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L'or, l'écarlate et le noir
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L'or, l'écarlate et le noir
Livre électronique856 pages12 heures

L'or, l'écarlate et le noir

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À propos de ce livre électronique

Août 1975. Le jeune Vincent Donovan fait son entrée dans le prestigieux Collège militaire royal de Saint-Jean dans le but de devenir officier dans les Forces armées canadiennes. Cette carrière symbolise à elle seule l’ensemble des valeurs qu’il désire épouser afin d’être le digne représentant de la mémoire de feu son père, assassiné devant lui alors qu’il n’avait que six ans, et à qui il voue depuis lors un véritable culte. Une fois à l’intérieur de l’enceinte, et jugeant ce qu’il voit à l’aune de ses attentes démesurées, Vincent est rapidement témoin de comportements qu’il qualifie de tout à fait inadmissibles au sein de cet établissement élitiste. Et il est scandalisé de constater le laxisme dont fait preuve le haut-commandement face au laisser-aller général. Refusant catégoriquement cette situation, il se donne lui-même la mission de transformer la mentalité de ce lieu envers et contre tous en vertu de ses propres principes. Et ce, en tentant de vivre secrètement un amour défendu.
LangueFrançais
ÉditeurPratiko
Date de sortie30 janv. 2015
ISBN9782924176528
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    Aperçu du livre

    L'or, l'écarlate et le noir - Hamel Yvan

    Septembre 2014

    PREMIÈRE PARTIE

    LE REPLI

    Lorsque le maître affronte un nouvel adversaire,

    il arrive quelquefois qu’il semble à première vue déstabilisé.

    Dans ce cas, on peut même croire qu’il n’est pas en mesure de riposter,

    parvenant seulement – mais efficacement – à parer ses coups.

    En réalité, le maître demeure en contrôle constant de la situation.

    Il jauge son ennemi et circonscrit ses intentions.

    En fait, pendant qu’il feint la retraite,

    il élabore la fin de l’affrontement.

    1

    Tout a officiellement commencé lundi, le 11 août 1975…

    Ce matin-là, je me suis levé tôt. Parfaitement conscient des événements que je m’apprêtais à vivre, j’ai aussitôt demandé la bénédiction de tous les saints du ciel pour m'aider à mener à bien le destin que j'avais choisi.

    Au moment de mon départ, à 8h 00, tous les membres de ma famille – ce qui se réduisait à peu de personnes : mes grands-parents, ma grande sœur Catherine ainsi que Thérèse, la domestique – se sont rassemblés devant la maison, les larmes aux yeux, pour me dire au revoir et me souhaiter la meilleure des chances. Le mari de Thérèse, Simon – l’homme à tout faire –, était déjà assis derrière le volant de notre voiture – une Cadillac –, pour me conduire à destination.

    Moins de deux heures plus tard, après un voyage sans histoire, nous nous engagions déjà sur le pont étroit qui séparait la ville d'Iberville de celle – plus importante – de Saint-Jean. J'ai tout de suite essayé d'entrevoir les édifices, là-bas, en amont du cours d’eau, le long de la rive. Je savais qu'ils s'élevaient quelque part, pas très loin, sur ma gauche, mais je n’ai pas eu le temps de les distinguer. Quoiqu’assez large, la rivière Richelieu a été franchie très rapidement.

    Simon a tourné à gauche, à la sortie du pont. La fin de ce voyage était maintenant imminente : juste en face de la voie ferrée, qui n’a pas été longue à apparaître – « la première voie ferrée construite au Canada », avais-je lu dans un bouquin.

    Et puis, je l’ai vu…

    Le campus du Collège militaire royal – CMR – était érigé en plein cœur de la ville de Saint-Jean. Mais il aurait très bien pu se situer en pleine forêt tant ce qui s’y déroulait n’avait aucun rapport avec le reste de la ville. La grille de deux mètres de hauteur qui le ceinturait sur trois côtés, ainsi que la rivière Richelieu qui le bordait par le flanc est, l’assuraient premièrement d’un isolement relatif. Ensuite, très peu de civils y étaient admis. Ce qui contribuait à maintenir l'aura de mystère permanente qui l’enveloppait. Il s’agissait d’un véritable univers à part. Un monde dans un monde.

    L'apprentissage qui était mené dans cet endroit peu banal représentait quelque chose qui n'était réservé qu'à de très rares personnes : des jeunes garçons¹ triés sur le volet. J’avais désormais l’honneur d’en faire moi-même partie. De ce fait, j’allais vivre là mes cinq prochaines années. Pourvu, évidemment, que je me montre à la hauteur de ce que l'on attendait de moi. De là, ma prière silencieuse au lever de mon lit, quelques heures plus tôt.

    Je n’avais jamais mis les pieds dans ce lieu auparavant. Excessif comme j'étais, j'avais cependant lu tous les prospectus et les annuaires que le centre de recrutement avait mis à ma disposition au cours des mois précédents. Quant au plan du campus, je l'avais tout simplement appris par cœur. J'avais en outre établi des recoupements entre le plan et les photos des brochures. Je connaissais le nom de tous les édifices et de toutes les artères. Tant et si bien que j’étais certain de pouvoir m’y diriger les yeux fermés une fois sur place.

    Mais pour le moment, je voulais tout d'abord observer l'endroit de l'extérieur ; comme un vol de reconnaissance. Je voulais voir avant de plonger ; me délecter de la première vision ; rendre cet instant solennel et inoubliable.

    Devant l'entrée de l'institution, j'ai demandé à Simon de passer tout droit…

    La grille débutait au nord, à partir d'un parc public – le parc Laurier. J’étais au fait de ce détail pour avoir, en plus, mémorisé en grande partie la carte de la ville. Cette clôture se prolongeait ensuite sur près de mille cinq cents mètres le long de la rue Jacques-Cartier. Je distinguais parfaitement les diverses structures du Collège à travers les arbres : les fameux remparts², les bâtiments de briques rouges, la piste de course, de vieux canons mis hors service depuis longtemps ; et plus loin, les terrains de football. La rivière Richelieu coulait paisiblement en arrière-plan. Le décor se présentait exactement comme je l'avais visualisé des centaines de fois pendant les semaines précédentes.

    Au bout des derniers terrains de sport, la grille tournait à angle droit vers la gauche et rejoignait la rivière. Nous étions parvenus à la limite sud de l'enceinte. À partir de cet endroit, la ville de Saint-Jean se perdait au loin. Si nous avions suivi cette route, elle nous aurait conduits aux États-Unis, dont la frontière ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres.

    Parvenu à cet endroit, j’ai demandé à Simon de faire demi-tour, puis de se ranger sur le bas-côté de la rue Frontenac, à quelque quatre cents mètres de l’entrée principale. Je me refusais de pénétrer à l’intérieur du Collège en Cadillac avec un chauffeur privé. Les élèves-officiers de cet établissement provenaient de tous les milieux, et je ne voulais surtout pas me faire remarquer par un étalage de richesse qui aurait pu paraître suffisant.

    Mais je tenais par-dessus tout à entrer dans ce lieu en solitaire. Avec nul autre que moi-même. En affrontant l’inconnu sans personne à mes côtés.

    C'est que je m'étais promis d'être à la hauteur de cette prestigieuse institution (lire ici : « d'être à la hauteur de mon père », dirait madame Savoie). Et cela commençait par démontrer une complète autonomie. Selon ma vision des choses, l'unique manière de me présenter aux autorités qui m'attendaient à l'intérieur était de m'engager seul dans ce lieu, à pied, fourre-tout sur l’épaule. J’avais déjà vu une scène semblable dans un film. Le héros avait fait une entrée similaire dans une base militaire américaine, sac sur le dos lui aussi, l'air décontracté, la tête droite, le regard fier. Je voulais qu’il en soit ainsi pour moi également.

