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Les seigneurs d'Aryana: Nomades contrebandiers d’Afghanistan
Les seigneurs d'Aryana: Nomades contrebandiers d’Afghanistan
Les seigneurs d'Aryana: Nomades contrebandiers d’Afghanistan
Livre électronique254 pages3 heures

Les seigneurs d'Aryana: Nomades contrebandiers d’Afghanistan

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À propos de ce livre électronique

À la rencontre d’un monde millénaire décimé par les décennies de guerre

Afghanistan, mai 1968. Jean et Danielle Bourgeois parviennent, après de longues semaines de recherches, à approcher une caravane de nomades pachtouns. Au péril de leur vie, car ils ont rencontré de farouches contrebandiers, ils réussissent à se faire accepter et à les accompagner sur les pistes secrètes de leur migration bisannuelle. Une relation intense se construit entre eux sur plusieurs années. Une expérience unique et riche en découvertes.

L’Afghanistan d’alors n’existe plus. Ces seigneurs d’Aryana, qui sillonnaient tout le pays avec leurs nombreuses caravanes, ont brutalement perdu leur mode de vie ancestral par les guerres incessantes contre les Soviétiques d’abord, puis entre les factions afghanes rivales.

Ce récit de Jean Bourgeois, aujourd’hui réédité, est un document exceptionnel. Illustré de photographies inédites prises par le couple, il permet de mieux mesurer le génocide qui s’est accompli et ce qu’était la vie d’un peuple fier, qu’aucune force étrangère n’a pu dompter.

Un magnifique récit de voyage à la découverte d’un peuple méconnu et de traditions ancestrales en train de disparaître

EXTRAIT

Pourquoi l’image d’une caravane ondulant dans un paysage désertique suscite-t-elle chez la plupart d’entre nous de secrètes résonances ? Lorsque l’imagination s’égare vers les peuples nomades, lorsque l’esprit vagabonde, nous sommes en proie à un trouble étrange. Serait-ce que le nomadisme nous concerne plus que nous ne le pensons ? Besoin d’évasion, atavisme ? La tente nomade demeure le symbole – ou le souvenir – d’une époque que nous aurions pu connaître par le truchement de nos pères.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Né en 1938, Jean Bourgeois est l’un des grands aventuriers et alpinistes de son temps. Membre du Groupe de Haute Montagne, il a écumé les sommets des Alpes et du monde en compagnie des plus grands noms de l’alpinisme. Il a écrit cet ouvrage à quatre mains, avec sa femme Danielle, qui l'a suivi pour ce long et magnifique périple.
LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie16 août 2016
ISBN9782511040881
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    Aperçu du livre

    Les seigneurs d'Aryana - Jean Bourgeois

    Chapitre 1

    À la recherche des nomades

    * Pourquoi l’image d’une caravane ondulant dans un paysage désertique suscite-t-elle chez la plupart d’entre nous de secrètes résonances ? Lorsque l’imagination s’égare vers les peuples nomades, lorsque l’esprit vagabonde, nous sommes en proie à un trouble étrange. Serait-ce que le nomadisme nous concerne plus que nous ne le pensons ? Besoin d’évasion, atavisme ? La tente nomade demeure le symbole – ou le souvenir – d’une époque que nous aurions pu connaître par le truchement de nos pères.

    Si nous étions nés seulement le jour de notre naissance, nous ne verrions dans les nomades que des gens simples, à l’esprit trop ankylosé pour songer à améliorer leurs conditions de vie. Mais une perception millénaire, héritée de lointains ancêtres, nous fait pressentir dans les peuples transhumants des cousins et, même plus, de grands frères.

    Encore actuellement, chez ces hommes dont Danielle et moi avons partagé la vie, c’est le frère aîné qui est le gardien de la tradition ; c’est lui qui en assure la pérennité parmi les habitants de la tente qui deviendra sienne à la mort du patriarche. Les nomades pachtouns d’Afghanistan sont nos frères aînés, ceux qui ont perpétué la tradition d’un peuple fier dont le nom est Arya, c’est-à-dire, en langue avestique, « le peuple noble ». Ce peuple, dont nous sommes partiellement issus, est celui des Aryens. Leur histoire demeure une grande énigme, et il est dommage que le nom de cette race nous évoque instinctivement le nazisme et les massacres génocidaires de la dernière guerre. Aussi s’avère-t-il indispensable, avant d’aborder les descendants des Aryens, de balayer de notre esprit tous ces préjugés que les temps modernes nous ont inculqués bien malgré nous.

