LA CHAISE ROUGE DEVANT LE FLEUVE
Par Rémi Tremblay et Diane Bérard
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À propos de ce livre électronique
Rémi Tremblay
Père de trois garçons, Rémi Tremblay a fondé la Maison des leaders, un espace de dialogue et de rencontre pour les chefs d’entreprise et gestionnaires du Québec. Ensemble, ils explorent le monde des organisations et les différents aspects de la vie, habités par la croyance qu’en devenant un meilleur être humain on sera un meilleur patron. Il été honoré par la Chaire de management éthique HEC.
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Aperçu du livre
LA CHAISE ROUGE DEVANT LE FLEUVE - Rémi Tremblay
p. 352.
INTRODUCTION
Bienvenue au bord de mon fleuve
J’ai toujours été téflon. Le malheur glissait sur moi. C’est pratique de pouvoir tenir la douleur à distance. De la balayer sous le tapis.
La mère de mes fils a souvent dit que j’étais fait en caoutchouc. Il était hors de question que je rencontre ma souffrance. Petite ou grande. J’ai vu ma mère rencontrer la sienne lorsque ma sœur Line s’est noyée alors que j’avais neuf ans. Elle a failli en mourir. J’étais convaincu que la souffrance pouvait tuer. Je me suis trompé.
J’ai rencontré la mienne à l’été 2013 et je suis toujours vivant. En fait, plus qu’avant. Cela s’est passé sans crier gare, dans le lieu le plus paisible que je connaisse. Ma maison, face au fleuve, à l’île d’Orléans.
C’est le début des vacances d’été. Des semaines à jardiner. À me baigner, à lire, à recevoir des amis et la famille. Et à méditer face à mon fleuve.
J’ai plutôt saigné de l’intérieur pendant trois jours, avant de comprendre – et d’accepter – qu’on peut vivre une très grande souffrance sans en mourir. Et que la joie et la souffrance peuvent cohabiter. Alors que je traversais une grande épreuve, je me suis surpris à me réjouir du lever du soleil, de la douceur de l’eau sur ma peau et de la présence de ceux que j’aime dans ma vie.
Ce livre, je le portais sans le savoir depuis des années. Probablement depuis la mort de ma sœur, il y a presque 40 ans, mais il a fallu un long détour pour apprendre à danser avec la vie. C’est là l’objet de ce livre : apprendre à accueillir la vie telle qu’elle est. Explorer nos résistances devant la réalité, nous apaiser pour agir ensuite avec discernement.
Nous nions nos douleurs, mais de combien de bonheurs nous privons-nous aussi ?
Ce livre n’est pas seulement le mien, n’est pas seulement mon histoire. C’est aussi celui de centaines de femmes et d’hommes que j’ai croisés depuis que j’ai fondé la Maison des leaders. Nous croyons que c’est en devenant un meilleur être humain que nous devenons un meilleur leader¹. Pour réfléchir avec nous, nous invitons des moines, des artistes, des philosophes, des scientifiques, etc.
Ce livre est aussi celui de Diane Bérard, avec qui je partage tant de valeurs et de croyances. Nous en avons conçu le contenu à deux, chacun enrichissant la pensée de l’autre.
Il est aussi celui de ma famille et de mes amis. Celui de mes fils qui m’enseignent chaque jour. Ils m’ont tous aidé, chacun à leur façon, à danser avec la vie. J’éprouve une profonde gratitude envers tous ceux qui m’entourent.
1 J’ai créé la Maison des leaders alors que j’étais patron de la firme de recrutement Adecco Québec, en 2002. Les dirigeants d’organisations s’y rencontrent pour partager leurs expériences et explorer les façons de devenir de meilleures personnes et de meilleurs patrons. Pour en savoir plus, visitez le www.lamaisondesleaders.com.
CHAPITRE 1
Je m’assois sur ma chaise rouge
Juillet 2013. Pour les six prochaines semaines, j’ai tout plein de projets. Désherber. Défricher. Bricoler. Nourrir les oiseaux. Mais d’abord, une course sur la grève jusqu’à la petite rivière. Puis revenir et me jeter dans mon fleuve.
J’ai aussi le goût de ralentir. Lire. Méditer. Cuisiner pour les miens. Et, chaque jour, une séance de hamac. Tout va bien aller.
Même pas besoin de serviette en sortant du fleuve tant il fait chaud.
Tout va vraiment bien. Il doit être neuf heures du matin. Personne sur la grève. Seulement un couple de tourterelles et un écureuil qui veut voler leurs graines.
J’aurais le goût d’entreprendre un de mes projets, mais je n’ai pas l’élan. Je me dépose dans ma chaise Adirondack rouge, devant le fleuve.
Peut-être méditer ?