    Simon s'est garé sur le bord de la chaîne de trottoir. Il est sorti de l’auto pour ouvrir le coffre. Il m’a tendu mon sac. Il m’a finalement serré la main en m'écrabouillant les os.

    — Si vous avez besoin de moi, monsieur, vous n’avez qu’un appel à faire.

    — Je sais, Simon. Mais ça ira. Si tout se déroule bien, on se reverra dans un mois et demi environ. J'ai déjà hâte de vous retrouver tous les cinq et de tout vous raconter. Bon retour. Et soyez prudent.

    J'ai regardé la voiture s'éloigner et se perdre dans les rues de la ville. Je me suis ensuite retourné et j’ai fixé l’entrée du Collège, au loin, pendant un instant.

    — Voilà, me suis-je dit en prenant une grande inspiration. Les jeux sont faits. Le point de non-retour est atteint. Il ne reste plus qu’à plonger.

    J'ai marché résolument vers l'avant. Je suis parvenu à destination au bout de cinq minutes. Un gardien est sorti de la guérite pour s’enquérir de la raison de ma venue. Il ne s’agissait que d’une formalité. Il n’a pas insisté le moins du monde.

    Et je me suis retrouvé à l’intérieur…

    Lorsque j’ai franchi les grilles du CMR, en cette journée du mois d’août de 1975, la condition sine qua non pour devenir officier dans les forces armées canadiennes consistait, entre autres choses, à obtenir un diplôme universitaire. Les frais de scolarité des aspirants-officiers étaient remboursés par le ministère de la Défense nationale moyennant l'engagement de servir ensuite dans l'armée pendant quatre années – cinq, pour les pilotes d’avion. Une des façons d’y parvenir – la plus prestigieuse – était d’acquérir ce fameux diplôme dans l’un des trois collèges militaires du pays.

    À l’époque dont il est question ici, il existait en effet trois collèges militaires au Canada : le Royal Military College (RMC) de Kingston, en Ontario ; le Royal Road Military College (RRMC) de Victoria, en Colombie-Britannique ; et le Collège militaire royal (CMR) de Saint-Jean, au Québec.

    Une vingtaine d’années plus tard, dans un vaste – et douteux – programme de compressions budgétaires, le gouvernement décidera de fermer le Collège de Saint-Jean, ainsi que le RRMC. Et aucun argument des nombreux groupes de revendications ne pourra ébranler cette décision. Tout au plus, l’institution québécoise demeurera-t-elle ouverte en modifiant radicalement sa mission au fil des ans. Mais tout cela est une autre histoire. Lorsque j’ai mis pour la première fois le pied dans la ville de Saint-Jean, le CMR était encore bel et bien opérationnel et il resplendissait de toute sa gloire.

    Il s'agissait certes d'un établissement universitaire, mais là s'arrêtait toute similitude avec les universités civiles. Le côté académique occupait évidemment une part importante des activités, mais les aspects militaire et sportif y occupaient une place tout aussi prépondérante.

    Et n'entrait pas dans cette institution qui le désirait. Les jeunes francophones du pays se bousculaient pour y être admis. Mais très peu étaient sélectionnés. On affirmait qu’il s’agissait là de l’élite de la jeunesse canadienne. Je me sentais donc extrêmement honoré de la faveur qu'on m'avait accordée.

    Et en ce fameux matin du mois d’août, je m’apprêtais à me montrer digne des gens qui m'y avaient précédé.

    Nous étions déjà le lendemain soir de mon arrivée...

    On aurait pu entendre voler une mouche d'un bout à l'autre de l'étage. L'ambiance décontractée qui avait régné la veille – le jour de la rentrée – était révolue. Les parents avaient regagné leurs pénates depuis plus de vingt-quatre heures maintenant. Depuis lors, toutes les recrues s'étaient retrouvées avec un pénible sentiment de solitude au creux de l'estomac.

    Nous avions été occupés pendant toute la journée à courir d'un endroit à l'autre, à remplir de la paperasse et à recevoir diverses pièces d’équipement. Depuis le retour du mess, par contre, personne ne faisait plus rien. Les gars discutaient à voix basse. Une lourdeur étouffante nous enveloppait.

    Ma propre chambre n'échappait pas à l'atmosphère générale. Mes deux roommates demeuraient silencieux comme des tombes. Comme moi, en fait, mais en ce qui me concernait, le silence était chose naturelle. L’un des deux, un anglophone petit et frêle de Montréal, du nom de Brad Donaghy, regardait le plancher sans dire un mot. L'autre, Serge Catelier, souriait quant à lui dans le vide – il exhibait pratiquement toujours un sourire, avais-je d'ailleurs rapidement remarqué.

    Mon compagnon de chambre francophone était grand et très costaud. Il me dépassait d’une bonne demi-tête. Une sorte d’armoire à glace sur deux pattes, mais plutôt dans le style lourdaud. Lorsque nous nous étions présentés l'un à l'autre, la veille, Serge arborait une longue tignasse de cheveux roux frisés avec d’épais favoris assortis. Il avait quelques boutons d’acné et les traits passablement expressifs. Malgré sa corpulence, toute sa personne dégageait une immense douceur. Un gros nounours. Il m'avait instantanément plu – ce qui en dit long sur l'impression qu’il m’avait laissée. Sa visite chez le coiffeur l’avait évidemment métamorphosé.

    Cinq autres garçons composaient ma section. Ils se trouvaient présentement dans notre chambre, assis un peu partout, sur les chaises et sur les lits. Tout le monde sentait que les choses sérieuses commenceraient dans moins de cinq minutes. Tous les nouveaux de l’escadrille – nous étions vingt-cinq, avais-je compté – avaient reçu la même consigne : nous regrouper par section dans une chambre, à 18h00 précises, et attendre la venue de notre comsec. Le nôtre étant Mike Enneking.

    Serge et moi avions eu un sentiment identique à l'égard de ce personnage troublant. Il s’était officiellement présenté à nous, la veille, mais cela n'avait duré que quelques minutes. Puis aujourd'hui, il nous avait pilotés toute la journée à travers le Collège. Ce qui ne nous avait réconfortés en rien sur la nature de cet individu. Pour nous amuser et nous détendre, pendant le souper, nous avions tous les deux inventé des scénarios à son sujet, allant même jusqu'à le comparer à Hitler. Mais nos rires avaient mal dissimulé notre nervosité. Nous en étions tous les deux bien conscients.

    Des pas ont soudainement résonné dans le couloir. Les trois commandants de section marchaient à notre rencontre. Mike Enneking a pénétré dans notre chambre sans frapper, le faciès plus taciturne que jamais. Nous sommes demeurés assis en silence pendant qu'il nous dévisageait l’un après l’autre. Le fond de ses yeux noirs dégageait quelque chose de terrifiant. Nous avons tous baissé le regard.

    — Première chose, a-t-il aboyé enfin en anglais. Lorsque j’entre et que je sors de votre chambre, vous devez vous mettre dans la position du garde-à-vous en prononçant le mot room !

    Il y a eu un instant d'hésitation. Puis Brad s'est redressé d'un bond et a crié à tue-tête tout en se raidissant comme une barre de métal :

    — Room !

    Brad nous avait appris qu’il avait déjà fréquenté les cadets de l’air pendant les années précédentes. Il connaissait conséquemment un certain nombre d'habitudes militaires. Étant donné son expérience, Serge et moi avions décidé de nous fier à lui ; du moins au début, le temps de nous acclimater. Nous nous sommes donc relevés à toute vitesse en prenant la même posture que lui. Les cinq autres ont fait de même.

    — Repos, a articulé Enneking après quelques secondes, visiblement satisfait.

    Nos corps se sont relâchés quelque peu.

