Rembrandt - Peintre, graveur et dessinateur - Volume II
Par Émile Michel
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Avis sur Rembrandt - Peintre, graveur et dessinateur - Volume II
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Rembrandt - Peintre, graveur et dessinateur - Volume II - Émile Michel
illustrations
1. Artémise recevant les cendres de son mari mêlées à du vin, intitulée auparavant Sophonisbe recevant la coupe empoisonnée, 1634. Huile sur toile, 143 x 154,7 cm. Museo Nacional del Prado, Madrid.
La Renommée de Rembrandt et la mort de Saskia
La Renommée croissante de Rembrandt
Le talent de Rembrandt et la vogue dont il jouissait à Amsterdam lui avaient acquis, dès cette époque, une éclatante célébrité. Ses gravures, de bonne heure très appréciées, répandaient au loin sa réputation dans son pays, comme à l’étranger, et de nombreux disciples venaient chercher ses leçons. Cependant, ni les informations des biographes, ni les recherches faites dans les archives n’ont pu jusqu’ici étoffer la liste, assez restreinte, des élèves que Rembrandt avait groupés autour de lui à cette époque. À l’instar de ses confrères, Rembrandt ne se privait pas, à certains moments, de la collaboration de ses élèves. Nous avons déjà évoqué les scrupules qu’il éprouvait à mettre son nom au bas d’œuvres qui n’étaient pas entièrement de sa main et la conscience avec laquelle il tenait à marquer nettement la part qu’il y avait prise. Nous connaissons quelques détails sur la manière dont il avait installé chez lui ses élèves, « chacun étant isolé dans sa cellule, séparée par de simples cloisons de toile ou même de papier, de façon à pouvoir travailler d’après nature à sa guise et sans s’inquiéter des autres ».
Rembrandt, qui connaissait le prix de l’indépendance, avait sans doute voulu assurer celle de ses élèves, en laissant ainsi chacun d’eux livré à lui-même. Mais il savait, à l’occasion, maintenir le bon ordre et la discipline entre ces jeunes gens toujours un peu disposés à abuser de la liberté qu’on leur accordait.
À côté de l’étude du corps humain, nous avons vu quels enseignements le maître tirait pour lui-même de tout ce qui l’entourait. Les animaux, les natures mortes, les étoffes qui lui servaient de modèles étaient aussi copiés par ses élèves et, dans son inventaire, figurent plusieurs de leurs travaux en ce genre, quelques-uns ayant été retouchés par lui. Aussi s’appliquait-il, à varier leurs occupations. Étoffes précieuses, bêtes empaillées, armes de luxe, plâtres, moulages sur nature ou reproductions d’antiques, gravures ou tableaux de divers maîtres, il avait peu à peu amassé un véritable musée et se lassait pas de l’enrichir par des acquisitions successives. En relations avec les principaux marchands d’objets d’art et de curiosités, il fréquentait aussi les ventes. Dès le commencement de 1635, il se rendit acquéreur d’un certain nombre de dessins, notamment d’Adrien Brauwer.
L’avarice de Rembrandt fut beaucoup mentionnée. Pourtant, peu d’artistes ont poussé au même degré que lui l’insouciance dans l’administration de leurs affaires, aussi devait-il, à la fin de sa vie, cruellement expier les conséquences de ce désordre. C’est en véritable prodigue qu’il gaspillait son argent, celui qui lui était venu de Saskia comme celui qu’il recueillait personnellement de ses gains et des héritages. Bien loin de veiller à ses intérêts, il n’était que trop porté à les négliger, à se décharger sur d’autres de ce soin. Dans le règlement de ses affaires de famille, il cédait toujours à sa générosité naturelle et à une bonté qu’il poussait parfois jusqu’à l’extravagance. En réalité, tout ce qu’il avait de ressources disponibles et même de crédit, il le dépensait sans compter, en achats de toute sorte, en particulier quand il s’agissait de parer sa chère Saskia. Ces perles, ces pierres précieuses, ces riches agrafes, ces colliers et ces bracelets de formes variées dont nous la voyons ornée dans ses portraits et dans les tableaux où elle figure, ce n’est pas l’imagination de Rembrandt qui les a créés d’un coup de pinceau. Avec ces portraits et ces tableaux, nous pourrions dresser l’état des bijoux qui formaient l’écrin de la jeune femme. Nous pouvons observer, à côté des aiguières, des coupes et des bassins en argenterie qu’il introduit dans ses compositions, les joyaux qu’il étale dans la chevelure, aux oreilles, aux bras, au cou et sur la poitrine de l’Artémise du Prado ou dans Le Mariage de Samson de Dresde (Vol. I p. 130-131)… Que dire de ceux qui parent l’unique costume de la Danaé de l’Ermitage (Vol. I p. 231) !
