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Dans la forêt des livres: Essai
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Dans la forêt des livres: Essai
Livre électronique519 pages7 heures

Dans la forêt des livres: Essai

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À propos de ce livre électronique

Ce livre a pour but d’étudier l’évolution de la représentation de la forêt dans l'imaginaire et la fiction littéraire. Lorsque la forêt est présente dans un livre, il est rare que ce soit comme simple décor ; la plupart du temps, elle joue un rôle décisif, en tant que personnage à part entière ; dans tous les cas, elle porte une forte charge symbolique. Il s’agit d’une figure profondément ambivalente, à la fois positive et négative : un lieu de refuge et de menace, accueillant et agressif, source d’épanouissement ou de régression.

Dans une première partie (brève), le contexte de l’étude est exposé : les rapports entre l’homme et la forêt, à travers les approches historiques (de la préhistoire à l’époque actuelle), économiques (des diverses formes de l’exploitation forestière à la sylviculture), symboliques (dans les diverses cultures, mythes et religions).

Je m’attache ensuite plus largement à exposer comment le thème de la forêt est traité dans le domaine littéraire : depuis sa présence dans l’Antiquité (poésie, philosophie), puis à travers les contes et légendes, les textes du Moyen Age (époque qualifiée d’« âge d’or » de la forêt) et jusqu’à l’époque contemporaine (poésie et roman) qui est la partie la plus développée.

Quelques auteurs parmi ceux commentés : Julien Gracq, J.M.G. Le Clézio, Apollinaire, H.D. Thoreau… Le thème est essentiellement étudié dans la littérature de langue française, mais il peut également être éclairé par des exemples significatifs pris dans d’autres langues. Il est mis en relation avec des constantes plus larges de l’expression littéraire comme le sentiment de la nature ou la perception du paysage.
LangueFrançais
Date de sortie4 avr. 2016
ISBN9782322022427
Dans la forêt des livres: Essai
Auteur

Elizabeth Legros Chapuis

Née en 1948 dans le Gâtinais, aux confins de l’Yonne, de la Seine-et-Marne et du Loiret. Études de lettres modernes à Paris. Après avoir vécu une dizaine d’années en Grèce, revient en France et s’oriente vers le journalisme (presse professionnelle de l’industrie). Vit et travaille à Paris. Depuis 2004, se consacre à l’écriture. Membre actif de l’Association pour l’Autobiographie (APA), elle fait partie du comité de rédaction de sa revue La Faute à Rousseau. Grande lectrice de Roger Vailland, elle crée fin 2006, avec Alain Georges Leduc, le site consacré à cet écrivain et y publie plusieurs études thématiques sur son œuvre, récemment reprises dans un volume : "Roger Vailland, l’essence d’un style" (Le Coin du Canal, 2014). En 2011, elle publie un essai : "Le Mexique, un cas de fascination littéraire (Au pays des chiens morts)" aux éditions de l’Harmattan. En 2012, une étude sur la fiction criminelle par des auteurs femmes anglophones dans la période 1975-2000 : "Des femmes dans le noir" (Le Coin du Canal, 2012).

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    Dans la forêt des livres - Elizabeth Legros Chapuis

    Du même auteur

    Le Mexique, un cas de fascination littéraire : Au pays des chiens morts (essai), L’Harmattan, 2011

    Des femmes dans le noir (essai), Le Coin du Canal, 2012

    Roger Vailland, l’essence d’un style (recueil d’articles), Le Coin du Canal, 2014

    Table des matières

    À l’orée du bois

    La forêt au travail

    Quelles forêts pour quels peuples ?

    Attraits des métiers forestiers

    La forêt disparue (ou pas)

    Le mirage de la forêt vierge

    De la forêt primitive à la forêt patrimoine

    Puissance de l’imaginaire

    Le merveilleux forestier

    Se nourrir des contes

    La forêt comme paysage

    Une nature abstraite

    L’avènement du sublime

    Forêt, mer et montagne

    Symbolique de l’arbre

    L’Arbre de Vie

    L’homme-arbre et l’arbre-homme

    L’Arbre de la Connaissance

    L’alphabet des arbres

    Le lieu parfait des cosmogonies

    Forêts originelles

    Monter ou descendre : l’arbre de Jessé

    Le dépositaire des âmes

    Mourir ou vivre dans les arbres…

    Les arbres des chamanes

    Divinité(s) des arbres

    Au bois sacré

    La mort à l’œuvre

    Déployer la profondeur

    Scruter l’obscurité

    La mort omniprésente

    Arbres d’immortalité

    La règle des 3 S

    La figure de l’ermite

    La loi du silence

    Le pays du secret

    Quêtes et chasses

    Le sens des épreuves

    Territoires de chasse

    Le recours des rebelles

    Le domaine des hors-la-loi

    Le refuge des persécutés

    Les simples et les fous

    Le recours aux forêts

    Le royaume de la peur

    Une terreur sacrée

    La peur renforcée

    La proie des flammes

    La sûreté du refuge

    Un état de l’être

    De la contemplation à l’initiation

    Ultimes fusions

    Paradis perdus et retrouvés

    La nostalgie de l’Age d’Or

    L’expérience de Thoreau

    Fuir le monde contemporain

    Une nature imaginaire

    L’habitat de l’homme sauvage

    L’espace du sauvage

    Des origines lointaines

    Une typologie spécifique

    La Femme sauvage

    Fraternité de l’ours

    D’Enkidu à Tarzan

    L’idéal de Chateaubriand

    Revenir au monde civilisé (ou pas)