    — Maintenant, écoutez-moi attentivement, a-t-il repris après quelques secondes d’éternité. Comme vous le savez déjà, je me nomme Mike Enneking. Pour vous, c’est monsieur Enneking. Je suis 3e année et je détiens la fonction de comsec. Comsec signifie commandant de section. Vous voyez ces épinglettes sur mes épaules ? Elles sont formées de deux rangées de métal que l'on appelle des barres – ou des grades. Monsieur Morin, notre comi, a trois barres. Les commandants d'escadron en ont quatre. Et le plus haut gradé du Collège en a cinq. Dès qu'un gradé, peu importe le nombre de ses barres, entre et sort de votre chambre, vous vous levez dans la position du garde-à-vous en criant room ! C'est compris ?

    — Excusez, monsieur, est intervenu Serge. Pouvez-vous répéter en français ?

    Mike Enneking l’a dévisagé en poussant un long soupir de lassitude. Il s'est tourné vers moi.

    — Vous traduirez.

    C’était un ordre, sans nul doute possible – il savait que j’étais parfaitement bilingue. J'ai acquiescé et j'ai immédiatement traduit ses derniers propos. Le Collège avait institué une procédure pour apprendre la langue seconde : une semaine pendant laquelle tout le monde devait s'exprimer en anglais et une semaine en français, de façon alternative durant toute l'année. J'en ai conclu que celle-ci devait sûrement correspondre à la période anglaise puisque Mike Enneking n’avait encore jamais tenté de communiquer en français.

    — Je suis votre premier lien hiérarchique. Ce qui signifie que si vous avez une question, c’est à moi que vous la posez. Si vous avez un problème, c’est moi que vous venez voir. Personne d’autre. Ma chambre est à l'étage au-dessous. Vous êtes autorisés à me déranger pour une urgence. Mais si jamais vous m’importunez pour une futilité, vous en pâtirez. C’est compris ?

    J’ai traduit. Personne n’a fait mine de répondre.

    — Vous avez du pain sur la planche, ce soir, messieurs, a poursuivi le comsec. Ne croyez pas que vous allez vous la couler douce, comme hier. Vos parents ne sont plus là pour s'occuper de vous. Vos vies de civils fainéants sont révolues ! Vous devrez dorénavant vous débrouiller comme des hommes. Vous avez intérêt à m’écouter. Si vous manquez une seule de mes paroles, vous êtes cuits. C'est compris ? – J'ai traduit.

    – Venez ici, près de la fenêtre.

    Tout le monde s’est levé et s’est agglutiné au pied de mon lit. Il faisait encore clair à l'extérieur, mais le soleil, déjà bas, projetait une ombre sinistre qui se répandait un peu partout comme un nuage lourd. L'endroit était désert. Autant le spectacle m’avait paru d’une profonde majesté la veille, à mon arrivée, autant tout à coup il dégageait quelque chose de lugubre.

    — Ce que vous avez devant vous est le terrain de parade. En passant, je vous informe que vous y vivrez la plus grande partie de votre temps durant les prochaines semaines. Vous allez y suer toutes les gouttes de votre corps à faire de la drill. Maintenant, ouvrez grandes vos oreilles.

    « Vous voyez les quatre rues qui en font le tour ? Ici, on appelle ça un circuit. Retenez bien ce mot : un circuit. Un tour complet fait environ un demi-kilomètre. Pendant toute l’année, chaque fois que vous serez pris en faute, par moi ou par n’importe quel gradé, vous devrez courir des circuits, le matin, à 6h10. Ça fonctionne de la façon suivante : au moins un circuit pour chaque faute que vous commettez. Les comsecs, comme moi, peuvent vous donner un maximum de deux circuits par faute. Les trois-barres peuvent vous en donner trois. Les quatre-barres, quatre. Vous courez quatre circuits maximum par matin – c’est-à-dire deux kilomètres. Si vous en avez huit, par exemple... Hi, hi, hi... – Il a soudain été pris d’un rire qu’il n’a pas pu contenir. – Si vous en avez huit, vous en gardez quatre en réserve pour le lendemain. Ah ! Ah ! Ah ! Si vous en avez quarante, vous en avez pour des semaines à courir ! C’est... C’est compris ? Ah ! Ah ! Ah !

    J'ai traduit ses propos pendant qu'il continuait de rire comme un dément. Puis, son regard est redevenu funèbre comme par enchantement.

    — Si vous ne voulez pas avoir de circuits, ne perdez rien de ce que je m'apprête à vous expliquer. Je vous montrerai tout à l'heure comment j'exige votre chambre. Le mot-clé est keen. Ça signifie impeccable. C’est simple ? Keen, rien de moins. Si vous êtes keen, vous ne courez pas de circuits. Si vous ne l’êtes pas, vous en courrez. Profitez de votre chance, ce soir. Vous n’aurez que votre lit à faire, placer vos effets personnels dans les tiroirs et épousseter vos meubles. Mais vous vous y prendrez de la façon que je vous enseignerai. À partir de demain, ça va se corser. Je ne tolérerai aucune erreur. N’oubliez pas : vos défaillances vous vaudront des circuits. Vous serez en forme, je vous le jure. Maintenant, venez par là. Et je ne veux pas entendre un mot.

    Pour ma part, les deux heures suivantes ont été passablement éprouvantes. Je me suis appliqué à écouter, à tenter de ne rien perdre de ce que disait le comsec et à traduire ses propos.

    J'ai premièrement appris à monter mon lit. Je n'avais jamais accompli cette tâche de toute ma vie. À la maison, c’est Thérèse, la bonne, qui s’était toujours occupée de cette besogne. De toute façon, la manière de l'ordonner ici n'avait absolument rien à voir avec ma luxueuse chambre de Saint-Wenceslas. J'aurais été obligé de tout oublier pour recommencer à zéro. La méthode pour agencer les couvertures et les draps relevait des mathématiques pures. C'était presque un travail d'ingénierie. Il existait des angles et des mesures rigoureuses à respecter. Aucun pli ne devait être visible nulle part. Même l’oreiller devait présenter une forme parfaite, sans la moindre protubérance.

    J’ai ensuite appris à disposer mes effets personnels. Là non plus, rien n’était laissé au hasard. Des tiroirs spécifiques étaient réservés pour tel type de vêtements. J'ai compris pourquoi le Collège avait tant insisté pour que je m’en tienne strictement à la liste qu’on m’avait fait parvenir durant l’été. Le superflu n’avait pas sa place dans la chambre ; sauf dans une malle – appelée barrack box ; celle-ci étant glissée sous le lit, le cadenas orienté vers le mur opposé. Et sauf aussi dans le quatrième placard qui pouvait être utilisé collectivement. Les valises devaient être rangées dans l’entrepôt, à l’autre bout du corridor.

    Pour l'essentiel, tout avait son propre recoin de rangement : les serviettes, le rasoir, le savon, la brosse à dents, les bas – roulés d’une façon particulière. Même les sous-vêtements devaient être pliés d'une manière précise et rangés à un endroit convenu, dans un tiroir du placard, à tant de centimètres des rebords gauche et droit.

    J'écoutais religieusement. Je prenais des notes dans un carnet. Je traduisais en même temps les propos du comsec au profit de mes camarades. C'était terriblement épuisant. Je m'astreignais quand même de bonne grâce à cette tâche. Cela me permettait de me concentrer et d'être certain de ce que j'entendais. J'étais par ailleurs le seul à noter les explications. Les autres semblaient se fier uniquement à leur mémoire. Je me demandais comment ils faisaient pour tout retenir. Les renseignements étaient innombrables. La réunion s'est terminée sur un avertissement sévère de la part de Mike Enneking :

    — Le couvre-feu est à 23 h 00. Si vous n’êtes pas dans votre lit à 23h01, je sévirai. Demain matin, réveil à 6h30. Rassemblement devant le bloc, ici, en bas, à 6h50. Après le déjeuner, inspection de votre chambre à 7h30 précises. Je la veux impeccable. Impeccable ! Sinon vous aurez affaire à moi. C’est compris ?

    — Room !

