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Le Loup
Le Loup
Le Loup
Livre électronique402 pages5 heures

Le Loup

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À propos de ce livre électronique

Dans ce roman de Lorenzo Carcaterra, le crime organisé part en guerre contre le terrorisme international, un affrontement au milieu duquel un homme cherchera vengeance. Mon nom est Vincent Marelli, mais la plupart des gens m’appellent le loup. Nous ne nous sommes jamais rencontrés et, si vous avez de la chance, nos chemins ne se croiseront jamais. De toute manière, votre vie m’appartient. Je dirige la plus grande organisation criminelle au monde. Nous sommes invisibles et partout à la fois. Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, nous tirons profit de vous. Vous croiriez qu’avec un pouvoir pareil, on est invincible. Vous auriez tort. J’ai commis une erreur, de celles auxquelles un homme comme moi n’a pas droit. J’ai baissé ma garde. Aussi ma femme et mes filles sont-elles mortes, assassinées par des terroristes dont les motifs restent à ce jour obscurs. Ce fut mon erreur. Ce fut aussi la leur. Je ne suis pas va-t-en-guerre. Je ne cherchais pas à en découdre avec eux. Personne de mon organisation ne souhaitait l’affrontement. Ils m’ont tout pris et je suis resté avec un seul et unique désir: me venger. C’est donc la guerre qu’ils cherchaient et ils allaient l’avoir. La toute-puissance du crime organisé allait s’abattre sur tous les groupes terroristes actifs, où qu’ils se cachent. Dans cette bataille, le crime se lèverait pour vaincre le chaos. Nous protégerons nos intérêts, je protégerai mon fils. Nous ne les tuerons sans doute pas tous, mais j’exercerai ma vengeance et, peut-être, mourrai ce faisant.

Ils connaîtront mon nom.

Ils sauront ma colère.

Ils craindront le loup.
LangueFrançais
Date de sortie20 mai 2020
ISBN9782898039553
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    Aperçu du livre

    Le Loup - Lorenzo Carcaterra

    Prologue

    Florence, Italie

    ÉTÉ 2012

    Les aiguilles de l’horloge ne marquaient pas encore midi, mais l’air était déjà lourd d’humidité en ce dimanche de la mi-août. Les touristes venus par centaines se mêlaient aux gens du pays, déambulant entre les étals garnis de la Piazza Santa Croce, sous le regard sévère que plongeait sur la place la statue de Dante. On reconnaissait aisément parmi la foule les visiteurs à leurs appareils-photo qu’ils portaient au cou comme des bijoux. Devant les stands, ils achetaient au poids le prosciutto, le salami et la mozzarella fraîche que les marchands disposaient prestement sur la mie d’un pain tranché tout droit sorti de leur fourneau à gaz. Certains d’entre eux demandaient des pizzettas aux garnitures variées qu’ils se voyaient servir enroulées dans un papier ciré.

    Les natifs s’attardaient devant les étals, portant un soin plus attentif au choix des aliments dont ils composeraient le menu des premiers repas de la semaine. Plusieurs venaient d’assister à la messe et souriaient à l’idée de préparer un dîner dominical qu’ils partageraient en famille. Des mimes et des amuseurs publics s’assuraient que la scène bondée garde une certaine touche de légèreté.

    Le jeune homme avait une vingtaine d’années, était fraîchement rasé et portait les vêtements décontractés d’un Florentin en vacances : un veston sable sur une chemise boutonnée blanche et un pantalon crème. Une main plongée dans la poche gauche de son veston, il tenait de l’autre une glace italienne au chocolat qui fondait vite au soleil. Le jeune homme la dégustait comme il marchait, lentement, et essuyait de temps à autre sa bouche du coin d’une serviette en papier pliée. Il étudiait du regard les gens alentour et souriait. Si jamais, dans cette foule, il devait d’une minute à l’autre y avoir plusieurs morts, ils avaient choisi la plus radieuse des journées et un décor des plus splendide pour mourir.