    Merlin le magnifique

    Le Merlin sylvestre

    Des pouvoirs magiques

    Amours forestières

    Rencontres avec des fées

    Un espace fusionnel

    Une communion avec la nature

    De quelques apparitions

    Du fantasme au viol

    Clairières et autres lieux communs

    Un lieu privilégié

    Se perdre en forêt

    Multiples rencontres

    Cerfs et biches

    La forêt qui marche

    Conclusion

    Liberté, beauté, altérité

    Bibliographie

    Corpus

    Ouvrages théoriques

    Articles et thèses

    Remerciements

    À l’orée du bois

    Qu’est-ce qu’une forêt ? Spontanément, on ne pense guère à se poser la question. On a tous en tête une image, une vision, un souvenir d’enfance, celui d’une proximité immédiate, pour les campagnards, celui d’une promenade dominicale, pour les citadins. Pour quelques-uns, c’est l’espace ou l’objet de leur travail, qu’ils soient forestiers ou géographes. Selon les aspirations des uns ou des autres, c’est aussi un rêve, un idéal, une utopie, celle d’une vie différente, d’une nature retrouvée, d’une indispensable réconciliation de l’homme avec le lieu de ses origines. Très vite – comme pour la montagne, comme pour la mer – dès qu’on pense forêt, on touche à quelque chose d’immense, dont la puissance nous dépasse, dont l’énergie est capable de nous affecter. Elle était là, nous le savons, nous le sentons, bien avant nous, les hommes : même dans l’hypothèse la plus large d’une présence humaine sur la Terre depuis trois millions d’années, on s’aperçoit que la forêt occupait le terrain depuis cent fois plus longtemps¹. Et selon toute vraisemblance, à moins que l’homme ne transforme le globe terrestre en un lieu où la vie végétale ne peut plus se développer, la forêt sera encore là après que l’espèce humaine aura disparu.

    De cette brève cohabitation – brève au regard des temps géologiques – est cependant né un lien durable autant que polymorphe. Matière de l’origine de l’homme, selon de nombreux mythes qui font naître l’humain de l’arbre, mère nourricière fournissant vivre et couvert, refuge des proscrits et marginaux de tout acabit, la forêt occupe dans notre imaginaire une place d’autant plus particulière qu’elle est marquée d’une constante ambiguïté.

    Lorsqu’une forêt est présente dans un livre ou un film, il est rare que ce soit comme simple décor ; la plupart du temps, elle joue un rôle décisif, en tant que personnage à part entière ; dans tous les cas, elle porte une forte charge symbolique. Il s’agit d’une figure profondément ambivalente, positive et négative : à la fois un lieu de refuge et de menace, de danger et d’enchantement, espace accueillant et agressif, source d’épanouissement et de régression. Elle attire et elle fait peur en même temps. Ainsi dans son film Avatar, James Cameron fait évoluer ses créatures humanoïdes dans une jungle « qui ressemble à la fois à la forêt amazonienne et aux grands fonds marins »² et qui recèle en même temps des menaces multiples et des espoirs infinis. Que serait la légende de Dracula sans la Transylvanie, le pays « d’au-delà des forêts » ? Que serait le conte de Merlin l’Enchanteur sans Brocéliande ? Où irait Robin des Bois s’il n’y avait pas la forêt de Sherwood ? Ces personnages et leur lieu d’élection sont indissociables.

    Cette place se reflète dans toutes les formes d’expression artistique. Les représentations de la forêt dans l’art pictural sont légion, d’Altdorfer à Mondrian, en passant par Ruysdael et Poussin. L’arbre et la forêt continuent aujourd'hui à inspirer des œuvres aussi diverses que celles du sculpteur Wang Keping, avec son exposition La Chair des forêts en 2008 au musée Zadkine ; de Xavier Veilhan, qui montre au Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève un paysage forestier sculpté dans le feutre ; de Nicolas Darrot, qui a mis en place à la Chapelle de Villerase, à Saint-Cyprien (Roussillon), une installation intitulée Yggdrasill, du nom du frêne légendaire des pays scandinaves. En 2009, l’association Forêt d’art contemporain a lancé un projet consistant à disséminer dans la forêt des Landes des œuvres sculptées utilisant des matériaux naturels, avec notamment la participation de l’artiste russe Nicolay Polissky³.