    C'est encore Brad Donaghy qui s'est élancé le premier lorsque le comsec est sorti de la pièce sans se retourner. Tout le monde s’est relevé d’un bond. Une fois le gradé disparu, nous avons recommencé à respirer normalement. Pendant un instant, personne n’a dit mot, sauf Sébastien Pomerleau, une sorte de boute-en-train de la chambre voisine :

    — Je vous mettrai au pas, bande de minables ! s'est-il moqué en imitant le ton bourru d’Enneking. Vous boufferez vos semelles de bottines. Vous allez courir des circuits ! Des milliers de circuits !

    Les autres ont hésité à rire. Le comsec, Mike Enneking, avait réellement réussi à instaurer un climat d'angoisse durant ces deux dernières heures.

    Pendant les quelques minutes suivantes, j'avoue que j'ai été quelque peu découragé. Il me semblait que la tâche qui m'attendait était démesurée. J'ai néanmoins commencé à m'activer tout de suite. Je n'avais pas un instant à perdre.

    Mes camarades n’ont toutefois pas démontré autant d’empressement que moi. Deux réunions identiques s'étaient tenues dans les chambres voisines. Elles avaient pris fin pratiquement en même temps que la nôtre. Tout le monde est sorti dans le corridor pour épiloguer sur ce qui s’était passé ; Serge y compris. Il y a eu beaucoup de brouhaha sur l'étage : des murmures, des discussions à voix hautes, des rires... Je ne me suis pas mêlé à l’effervescence générale, considérant qu’aucune minute n’était à gaspiller.

    Lorsque Brad et Serge sont revenus dans la pièce, une heure plus tard, mon lit était complètement monté. Une partie de mes accessoires personnels était rangée. Un linge humide m’attendait dans le but d’épousseter. J’ai continué pendant une heure supplémentaire afin de finaliser l’ensemble. Et je suis enfin allé sous la douche.

    Au moment d'aller au lit – à 22h50 exactement –, les deux autres étaient encore en pleine activité. J'ai éteint la lumière de ma lampe et je me suis faufilé sous les draps de façon à ne pas trop les déplacer.

    J’étais fourbu. J’ai enfoui la tête sous l’oreiller devant les regards étonnés de mes roommates qui se demandaient, interloqués, comment j’avais fait pour terminer si rapidement.

    Ils ne me connaissaient pas encore...

    Mes dernières pensées avant de m'endormir, ce soir-là, étaient teintées d'une vague inquiétude. Et celle-ci découlait de la déception qui s'était emparée de moi depuis mon arrivée, la veille.

    Dès l’annonce de mon acceptation officielle au CMR – et même avant –, j’avais créé une image très noble des personnages dont je côtoierais dorénavant l'existence. La publicité de cette prestigieuse institution les ayant qualifiés d’élites – l’élite canadienne –, mes réflexions avaient longuement vagabondé autour de ce concept. Et j'en avais tiré certaines – et peut-être trop hâtives ? – conclusions.

    Je m'attendais en réalité à rencontrer des individus exprimant des qualités très édifiantes : le flegme, notamment, ainsi que la bravoure, la courtoisie, l'autodiscipline... Et celles-ci devaient à mon sens se dégager naturellement de leur personne, comme une aura de couleurs flamboyantes. Cela allait tellement de soi que je n'avais préparé aucune option de rechange à cette conception idéalisée. C'est pour cette raison que j'étais quelque peu dérouté.

    Enneking, par exemple. Aucun rapport avec ce portrait. Plutôt une espèce de sergent de marines américains chargé de mater les durs à cuire. Les autres élèves-officiers gradés qu’il m’avait été possible d’approcher ne semblaient pas aussi primitifs que lui, mais il leur manquait néanmoins certains traits de caractère essentiels afin de correspondre à ma vision idyllique des choses.

    Les nouveaux ne m'apparaissaient guère mieux dans l'ensemble. J'avais anticipé, encore là, de vivre avec de jeunes gens enthousiastes et extrêmement disciplinés ; des personnes qui m'auraient impressionné par leurs comportements exemplaires. J'étais loin du compte. Même mon nouvel ami, Serge Catelier, malgré sa bouille sympathique, ne cadrait pas vraiment avec cette interprétation.

    Est-ce que je m'étais trompé sur ce qui m'attendait ici ? Il est vrai que toutes mes impressions ne dataient que de quelques heures à peine. Beaucoup de données s'étaient bousculées dans ma tête dans un très court laps de temps. Par ailleurs, j'étais épuisé.

    Alors que mes deux roommates travaillaient encore toutes lumières allumées – et en état de panique, car il ne leur restait plus que cinq minutes avant le couvre-feu, et ils n’étaient pas près de terminer –, j’ai plongé dans le sommeil en remettant cette inquiétude au lendemain.

    Le lendemain soir, à 19 h00, les vingt-quatre autres recrues de mon escadron et moi-même étions assis, tranquilles et muets comme des carpes, sur les divans du grand salon du bloc Champlain. Un silence total nous avait été imposé. Les trois commandants de section – dont le mien, le terrible Mike Enneking – se tenaient debout, en position repos – le corps droit, les jambes écartées, les mains derrière le dos – et nous faisaient face. Tout le monde attendait dans un mutisme absolu.

    L'heure était venue de nous présenter à notre commandant d'escadrille, le comi Richard Morin, le supérieur hiérarchique des trois comsecs. De par l'ambiance que ceux-ci avaient instaurée dans la pièce, on aurait dit que ce personnage était une véritable sommité dans le monde du Collège. L'instant semblait en tout cas d'une gravité inhabituelle.

    Pendant que nous patientions ainsi, j'ai jeté un coup d'œil sur mon roommate, Serge Catelier, assis légèrement à ma droite. Comme d'habitude, il souriait dans les nuages. Je ne comprenais vraiment rien à rien à son attitude. Comment pouvait-il bien s'y prendre pour paraître aussi détaché après tout ce qu'il avait subi au cours de la journée ? Car cela avait été terrible pour lui, du fait que notre comsec l’avait vraisemblablement choisi comme un de ses deux souffre-douleur – l’autre étant un dénommé Péloquin.

    Cela avait commencé par la toute première inspection du matin, qui s’était transformée en véritable carnage – lorsqu’Enneking s’était retiré de notre chambre, tout était sens dessus dessous. Puis, cela s'était poursuivi sans relâche.

    On nous avait donné nos premiers rudiments de drill : positions du garde-à-vous, du repos, de l'alignement, de la marche, de l'arrêt, du quart de tour à gauche et à droite, du demi-tour... Et ce, en supportant le soleil qui nous avait littéralement rôtis comme des poulets sur le terrain de parade. Pour Serge et Péloquin, cela s'était avéré encore moins évident.

    Serge avait d’énormes difficultés à garder le dos droit, la poitrine sortie et le ventre rentré. Il réussissait pourtant à se raidir pendant qu'Enneking le redressait à grands coups de claques et de cris, mais le tout retombait invariablement après quelques secondes. Toutes les fois qu’Enneking l’avait surpris dans sa pose naturelle – les épaules basses et la tête légèrement tournée vers le ciel –, il l'avait invectivé d'insultes en l'assénant de circuits.

    Plus d'une recrue avaient souri devant ces scènes. Il y avait certes quelque chose de risible de voir ce nabot d’Enneking, raide et énervé comme un coq, se hausser tant qu'il pouvait sur le bout des pieds pour arriver à la hauteur du visage de Serge sans jamais y parvenir. Pendant que les postillons se déversaient sur sa poitrine, Serge, de son côté, regardait au loin, comme s'il était étranger à ce qui se passait autour de lui.

    Pour ma part, je n’avais rien trouvé de drôle dans tout cela. Je m’inquiétais même pour mon nouvel ami. Je redoutais que son sourire et son air détaché ne cachent peut-être une nervosité intérieure qu'il réprimait. Car qui pouvait bien demeurer insensible à ce point ? À cause de toutes ces bêtises, il avait accumulé un total de trente-six circuits au cours de la journée ! C'était le record toutes catégories de l'escadrille. Probablement de l'escadre au complet...

