C'est de l'art (Essais)
Par Ali Benmakhlouf
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À propos de ce livre électronique
Il est de coutume de n’associer l’art qu’à des manifestations expressives ou émotives. Mais l’art a des fonctions multiples et aucun art n’indique sa propre limite. La complexité du réel qu’il permet de simuler fait qu’il est aussi porteur d’un véritable projet de connaissance. Quand il voit, l’oeil n’est pas innocent. Il est porté par tout ce qu’il a déjà vu et à l’aide de quoi il interprète ce qu’il voit de « nouveau ». Il y a bien sûr le regard de celui qui est exercé, artiste ou critique d’art, mais il y a aussi le regard du spectateur qui s’instruit de façon profane et qui refuse que lui soit confisqué le droit d’interpréter à son tour les images qui se déploient devant lui, pour la simple raison qu’elles entrent en composition, dans sa vie, avec celles qui l’ont déjà constitué.
C’est que l’art s’apprécie dans l’exacte mesure où il s’ajuste à nous : notre appréciation de l’art est comme l’essai que nous faisons d’un vêtement qui nous va à merveille. Plus même, l’art nous est donné pour mieux accepter la vérité, ou encore, l’art nous est donné pour exprimer de façon acceptable une vérité qui, autrement, nous serait insupportable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Agrégé de philosophie, Ali Benmakhlouf est professeur des universités à Paris 12 Créteil Val-de-Marne, membre du comité consultatif national d’éthique et président du comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’Institut de Recherches pour le Développement (IRD). Il compte aujourd'hui plusieurs publications à son actif, parmi lesquelles L'identité, une fable philosophique et Montaigne .
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Aperçu du livre
C'est de l'art (Essais) - Ali Benmakhlouf
Casablanca
Préface
« Nous avons l’art
pour ne pas mourir de la vérité »
Friedrich Nietzsche
Les textes réunis ici présentent l’art sous l’angle de la connaissance. Il est de coutume de n’associer l’art qu’à des manifestations expressives ou émotives. Mais il convient de reconnaître que la polyvalence de fonction de l’art, la complexité du réel qu’il permet de simuler, sont porteurs d’un véritable projet de connaissance. Quand il voit, l’œil n’est pas innocent. Il est porté par tout ce qu’il a déjà vu et à l’aide de quoi il interprète ce qu’il voit de « nouveau ». Il y a bien sûr le regard de celui qui est exercé, artiste ou critique d’art, mais il y a aussi le regard du spectateur qui s’instruit de façon profane et qui refuse que lui soit confisqué le droit d’interpréter à son tour les images qui se déploient devant lui, pour la simple raison qu’elles entrent en composition, dans sa vie, avec celles qui l’ont déjà constitué.
Que ce soit par le cinéma, ou par les objets quotidiens qui nous entourent, l’œil ne cesse d’explorer. Il y a les phénomènes de connaissance mais il y a aussi les phénomènes de reconnaissance : on a l’impression d’un déjà vu face à un film, on se met à déréaliser le spectacle devant les yeux comme il arrive en sens inverse qu’on croit, pendant qu’on rêve, à la réalité de nos rêves. Hitchcock dans L’Homme qui en savait trop, ne cesse de jouer avec les phénomènes troublants de la reconnaissance des lieux, des personnes, des choses, au point de conforter en nous de façon troublante la sensation de déjà vu. De même, face à un objet réussi du design, celui qui, écartant toute ornementation, se confond si bien avec sa fonction qu’il nous arrive de penser qu’il a toujours fait partie de notre paysage.
C’est que l’art s’apprécie dans l’exacte mesure où il s’ajuste à nous : notre appréciation de l’art est comme l’essai que nous faisons d’un vêtement qui nous va à merveille. Cet ajustement produit une satisfaction artistique même quand le sujet est douloureux : voir une tragédie au théâtre et en être satisfait indique assez que nous avons su neutraliser nos affects, signe d’une distance critique qui nous enrichit et nous aide à vivre somme toute plus, mieux. Montaigne prêtait à Platon l’adage suivant : « Nous savons en rêve ce que nous ignorons en vérité. » On peut le parodier en disant : nous savons en art ce que nous ignorons en vérité, parodie qui est un clin d’œil à la formule célèbre de Nietzsche : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. » Certains ont fait une lecture romantique de ce passage du philosophe allemand, pensant que l’art se détourne de la vérité. En réalité, une autre lecture est possible : l’art nous est donné pour mieux accepter la vérité, ou encore, l’art nous est donné pour exprimer de façon acceptable une vérité qui autrement nous serait insupportable.