    Les arbres et les bois occupent même une place essentielle dans l’œuvre de deux artistes contemporains : Anselm Kiefer et Giuseppe Penone. Le premier, installé dans sa jeunesse dans l’Odenwald près de Francfort, a fait de la forêt le cadre spécifique où se retrace la mémoire douloureuse de l’Allemagne nazie ; il a également joué sur le sens de son nom de famille (Kiefer signifiant pin en allemand) pour s’incarner lui-même, sur ses toiles, en homme de la forêt⁴. Le second a fait de l’arbre un support privilégié de son travail de création, travaillant à la fois avec des arbres véritables, comme le Cèdre de Versailles abattu par la grande tempête de 1999, et avec d’autres matériaux pour mieux montrer comment l’arbre est relié à l’humain.

    Mais qu'est-ce donc qu’une forêt ? Un arbre, c’est plus simple (encore que…), mais « un arbre n’est pas une forêt », dit un proverbe malgache, de même qu’une foule n’est pas seulement un ensemble d’individus. Le passage « de l’arbre singulier à l’arbre en groupe est à l’origine de bien des discussions, à l’intérieur de la géographie bien sûr, mais aussi plus largement entre les différentes disciplines qui s’intéressent à l’arbre »⁵. La confrontation de divers dictionnaires, anciens et récents, me permet de donner une définition a minima, souvent présentée en complément ou en opposition à celle du mot « bois ». Est ainsi désignée comme forêt une étendue vaste, couverte d’arbres qui l’occupent avec une certaine densité de peuplement, tandis que le bois n’occupe qu’une superficie limitée. « La forêt est toujours une grande étendue de terrain couverte d'arbres ; le bois peut être un terrain très petit », disait le Littré en 1872. Et en effet, on dira volontiers « un petit bois », mais guère « une petite forêt »…

    Ces points communs supposent encore que l’on soit d’accord sur ce qu’on désigne comme « vaste », sur ce qu’est un arbre et sur le degré de densité requis. Or les définitions de tous ces paramètres varient et conduisent à de nombreuses divergences sur l’estimation des superficies⁶. Loin d’être seulement un point technique d’intérêt limité, ces écarts vont avoir une influence sur la perception que l’on a du « phénomène » forêt. Par exemple, pour comparer l’importance de la déforestation dans plusieurs pays ou régions, ou entre diverses époques, il est évidemment nécessaire de se référer à la même définition de ce qui est forêt et de ce qui n’en est pas. On risque sinon d’aboutir à des chiffres qui sont loin de refléter la réalité.

    Un autre type de définition qui va également permettre de mieux cerner la notion de forêt nous est proposé par l’étymologie. Il est largement admis que le mot forêt, forest en ancien français, vient du bas-latin foresta, adjectif dérivé de foris, qui signifie « dehors »⁷. Selon le linguiste Diez⁸, ce terme désignait à l’origine des bois soumis au ban de chasse (hors de l’usage commun) ou non enclos (hors les murs). En France, ce sens s’est perdu avec le temps et forest devenu complètement synonyme de silva⁹ – qui était le nom latin de la forêt – d’où la disparition du mot silve en français moderne courant, le terme de sylve étant maintenu mais réservé à un registre de langue soutenu.

    Comme l’indique Michel Devèze, le sens primitif de forêt comme réserve de chasse royale s’est donc effacé en France et c’est le terme de garenne qui a pris cet ancien sens. En Angleterre, cette pratique de la réserve de chasse a été codifiée à la fin du 16e siècle par John Manwood, juriste au nom prédestiné, gardien des chasses royales, dans son « Traité des lois de la forêt, où sont exposés non seulement les lois actuellement en vigueur, mais aussi les origines et les commencements des Forêts ; et ce qu’est une Forêt en sa propre nature, et en quoi elle diffère d’une Chasse ou d’une Garenne, etc. » (1592). Il y propose une définition de la forêt à la fois légale, naturelle et symbolique :

    « Une forêt est un territoire défini composé de terrains boisés et de riches pâtures, réservé pour permettre aux bêtes sauvages et oiseaux de forêt, de chasse et de garenne d’y habiter en paix sous la protection du roi, pour son agrément et son bon plaisir ; ce territoire privilégié est borné et délimité par des marques, bornes et limites connues par inscription aux archives ou par prescription ; la forêt a une large population de bêtes sauvages destinées à la vénerie ou chasse et de nombreux gîtes de verdure, destinés à favoriser l’habitat desdites bêtes ; pour s’occuper de la sauvegarde et de l’entretien de ces endroits, il existe des officiers, des lois et des privilèges particuliers, requis à cet effet, et qui sont propres à une forêt, à l’exception de tout autre lieu. C’est pourquoi une forêt est essentiellement constituée de quatre choses : vert et venaison ; lois et officiers particuliers. Tout ceci étant destiné à permettre la préservation de la forêt comme lieu de divertissement pour les rois et les princes. »¹⁰

    Simon Schama, dans son étude Le paysage et la mémoire, souligne les différences nationales entre législations et mythes forestiers. « Ainsi en Allemagne, la forêt des commencements est le lieu où la tribu affirme son identité face à l’Empire romain de la pierre et de la loi. En Angleterre, le bois est le lieu où le roi transporte son pouvoir au cours de la chasse royale, sans manquer de réparer les injustices commises par ses officiers.»¹¹ On verra un peu plus loin comment, avec la figure légendaire de Robin des Bois, la forêt s’accommode de cette appropriation.