    Enneking était incontestablement le plus détraqué des trois commandants de section de notre escadrille. D'après ce que j'avais pu constater, les deux autres s'étaient comportés plus civilement. Leurs inspections du matin n'avaient pas tourné à la catastrophe nucléaire, comme dans notre chambre. Ils avaient certes distribué des circuits eux aussi, mais de façon beaucoup plus parcimonieuse. Ils s'étaient toujours montrés sévères sur le terrain de parade, mais jamais ils n'avaient sombré dans les mêmes crises psychotiques que le nôtre.

    Quoi qu'il en soit, c'était Serge qui – surtout – s'avérait le plus à plaindre dans toute cette histoire. Il devait se sentir complètement dépassé. Il aurait fallu trouver un moment pour en discuter, tous les deux. Mais quand ? Le temps nous manquait dramatiquement. Après cette réunion, nous devions reprendre nos activités de nettoyage en vue de l'inspection du lendemain matin. Serge en avait pour toute la soirée rien que pour remettre son coin de chambre en ordre après le passage de notre comsec de ce matin.

    — Room !

    L’injonction avait évidemment été criée par Enneking. Tout le monde s'est levé d'un bond dans la position du garde-à-vous. Le commandant d'escadrille, le comi Richard Morin, a pénétré solennellement dans le grand salon. Je l'ai tout de suite reconnu. C'était le grand mince qui m'avait accueilli à l'entrée du bloc Champlain, la première journée. Il m'avait semblé sympathique à ce moment-là, du moins courtois. Ce soir, il affichait un faciès sombre. Il tenait un bloc-notes à la main. Il a pris place au milieu de ses trois comsecs et a balayé l'assemblée d'un coup d'œil rapide.

    — Repos, a-t-il ordonné au bout d’un instant – en français. Assoyez-vous.

    Tout le monde a obtempéré dans le silence le plus total. Le seul bruit audible a été la vingtaine de coussins en simili cuir des divans qui ont laissé échapper de l’air compressé sous nos fesses.

    — Je me nomme Richard Morin, a-t-il déclaré après une courte pause. Je suis votre commandant d'escadrille. Je vous souhaite la bienvenue au Collège militaire royal de Saint-Jean. Et plus particulièrement au sein de l’escadron Jolliet. Vous tous ici, sans exception, avez décidé de vivre vos cinq prochaines années dans l'enceinte de ce Collège. Cela fait à peine trois jours que vous êtes arrivés. C’est très peu et c’est beaucoup en même temps. Vous vous êtes familiarisés avec les lieux. Vos commandants de section vous ont déjà initiés à la discipline militaire. Vous vous êtes sans doute fait une idée de ce que sera votre vie dans cette enceinte…

    Il a fait une pause de quelques secondes en dévisageant la salle d’un air rébarbatif.

    — Détrompez-vous tout de suite, a-t-il poursuivi. En fait, vous n’avez rien vu. Absolument rien ! Ce qui s’en vient vous fera expérimenter un univers totalement différent de celui auquel vous êtes habitués. Mais diverses mesures seront prises pour que vous soyez complètement adaptés à cette nouvelle réalité lorsque tous les autres élèves-officiers nous rejoindront au début de la session. Vous avez sûrement remarqué que nous sommes seuls dans le bloc Champlain, avec les recrues de l'escadron Hudson. Dans trois semaines, les seniors feront leur entrée. Nous serons alors deux escadrilles en tout, dirigées par le como Claude Simard. Il arrivera quelques jours avant tout le monde. Vous serez présentés à lui en temps et lieu…

    Il a traduit ses propres propos dans un anglais extrêmement approximatif. Richard Morin n’était pas seulement mince. Il était littéralement maigre. Était-ce cette particularité de son physique qui ne le rendait pas vraiment imposant ? Ou bien était-ce son menton fuyant ? Ou encore sa personnalité entière qui, à mon sens, ne se voulait guère agressive ? Quoi qu'il en soit, il ne semblait pas à sa place, là, en avant de nous tous, à se faire passer pour un dur. Cet air taciturne qu’il se donnait paraissait fabriqué de toutes pièces. Il jouait sans doute un rôle – lui aussi. Un rôle avec lequel il ne se sentait pas à l'aise, de surcroît.

    — Messieurs, a-t-il enchaîné en français, les trois semaines qui s’en viennent seront donc particulièrement pénibles pour vous. Vous avez reçu vos uniformes et vos accessoires... Vous devrez en prendre soin comme la prunelle de vos yeux. Votre arme, surtout, la FNC1, que vous ne devrez jamais quitter sans l’avoir soigneusement cadenassée. Vous ferez aussi de la drill à longueur de journée. Vous ferez du sport. Vous vous entraînerez pour être en parfaite condition physique. La plupart d’entre vous commencerez d’ailleurs à courir demain matin... C’est très bien...

    Les trois comsecs et lui se sont regardés et leur visage a été déformé par un rictus. Il faisait évidemment référence aux fameux circuits dispensés à tout le monde au cours de la journée.

    — Lorsque les autres élèves-officiers feront leur entrée dans trois semaines, vous serez en forme. Et vous aurez intérêt à l’être, croyez-moi. Car les cours académiques débuteront aussitôt. Vous n’aurez plus assez de vingt-quatre heures pour accomplir vos tâches. Vous continuerez à driller et à être inspectés tous les matins. Vous n’arrêterez pas de courir des circuits. Tout cela en allant à l’école le jour et en étudiant le soir. Vous serez persuadés d’avoir fourni tout ce que vous pouvez ; et on vous en demandera davantage. Vous serez exténués ; on vous obligera à vous relever. Vous demanderez grâce ; on vous donnera le coup de grâce...

    Pendant qu'il traduisait ses propos, j'ai regardé autour de moi. Le silence était total. Serge souriait toujours, comme d'habitude, mais son regard était perdu au loin. Écoutait-il seulement le comi ? Je ne l'aurais pas juré.

    — Au cours du mois de septembre, vous subirez une semaine complète d'initiation. Cette période-là sera probablement la plus terrible de toutes. Ce sont les 1ères années qui seront responsables de cette activité. Ils ont eux-mêmes traversé cette épreuve l'année passée. Ce sera maintenant à leur tour de vous en faire baver. Finalement, pour clôturer cette semaine-là, vous devrez courir la fameuse course à obstacles. Elle possède une certaine réputation. Si vous vous rendez jusque-là, ce sera alors votre consécration en tant qu’élèves-officiers. Car, pour le moment, vous n'êtes que de stupides recrues. C'est-à-dire rien. Des moins que rien. Le lendemain de la course à obstacles, vous aurez l’honneur de participer à la parade du directeur des élèves-officiers. Vous aurez alors cessé d’être des recrues. Vous serez des préparatoires, des élèves-officiers à part entière… Pour en arriver là, vous avez encore beaucoup de chemin à parcourir. Et ceux qui voudront lâcher en cours de route ne le pourront pas tout de suite, étant donné les conditions que vous avez tous signées avant d'entrer.

    (Traduction dans un anglais toujours approximatif)

    — Avant de terminer, laissez-moi vous parler de l’escadron dans lequel vous avez eu l’honneur de vous retrouver. Et je dis bien l’honneur, messieurs. Depuis lundi, vous faites partie de l’escadron Jolliet, l’escadron numéro 3. Considérez cela comme un immense privilège. Vous devrez toujours vous montrer dignes de votre escadron. Chaque exploit que vous accomplirez rejaillira sur lui. Mais toutes les bêtises que vous ferez retomberont également sur nous. Chacune de vos actions aura de ce fait une conséquence positive ou négative sur notre performance générale. Au cours des mois à venir, nous serons en compétition constante avec les autres escadrons : en compétition militaire, de par les concours de drill, le matin. En compétition sportive aussi, avec tous les sports auxquels nous participerons. Tout cela, pour remporter les trophées décernés aux meilleurs escadrons.