Dans l’ordre du discours parlé ou écrit, la métaphore, l’analogie, les tropes en général, sont les détours par lesquels l’art parvient à nous indiquer des aspects du réel qui sans cela nous resteraient inconnus. « Une image rapproche ou éloigne deux choses » dit Jean-Luc Godard : on peut le dire de tout ce qui produit en nous l’effet d’une image nouvelle comme une métaphore ou une analogie. Pour éviter de prendre des analogies pour des identités, pour garder le jeu libre qu’elle instaure, il est bon de rapporter nos identifications même à leur origine souvent analogique pour les décrisper, pour éviter qu’elles soient réactives ou meurtrières. Décidément, l’art nous est donné pour ne pas mourir de la vérité.
La portée citoyenne, pratique, publique de l’art est visible à chaque fois que le processus d’apprentissage de l’art est pris en considération. Si l’œil n’est pas innocent, c’est qu’il apprend toujours, même quand il est fort exercé, même quand c’est celui d’un peintre célèbre. A la veille de sa mort, il lui arrive encore de voir, comme pour la première fois, ce qu’il pensait être par lui totalement déchiffré, et le voyant, avoir comme le coup de grâce de la mort, façon de dire que l’art est consubstantiel à la vie, qu’il engage directement nos capacités, voire les épuise dans leur dernière expression. Voilà ce que Marcel Proust dit de l’écrivain Bergotte qui, à la veille de sa mort, va revoir un tableau de Vermeer qu’il pensait connaître mais dont un critique lui a révélé une partie inconnue, « un petit pan de mur jaune »¹ : « Enfin il fut devant le Vermeer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. »²
L’art vient, comme en limite extrême, nous apprendre quelque chose quand la vie nous quitte. S’il lui arrive de ne pas prolonger la vie, au moins la rend-il plus intense.
1. Il s’agit du tableau « La vue de Delft » de Vermeer.
2. Marcel Proust, La prisonnière, Pléiade, Gallimard, Tome III de A la recherche du temps perdu, 1954, p.187.
I
« C’est de l’art »
Sur le jugement esthétique
Le XXe siècle a remis en cause le recours systématique à une essence ou à un fondement en philosophie de l’art mais aussi de façon plus générale en philosophie. Il semble difficile de parler d’un message de l’art ou d’une essence de l’art comme si cela était une affaire entendue, de même qu’il est devenu difficile de parler des fondements explicites sur lesquels l’art serait censé reposer. Souvenons-nous de ce passage de Ludwig Wittgenstein dans De la certitude disant qu’il est impossible de donner une raison qui « soit aussi sûre que ce que justement elle est censée fonder »¹. La philosophie de l’art participe de ce mouvement général issu de la crise des fondements, de même qu’elle participe totalement à tous les enjeux de la connaissance ; la conception romantique relayée par Nietzsche selon laquelle « nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » a induit de nombreuses idées fausses sur la valeur de connaissance portée par l’art.
UN CRITÈRE DE DÉMARCATION DE L’ART ?
Quand je dis que la philosophie de l’art n’est pas dissociable de la crise des fondements, je ne veux pas mettre l’accent simplement sur cette part dite transgressive ou subversive de l’art que beaucoup veulent lui reconnaître : « Les seules attitudes de transgression en dépit de la signification dont on les a parfois investies dans l’histoire des idées, peuvent d’autant moins fournir un critère suffisant de démarcation, en termes de conditions nécessaires et suffisantes, qu’elles possèdent un caractère auto-réfutant dont on ne tient pas toujours suffisamment compte. »² Je veux plutôt souligner la difficulté d’avoir un critère de démarcation de l’art : celui-ci fonctionne comme un concept vague, de même que son domaine a connu une extension telle qu’il devient difficile de séparer nettement les œuvres d’art des objets ordinaires par exemple, pour lesquels on entend souvent dire « mais, c’est de l’art ».
Devant une telle polysémie, beaucoup ont eu cependant recours sinon à des classifications, du moins à des ressemblances, invoquant par là le concept « d’air de famille » de Ludwig Wittgenstein ainsi que sa notion de « jeu de langage ». L’art recouvrerait ainsi un ensemble de pratiques et d’objets apparentés. D’autres ont souligné que la décision de l’artiste, son geste si arbitraire, donne une qualification artistique à une œuvre qui du coup n’apparaît plus comme « n’importe quoi » ou comme n’ayant pas un domicile ou une identité fixe. En ce sens l’art opère comme le droit : ce qu’il touche, via la décision de l’artiste devient de l’art, de même que ce que touche le droit, via la décision du juge, devient du droit.