    Ce jeune homme s’appelait Ali Ben Bashir, fils cadet né d’un père iranien et d’une mère italienne. Ses parents s’étaient rencontrés à l’Université de Sienne, alors qu’ils étudiaient la médecine, et s’étaient séparés quand Ali avait six ans. Après, sa vie avait été scindée entre deux familles, deux cultures : il avait passé ses étés en Italie avec sa mère et le reste de l’année chez des parents iraniens, une famille où on n’avait que peu de mots tendres pour l’Occident, et encore moins pour le catholicisme. On l’y encourageait à suivre les enseignements de l’Islam, à se méfier des tentations de facilité d’une ville comme Florence et on le raillait quand il parlait de la Renaissance, ou de ses visites d’un musée ou d’une église conçus et construits des siècles auparavant.

    Ali était devenu un jeune homme confus et plein de colère, incertain si les regards qu’on lui jetait et les questions qu’on lui posait à chacun de ses passages à la douane italienne étaient habituels ou s’il en était la seule cible. En Italie, sa famille faisait peu de cas de ses préoccupations, prétextant qu’il cédait à une certaine paranoïa dont les extrémistes faisaient leur propagande.

    — Ils te choisissent dans le lot parce que tu viens d’un endroit où l’on trouve les terroristes d’aujourd’hui, lui avait dit son oncle Aldo tandis qu’ils prenaient le café un après-midi. Quand j’avais ton âge, c’était nous qu’on harcelait, les Italiens du nord, à cause des Brigades rouges, et avant, c’était les Allemands, parce qu’on avait peur du terrorisme intérieur. Ça ne veut pas dire que tu es mauvais, et ça ne veut surtout pas dire qu’on te déteste. Malheureusement, on a pigé ton numéro, mais bien vite, on s’acharnera sur les gens nés du pays d’où la prochaine vague de fanatiques émergera.

    Ali écoutait, souriait et hochait la tête, mais demeurait peu convaincu. Il avait croisé trop de gens hostiles et vu trop de regards dégoûtés levés sur lui dans le pays qui l’avait vu naître, mais aussi loin des rues d’Italie. Sur le visage des gens, à New York, lors d’un voyage étudiant, en vacances à Paris et en excursion à vélo avec des amis dans le nord de l’Espagne, il avait remarqué la même répugnance, le même message implicite. Conclusion : Ali n’était pas le bienvenu, nulle part. Il serait toujours un étranger.

    Les plus fondamentalistes parmi les amis de son père avaient vite décelé chez Ali un cœur où semer les ferments de leur doctrine radicale. Sur une période de plus de trois ans, ils avaient multiplié les occasions de s’entretenir avec Ali, seul à seul ou de préférence en petit groupe. Durant leurs échanges, ils discutaient des textes sacrés, mais le sujet des maux dont les musulmans étaient victimes faisait toujours surface. Ainsi, avec ces hommes, Ali avait appris l’avancée inquiétante des idées fallacieuses que la société occidentale voulait leur imposer. Il s’était horrifié d’entendre les atrocités commises par l’Amérique durant la guerre d’Afghanistan et l’invasion en Iraq, le traitement que l’envahisseur réservait aux femmes, le sacrilège de certains incultes qui ridiculisaient et brûlaient parfois même le plus sacré des livres.

    Le chemin qui avait mené Ali de l’enfance et à travers les heurts du divorce jusqu’à la découverte de sa foi musulmane aurait pu le diriger vers d’autres destinations, loin de cette place à Florence. Toutefois, la mort du père d’Ali avait scellé le sort du jeune homme. En effet, en 2010, Ali avait compris qu’il était prêt à mourir pour la cause. Il avait passé trois semaines au chevet de son père, dans la petite pièce tout au fond de leur appartement, le quittant seulement à l’heure des prières. Il le nourrissait du peu d’aliments que la maladie lui laissait la force d’ingérer et lui faisait souvent la lecture. Leurs derniers moments avaient surtout été faits de silences, mais aussi l’occasion de touchants échanges. Ali n’avait pas seulement aimé d’amour cet homme qui lui avait appris à lire, à lacer ses chaussures et à dire ses prières ; il le respectait. Ali connaissait son père comme de bien rares fils prenaient le temps de connaître le leur, et pourtant, il n’avait pas compris avant les derniers jours de la vie de son père d’où venait réellement sa haine pour la société occidentale et tout ce qu’elle représentait ; ç’avait été durant ses dernières heures d’agonie qu’il avait compris, en regardant le corps de cet homme capituler devant la douleur d’une maladie qui n’avait aucun remède.