    Il est à noter qu’en français, le mot forêt est féminin, alors que le mot bois est masculin. Cette caractérisation de genre se retrouve dans plusieurs autres langues indo-européennes : en espagnol (selva et bosque), en italien (foresta et bosco), tandis qu’en anglais coexistent les termes forest et wood qui sont grammaticalement neutres, et qu’en grec moderne on ne dispose que du mot unique δάσος, qui est neutre et désigne un espace boisé de n’importe quelle taille… Un point curieux est la connexion fréquente entre forêt et montagne, dans le nom même donné à la forêt. Pierre Deffontaines, exposant le lien entre la densité des forêts et le degré de pluviosité, degré qui progresse avec l’altitude, note ainsi : « Cela explique cette très frappante association des montagnes et des bois ; Diodore de Sicile nous apprend que le mot sylva s’appliquait aussi bien aux forêts qu’aux montagnes ; de nos jours, nombreuses sont les chaînes montagneuses qui portent des noms de forêts ». On retrouve une expression analogue dans le livre de l’anthropologue cubaine Lydia Cabrera La Forêt et les Dieux, dont le titre original est El Monte. Lydia Cabrera utilise en effet le terme de monte pour désigner, selon le traducteur, une friche tropicale, jungle ou terrain vague, et ce terme est traduit faute de mieux par « forêt ».

    L’étymologie du terme français forêt, se rapportant à la réserve de chasse, nous permet ainsi d’élaborer une conception qui ne sera plus basée uniquement sur le descriptif d’un objet géographique, si complexe fût-il, mais sur le mode d’usage qui en a été fait. Ainsi, on le voit tout de suite, dans le cas du mot foresta et des termes qui en sont dérivés dans diverses langues, l’accent est mis sur le rôle de la forêt pour l’homme qui l’exploite. C’est là une des raisons pour lesquelles, afin d’appréhender la notion même de forêt, il va être nécessaire de prendre en compte la présence humaine et l’interaction mutuelle qui en résulte. Et donc, en ce qui concerne ce livre, les échos que cette association aura eus dans la littérature.

    Les étapes de la « fréquentation » forestière par les humains ont fait que nous sommes passés d’une économie de cueillette, au Paléolithique, à une gestion d’abord rudimentaire de l’espace forestier (Néolithique puis Antiquité) pour parvenir, en France du moins, à une politique forestière de plus en plus développée (du Moyen Âge à la Révolution) et à un aménagement encadré faisant une place à la sylviculture. Mais de nos jours, le rapport homme/forêt évolue différemment, sous l’effet de l’urbanisation des populations et des progrès de la sensibilité écologique.

    « La forêt française, dit Paul Arnould, est passée d’une gestion où les considérations économico-techniques et les ajustements politico-législatifs étaient dominants à une période de remise en question des certitudes, dans le contexte du passage d’une société de ruraux à une société de citadins où les faits psychologiques et symboliques tiennent une part de plus en plus importante, de façon concomitante avec la montée des préoccupations et des revendications écologistes. Cette substitution des logiques de représentation aux principes de réalité est une des sources majeures de conflits qui affectent la nébuleuse forestière. »¹²

    Aujourd'hui, l’être humain n’attend plus de la forêt qu’elle remplisse les mêmes fonctions que dans les siècles passés, ou plutôt il attend qu’elle en remplisse d’autres de surcroît. La vision des usages de la forêt a évolué depuis une cinquantaine d’années vers des priorités différentes : espace de liberté, contrepoint à la vie urbaine, conservatoire de la biodiversité. « Pourquoi voyons-nous la forêt comme l’image même de la nature, alors que pour nos prédécesseurs il s’agissait d’un lieu voué à la production du bois ? » se demande l’agronome Jean-Pierre Léonard¹³, qui a analysé les points de vue sur la forêt de citadins de la fin du XXe siècle.

    « En ce qui concerne l’image de ce qu’est la forêt en elle-même, les Français ont un discours bien éloigné des propos tenus par les générations précédentes, fidèles aux priorités de la civilisation paysanne. La forêt constitue pour eux un monde naturel opposé au monde artificiel des hommes. En elle-même, elle est stable et quasi éternelle. [...] Sa biodiversité en fait une sorte d’éden où tout est donné sans intervention humaine. La forêt protège la terre contre l’érosion, le désert, l’effet de serre. »¹⁴

    L’année 2011 a été proclamée Année Internationale des Forêts : cette célébration, ayant pour thème central « Les forêts pour les peuples », a été décidée par l’Assemblée générale des Nations Unies « afin de sensibiliser l’opinion mondiale à la nécessité de renforcer la protection et la gestion durable de tous les types de forêts, alors que ces écosystèmes couvrent environ 31 % de la totalité des terres de la planète. »¹⁵ À Paris, en cet été 2011, une exposition de photographies intitulée « Des forêts et des hommes » occupait la place du Palais Royal. Un « campement forestier » abritait ces images de forêts suspendues à des trépieds de dix mètres de haut, imitant la forme la plus ancestrale des abris humains. Cette « clairière urbaine »¹⁶ avait été recréée avec des troncs d'arbres de diverses essences – pin sylvestre, pin laricio, chêne, hêtre, frêne, bouleau, robinier – provenant de coupes d'éclaircies effectuées par l’Office National des Forêts (ONF) en forêt domaniale de Fontainebleau.