Samuel
Tout à coup, je pense à Samuel, le plus vieux de mes trois fils. Il rentre tout juste d’une énième thérapie pour en finir avec son problème de consommation de drogues. Cette fois, il était dans le monastère d’un de nos amis, en Suisse. J’étais convaincu que ce serait la bonne, mais son intervenant m’a informé, la veille, que Samuel doit poursuivre sa cure de désintoxication. La guérison est encore loin. Espoir, attente, déception… espoir, attente, déception.
C’est le cercle vicieux dans lequel notre famille est enfermée depuis plusieurs années.
Parlons de notre famille.
Sylvie et moi avons eu trois fils, Samuel, Jean-Nicolas et Charles-Thomas, que nous avons élevés ensemble pendant 21 ans. Depuis huit ans, je suis en couple avec Jean, qui joue un rôle signifiant de père auprès des gars. Quand je fais référence à « nous » ou que je dis « nos fils », je parle donc de Sylvie, Jean et moi.
Je souffre et je sais que Samuel souffre. On ne voudrait jamais voir ses enfants souffrir. Je sais qu’il est déçu, tout comme nous. Et, tout comme nous, angoissé pour la suite des choses. Je le sens désemparé, inquiet. C’est souvent intolérable.
À notre grand désarroi, à son retour de la Suisse, Samuel est retourné vivre avec sa conjointe, également aux prises avec un problème de toxicomanie. Il l’a d’ailleurs rencontrée lors d’une thérapie précédente.
Je me sens impuissant. Dans le noir. Malgré ce soleil qui me chauffe le visage. Je voudrais, comme à mon habitude, fuir dans l’action. Ne pas toucher à ce que je ressens pour ne pas être emporté. Ne pas me laisser déchirer par le drame de Samuel.
J’ai peur de toucher à ma souffrance, peur qu’elle me tire vers le bas, peur d’en mourir. Je n’ai jamais touché à ma douleur. Depuis la mort de ma sœur, je l’ai toujours tenue à distance.
Je dois rester fort. Sam a besoin de moi. Ses frères aussi. Pas question de m’apitoyer. Vite m’étourdir. Mais mon corps est paralysé. Je suis fusionné à la chaise rouge. Je suis la chaise. Surtout ne rien ressentir.
Je saigne de l’intérieur
La douleur veut s’installer. Insidieusement. Elle ne partira pas. Je suis prisonnier de ma chaise rouge. De cette souffrance. Mon gars souffre. Il souffre depuis des années. J’ai peur. Je suis perdu. J’ai l’impression que la douleur me grafigne de l’intérieur. Elle gratte profondément. Je reste totalement impassible de l’extérieur, mais je saigne de l’intérieur. La douleur, en grattant, avait fait sauter des digues et le sang coule en moi comme un fleuve.
Je ne savais pas qu’on pouvait pleurer de l’intérieur.
Je voudrais être ailleurs. Pourtant, je pressens qu’il faut que je reste là, sans bouger. Sans rien faire. De toute façon, je suis paralysé.
J’ignore combien de temps je suis demeuré vissé à la chaise, ne faisant qu’un avec elle, ni à quel moment nous nous sommes séparés. J’en ai perdu un long bout. Mais je me revois, assis sur un rocher, pas très loin du hamac, en train d’écrire des textos à mes proches pour leur dire que je serai non disponible pour quelques jours. Qu’ils m’excusent de couper le contact. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais j’ai l’impression que je suis invité à rencontrer quelque chose en moi.
Je suis anesthésié. Très présent à la nature, habité de très peu de pensées.
La journée continue. Je traîne autour de la maison. Je m’approche le moins possible de l’infâme chaise Adirondack rouge. Je retourne la terre dans le jardin. Je cueille des fleurs sauvages. Je me baigne dans le fleuve de nouveau. Cette nuit-là, contre toute attente, je dors paisiblement.
Le lendemain matin, même rituel. Course sur la grève. Quelques longueurs dans le fleuve. Puis, encore sous anesthésie, je me retrouve dans la maudite chaise Adirondack rouge.
Cette fois, je ne suis plus la chaise. J’ai des émotions. Je ressens. Mon gars est souffrant. Moi aussi. Et là, je pleure encore le fleuve. Par dehors, cette fois. Moi qui ne pleure généralement que de joie, cette fois, je pleure de peine.
Je n’avais pas autant pleuré depuis la mort de mon grand-père, il y a 27 ans. D’ailleurs, en écrivant ces lignes, je me rends compte que Samuel est celui de mes fils qui ressemble le plus à son arrière-grand-père. Avec Sam, j’ai souvent l’impression d’être en compagnie de mon grand-père que j’ai adoré. C’est bouleversant à quel point ils dégagent la même énergie. Ils sont tous deux droits, vaillants, aimants et hypersensibles, mais complètement renfermés. Sam, comme mon grand-père, est souvent habité par l’anxiété. Chaque mois de novembre, grand-papa était submergé de crises d’angoisse.