    — J’ai mal de te voir, avait dit Ali durant l’un des derniers moments de lucidité de son père. J’ai mal de te voir souffrir autant.

    — C’est le prix que paient ceux qui vivent des vies aussi longues et heureuses, lui avait avoué son père.

    Ali avait souri et passé un linge humide sur le front mouillé de sueur de son père.

    — Tu n’as aucun regret ?

    — Un seul, avait répondu le père d’Ali.

    — C’est ma mère, c’est ça ?

    Son père avait secoué la tête.

    — Non, avait-il dit. Si je n’avais pas fait d’elle ma femme, je ne t’aurais pas eu comme fils. En mon âme et conscience, notre mariage demeurera toujours une bénédiction.

    — Alors que regrettes-tu ? s’était enquis Ali.

    Son père avait porté sur son fils un regard franc et droit, pendant qu’il gisait alité, trouvant à peine son souffle dans la chaleur moite de la pièce, pas plus grande qu’un placard et seulement meublée d’un tapis de prière, d’une table de nuit et d’un petit bureau.

    — J’aurais voulu avoir le courage de tant d’autres, plus braves que moi, lui avait-il enfin annoncé.

    — Qu’aurais-tu fait ?

    — J’aurais donné ma vie, avait expliqué son père. J’aurais sacrifié la chair au nom d’Allah.

    Son père était mort depuis 14 mois et Ali Ben Bashir se trouvait sur la grande place bondée d’une ville réputée parmi les plus belles et les plus sereines au monde, face à la basilique Santa Croce. Près du parterre de ce lieu saint, et celui du dernier repos des grands hommes de la Renaissance, il déboutonna sa chemise amidonnée, révélant un enchevêtrement compliqué de fils, de minuteries et d’explosifs qu’il avait comme un plastron sur sa poitrine. Il écarta les bras, le pouce de sa main droite levé sur le bouton rouge d’un petit boîtier noir.

    — Je le fais pour toi, très cher papa, dit Ali. Je le fais en ton nom.

    La tête levée vers un ciel sans nuages, Ali Ben Bashir enfonça le bouton rouge.

    1.

    « Il n’existe aucun crime dont je m’estime incapable. »

    — JOHANN WOLFGANG VON GOETHE

    Chapitre 1

    Los Angeles, Californie

    PRINTEMPS 2013

    J’aurais dû mourir.

    Pas Lisa.

    Ni mes filles, ça, c’est certain.

    En fait, s’il fallait analyser froidement la chose, personne n’aurait dû mourir sauf moi. C’était moi, la cible. C’était après moi qu’ils en avaient. Toutefois, par un jeu du sort, je leur avais fait faux bond et faute de mieux, ils s’en étaient pris à ma famille. J’avais envoyé ma famille à l’abattoir.

    J’avais pourtant insisté pour que Lisa et les filles embarquent à bord d’un jet privé, qu’elles fassent le voyage sous bonne garde, qu’à leur arrivée mes hommes les accueillent sur le tarmac. Si je n’avais pas cédé, elles auraient eu la vie sauve. Je m’étais rendu à ses arguments. Je m’étais laissé convaincre.