    Les manifestations culturelles associées à la forêt se multiplient. En Ardèche, ce sont des « lectures sous l’arbre », en forêt de Compiègne on y écoute de la musique. Il y a aussi ces fêtes de régions ayant pour thème les anciens métiers de la forêt, par exemple, comme le raconte Philippe Hanus, dans le massif préalpin du Vercors, la fête de la charbonnière, un « théâtre de verdure » mettant en scène la mémoire des charbonniers italiens de Bergame¹⁷. En 2009, la commune de La Garde-Freinet, au cœur du massif forestier des Maures, a initié un festival intitulé La Forêt en partage. A Sarlande, en Périgord, le Festival de l’Arbre se tient chaque année en pleine forêt. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

    Cette évolution de la manière dont la forêt est considérée et célébrée conduit même à des postures extrêmes. Le fait qu’on puisse parler de « forêt sanctuaire », par exemple, en dit long sur le processus de sacralisation qui est à l’œuvre. On rejoint presque les bois sacrés de nos aïeux, à cette différence près qu’il n’est plus nécessaire, pour la considérer comme sacrée, que la forêt abrite ou symbolise une divinité quelconque : c’est la Nature même – de la manière la plus vague qui soit – qui est investie de cette puissance et d’autant plus idéalisée qu’elle est perçue, à tort ou à raison, comme menacée.

    « Les arbres représentent aujourd'hui un patrimoine national vivant, protégé, aménagé et géré par l’homme et pour l’homme, en fonction de ses besoins mais aussi de ses rêves et de ses fantasmes. [...] Après le temps du mépris de l’arbre, après des siècles au cours desquels la forêt était perçue comme menaçante, succède une ère d’idéalisation du patrimoine boisé et le sentiment que celui-ci est menacé. »¹⁸

    La forêt constitue même pour l’homme son ultime recours : « La forêt n’a pas besoin de l’homme, mais l’homme a besoin de la forêt », dit Jacques Brosse¹⁹. « Elle est, à son échelle et à sa portée, l’image et le résumé de l’immense écosystème qu’est le monde vivant auquel nous appartenons. » « Ailleurs, des montagnes s'engouffrent dans des mers », écrit de son côté – en 1973 ! – le visionnaire Boisrouvray : « Des raz-de-marée balaient villes et campagnes. Les sols sont emportés et les climats en folie. Que la forêt disparaisse, ce n'est pas seulement l'homme qui la suivra dans sa perte : la Terre redeviendra une planète morte, ou bien la vie reprendra presque depuis zéro une évolution très différente. »²⁰

    Dans ce contexte quasi eschatologique, la forêt va être considérée comme un concentré de nature, la nature prise dans son état le plus élémentaire, d’où l’extraordinaire investissement émotionnel, affectif, culturel, dont bénéficient les quelques bribes de « forêts primitives » qui subsistent encore en Europe.²¹ Nous voulons de toutes nos forces croire que ces forêts existent encore. « C’est cette forêt primitive, formation spontanée de notre sol, plus stable donc que le champ originel sans cesse menacé de la carence humaine… c’est cette indestructible fondation qui est devant nous et qui nous contemple de toute sa perpétuité et de tout son silence », disait en 1932 le géographe Gaston Roupnel, auquel Bachelard a rendu hommage. « Les âges historiques ont été sans effet sur elle, car elle vient de bien plus loin. Son histoire est terminée où commencent nos brèves annales. »²²

    Le développement de l’intérêt collectif pour la forêt a suscité la création au sein du CNRS, en 1982, du Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF). Ce groupement pluridisciplinaire compte de nombreux membres de divers pays européens, certains historiens ou géographes, d’autres juristes, archéologues, botanistes, sociologues ou ethnologues. À partir d’une approche initialement historique, le GHFF s’attache à mieux comprendre la complexité du ‘sylvosystème’²³ et de son évolution. Afin d’éclairer les comportements humains par rapport à l’environnement forestier, il associe des approches de recherche complémentaires correspondant aux diverses dimensions de la forêt, considérée comme un système construit par la société au cours de l’histoire. Et les aspects matériels ne sont pas les seuls à être pris en compte. Car on voit bien, à travers tous les éléments précités, qu’une forêt ne se limite pas à cette réalité d’une vaste étendue couverte d’arbres.

