trois semaines, ne lui permettrait guère de retourner au pays, en Haïti, pour des vacances d’été suffisamment longues pour justifier le voyage.

    Thomas avait logé dans un foyer étudiant, avait obtenu son diplôme d’ingénieur, puis avait pendant deux ans fait son service militaire à Nancy avant de faire le grand saut et d’entrer dans la vie active en 1891. A Paris et non à Port-au-Prince comme l’avait espéré son père, car Thomas était à Paris comme un poisson dans l’eau, alors que les nouvelles reçues d’Haïti --où une nouvelle main de fer, le général Florvil Hyppolite, avait pris le pouvoir et faisait à nouveau trop facilement couler le sang-- ne l’encourageaient pas à « rentrer au pays ». Thomas était donc entré au service de l’Etat, dans l’administration en charge de la construction des routes, des ponts, des tunnels et des barrages, et avait épousé en 1892, en présence de ses parents qui étaient pour l’occasion revenus pour la première fois dans cette France qu’ils avaient quittée en 1876, la fille d’un éminent professeur de droit à la faculté de Paris, qui avait quitté l’Alsace pour la France après la guerre de 1870. Elle s’appelait Alice et avait coup sur coup donné naissance à deux filles, Marguerite puis Marie-Maud, avant la naissance en 1896 d’un fils, Xavier, puis en 1900 d’un second fils, François.

    ***

    Quant à Christoph, il n’était pas fait pour les études supérieures, avaient admis Karl et Joséphine. Ils n’avaient donc pas insisté et Christoph s’était dès l’âge de 17 ans inséré dans les affaires familiales aux côtés de son père qui en avait été d’autant plus heureux qu’il redoutait déjà que son fils Thomas fît durablement carrière en France et fût perdu pour Haïti, certes, mais surtout pour lui, Karl. Christoph avait progressivement pris en charge l’entreprise d’export-import qu’avait fondée son père : elle exportait le café que des spéculateurs achetaient pour les Hertling aux paysans, et importait le vin, le champagne et les liqueurs qui étaient consommés en Haïti ainsi que toutes sortes de produits alimentaires et de petits équipements pour la maison et la cuisine.

    Grand amateur de jupons, Christoph avait collectionné les flirts et les fiancées et s’était marié en 1895, à 25 ans, avec Elisabeth, une jeune fille d’une grande beauté née des œuvres d’une mulâtresse haïtienne et d’un cadre détaché par la France auprès de la Banque Nationale d’Haïti pour veiller au paiement de l’indemnité que la France avait exigée d’Haïti en 1825 pour reconnaître son indépendance et qui, 70 ans plus tard, de refinancement en

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