    « Nous attendons de vous, messieurs, que vous fassiez constamment bonne figure pour votre escadron. Nous travaillerons très fort pour terminer l’année comme étant la première formation du Collège. J’espère que vous serez de ceux qui auront contribué à cette réussite. Il nous sera très difficile d’accepter quelqu’un qui nous fera honte. La couleur de l'escadron Jolliet est le vert. Vos gilets de compétition seront toujours de cette couleur. À partir du moment où vous les porterez, vous devrez vous tenir droit et vous imaginer que l'honneur de l'escadron repose essentiellement sur vos épaules. Est-ce que c'est clair ?

    Personne n'a répondu. Morin n'attendait pas de réponse, de toute façon. Il a répété le tout en anglais.

    — C'est tout ce que j'avais à vous dire ce soir, a-t-il conclu. Je ne vous retiens pas plus longtemps. Je sais que votre temps est compté. Je vous souhaite une bonne soirée, messieurs.

    — Room !

    Tout le monde s’est levé – comsecs compris – dans la position du garde-à-vous pendant que le comi est sorti sans se retourner.

    — Dans vos chambres, maintenant ! a aboyé Enneking – toujours lui – en anglais. Et que ça saute !


    1 À l’époque où se déroule cette histoire, les filles n’étaient pas encore admises dans les collèges militaires. Cette lacune a été corrigée en août 1980.

    2 Plusieurs mots ou expressions typiques du CMR (et à son argot) renvoient le lecteur au lexique à la fin du volume.

    2

    Je me trouvais encore une fois dans la salle de nettoyage de l’étage. Six jours presque complets venaient de s'écouler depuis mon arrivée au CMR. Nous étions samedi. Il était environ 19 h 00. On nous avait dit que le lendemain, dimanche, nous aurions une partie de la matinée pour nous reposer.

    Une atmosphère plus détendue régnait donc dans la pièce. L’espace étant restreint, nous étions installés comme nous le pouvions. Certains repassaient leurs vêtements. D'autres astiquaient les boucles de leurs ceintures. La plupart – dont moi-même – spittaient leurs bottines. J'avais d'ailleurs rapidement compris que cette activité – le spittage – allait accaparer une bonne partie de ma vie au Collège.

    La faute la plus grave, sans doute, qu’un élève-officier pouvait commettre était de se présenter à une inspection avec un défaut sur ses bottines. Elles étaient le premier élément inspecté par un gradé dans la chambre ou sur le terrain de parade. Elles devaient resplendir de beauté et de magnificence. Au Collège militaire, on prenait donc soin de ses bottines comme si sa tête en dépendait. Je serai un jour témoin qu'un type essuiera un coup de poing en pleine figure de la part de son meilleur ami parce qu'il aura malencontreusement marché sur le bout de sa bottine sans le faire exprès.

    Ce soir-là, mes bottines n'étaient pas au encore point. Et loin s'en fallait ! Nous ne les avions reçues que depuis quelques jours à peine. Nous devions en spitter deux paires : une pour nos déplacements quotidiens et une réservée uniquement aux parades. J'en avais encore pour des lustres à spitter avant d’obtenir une finition convenable.

    Je spittais donc. Mon ami Serge spittait également à mes côtés. Il était évident, à constater le fruit de son travail, que Serge avait autant de mal à spitter qu’à faire tout le reste. Il spittait quand même en souriant et en regardant la salle de nettoyage bondée de monde.

    Nous étions une vingtaine à nous activer dans cet espace restreint. Toutes les recrues, sans exception, avaient l’oreille gauche brûlée au deuxième degré par cinq journées de soleil cruel. L'oreille droite, quant à elle, était indemne du fait qu’elle avait été protégée par le repli de notre béret qui lui avait assuré une ombre salutaire.

    La conversation générale voguait sur des sujets hautement intellectuels. Comme je n'avais aucun intérêt pour ce genre de discussion, j'écoutais distraitement – et avec mépris –, sans y prendre part.

    — Je vous le dis, les gars, se vantait un nommé Joncas, de Sherbrooke. La meilleure façon de pénétrer une fille est de le faire par en arrière.

    — Par en arrière ? lui a répondu un autre, tout indigné. Par en arrière ? On voit bien que t’as jamais baisé une fille. Tu sais pas de quoi tu parles...

    — Par en arrière ! Parfaitement. Y’a dix fois plus de sensibilité.

    — As-tu seulement déjà touché à une fille, le thon ? Quand tu la pénètres par en avant, tu tiens ses deux fesses dans tes mains. Y’a pas de pareilles sensations.

    — C'est ton opinion, mais moi je persiste à...

    — Laisse tomber, a ironisé Sébastien Pomerleau. Tout le monde a compris ici que c’est pas les filles que tu pénètres ainsi par en arrière...

    La salle s'est remplie de rires gras.

    — Quoi ? s'est-il insurgé, insulté. Quoi ? Répète donc ça !

    La cacophonie était telle que personne ne l'a entendu.

    — Vous verrez au bal des recrues, a-t-il néanmoins insisté. Ma blonde sera là. Et vous me direz si…

    — C’est ça, Joncas. Emmène-la. Peut-être qu’elle va enfin pouvoir se faire pénétrer pour de vrai. On s’en occupera nous-mêmes...

    — C'est vrai ça. Rien qu'à t'écouter, on devine tout de suite que tu l'as jamais touchée.

    Tous les gars ont de nouveau ri à gorge déployée. Joncas s’est tu définitivement, un peu honteux. La conversation s’est néanmoins poursuivie dans la même veine. L'élite du pays a débattu sur les avantages et les inconvénients de diverses positions sexuelles. C'était vulgaire et pathétique.

    — Et toi, Vincent ? m'a soudain demandé Serge en émergeant de sa rêverie. T’as une copine ?

    — Non, plus maintenant, lui ai-je répondu, heureux de la diversion. Je suis sorti pendant un an avec une fille, mais nous avons rompu au début de l'été. Elle s'appelait Nadine. J'ai gardé une photo. Je te la montrerai tout à l'heure, si tu veux.

    — Pourquoi vous êtes-vous quittés ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

    — Oh… Nous avons décidé ça d’un commun accord… Je m’en venais au Collège, ici, à Saint-Jean. Elle entrait au Cégep, à Trois-Rivières. Nous avons fait le point sur ce qui nous attendait : la distance, les études, nos nouvelles vies… Nous avons finalement convenu qu’il valait mieux qu'on se sépare tout de suite. Nous sommes quand même restés amis.

    — C’est une drôle de raison, ça ! Nous étions dans la même situation, Rébecca et moi, et nous n'avons pas rompu pour autant.

    — Rébecca ?

    Les yeux de Serge se sont illuminés comme par enchantement.

    — Si tu la voyais ! Je te montrerai des photos moi aussi. Nous sommes ensemble depuis six mois. C'est à elle que j'écris de temps en temps.

    De temps en temps ! J’avais en effet remarqué que mon ami rédigeait une lettre tous les deux soirs, au détriment de sa chambre qui faisait l'horreur de notre comsec.

    — J'ai hâte que tu la voies, a-t-il repris. Elle viendra à la danse des recrues. Je te la présenterai. Tu vas la trouver superbe.

    — Et elle baise bien ?

    Cette question, vulgaire et parfaitement hors de propos, avait été posée par Julien Gaudreault qui écoutait notre conversation d’une oreille indiscrète. Le regard de Serge s’est durci en un instant et a foudroyé l'intrus.

    — Ce que tu peux être con ! n'ai-je pas pu m'empêcher de m'exclamer.

    Plus que mon insulte, Gaudreault avait surtout noté la menace dans les yeux de Serge. Celui-ci étant deux fois plus costaud que lui, il a probablement pris conscience qu’un danger le guettait. Toujours est-il qu’il s'est levé.