    On ignore totalement l’origine des Aryens, mais leurs premières traces apparurent il y a cinq mille ans, en Afghanistan, et plus précisément dans la partie septentrionale de ce pays, en Bactriane. Ce peuple nomade y érigea sa capitale, Bakhdi, la célèbre Bactres des Grecs, la Balkh actuelle et, suivant la tradition, la mère de toutes les cités. Les Aryens possédaient une civilisation originale, une culture dont nous soupçonnons la richesse par la tradition védique que l’Inde a précieusement conservée jusqu’à nous. Vers 1500 avant notre ère, les Aryens franchirent vers le sud la formidable barrière que constituent les montagnes de l’Hindou-Kouch, et peu à peu émigrèrent vers l’Inde et vers l’Europe. Les nomades pachtouns d’aujourd’hui sont fiers de se proclamer descendants directs des premiers habitants de l’antique Aryana.

    Il serait tentant d’expliquer les traditions nomades des peuples pachtouns par leur illustre ascendance. Mais les dernières décennies l’ont bien montré : dès qu’un peuple n’a plus de raison précise d’exercer le nomadisme, il n’hésite pas à se sédentariser totalement, si attaché soit-il aux traditions. S’il y a tant de nomades encore aujourd’hui en Afghanistan, c’est que le besoin en est toujours actuel.

    La raison profonde du nomadisme est géographique : ce sont le relief et le climat de l’Afghanistan qui justifient l’activité des transhumants, qu’ils soient pasteurs ou commerçants.

    L’Afghanistan est un pays montagneux, situé aux confins occidentaux de la grande chaîne himalayenne. L’imposant Hindou-Kouch, le cinquième massif montagneux du monde en hauteur, traverse le pays du nord-est à l’ouest. Les altitudes en illustrent l’ampleur : 7500 mètres au nord-est (Noshaq), 5 600 mètres au centre du pays (Koh-i-Baba). À ce point, l’Hindou-Kouch se ramifie en larges doigts écartés qui s’amenuisent et se soudent au plateau iranien à une altitude de plus de mille mètres.

    Il est une autre chaîne de montagnes issue du Nord-Est afghan, les monts Souleimân. Ceux-ci, suivant un axe nord-est sud-ouest, constituent la frontière orientale de l’Afghanistan. Les altitudes varient de 6 000 mètres au nord à 4 000 mètres au centre de cette chaîne qui, bordant l’immense plaine de l’Indus, s’évanouit dans les déserts adjacents du Baloutchistan.

    Ces deux chaînes de montagnes ne peuvent qu’avoir une influence capitale sur le climat de l’Afghanistan, l’Hindou-Kouch protégeant la moitié méridionale du pays des vents hivernaux sibériens, tandis que les monts Souleimân arrêtent totalement les vents d’été de la mousson indienne. L’absence de mousson confère à l’Afghanistan un climat aride, du type continental : étés chauds et très secs, hivers rudes, particulièrement dans les steppes du Nord où soufflent sans rencontrer le moindre obstacle les vents glacés sibériens. Les seules pluies, rarement abondantes, tombent de mars à mai. Par contre, les chutes de neige sont importantes en hiver sur les hauteurs de l’Hindou-Kouch.

    Ce climat aride et le relief tourmenté donnent à l’Afghanistan un caractère austère : pas de forêts, sauf le long des monts Souleimân, des cultures confinées dans d’étroites vallées dont le torrent permet une savante irrigation, peu de pâturages si ce n’est sur les pentes de l’Hindou-Kouch après la fonte des neiges.

    La culture du blé et du riz, dans quelques vallées favorisées, est l’apanage des peuples sédentaires, de race blanche ou mongole. Des populations turcomanes et ouzbèkes cultivent le coton dans le Nord et élèvent des chevaux. Par contre, l’élevage du mouton ne peut être exercé que par des peuples nomades car le mouton ne supporte ni les grandes chaleurs, ni le froid. De grands troupeaux nécessitent une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse : c’est donc toute la famille qui effectue les migrations saisonnières, à la recherche d’une température clémente et de pâturages frais.