Ses dépenses et ces allures, un peu libres, scandalisèrent certains parents de Saskia. La famille, d’ailleurs, était divisée par des difficultés survenues lors du partage de la succession du vieux Rombertus ; une série de procès étaient engagés entre quelques-uns des membres et il en résultait un peu d’aigreur dans leurs rapports mutuels. Rembrandt avait fait cause commune avec les Gerard van Loo, en qui il avait toute confiance. C’est, en effet, Gerard qu’il avait chargé, presque au lendemain de son mariage, de tous ses intérêts vis-à-vis de la cour de Frise. En effet, par un acte passé à Rotterdam, le 22 juillet 1634, il lui donnait pouvoir de toucher toutes les rentes ou créances appartenant aux jeunes époux « et de signer pour eux tous contrats et quittances ». La cour de Frise ayant rendu un jugement favorable au Van Loo dans le litige engagé, les opposants avaient exhalé leur mauvaise humeur et parlé peut-être un peu trop librement de Rembrandt, de sa femme et de la vie qu’ils menaient tous deux, laissant entendre que Saskia « avait dissipé son héritage paternel en parures et ostentation ». L’ artiste, d’autant plus blessé qu’il se sentait atteint par ces propos, intenta une action contre les Albert van Loo, et, assisté de son beau-frère Ulric van Uylenborch, il demanda que « pour cette injure entièrement contraire à la vérité » ils fussent condamnés à payer des dommages et intérêts, déclarant que « sa femme et lui sont richement, et même au-delà, pourvus de bien » et qu’il y avait lieu, par conséquent, de leur accorder réparation. Mais, par un arrêt du 16 juillet 1638, la cour, estimant que ce n’était pas là un grief suffisant, l’avait débouté de sa demande.
En dépit de cette affirmation relative à sa fortune, Rembrandt s’était trouvé plusieurs fois déjà dans la gêne, et à diverses reprises même avant 1637, il avait été obligé d’emprunter. Le 27 janvier 1639, en annonçant au secrétaire du prince d’Orange l’achèvement des deux tableaux qui lui avaient été commandés : la Mise au Tombeau et la Résurrection, il le pria de vouloir bien en hâter le paiement, « ce qui lui serait extrêmement utile à ce moment ». C’est pourquoi, il vit à cet égard le trésorier Uytenbogaert qui lui dit que ce paiement pourrait se faire à son bureau. Le 13 février suivant, après avoir convenu du prix de 600 florins pour chacun de ces tableaux, plus 44 florins pour la caisse et les cadres, Rembrandt revint à la charge, afin de « recevoir le paiement aussitôt que possible à Amsterdam ». Quelques jours après, comme le paiement tardait encore, une nouvelle demande, plus pressante, pour obtenir que « l’ordonnance soit préparée au plus vite » arriva.
2. Bellone, 1633. Huile sur toile, 127 x 97,5 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.
3. Cupidon, 1634. Huile sur bois, 75,7 x 92,6 cm. Collection du prince de Liechtenstein, Vaduz.
Nous savons, d’autre part, ce qui motivait l’impatience de Rembrandt à cette date et ses sollicitations réitérées pour être payé. En effet, quelques jours auparavant, il venait d’acheter une maison. À son arrivée à Amsterdam, il s’était installé sur le Bloemgracht. Les indications données dans les lettres à Huygens nous font connaître plusieurs des habitations qu’il avait ensuite occupées successivement. En février 1636, il demeurait dans la rue du Nouveau Doelen et, trois ans plus tard, il transportait son logement non loin de là, sur un quai nouvellement bâti à l’extrémité de la ville, au Binnen Amstel, dans une maison appelée la Sucrerie. Mais ces déplacements répétés n’étaient probablement pas du goût de ce sédentaire ; il sentait le besoin d’avoir un foyer à lui, qu’il pût disposer à sa guise en y installant son atelier, ses élèves et ses collections. Le 5 janvier 1639, il se rendait acquéreur d’une maison située dans la Joden-Breestraat. Cette maison, construite en plein quartier juif, avait pour voisine à l’est, celle d’un Juif, Salvador Rodrigue, et à l’ouest celle d’un confrère de Rembrandt, le peintre Nicolaes Elias. L’acquisition se fit au prix de 13000 florins, payables, le quart un an après, et le surplus dans cinq ou six ans. Cette somme, considérable pour l’époque, indique l’importance de l’immeuble, qui devait être en bon état, sa construction étant de date encore récente, comme le prouve le millésime 1606 inscrit dans un cartouche en pierre placé au second étage. Rembrandt comptait évidemment prélever sur ses gains annuels les sommes nécessaires à ces versements successifs. Ses portraits et ses tableaux lui étaient payés un prix assez élevé, 500 à 600 florins chacun ; par ailleurs, il commençait à tirer bon parti de ses eaux-fortes. Il avait, de plus, les cotisations de ses élèves et, de temps à autre, quelques héritages. Il avait pu, à courte échéance, payer la moitié du prix de sa maison et témoigner ainsi de son intention de se libérer le plus tôt possible. Malheureusement, par la suite, il ne versa plus aucun acompte, les intérêts accumulés de sa dette devenant une des causes principales de sa ruine.