ÊTRE UN OBJET D’ART
Aussi le titre de cet essai s’explique un peu mieux maintenant. En effet, il ne s’agit pas de proposer une évaluation des qualités esthétiques mais de comprendre le phénomène d’intégration à l’art de pratiques et d’objets. La première conséquence de ce déplacement est que le qualificatif de beauté n’est plus si pertinent dans la reconnaissance de ce qui appartient à l’art. La deuxième conséquence c’est que « dire d’une chose qu’elle est de l’art, c’est la ranger dans une catégorie qui lui donne à nos yeux une valeur, du moins la plupart du temps pour ne pas dire un prix qui dépasse de beaucoup celui que nous accordons aux objets ordinaires, y compris à ceux que nous tenons pour utiles, précieux ou indispensables »³. La troisième conséquence est prometteuse : dans la mesure où il n’y a pas a priori de critères artistiques et que le concept d’art est vague au sens où ses frontières sont floues, le point de départ de l’analyse de l’art se fera dans des objets apparemment quelconques. Cette promesse se double d’une difficulté : comment se fait l’appartenance à l’art de ces objets apparemment quelconques ?
L’ÉVALUATION ESTHÉTIQUE
L’attitude d’un Nelson Goodman consiste à essayer de saisir comment un objet fonctionne comme une œuvre d’art. D’abord il faut rendre compte de la manière dont une œuvre d’art est animée d’une prétention à la valeur : elle demande à être appréciée, évaluée ; ce qui pose de façon directe la question des règles de l’art ou des normes. Citons Wittgenstein qui développe dans Leçons et conversations⁴ de longs parallèles entre le vêtement bien coupé que l’on va chercher chez le tailleur et qui appelle de notre part diverses formes d’appréciation et tel ou tel morceau de musique pour lequel les simples adjectifs de « charmant », « merveilleux », ne sont pas de réelles appréciations, mais de simples interjections. Il n’y a aucune raison de penser que l’appréciation dans le cas de l’art ne serait pas voisine de celle qui s’exprime chez le tailleur ; elle a avec elle un air de famille : « Chez un tailleur, un client examine d’innombrables échantillons et dit : « Non, celui-ci est un peu trop foncé, celui-là un peu trop criard » ; nous disons de lui qu’il sait apprécier les tissus. Ce ne sont pas ses interjections qui montrent qu’il sait apprécier, mais la manière qu’il a de choisir de sélectionner, etc. De même en musique : « ceci est-il harmonieux ? Non, la basse n’est pas tout à fait assez forte. Là, je veux simplement quelque chose de différent… ». C’est là ce que nous appelons une appréciation. »⁵ Cette appréciation est faite en fonction d’un usage constant plutôt que d’un critère supposé du beau, c’est le regard récurrent sur les mêmes tableaux, c’est la lecture et la relecture des mêmes œuvres qui font de ces tableaux, de ces livres, des chefs-d’œuvre : « Quand nous aimons quelque chose, quelles sont nos expressions ? Se réduisent-elles à ce que nous disons, ou aux interjections que nous employons, ou à nos mimiques ? Certainement pas. Le nombre de fois où je relis quelque chose ou le nombre de fois où je porte un costume, voilà souvent nos expressions. Peut-être ne dirai-je pas même « c’est un beau costume », mais je le porte et le regarde souvent. »⁶
LA RÉCURRENCE EN ART
Voyons d’un peu plus près ce qui caractérise cet élément récurrent. Il ne s’agit pas d’une simple répétition d’un geste, car dans ce cas, toutes nos habitudes, nos coutumes, nos modes seraient de l’art. Ce qui est absurde, car ce n’est pas cela que nous voulons dire quand nous disons : « c’est de l’art ». En réalité, la reprise d’une lecture, ou encore la visite faite au même musée pour voir les mêmes tableaux sont des critères dans la seule mesure où, à chaque fois, le symbole en question, livre, tableau, morceau de musique, résiste à un jeu transparent de la référence ou de l’attribution, c’est-à-dire résiste à une qualification exhaustive et définie. C’est ce que Nelson Goodman indique dans ce passage : « Quand on ne peut jamais préciser exactement en présence de quel symbole d’un système on est, ou, si c’est le même en une seconde occurrence, quand le référent est si insaisissable que le fait de trouver le symbole qui lui convient requiert un travail sans fin, quand les caractéristiques qui comptent pour un symbole sont plus nombreuses que rares,