    Mais le nomadisme afghan n’est pas que pastoral. Le caractère d’inaccessibilité de beaucoup d’endroits habités provoque une autre forme de nomadisme : le nomadisme marchand. Autrefois, toutes les grandes villes d’Afghanistan étaient approvisionnées par les caravanes. Ce temps n’est pas éloigné puisque cette activité n’a été définitivement contrecarrée qu’il y a quelques années lorsqu’en 1964 les Américains et les Soviétiques eurent achevé la création d’un grand axe routier traversant tout l’Afghanistan par les déserts du Sud, reliant de la sorte toutes les grandes villes méridionales au commerce international. À la même époque, un axe routier nord-sud, créé par les Soviétiques, reliait les deux versants de l’Hindou-Kouch par un tunnel audacieux creusé à 3300 mètres d’altitude. Dès ce moment, le charroi routier put envahir pratiquement toute l’aire périphérique de l’Afghanistan. Seule la région montagneuse du centre, l’Hazarajât, put encore servir de débouché commercial aux anciennes caravanes marchandes qui y concentrent encore actuellement leur activité.

    La tradition mercantile des nomades pachtouns remonte à des temps immémoriaux. La route millénaire de l’Inde et la fameuse Route de la Soie vers la Chine traversaient l’Afghanistan de part en part. On pense que, dans une certaine mesure, ces routes commerciales existaient déjà aux temps néolithiques.

    Les riches caravanes chargées d’épices et de tissus approvisionnaient sans discontinuer ce long fleuve de richesses qui s’écoulait vers la célèbre oasis syrienne de Palmyre, avant de se ramifier vers Alexandrie, Antioche et l’Europe. Il a fallu l’avènement du commerce maritime et l’établissement de comptoirs commerciaux sur la côte indienne pour détrôner définitivement le célèbre itinéraire continental. Depuis, l’Afghanistan a sombré dans un oubli total, et le commerce des caravanes s’est vu végéter, limité aux besoins locaux.

    Les raisons du nomadisme en Afghanistan ne sont donc pas seulement géographiques : elles sont liées à tout un contexte socio-économique. On s’imagine volontiers que les peuples nomades vivent totalement en marge du monde, mais pourtant ils dépendent étroitement des communautés sédentaires qui conservent l’apanage de l’agriculture, d’une certaine forme d’artisanat et des contacts commerciaux avec l’étranger. Mais les relations nomades-sédentaires ne sont pas unilatérales : une ville de plus de 400 000 habitants comme Kaboul² ne pourrait être approvisionnée en viande de mouton, la plus appréciée, si les communautés pastorales n’existaient pas, et les habitants des régions les plus inaccessibles du pays ne pourraient jamais acquérir de produits extérieurs sans l’arrivée régulière des vastes caravanes marchandes.

    Le nomadisme et la sédentarité sont même des modes de vie plus qu’interdépendants. Ils sont parfois tellement imbriqués que l’on ne voit plus très clairement, en Afghanistan, si une communauté est nomade ou sédentaire. C’est le cas par exemple de certains transhumants qui s’établissent en villages durant une partie de l’année pour effectuer quelques cultures, et de villageois qui s’éloignent périodiquement à la recherche de pâturages frais pour leurs troupeaux, vivant alors sous la tente. On parle alors de semi-nomades ou de semi-sédentaires.

    Que le lecteur se rassure, ici s’arrête notre petite dissertation. Il suffit en effet de savoir que tous les échelons séparant le nomadisme de la sédentarité sont représentés en Afghanistan. De tout temps, des communautés ont muté d’un mode de vie à l’autre, dans les deux sens. À présent, une mutation gigantesque est en cours : tous les nomades se voient contraints de se sédentariser, irrémédiablement. À cause de notre civilisation et de notre technologie. Mais celles-ci sont-elles immortelles ?

    *

    Petit à petit, nous grignotons les 8 000 kilomètres qui doivent nous mener au cœur de l’Afghanistan. Celui d’entre nous qui ne conduit pas peut enfin rêver, délivré de la hantise des multiples pièges que tend la route.

    Il y a neuf mois que nous sommes mariés, tout juste le temps de mettre au monde ce voyage hors du monde. Danielle est au volant : ses mains de dessinatrice sont menues et blanches. J’ai le temps de redécouvrir ce profil que je n’ai plus vu depuis longtemps, tant nous vivions les yeux dans les yeux. Ces joues rondes et douces, ces petits yeux parfois verts, cette bouche rieuse découvrant des dents inégales, je les connais bien, pourtant !