    En effet, à tous ces faisceaux de significations basées sur une réalité perceptible, sensorielle, il convient d’ajouter toute la dimension symbolique, mythique, cosmique, de l’idée même de forêt. L’assemblage des arbres et de la multitude des formes de vie qui y sont associées produit au final un objet hybride, polymorphe, où le mental joue un rôle aussi important que le physiologique, où le réel se retrouve aussi étroitement lié à l’imaginaire que le lierre l’est au chêne qu’il escalade. La réunion des arbres ouvre un nouveau territoire à l’imagination : « La forêt est tout autre chose que des arbres rassemblés ; c’est un être diffus où l’espace incertain, la pénombre, le silence, c'est-à-dire ce qui se trame entre les arbres, compte au moins autant que ceux-ci dans la construction de la croyance et du songe. »²⁴

    Pour Robert Harrison, qui a élaboré en 1992 l’histoire du rôle joué par les forêts dans l’imaginaire culturel de l’Occident, il s’agit d’un lieu « qui brouille les oppositions logiques, les catégories subjectives. […] Dans l’histoire de la civilisation occidentale, les forêts représentent un monde à part, opaque, qui a permis à cette civilisation de se dépayser, de s’enchanter, de se terrifier, de se mettre en question, en somme de projeter dans les ombres de la forêt ses plus secrètes, ses plus profondes angoisses. »²⁵ De nos jours, nous y projetons de nouvelles préoccupations, axées sur une « écologie de la finitude ». « Le problème de la déforestation provoque aujourd'hui des réactions inattendues chez les habitants de la ville, à cause de l’importance du phénomène, mais aussi parce que les forêts sont encore, dans les profondeurs de la mémoire culturelle, associées à la transcendance humaine ».²⁶

    Alors que les données disponibles sur ce phénomène, au plan mondial, restent très controversées, l’ONF souligne que,

    « du point de vue du public, la vision d'une forêt française menacée correspond beaucoup plus à un ressenti qu'à une réponse solidement étayée. Cette perception est une indication de la valeur que notre société attribue à la forêt, en dehors de tout usage clairement défini : un bien précieux à transmettre aux générations futures, comme témoin d'une civilisation à laquelle on est attaché, un bien culturel tout autant que naturel. »

    C’est ce phénomène que Simon Schama a étudié par rapport à trois éléments majeurs du paysage : l’eau (et on retrouve la mer), le rocher (la montagne), la forêt. « Ce que j’essaie de montrer dans Le Paysage et la Mémoire, dit-il, c’est que les habitudes culturelles de l’humanité ont toujours fait la part belle à l’aspect sacré de la nature. »²⁷ À partir de cette présence du sacré dans l’espace forestier, et des créatures qui l’incarnent, la forêt va ainsi se trouver à l’origine même, à la naissance du discours qui les exprimera et les transmettra.

    Plaidant pour une meilleure étude de la civilisation celtique et des éléments païens qui subsistent dans le folklore, Bernard Rio expose les caractéristiques d’une « pensée forestière » qui se présente comme un contrepouvoir à la rationalité et à l’ordre social :

    « La forêt antique demeure en effet un lieu de savoir dont tous les aspects visibles et invisibles peuvent être intelligibles. L’espace est couvert et ouvert à tout être qui n’entend pas soumettre la nature à une idée verticale. Cette dimension latérale de la pensée forestière conjugue l’animal et le sacerdotal, le corps érotique à l’âme hérétique et à l’esprit erratique… Dans la forêt, la bête peut consacrer l’homme (saint Hubert), le hors-la-loi peut défendre la justice (Robin Hood), le vertueux chevalier peut s’ensauvager (Yvain), le moine peut se défroquer (Eon de l’Etoile), la ligne droite peut former un cercle… »²⁸

    Le rôle de la forêt reste donc considérable dans notre univers mental, même si nous sommes matériellement éloignés de tout feuillage – puisque plus de la moitié de la population mondiale est désormais urbaine, comme les trois quarts de la population française. Ce qui laisse largement la place à la nostalgie, y compris celle, particulière, qui s’adresse à ce que nous n’avons jamais eu. Bachelard évoque dans L’air et les songes²⁹ les images premières qui, en poésie, se trouvent à la source des autres images : l’arbre en est une. Dans l’esprit d’une étude des images fondamentales liées aux plantes, il se pose comme objectif d’« insister sur l’unité profonde et vivante de certaines images végétales » et estime : « La rêverie végétale est la plus lente, la plus reposée, la plus reposante. Qu’on nous rende le jardin et le pré, la berge et la forêt, et nous revivrons nos premiers bonheurs. »

    Et lorsque J.M.G. Le Clézio, le 7 décembre 2008, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, évoque une « forêt de paradoxes », selon les termes de Stig Dagerman, « c’est justement le domaine de l’écriture, le lieu dont l’artiste ne doit pas chercher à s’échapper, mais bien au contraire dans lequel il doit ‘camper’ pour en reconnaître chaque détail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom à chaque arbre. » Se vouant à l’écriture, il sera ce solitaire qui se veut un témoin et qui n’est qu’un simple voyeur : quant à la solitude,

    « l’écrivain est l’être qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire, qui ne croît que sur le sol de sa propre incapacité. Il voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilà, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous l’abat-jour qui distille une lumière secrète. Devant l’écran trop vif de son ordinateur, à écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C’est cela, sa forêt. L’écrivain en connaît trop bien chaque sente. »³⁰

    Pas étonnant, dans ces conditions, que la forêt soit devenue pour la fiction littéraire un élément d’une importance sans égale. Les romans où la forêt constitue un cadre particulier à l’intrigue, la rehausse ou la met en valeur, sont assurément innombrables – et très nombreux ceux où le mot « forêt » figure dans le titre. Mais il en existe en outre un grand nombre où la forêt elle-même joue un rôle essentiel, où elle devient un personnage à part entière, souvent à travers un processus d’anthropomorphisme, où elle est créditée de sentiments et d’intentions ; mais aussi comme catalyseur, comme agent de transformation des humains qui la côtoient ou qui la pénètrent. Ce sont ces livres-là que j’ai voulu lire et inciter à lire sous cet angle.