    — J’ai fini de toute façon, a-t-il répliqué insolemment.

    J’étais soulagé qu’il s’en aille. Je n’aimais pas du tout ce type. Plutôt court sur jambes, le teint jaunâtre, pas vraiment musclé, mais tout en nerfs, provocateur et grossier par surcroît. Il avait réussi à prendre la tête d’une petite troupe de recrues francophones au sein de l’escadrille et il jouait les dissidents en leur compagnie. Lorsqu'il est sorti de la salle, l'atmosphère générale s'est détendue.

    — Je peux te poser une question, Serge ? ai-je repris après que l'autre soit disparu. Pourquoi t'as décidé d'entrer au Collège ?

    J’ai vu cette fois une lueur de tristesse dans le fond des yeux de mon camarade de chambre.

    — C’est mon père qui m’a fait cette suggestion.

    — Ton père ?

    Serge m’a alors raconté qu’il était le fils unique de parents aisés et très connus dans la région de la capitale. Son père était juge, tandis que sa mère était une artiste-peintre bien cotée dans le milieu. Il avait grandi à Sillery, l'un des secteurs les plus huppés de la ville. Et comme moi, il avait fréquenté l’école privée – le Petit Séminaire de Québec, pour sa part – pendant ses études secondaires.

    — Et c'est donc ton père qui t'a demandé d'entrer au Collège ?

    — Il me l’a plutôt suggéré.

    — Et c'est ce que tu désirais, toi ?

    — Ben oui... Ici ou ailleurs, peu importe... Je veux devenir ingénieur en électronique. Et la formation en sciences est d’un très haut calibre, ici.

    Je n'ai rien rajouté. J'ai de nouveau senti de l'émotion dans le ton de sa voix. Je m'étais évidemment rendu compte que Serge n'était pas vraiment à sa place dans cette école. Se pouvait-il qu'il ait entrepris cette aventure uniquement pour plaire à son père ?

    — Et ça va vraiment bien avec ta Rébecca ? ai-je enchaîné pour changer de sujet.

    — Ça fait six mois que nous sommes ensemble et ma passion pour elle est toujours la même. C’est pour ça que les bêtises d’Enneking ne m'atteignent pas. C'est pour ça que j'ai trente-deux circuits d'avance et que ça ne me dérange pas. C'est pour ça que je suis capable de tout endurer et que je passerai à travers.

    — T’es en amour à ce point ?

    — T’as pas idée comment, a-t-il terminé, les yeux au loin et le sourire maintenant revenu.

    J'en avais marre... J'essayais de dormir depuis une éternité, mais je n'y parvenais pas.

    Comment se faisait-il donc que les gradés ne réagissaient pas à ces bêtises ? Peut-être parce que le tout se déroulait dans un silence relatif ? Les comsecs, pour la plupart, avaient leur chambre un étage en dessous. Ils n'entendaient apparemment rien. Ils devaient tous dormir comme des bûches. J'espérais de tout cœur que le remue-ménage en réveillerait au moins un. Pour une fois, je souhaitais voir Enneking rappliquer…

    J’ignorais qui avait mis le feu aux poudres. Je soupçonnais évidemment Gaudreault ou quelqu’un de sa bande. La situation avait toutefois dégénéré en un éclair. Elle était même devenue dangereuse pour toutes les recrues.

    Brad a ouvert la porte de quelques centimètres et a risqué un œil à l'extérieur. Il l’a refermée très rapidement et il a appuyé son épaule sur le battant. Bien lui en a pris, car on a effectivement tenté d’entrer de force. Serge est arrivé à la rescousse, ce qui a mis aussitôt un frein à cette tentative.

    — Le corridor est inondé, nous a informés Brad, tout en remerciant Serge du regard.

    — Le tapis est fini, a enchaîné Serge. Ils vont devoir le changer. Les gradés seront fous de rage.

    Je n'ai rien répondu. Depuis le début de cette bataille, je ne m'étais pas levé une seule minute de mon pit, démontrant ainsi mon complet désintéressement par rapport à ce qui se passait.

    Mais je connaissais l'histoire. Cela avait commencé quelques minutes après le couvre-feu, une heure plus tôt. Empoignant un extincteur à eau, une recrue de mon escadron – Gaudreault ? – avait attaqué une recrue de l'escadron Hudson directement dans sa chambre, et l'avait aspergée de la tête aux pieds. La victime était évidemment revenue en force, armée de son propre extincteur et accompagnée de deux de ses camarades. Il n’en avait pas fallu davantage pour ameuter tout l’étage. Tant et tellement que dans l’heure qui avait suivi, un peu tout le monde s’était jeté dans la mêlée à un moment ou à un autre de l’échauffourée.

    Depuis peu de temps, une sorte de paix relative s'était cependant installée dans le couloir. Seuls quelques irréductibles persévéraient en l'arpentant de long en large afin de se venger. C’était d’ailleurs pour cette raison que la plupart des recrues étaient retournées dans leur chambre et s’y étaient barricadées. La bataille avait en effet pris tant d’expansion que des jets d'eau avaient commencé à toucher les objets personnels. Les gars avaient vite compris le danger : s'ils poursuivaient dans cette veine, leur matériel risquait désormais d'absorber le choc. La plupart avaient donc renoncé. Mais quelques imbéciles continuaient malgré tout à faire du grabuge. Ils tentaient d’enfoncer les portes pour y semer la destruction. C'était un miracle qu'aucun gradé ne soit encore intervenu.

    Un épouvantable fracas a tout à coup percé le silence artificiel du Champlain. J'ai appris plus tard qu'une recrue se trouvait en haut de l'escalier et qu'elle avait été surprise par un ennemi et l'émoi lui avait fait échapper l’extincteur plein d’eau qu’elle tenait. Le vacarme était donc celui de l'extincteur métallique qui dégringolait jusqu'en bas de l'escalier de ciment, marche après marche, en se vidant de son contenu et en éclaboussant tout sur son passage par la même occasion.

    Deux minutes plus tard, les six comsecs et les deux comis de notre édifice marchaient cette fois à notre rencontre. Leurs pantoufles clapotaient sur le tapis imbibé de flotte. Le couloir s’était évidemment évacué de toute présence humaine en deux secondes ; déserté comme par enchantement.

    Les gradés, après avoir constaté les dégâts, sont entrés dans une effroyable colère. Des cris ont fusé. La voix d’Enneking s’est évidemment élevée par-dessus toutes les autres. Je me suis mis tout à coup à regretter d'avoir espéré ce moment.

    La suite a été tragique. On nous a fait sortir de nos chambres. Nous avons tous été alignés contre les deux murs du corridor. C'est le comi de l'escadron Hudson – beaucoup plus imposant et impressionnant que le nôtre – qui a pris la parole. Il a crié en nous invectivant, et en exigeant des explications, que personne n’a fait mine de fournir. Il a réclamé que les coupables se livrent d'eux-mêmes. Il nous a menacés de tous les châtiments de la terre pour nous forcer à parler. Comme personne ne disait mot, il a recommencé à hurler en marchant de long en large – chacun de ses pas émettait un bruit de succion. Au bout de quelques minutes, il s’est enfin calmé. Mais pas totalement.

    — Vous ne voulez toujours pas m’avouer ? Très bien. Libre à vous. Mais cela n'en restera pas là. Il y aura une enquête et je vous garantis que je trouverai le responsable. Je lui ferai lécher ce tapis jusqu’à la dernière goutte ! Vous m’entendez ? À quatre pattes par terre et mon pied au cul ! En attendant, tout le monde payera pour ça ! Demain matin, c'est dimanche. Nous avions l'intention de vous donner un repos pour l’avant-midi. Mais vous pouvez oublier ça ! Vous vomirez plutôt toutes vos entrailles ! Je vous veux tous en bas à 6h00, en PT. Vous allez courir pendant une heure. Ensuite, vous ferez de la drill toute la maudite journée !