    Maintenant Danielle est grave, attentive ; elle se demande ce que lui réservent les mois à venir. Elle ne sait pas, car elle ne connaît pas l’Afghanistan. Pour moi, des images précises se bousculent : il y a deux ans, déjà ! J’étais sur le « Toit du monde », tout près de la Chine et tout près du ciel. À 7500 mètres d’altitude. Ce jour-là, je me sentais tout petit. Puis il y eut la tempête, les avalanches, la perte d’un ami, les souffrances…³

    Mais il y avait le soleil aussi, les grands déserts brûlés, le franc sourire des Afghans et, surtout, ces grandes caravanes ondulantes qui venaient on ne sait d’où. Partout dans le pays, les nomades entamaient leur longue transhumance d’automne.

    Tous ceux qui à cette époque ont traversé l’Afghanistan ont été impressionnés par ces longues caravanes qui parfois empruntent la route ; ils ont frémi devant la beauté sauvage de ces femmes qui vont, pieds nus, chargées de lourds bijoux d’argent, l’ample robe rouge et noire flottant aux vents perpétuels ; ils ont contemplé, de loin, ces camps où les rugueuses tentes noires laissent filtrer en permanence une légère fumée bleue. Mais tous ont été frappés par la distance que ces nomades mettent entre l’étranger et eux. Les nomades vivent en dehors de notre temps, dans un univers parallèle, mais impénétrable. Nous voient-ils seulement ? C’est avec ces gens énigmatiques que nous voulons vivre, afin de rapporter le témoignage d’un mode d’existence que les Occidentaux ne connaissent plus.

    Un tel projet demande une disponibilité totale et beaucoup d’enthousiasme. C’est d’un cœur léger que nous avons abandonné notre profession (Danielle est dessinatrice publicitaire, je suis ingénieur électronicien), que nous avons appris à l’université de Bruxelles les rudiments de la langue persane, que nous nous sommes initiés aux mystères des piqûres intraveineuses et de la mécanique automobile, à l’art délicat de la photographie et du cinéma. La Fondation belge de la Vocation⁴ a sanctionné notre projet en nous proclamant lauréats, et d’autres aides privées nous ont poussés sur cette route que nous suivons à présent, cahotés jusqu’à l’abrutissement.

    En arrivant à Kaboul, nous avons la chance de rencontrer un résident français, Claude Buanic. Il nous ouvre toutes grandes les portes de sa maison et son hospitalité sans limites ne se démentira jamais. Durant un mois, nous attendons chez lui que caméras et pellicules, envoyées par avion et égarées en cours de route, arrivent enfin à l’aéroport de Kaboul. Une semaine de palabres sera encore nécessaire pour les dédouaner, l’administration afghane prétendant nous faire payer 140 % de droits d’entrée sur leur valeur déclarée !

    Lorsque nous prenons enfin possession de nos caméras, nous pouvons envisager la réalisation de notre projet. Encore faut-il savoir comment et où rencontrer les nomades ! Un critère guide notre choix : le mois de mai qui touche à sa fin n’entraîne pas encore de grandes chaleurs et sans doute les nomades voyageant dans les régions chaudes du pays comme celle de Kandahar (et qui remontent l’été vers l’Hazarajât, région montagneuse et fraîche au centre du pays) s’y trouvent-ils encore, ou du moins amorcent-ils à peine leur transhumance.

    Nous ne réussissons à obtenir que très peu de renseignements concernant les nomades, les « Koutchis », comme on dit ici, c’est-à-dire « ceux qui partent ». Même les nomades kandaharis, dont les tribus sont parmi les plus puissantes, semblent mal connus de tous. Il est évident que peu d’Afghans parlent volontiers des Koutchis dont les allées et venues paraissent décidément mystérieuses ; les sédentaires considèrent les transhumants comme une véritable plaie, tant au point de vue social qu’économique.

    À force de recherches, nous rencontrons enfin à Kaboul un homme susceptible de nous éclairer. Diplômé de l’université de Turin, les cheveux noirs taillés en brosse, maniant avec aisance un français impeccable, le docteur Shahibye Moustamandi est directeur de l’Institut afghan d’Archéologie.