    Au reste, nous sommes familiers de tels livres depuis l’enfance. Que l’on songe à la présence si fréquente de la forêt dans les contes de Grimm et de Perrault, dans les romans de Jules Verne et ceux de Victor Hugo, dans les cycles lus à l’adolescence comme ceux de Tolkien. Elle occupe un espace immense dans les romans de chevalerie du roi Arthur et de la Table Ronde, une place d’un poids symbolique énorme dans la Divine Comédie, dans le Songe de Poliphile, dans le Roland Furieux. Au 20e siècle, elle devient une gigantesque métaphore, outil de recherche d’identité et de confrontation au monde, chez des auteurs aussi divers que Julien Gracq, Alejo Carpentier ou Gao Xinjiang.

    Il s’agit donc ici d’explorer cette forêt de symboles, mère nourricière des mythes, qui alimente encore si généreusement la fiction poétique et romanesque. L’idée de ce livre, pour une fois, ne m’est pas venue d’une lecture, mais d’un lieu que j’ai découvert récemment, la forêt des Landes. La plus grande d’Europe occidentale, avec une surface boisée de près d’un million d’hectares. Ce qui m’a frappée en séjournant dans cette région, en côtoyant cette forêt, c’est sa forte personnalité, je le dis comme je le dirais d’un être humain. Avec son immensité, peu commune en France, sa monotonie qui n’est qu’apparente, sa beauté profonde.

    À la fin de janvier 2009, les Landes ont été gravement atteintes par la tempête Klaus et un grand nombre d’arbres ont péri de mort violente. J’ai vu ces paysages de chablis quelques semaines plus tard avec une grande tristesse. Cet événement m’a beaucoup touchée et j’ai compris de visu que la forêt était un organisme vivant, pas seulement dans le sens de porteur de force vitale, mais aussi d’une fragilité et d’une mortalité potentielle.

    En commençant ma recherche, il m’est apparu très vite que la forêt représente une constante dans la littérature de pratiquement tous les pays et de toutes les époques. Je ne vois guère que la mer qui soit un thème aussi vaste et aussi important. C’est pourquoi il convenait d’en rechercher les raisons. Dans la première partie du livre, le contexte de l’étude est exposé : les rapports entre l’homme et la forêt, à travers les approches historiques (de la préhistoire à l’époque actuelle), économiques (des diverses formes de l’exploitation forestière jusqu’à la sylviculture), et symboliques (dans les diverses cultures, mythes et religions).

    Je m’attache ensuite à dépister le thème de la forêt dans le domaine littéraire, depuis sa présence dans l’Antiquité, à travers les contes et légendes, les textes du Moyen Âge – époque qui a pu être qualifiée d’« âge d’or » de la forêt –, ceux de la Renaissance et des siècles classiques, avec l’émergence de la notion de paysage, puis ceux du 19e siècle et jusqu’à l’époque contemporaine. Le sujet est mis en relation avec des constantes plus larges de l’expression littéraire comme le sentiment de la nature ou la perception du paysage. Étant donné que des éléments communs se retrouvent à toutes les époques, l’analyse va les présenter de manière thématique, ce qui permet de mettre en relation des œuvres éloignées les unes des autres dans la chronologie.

    Ce thème est essentiellement étudié dans les écrits de fiction en langue française, mais il peut également être éclairé par des exemples pris dans d’autres formes d’expression (récits, poèmes, essais…) et dans d’autres langues, en particulier pour certains livres emblématiques dont la présence ici était indispensable, comme le Walden de H.D. Thoreau. Je pense aussi à des titres comme Au Cœur des Ténèbres de Conrad, La Montagne de l’Âme de Gao Xin Jiang, Kafka sur le Rivage de Haruki Murakami, ou encore L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence.

    Pour cette exploration, le livre remarquable, déjà cité, de Robert Harrison, professeur à l’université de Stanford, Forêts, essai sur l’imaginaire occidental, a constitué un bon point de départ. Suivant une perspective historique et partant des temps préhistoriques et de l’Antiquité pour aller progressivement jusqu’à notre époque, il aborde les visions rationalistes des Lumières ou les diverses formes du symbolisme. En se rapprochant du 20e siècle, il élargit son champ d’étude à la peinture, avec Constable, et à l’architecture, avec Frank Lloyd Wright, même si son analyse reste centrée sur les formes littéraires de l’obsession sylvestre.