Le livre qui me tient la main
Je pleure toujours. Impossible de m’arrêter. Mais je ne meurs pas, bien que j’aie encore le goût de fuir. D’étourdir ma peine. Alors à mes chaudrons ! Pendant que le bouilli de légumes mijote, je passe au salon. Je ramasse un livre qui traîne. Un livre que j’ai commencé à deux reprises pour chaque fois l’abandonner. Il s’agit de Méditer jour après jour¹ du psychiatre et psychothérapeute français Christophe André. Je l’ouvre machinalement, au hasard, et tombe sur la phrase suivante : « Restez là, présent. Rester là, en renonçant à contrôler, à trouver une solution. Mais rester là. Faire confiance à ce qui va arriver². »
Cette phrase, cette invitation à faire fondre tout désir que la souffrance s’en aille, me happe. Comme si Christophe André sortait du livre pour m’attraper par le col. Ces mots qui résonnent en moi se font l’écho du texto de mon amie Marie-Josée. Plus tôt, lorsque je l’avais informée que je ne serais pas disponible pour les prochains jours, elle a écrit : « Mon ami, reste là. »
La vie conspire. Je suis intimidé. Ce livre s’impose !
Dans ma chaise Adirondack, je le dévore. J’admire chacune des œuvres d’art que Christophe André propose pour accompagner ses enseignements. Je vous fais part d’un autre extrait de cet ouvrage qui m’a tant apaisé :
« Le premier pas est d’accueillir la détresse, d’accepter de la percevoir dans notre corps. D’observer les pensées associées. Et les impulsions qu’elles font naître. Nous n’aimons pas que cette détresse soit là, car elle nous fait mal et nous fait peur³. »
Tout à fait !
Alors la petite voix de la pleine conscience nous dit : « Reste avec ça. N’aie pas peur de rester avec ça à ta conscience. Vrai ou faux. Ce n’est pas le problème. Le problème, c’est que tu sois capable d’héberger ce genre de souffrances, d’idées, de sentiments, d’états d’âme, sans t’effondrer, sans paniquer, sans te faire du mal⁴. »
Méchant programme !
Ce livre, je l’avais repoussé. Comme j’ai repoussé ceux et celles qui ont voulu me faire quitter l’agitation pour affronter ma souffrance. Le jour est pourtant venu de rester là, de m’asseoir sur la chaise rouge.
Cette situation aurait dû être totalement angoissante pour un être grégaire comme moi. J’évolue généralement grâce au dialogue et à mes rencontres avec les autres. Cette fois, je me sens pris par la main par un livre et son auteur, Christophe André, que je n’ai pourtant jamais rencontré. J’éprouve un sentiment de sécurité. Comme s’il était là, me rassurant sur ce chemin intérieur qui semble bien sombre. Sombre comme ce lieu vers lequel ce chemin semble mener. En lisant Méditer jour après jour, je sens que Christophe a lui-même visité ce lieu où je me trouve et qu’il peut être un bon guide.
J’aurais souhaité que chacune des pages ne finisse pas. Quand je quitte finalement le premier tableau qui illustre le livre – un vieillard et la lumière qui le réchauffe, l’escalier en colimaçon –, je sors le bouilli de légumes du four. J’ai l’impression de sentir un bouilli pour la première fois. L’odeur des fines herbes du jardin, la présence âcre du lièvre et du chou, la saveur des carottes. Rester là.
Le lendemain, je me réveille avec Sam dans mes pensées. La souffrance présente, très présente. Trop présente. Une baignade pour faire diversion. Et vite aller m’asseoir avec Christophe André sur la chaise rouge. Pour avoir le courage de rester dans ce nouvel état de conscience, il me fallait une béquille. Une présence à mes côtés. Une présence silencieuse, certes, mais combien inspirante ! Une présence qui ne sollicitait pas ma parole. Parler, c’est ma zone de confort. Cela me permet souvent de fuir dans ma tête. Or, il me faut rester là.
J’entre dans une seconde œuvre d’art – un paysage d’hiver baigné de silence, une pie savourant la solitude d’une clôture –, un tableau signé Monet qui nous inspire à vivre l’instant présent. Jamais je n’ai lu un livre aussi lentement. J’avais une telle peur de le terminer ! Peur de me retrouver seul, sans personne pour me tenir la main, pour me guider. Peur d’encore fuir dans l’action.
Je suis là dans mon Adirondack rouge, avec ma souffrance. Souffrant, mais toujours en vie.
Le livre devient mon refuge. Chaque fois que j’arrive à le quitter, quelque chose se produit : j’apprécie un peu plus le thym sous mes pieds, le vent sur mon visage, l’eau sur mon corps, etc.
J’arrive à passer un moment dans le hamac, sans mon livre, mais je suis toujours incapable de me rendre au village. Rester là en ressentant à la fois la souffrance et la joie.