    « J’ai participé jadis, durant une douzaine de jours, à la transhumance de nomades kandaharis. J’accompagnais une jeune fille, belge justement, dont j’ai oublié le nom. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est morte en Himalaya quelques années après… »

    Claudine Vanderstraeten ! Je la savais alpiniste de talent, elle se révèle exploratrice chevronnée. Elle participa à une expédition himalayenne essentiellement féminine sous la direction de la Française Claude Kogan. Claude et Claudine périrent ensemble sur les pentes du Cho Oyu, emportées par une avalanche…

    Shahibye Moustamandi et Claudine bénéficièrent chez les nomades d’une hospitalité exceptionnelle. Il est vrai que le jeune homme était le fils du gouverneur de Kandahar de l’époque qui avait confié personnellement les deux jeunes gens à un chef de tribu.

    Notre interlocuteur nous ayant vivement conseillé de demander l’intercession du gouverneur auprès des nomades, nous nous rendons au ministère de la Culture et de l’Information. Après avoir exposé notre projet, nous sortons munis d’une lettre aux multiples cachets qu’il ne nous est malheureusement pas possible de traduire. En route pour Kandahar !

    Cinq cents kilomètres d’excellent asphalte nous en séparent. De Kaboul à Ghazni, nous descendons de vertes vallées où chaque are horizontal est cultivé avec soin. La verdure n’existe que grâce aux hommes, car sans aucune transition le beau blé vert vient buter contre le flanc désertique des collines. Mais sitôt Ghazni dépassée, le paysage devient de plus en plus aride, la chaleur de plus en plus implacable. Les villages se font rares et protègent jalousement les petites taches vertes de leurs abricotiers par de larges enceintes de terre séchée. De loin en loin, quelques camps de pauvres nomades, taches noires sur le sol aveuglant, rompent, où c’est possible, la monotonie ocre du pays. Mais le relief reste tourmenté et les montagnes d’allure hoggarienne qui se resserrent de plus en plus nous annoncent l’approche de Kandahar.

    Nous campons loin de la route, dans le large lit d’une rivière momentanément tarie. Nous ne sommes qu’au début de juin, mais la chaleur lourde, débilitante, nous suffoque. Depuis cent kilomètres, nous n’avons plus vu la moindre trace de nomades. Ils ont depuis longtemps quitté ces régions étouffantes.

    Le lendemain, nous pénétrons dans Kandahar. Cette cité commerçante et gaie est réputée pour ses fruits magnifiques (melons, raisins), ses habits richement brodés, ses fiacres tintinnabulants aux beaux chevaux parés de pompons multicolores. Mais si nous subissons le charme de ses couleurs, nous sommes confondus du manque de fierté de ses habitants. L’étranger est ici l’animal à exploiter et tous les coups sont permis. Les marchands de tapis le tirent par les vêtements, l’entraînent dans leurs boutiques et proposent des prix phénoménaux ; les policiers le somment de le suivre… et le conduisent dans une fumerie de haschisch ; les gamins le harcèlent en mendiant bruyamment. Où sont cette courtoisie et cette fierté de rigueur partout ailleurs dans le pays ? Kandahar est aussi le pays des mouches et, malgré moi, j’apparente ses fils à ces bestioles immondes qui assaillent fruits et badauds.

    Nous n’avons pas de chance : le gouverneur s’est absenté pour quelques jours. Il est… à Kaboul. Nous demandons à voir son secrétaire, mais nous échouons dans un bureau des Affaires étrangères. Il apparaît vite que la lettre sur laquelle nous comptions tant dit en substance : « Jean et Danielle Bourgeois sont des journalistes qui comptent tourner à Kandahar un film touristique. Nous demandons au gouverneur de bien vouloir leur donner toute aide utile quant à la réalisation de ce document. »

    Nous tentons d’expliquer que cette lettre ne reflète pas notre projet. Quand nous signalons vouloir nous diriger avec des nomades vers l’Hazarajât, on nous rétorque que cette région nous est interdite puisqu’elle n’est pas mentionnée sur la lettre du ministère. En désespoir de cause, nous nous rendons au Central téléphonique pour essayer de faire aplanir nos difficultés par le ministre de la Culture, depuis Kaboul. Celui-ci nous promet de téléphoner personnellement au secrétariat du gouverneur pour nous octroyer la permission d’être mis en rapport avec les nomades.

    Trois heures plus tard, nous retournons chez le fonctionnaire des Affaires étrangères. Marqué par les fatigues de la journée, cheveux défaits, front ruisselant, il simule une conversation téléphonique avec le secrétariat du gouverneur, puis me fait dire par un interprète que le secrétaire du ministre a téléphoné, et que si l’Hazarajât n’est pas mentionné sur la lettre du ministère, il nous

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