    Lisa voulait une vie normale pour nos trois enfants, et elle voyait comme un obstacle à leur émancipation la bulle que j’avais créée autour de nous. Elle voulait qu’ils aient l’enfance des enfants normaux, ou du moins leur offrir un semblant de normalité, malgré le père que j’étais et les affaires dans lesquelles je trempais. C’était une aspiration profonde qu’elle ne m’avait jamais cachée et qu’elle avait toujours eue. Lisa rêvait d’une vie normale, mais nous savions tous les deux qu’atteindre cet idéal de normalité ne serait jamais facile. C’était l’évidence : pour vivre une vie paisible et sans histoire, il fallait déménager dans une petite ville et marier l’épicier du coin ; mais quand l’amour vous jetait dans les bras d’un homme comme moi, c’était avec l’impensable que vous contractiez un mariage.

    J’étais un homme prudent.

    Je me méfiais des inconnus et je fuyais la promiscuité. Du plus loin que je me souvienne, j’avais évité les mariages, les concerts ou tout autre évènement où l’hôte prévoyait de réunir plus de 10 convives. En dehors de la maison, j’étais toujours sous bonne garde, m’entourant d’hommes de confiance qui, malgré leur discrétion, n’hésitaient pas à faire sentir leur présence. Je détenais un permis de port d’arme en règle et portais sur moi en permanence au moins une arme chargée. Je m’obligeais à ne pas suivre d’horaire particulier, à constamment changer mon emploi du temps, qu’il s’agisse de l’heure à laquelle je planifiais une séance d’entraînement, en passant par l’endroit où je prenais mes repas jusqu’aux trajets à emprunter lors de mes déplacements. Ce devoir d’incohérence que je m’imposais, je ne le voyais pas comme une nuisance et, à vrai dire, je trouvais un réel réconfort dans cette certitude que l’aléatoire me rendait maître du monde qui m’entourait, que la routine m’aurait privé d’un pouvoir que j’avais sur la vie. Grâce à ces habitudes qui consistaient à ne pas en avoir, j’avais les coudées franches, toute la liberté et l’esprit tranquille pour m’acquitter de mes tâches.

    C’était ces règles qui m’avaient permis d’exceller dans mon domaine, des règles qui nécessairement ne faisaient de moi ni le mari, ni le père idéal. Ces mêmes restrictions, je les imposais à toute la famille. C’était pour leur propre bien, encore qu’à leurs yeux, mes règles ressemblaient davantage à un boulet que je leur aurais mis au pied. Ma femme avait en horreur toutes ces histoires de sécurité et se serait bien contentée du système d’alarme de la maison. Quant aux enfants, ils auraient préféré que je ne fasse pas d’enquête sur les antécédents des familles de leurs amis, que j’accepte simplement qu’ils passent la nuit chez eux. Ils aimaient aller au parc, mais se seraient volontiers passés des hommes armés qui les escortaient. Mes règles étaient devenues une source de friction au sein de la famille.

    — Nous ne pourrions pas, juste cette seule fois, passer des vacances comme tout le monde ? m’avait demandé Lisa.

    — Mais nous allons passer des vacances comme tout le monde, lui avais-je promis. Est-ce si important, la manière d’y aller ?

    — Les enfants ne vont pas vivre la vie que tu mènes quand ils seront grands, Vincent, m’avait répliqué Lisa. Un jour ou l’autre, ils vont bien devoir apprendre à se débrouiller dans la vie. Et tu sais que plus vite ils verront comment c’est, la vraie vie, mieux ce sera pour eux, mieux ils s’en tireront. Corrige-moi si je me trompe, Vincent, mais la première fois que tu es allé en Italie, tu es parti tout jeune, seul, avec ton sac sur le dos.

    — Pas exactement, avais-je tenu à préciser. Mais je comprends ce que tu dis, Lisa.

    — Nous ne voyageons jamais en famille, avait-elle insisté, revenant à la charge. Je crois même que nos enfants n’ont jamais vu l’intérieur d’un aéroport.

    — Ils ne manquent pas grand-chose, avais-je argué. Des files d’attente interminables, un plateau-repas douteux, des bagages perdus. J’oublie quelque chose ?

    — Je suis sérieuse, Vincent, avait dit Lisa en prenant ma main pour la serrer gentiment contre elle. Laisse les enfants être des enfants, juste cette fois. Ils sont tellement excités à l’idée de faire ce voyage. Et moi aussi.