    Harrison s’appuie notamment sur les théories de Giambattista Vico, précurseur de la philosophie de l’histoire et auteur de Science Nouvelle (1744). Celui-ci, à la suite de Virgile, place la forêt à l’origine des sociétés humaines : « Les choses se sont succédé dans l’ordre suivant : d’abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes ». L’idée de l’antériorité des forêts est fortement présente dans la mythologie antique, par exemple dans l’Énéide au sujet de l’origine de Rome. Il y a déjà là un double aspect de la forêt : d’un côté le caractère sacré, lié aux mythes cosmogoniques, au culte des ancêtres, de l’autre l’opposition entre l’état sauvage représenté par la forêt et la civilisation dont le symbole est le défrichage aux dépens de cette forêt.

    Parallèlement, et toujours selon Harrison, la forêt s’impose dès l’Antiquité

    « comme métaphore des institutions humaines. L’exploitation des forêts par les êtres humains ne fut pas simplement matérielle ; ils ont aussi dépouillé leurs arbres pour forger leurs principales étymologies, analogies, structures de pensée, leurs principaux symboles, emblèmes de l’identité, concepts de la continuité, et leurs principales conceptions des systèmes. De l’arbre généalogique à l’arbre de la connaissance, de l’arbre de vie à l’arbre de la mémoire, les forêts ont constitué un fonds symbolique indispensable, dans l’évolution culturelle de l’humanité, et l’essor de la pensée scientifique moderne reste impensable en dehors de la préhistoire de ces emprunts métaphoriques. »³¹

    Ce fonds global et largement universel, avec quelques variantes locales, irrigue et structure la fiction quand elle fait intervenir une forêt. Selon les époques, certains aspects seront retenus davantage que d’autres : ainsi les récits médiévaux, en général, proposent de la forêt une vision plutôt négative, comme d’un lieu de danger et de perdition, où l’on ne peut que s’égarer, tandis que les œuvres de la fin du 19e siècle vont s’orienter vers la glorification du terroir et que les romans du siècle suivant vont présenter plus fréquemment une forêt comme un espace d’épanouissement dans un rapport direct à la nature.

    Dans une étude récente³², Benoit Neiss s’interroge sur la « disparition d’un grand motif littéraire au 20e siècle », et tente d’éclairer « comment les artistes – en l’occurrence les écrivains – ont parlé de la forêt, quel regard ils ont jeté sur sa réalité, quels rêves ils ont pu développer à son propos et quel discours ils ont tenu sur elle ». Il estime que la plupart du temps, la forêt romanesque se trouve liée au passé, aux êtres d’autrefois, aux maisons perdues, telles que le château des Sablonnières du Grand Meaulnes. On la trouve aussi, selon lui, dans la veine populaire : modes de vie, métiers et croyances liés à la forêt, vie rurale, qui se reflète chez des auteurs comme Ramuz, Colette, Joseph Malègue ; enfin une veine culturelle ancienne, via la mémoire collective, dans la tradition des romans de la Table Ronde et de Walter Scott – qui ont inspiré Claudel ou Gracq.

    Aujourd'hui, conclut-il, la forêt n’a pas disparu de notre littérature, mais les œuvres citées, surtout les romans de terroir, ne sont plus qu’« un hommage, une déploration sur une réalité en train de mourir, ou déjà morte ». Selon son analyse, le dommage vient de l’intérieur autant que de l’extérieur : devant la forêt, l’homme doit retrouver son cœur d’enfant – or nous avons perdu notre pouvoir d’émerveillement, notre fraîcheur. « Car il existait en nous, depuis des siècles, une forêt intérieure correspondant à celle qui s’étendait autour des lieux habités. Or on a récemment déboisé nos étendues intérieures comme on l’a fait au dehors. » Inutile de préciser que je ne partage pas ce point de vue : on rencontre un livre à chaque coin de forêt, ou plutôt une forêt à chaque coin de livre.

    Ainsi, dans les pages qui suivent, je tenterai de montrer comment la littérature, et le roman en particulier, reflètent au fil des siècles les éléments les plus archaïques de la symbolique des arbres et de leur rôle dans les cosmogonies. La forêt apparaîtra avec ses caractéristiques les plus représentatives de l’image qu’elle possède dans notre imaginaire : profondeur et obscurité, solitude et silence, espace de quête ou d’initiation, lieu de refuge et de menace – avec les clichés, les poncifs, les stéréotypes ainsi véhiculés, qui vont constituer à leur tour un matériau pour la fiction, de la même façon que les feuilles mortes des sous-bois nourrissent l’humus qui accueillera de nouveaux arbres. On verra comment la forêt incarne le lieu de l’utopie et comment elle est associée à la figure si riche de l’homme sauvage. Sur cette métaphore vaste, touffue, parfois inextricable, se sont construites des œuvres littéraires majeures ; la multiplicité des interprétations, l’importance des thèmes concernés, la force du lien entre l’homme et la forêt suggèrent que le phénomène n’est pas près de disparaître.


    ¹ Voir à ce sujet Francis Hallé : Plaidoyer pour l’arbre

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