Dès le mois de mai 1639, il s’empressa de s’installer dans cette maison. Son foyer lui ayant toujours été cher, il se plut à orner ce nouveau logis, à le remplir de tout ce qui pouvait à la fois récréer ses yeux et servir à son art. Sa vie d’ailleurs continua d’être très réglée ; pour lui, tout devait céder devant les exigences de son travail. Sur ce point, ses biographes sont unanimes. Quand il peignait, il n’aurait pas donné audience au plus grand souverain du monde, et celui-ci aurait été forcé d’attendre ou de repasser jusqu’à ce qu’il lui plût de le recevoir. Alors que ses élèves, comme G. Flinck, F. Bol, Koninck et Van Eeckhout, étaient tous plus ou moins mêlés au mouvement de la vie publique, Rembrandt demeurait tout à fait à l’écart. En effet, son nom ne se retrouvait pas, comme les leurs, sur les listes de la bourgeoisie, sur celles des guildes des peintres, ou des membres de la garde civique. En 1638, quand la venue de Marie de Médicis fut annoncée à Amsterdam, la municipalité se préoccupa de lui faire une réception magnifique dont Rembrandt fut exclu. Effectivement, comme il ne recherchait pas les occasions de se mettre en avant, on l’oubliait volontiers. Il ne se plaisait guère non plus dans le commerce de ces raffinés pétris de culture classique, qui donnaient alors le ton à la bonne société, et ceux-ci ne l’appréciaient que médiocrement. À ces beaux esprits, Rembrandt préférait, pour sa part, des gens plus simples qui, associés de près au mouvement de la vie familière de la nation, avaient des goûts plus conformes aux siens. Ces relations avec les petits bourgeois et les petites gens, que lui reprochaient ses détracteurs, profitaient plus à son talent que celles qu’il eût pu entretenir avec des personnages plus en vue s’il en avait eu le désir. Parmi ces humbles et ces petits, bien plus que dans la société patricienne, il avait la chance de pouvoir observer la manifestation spontanée des sentiments qu’il cherchait à exprimer. C’était sa force, à lui, de mettre, dans son art, cette vérité et cette intensité de vie qui lui permettaient de renouveler des sujets qu’on avait pu croire épuisés. En donnant une forme aux aspirations confuses qui bouillonnaient alors dans les masses populaires, il avait montré l’éternelle jeunesse de ces grands sujets.
4. Étude pour L’Enlèvement de Ganymède, 1635 (?). Plume et lavis bistre, rehauts de blanc, 18,5 x 16,1 cm. Kupferstichkabinett, Dresde.
5. L’Enlèvement de Ganymède, 1635. Huile sur toile, 177 x 130 cm. Gemäldegalerie, Alte Meister, Dresde.
Bien que sa porte ne fût ouverte qu’à un petit nombre, il comptait d’ailleurs, parmi ses proches ou ses amis, bien des hommes distingués avec lesquels il avait plaisir à frayer. Dans la famille même de Saskia, on sait qu’il avait, dès le début, rencontré les affections les plus sûres. Il venait, il est vrai, de perdre le vieux Sylvius, mort le 19 novembre 1638, qui lui avait toujours témoigné beaucoup d’attachement. Mais, grâce aux Sylvius, Rembrandt avait connu d’autres ministres, comme Alenson, Elzear Swalm, et Anslo dont il allait faire le portrait. Avec eux, comme avec les rabbins ou les hébraïsants du quartier juif où il s’était logé, il pouvait s’entretenir des livres saints et des interprétations qu’il convenait d’en faire. Parmi ses familiers, on rencontrait aussi des collectionneurs ou des marchands d’objets d’art, comme son cousin Hendrick van Uylenborch, ou bien encore des confrères, principalement des paysagistes, R. Roghman par exemple, qui demeura toujours son ami, et enfin, quelques-uns de ses élèves préférés qu’il admettait dans son intimité.
Son intérieur, du reste, lui suffisait, et c’était là qu’il retrouvait ce qui lui tenait le plus au cœur, son travail et sa femme, cette compagne dévouée, accoutumée à se prêter à tous ses désirs, et à partager ses joies comme ses peines. Malheureusement, la santé de Saskia lui inspirait des inquiétudes croissantes. La fatigue de ses couches réitérées l’avait beaucoup éprouvée. Elle avait perdu, de bonne heure, le premier fils né à la fin de 1635. En 1638, une fille, née le 1er juillet, fut baptisée le 22 juillet suivant à la Oude Kerk, sous le nom de Cornelia que portait la mère de Rembrandt, mais l’enfant ne vécut pas, et le 29 juillet 1640 une nouvelle petite fille, également prénommée Cornelia, mourut à son tour.
Fidèle à ses habitudes, Rembrandt n’avait pas cessé de prendre Saskia pour modèle, et les eaux-fortes qu’il fit alors permettent de suivre l’altération graduelle qui se produisit dans sa constitution naturellement assez délicate. Dans certaines gravures et quelques tableaux, nous la retrouvons, avec des coiffures et des accoutrements variés, encore assez replète, toujours pleine de jeunesse et de grâce, comme dans La Grande Mariée Juive où le maître l’a dessinée avec ses cheveux épars. Enfin, c’est bien elle que nous revoyons dans quelques croquis tracés d’une pointe légère, mais alitée cette fois, l’air fiévreux et comme en proie