    — Si je dois embarquer dans cet avion, avais-je décidé, il n’y aura que toi, moi, les enfants et nos gardes du corps.

    — Alors, n’embarque pas à bord de l’avion, m’avait dit Lisa. J’irai avec les filles et tu nous rejoindras après, avec Jack. De toute façon, il te reste encore à conclure cette affaire de terrains, non ?

    Je savais déjà à ce moment que, quoi que je dise ou puisse en penser, j’allais me plier à sa volonté.

    — C’est vrai, avais-je concédé.

    — Règle cette histoire et après, vous pourrez nous rejoindre à New York, Jack et toi, avait proposé Lisa. Ça ne vous ferait pas de mal de passer un peu de temps tous les deux, entre père et fils.

    — Je ne suis pas à l’aise de vous laisser partir, Lisa. C’est trop tôt. D’ici quelques années, peut-être, mais pas maintenant.

    — C’était toi qui disais vouloir une vie normale pour eux, m’avait-elle rappelé. Tu le pensais vraiment ou c’était des paroles en l’air ?

    — C’est ce que je veux, lui avais-je affirmé. Et je ferai tout pour qu’ils ne finissent pas comme moi.

    — C’est ta chance de leur offrir une vie normale, alors prends-la, m’avait défié Lisa. Offre-leur ce voyage.

    J’avais attiré Lisa tout près de moi et l’avait prise dans mes bras.

    — Je t’aime, lui avais-je dit, et je ferai tout pour ne pas vous perdre, toi et les enfants.

    — Je t’aime plus encore, m’avait-elle chuchoté à l’oreille.

    Voilà donc comment, contre mon bon jugement, j’en étais venu à enfreindre la plus élémentaire des règles, et la brèche que j’avais alors ouverte dans notre univers autrement hermétique s’était avérée irrémédiable. J’avais agi par amour pour les enfants, j’avais commis cette imprudence pour Lisa. Je voulais qu’elle soit heureuse et faire oublier aux enfants, le temps d’un voyage, que mes règles les étouffaient. Je m’étais convaincu qu’elles ne risquaient rien, qu’elles seraient toujours là pour moi, que je les serrerais à nouveau un jour dans mes bras.

    Il ne leur arriverait rien de mal.

    C’était moi, la cible à abattre.

    Ç’avait été ma décision, celle pour laquelle je ne trouverai jamais de pardon. J’avais baissé la garde, bercé par l’illusion que ma femme et mes filles avaient droit à la liberté, droit au bonheur. Je les avais laissées partir et jamais je ne me le pardonnerai.

    Je m’appelle Vincent Marelli et votre vie m’appartient.

    Nous ne nous sommes jamais rencontrés, sans doute, et c’est une chance pour vous. Selon toute probabilité, vous ne me connaissez pas même de nom, mais à bien des égards, je possède ce que vous croyez posséder. Je tire profit de vos activités, quel que soit votre métier ou votre revenu. Chose certaine, l’argent que vous gagnez se retrouvera à un moment ou à un autre dans les poches des hommes que je dirige. Nous sommes partout et nul n’est à l’abri de nos activités. Nous avons la mainmise sur vos économies. Et quand nous vous aurons saigné à blanc, nous vous jetterons à la rue sans le moindre remords.

    Vous faites une mise au casino, nous prenons notre part. Vous engagez des paris sportifs chez le preneur aux livres du coin, nous touchons une part. Vous prenez enfin ces vacances en famille que vous planifiiez depuis des mois, nous ponctionnons une part. Nous faisons de l’argent sur le péage des autoroutes, sur vos repas à l’hôtel et sur le prix des tickets des manèges dans lesquels vous embarquez vos enfants. Quoi qu’il advienne, votre argent trouvera toujours le chemin de nos bourses. Vous avez ce vice de fumer, nous en profitons. Vous buvez, nous faisons plus d’argent encore. Vous l’ignorez sans doute, mais nous avons touché une commission sur l’achat de votre maison. En fait, nous faisons de l’argent si vous voyagez en Europe, si vous louez une voiture, si vous envoyez par la poste un cadeau d’anniversaire à votre mère. Vous serez peut-être étonné de l’apprendre, mais nos plus grandes entrées d’argent à vos dépens, nous les touchons le jour de votre naissance et le jour de votre mort !

    Et vous ne saurez jamais par quelle mécanique nous y arrivons.

    C’est notre secret.

    Nous ne faisons pas les gros titres. Oui, bien sûr, les manchettes parlent de grandes saisies dont la police se vante et aux nouvelles du soir, vous avez vu la criminalité en col blanc parader pour les caméras, la tête cachée sous un tabloïd et le ventre bien pansu sous une chemise dont les boutons sont prêts à exploser, mais ce n’est pas nous. Ces hommes de paille font les premières pages, mais ce n’est que pour le spectacle, nous ne sommes pas ces gens. Vous ne nous verrez jamais à la barre des procès médiatisés, ce n’est pas nous qui écopons des sentences de prison. Nous avons à notre disposition des milliers de boucs émissaires que nous jetons en pâture, histoire de satisfaire l’appétit vorace des bêtes médiatiques, judiciaires, policières et politiques. Et croyez-moi, c’est un vrai spectacle de les voir se régaler, tous ces hommes de loi en manque de publicité, ces politiciens qui tremblent de voir leur cote de popularité baisser dans les sondages, ces dirigeants qui veulent vous faire croire qu’ils ont vos intérêts et votre sécurité à cœur.

    Nous sommes intouchables.

    Du moins, nous l’étions avant les évènements récents.

    Nous sommes la plus puissante organisation au monde.

    Il avait fallu une vingtaine d’années pour opérer la grande restructuration, celle qui allierait à la même enseigne les dirigeants des plus grandes branches du crime organisé : les trois Maffias italiennes, les Yakuzas japonais, les Triades en Chine, les Français opérant à partir de Marseille, les Algériens, les Israéliens, les Grecs, les Irlandais et les Britanniques. Enfin, nous ne formions plus qu’un et notre organisation était devenue si puissante qu’elle échappait au contrôle des gouvernements ; jamais plus nous ne tomberions à cause d’un procureur qui, par excès de zèle ou pour se faire un nom, s’acharnerait sur nous. La loi n’avait plus d’emprise sur nous. Nous avions réalisé ce qui n’était qu’un rêve pour les Lucky Luciano, Frank Costello et Meyer Lansky de la vieille école.

    Nous étions l’Organisation des Nations unies du crime.

    Nous avions réussi un réel tour de force en sortant le crime de la rue pour l’amener dans les grands bureaux où réside le vrai pouvoir. Le travail avait été de longue haleine et avait laissé des cadavres dans son sillage. Les premières années, notre entreprise avait été accueillie avec une certaine réticence. Il ne fallait pas s’en étonner, le changement faisait peur. Ce n’avait pas été chose aisée de convaincre certains groupes à nos arguments, de les amener à comprendre que leurs méthodes étaient obsolètes. Plusieurs avaient résisté, mais heureusement, ils avaient été plus nombreux encore à entendre raison : le passage au siècle nouveau représentait une formidable occasion d’expansion. Il fallait donner un violent coup de barre pour non seulement rester à flot, mais prospérer dans cette nouvelle ère. Le gangster devait se moderniser. Il ne suffisait plus de savoir dégainer, il fallait avoir une connaissance aiguë de l’économie mondiale et de la science comptable. Il fallait être parfaitement à l’aise dans les salles de conférence, comme nos prédécesseurs l’étaient dans les locaux des syndicats. La force brutale, c’était l’apanage des anciens criminels ; ce dont nous avions désormais besoin, c’était de gens éduqués et brillants qui sauraient détenir les rênes des plus grandes structures corporatives au monde.

    Au tournant du nouveau millénaire, la prise de pouvoir était en bonne voie de réalisation. Mon groupe était actif dans toutes les sphères de l’économie. Nous étions bien installés à Wall Street et nous gérions un nombre impressionnant de fonds spéculatifs. Nous étendions notre monopole aux grands assureurs et prenions la direction des grands conglomérats pétroliers. Nous avions infiltré les mondes politiques et pharmaceutiques. Nous avions multiplié nos acquis dans l’hôtellerie et envahi les marchés de l’art et de la haute joaillerie, sans bien sûr bouder les trafics plus classiques du jeu, de la drogue, du sport et du sexe. Bref, nous avions des billes placées partout. Au printemps de 2011, nous pouvions affirmer sans nous tromper que 31 % de toutes les devises transigées de par le monde passaient entre nos mains.

    Malgré tous ces accomplissements, qui pourraient laisser croire que j’étais au paradis des gangsters, tout n’était pas rose. Il y avait une ombre au tableau : la montée inquiétante des organisations terroristes. Entre ces gens et nous, la cohabitation était impossible et nos méthodes, trop différentes pour qu’un rapprochement soit envisageable. Ils semaient la terreur et nous nous faisions les champions de la discrétion. Pour éviter l’affrontement, nous en étions venus à observer une politique de non-ingérence, dont les règles, advenant une transgression, prévoyaient l’élimination sommaire et immédiate des fautifs soupçonnés. Cette entente entre nous avait duré des années.

    Pour les Russes, cependant, ce statu quo était inacceptable et, forts d’un million et demi de membres bien organisés et encore mieux financés, ils nous l’avaient bientôt fait savoir. Ils avaient fait profil bas durant presque une décennie, laissant la poussière retomber sur les antagonistes de la guerre froide avant de passer à l’action. Leur méthode était aussi simple qu’efficace : ils finançaient les groupes terroristes pour détourner l’attention de leurs activités illégales. Nous étions, les Russes et nous, aux antipodes. Nous évitions les coups d’éclat tandis qu’ils semaient le chaos pour déstabiliser l’ordre établi. Ils appliquaient le principe criminel qui veut que de l’instabilité naissent les plus grandes occasions d’affaires ; et ça fonctionnait plutôt bien pour eux. Ils entretenaient des liens avec 47 des 191 organisations terroristes répertoriées et en finançaient directement 23 autres. Ils disposaient de fonds presque illimités et d’un immense arsenal qui leur servait à fournir les insurgés de tous les conflits jugés utiles à leur cause. Les Russes possédaient aussi la « bombe sale », le Graal du terrorisme international. Dans leurs rangs, les Russes avaient recruté des chimistes et des physiciens, des gens bardés de diplômes que l’État en faillite ne payait plus ou pas assez. C’était un mariage dangereux que celui de la pègre et des gens instruits. Ainsi, les Russes s’étaient lancés dans la voie de l’affrontement et avaient bien l’intention de nous couper l’herbe sous le pied.

    Pour ajouter à ce problème déjà inquiétant, nous étions également confrontés à une nouvelle réalité au sud de la frontière américaine. En 2008, les gangs mexicains avaient établi des liens commerciaux avec les terroristes affiliés aux Russes, présumant que tout ennemi des États-Unis était leur ami. Cette nouvelle relation d’affaires avait permis aux cartels d’importer des milliers de kilos d’héroïne et de hachich, avec 87 groupes terroristes en guise de fournisseurs. Les Mexicains ne payaient pas en devises, mais plutôt en armes de toute sorte et de tout calibre ; ils donnaient même les munitions avec chaque livraison. Cette générosité, avais-je compris, n’était pas étrangère au fait que les Mexicains leur refilaient des armes de fabrication américaine volées aux États-Unis.

    Il semblait y avoir des points chauds partout sur la carte du monde et il fallait être aveugle pour ne pas voir le conflit international qui se préparait. À l’été 2012, je m’étais retrouvé devant un dilemme. Le temps était peut-être venu de me retirer.

    Allais-je pouvoir quitter, la tête haute, fier de l’empire criminel que j’avais aidé à bâtir ? J’avais 33 ans. J’étais marié à une femme que j’adorais. J’avais deux filles et un fils qui, d’un seul sourire, me rendaient le plus heureux des pères. J’avais des millions de planqués et de l’argent propre investi dans des opérations tout à fait légales. J’avais une entreprise en construction et je m’occupais d’affaires immobilières. Bref, j’avais tout ce qu’il faut pour mener une vie bonne et heureuse.

    Je pouvais me retirer et profiter d’un avenir tranquille, mais quelque chose m’en empêchait.

    Allais-je quitter et laisser l’ennemi détruire ce que j’avais passé tant d’années à construire ? Allais-je laisser les terroristes et ceux qui les finançaient avoir le dernier mot ? Non. De toute façon, qui essayais-je de berner ? De tout temps, jamais on n’avait vu un homme comme moi quitter le métier, se recycler dans un autre domaine. J’aimais bien croire que j’avais le choix, qu’il me suffisait de tourner les talons pour reprendre une vie normale, mais en vérité, c’était impossible. J’avais un grave problème à régler et je ne laisserais personne le régler à ma place.

    Il ne faisait aucun doute dans mon esprit que ces groupes terroristes devaient être mis hors d’état de nuire. Notre organisation était la seule à posséder les fonds et les effectifs pour mener cette campagne à bien. Il faudrait nous montrer impitoyables et plus déterminés que l’ennemi. Il faudrait mettre à contribution nos ressources, notre savoir-faire et nos alliés pour amener ces groupes à leur ruine. Nous encaisserions de lourdes pertes (le coût en sang versé et en argent serait faramineux), mais l’affrontement était notre seule chance de survie ; on ne discute pas de paix avec quelqu’un qui cherche la bagarre et aucune entente ne tient longtemps lorsqu’on se méfie de la main tendue. J’avais étudié la question sous tous les angles ; c’était la seule avenue pour sortir de l’impasse. C’était une guerre que nous devions nous livrer. Ce serait une guerre comme on n’en aurait jamais vue : la force du crime organisé moderne affronterait de front la pègre russe, les gangs mexicains et les groupes terroristes les plus dangereux sur la planète.

    Je n’avais aucune façon de savoir si cette guerre, nous pouvions la gagner.

    Je savais seulement que c’était une guerre que nous ne pouvions pas nous permettre de perdre.

    Il me fallait du temps pour la préparer.

    J’avais pris un congé exceptionnel et avais délégué la gestion des affaires quotidiennes du syndicat. Je m’étais donné trois mois.

    Il me faudrait frapper le premier et infléchir le cours des hostilités à venir, mais les choses s’étaient passées autrement. J’avais été devancé et le coup qu’on m’avait porté avait été terrassant.

    Ç’avait été mon erreur.

    Nous avions prévu de passer deux jours à New York avant de nous envoler pour Paris. Toute la famille était impatiente de partir et mes enfants, heureux que j’aie trouvé du temps pour les accompagner. Les enfants savaient que je ne partageais pas leur amour des vacances et ils s’étaient mis à crier de joie en apprenant que nous partions tous ensemble.

    Les mots me manquent pour dire le bonheur que ces quelques minutes m’avaient apporté.

    Tel que Lisa l’avait demandé, je lui avais laissé le soin d’organiser le voyage. Elle avait réservé trois places sur un vol qu’elle et les filles prendraient tôt le matin à l’aéroport de Los Angeles. Elles arriveraient à New York quelques heures avant moi, s’installeraient à l’hôtel, puis passeraient l’après-midi à faire les boutiques dans la Grosse Pomme. De mon côté, j’allais conclure la vente de terres au Nevada, un gros contrat sur lequel je planchais depuis deux ans. Notre fils, Jack, devait m’accompagner, puis nous prendrions un vol vers New York. Je pensais déjà à la partie d’échecs que je lui laisserais sans doute gagner tandis que notre avion filerait vers la côte est.

    Malgré la promesse faite à Lisa, je n’avais pu m’empêcher de placer un de mes hommes sur leur vol, un nouveau garde

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