    Pendant qu’il parlait ainsi, j’observais Gaudreault qui se trouvait juste en face de moi. Il n’avait pas cessé de sourire narquoisement depuis le début de la tirade du comi. Lorsqu'il s'est rendu compte que je le dévisageais, il m’a résolument fait face et il m’a adressé un clin d’œil insolent. J'ai riposté en lui montrant subrepticement mon majeur. L'autre m’a répliqué en s’écartant légèrement de côté et en faisant symboliquement semblant de s'asseoir dessus.

    — … Dans deux minutes, je vous veux tous dans vos chambres, a terminé le comi. Si j'entends un seul mot, je vous envoie dehors et vous allez ramper dans le creek pendant toute la nuit. Grouillez-vous ! Et en silence !

    Nous avons rompu les rangs, et je me suis retrouvé derrière Gaudreault.

    — C’est à cause de toi qu’on est dans la merde, Gaudreault, que je lui ai chuchoté dans un souffle. Si t’as un peu de cœur au ventre, dénonce-toi, espèce de trouillard !

    — Va chier ! qu'il m'a lancé sur le même ton.

    Je n'ai pas pu lui répondre. J'étais parvenu à ma chambre alors qu'il poursuivait son chemin vers la sienne. J'ai été bien près de lui botter le cul juste avant qu’on se sépare. Gaudreault s’est retourné vers moi une dernière fois et a fait semblant de cracher par terre.

    Dieu que je haïssais ce type ! C’était viscéral… et vraisemblablement réciproque.

    Un peu plus de deux semaines s’étaient maintenant écoulées depuis mon arrivée. La première étape du camp-recrues s'achevait. Il ne restait que six jours avant l’entrée du reste de l’escadre. J’allais bientôt faire la connaissance de mes confrères plus anciens. Tous ces gens étaient déjà passés par le même chemin que le mien au cours des années précédentes : le camp-recrues, la semaine d'initiation, la course à obstacles, le BOTC... Ils avaient maintenant droit à certains égards, avais-je appris. Et plus ils étaient vieux, plus les privilèges s'accumulaient. Nous avions en outre été avisés qu'il était mal vu d'entrer en relation avec eux. Semblait-il que la hiérarchie était très stricte non pas seulement entre les grades, mais aussi entre les années.

    Le plus difficile pour moi n’était pas de me contraindre aux multiples exigences et règlements de l'institution. Je m'étais même habitué plutôt facilement à répondre aux standards que l’on exigeait de moi. J’étais toujours keen jusqu’au bout des ongles. J’assimilais les exercices militaires en un tour de main. J’étais en parfaite condition physique. Je savais que les circuits qui m’étaient donnés par Enneking n’avaient aucun rapport avec mon rendement. Je jouais le jeu sans dire un mot. Les circuits avaient d'ailleurs diminué depuis quelques jours. Je n'en courais plus qu’un ou deux chaque matin. Cela m’aidait à garder la forme.

    Non, le plus pénible pour moi concernait un tout autre problème. Et un événement est survenu ce soir-là, qui a été la goutte qui a fait déborder le vase. Un événement dans lequel, par surcroît, j’ai joué un rôle majeur.

    La soirée s'était pourtant déroulée comme d'habitude. J'avais travaillé rapidement pour me préparer au lendemain et j’avais terminé tôt. À 22 h 55 pile, je m'étais couché, et je n'avais pas été long à m'endormir.

    Au milieu de la nuit, une sorte d'agitation m'a réveillé. Et je n'ai même pas eu le temps de réagir lorsque quelque chose de lourd s'est abattu subitement sur moi. Je suis tombé à la renverse en bas de mon lit en même temps que j'ai senti un tissu me recouvrir et des cordes me serrer de partout. En quelques secondes, je me suis retrouvé incapable de faire le moindre geste et je ne voyais plus rien. J’étais ligoté comme un saucisson sous une couverture qui m'enveloppait de pied en cap. J'avais de la difficulté à respirer. Une voix a alors chuchoté à mon oreille – en français –, avec un ton sans équivoque :

    — Écoute bien, Donovan. À cause de toi, toute l'escadre doit se mettre à ton standard. Tu nous fais chier. À partir de demain, tu vas te tenir tranquille, tu piges, le keener ? Si tu continues à faire du zèle, on reviendra et t'en baveras encore plus.

    J'ai ensuite entendu des pas, des murmures, un sourd remue-ménage et beaucoup de sons étouffés. J’ai également reçu quelques claques derrière la tête. Puis, au bout de trois à quatre minutes, pas plus : plus rien.

    Lorsque le silence est revenu, j'étais toujours en plan, en bas de mon lit, ligoté, aveugle dans le tissu qui me recouvrait. Je suis demeuré ainsi pendant quelques secondes, perplexe, abasourdi, saisissant à peine ce qui venait d'arriver, en tentant de me délivrer.

    Puis j’ai senti des mains qui desserraient mes liens. On a enfin enlevé cette couverture. J'ai reconnu Serge.

    La chambre était plongée dans le noir, mais un rayon de lune éclairait néanmoins la scène d'une lueur pâle à travers les interstices des stores vénitiens. Ma portion de chambre était complètement saccagée : mes tiroirs sortis et tournés à l'envers, directement sur le plancher ; mes vêtements, par terre également, chiffonnés ; des scratchs sur mes bottines… Un véritable désastre.

    — Je n’ai rien pu faire, Vincent. Ils m’ont sauté dessus avec un drap pendant que je dormais. Et ils se sont mis à plusieurs pour m'empêcher de me lever. J'aurais probablement réussi à me dégager, mais ça s'est passé trop vite. Je n'ai même pas vu qui c'était.

    Sa section de chambre était intacte. Ainsi que celle de notre roommate. C'était donc seulement après moi qu'ils en voulaient. Ils avaient immobilisé mon ami simplement pour l’empêcher de se défendre. J’ai jeté un coup d'œil sur Brad. Il était assis sur son lit, les yeux hagards, tout échevelé, et il contemplait lui aussi la scène d'un air découragé. Il avait vraisemblablement partagé le même sort que Serge. J'étais sidéré.

    — C'est OK ? m'a demandé mon ami.

    Je me suis tourné vers lui. Il était debout en face de moi, en boxer à motifs de baleines bleues, et il m’observait d’un regard triste. Il était visiblement consterné lui aussi par ce spectacle.

    — Je ne sais trop, Serge, lui ai-je répondu en me grattant la nuque.

    En fait, la colère grondait en moi comme un volcan prêt à éclater. La raison de ce safe était évidente : on m’avait attaqué parce que j’étais trop keen ! J’étais piqué au vif. Qui était cette bande de minables pour me faire la leçon, à moi, parce je rendais le standard que le Collège attendait de tous ? Je soupçonnais évidemment Julien Gaudreault d’en faire partie – j'avais d'ailleurs cru reconnaître sa voix tout à l'heure. J'étais même certain qu'il en avait été le principal instigateur. Je me suis levé, le corps plein d'adrénaline.

    — Je vais jeter un coup d'œil dans le corridor. Je pense savoir qui est cet enfoiré qui a manigancé ce coup. J’en ai pour une minute.

    — Je viens avec toi.

    — Non, reste ici. Je reviens tout de suite. Je veux juste vérifier rapidement.

    Je ne lui ai pas laissé le temps d'insister. Je suis sorti de la pièce. Le couloir était faiblement éclairé par l’ampoule de veille. Je me suis dirigé sans attendre vers la chambre de Gaudreault et j’ai plaqué mon oreille contre la porte. J'ai entendu des murmures. Plusieurs personnes discutaient entre elles là-dedans – en français.

    J’ai tenté de comprendre la conversation, mais le son était trop étouffé. Peu importait. Les types de l’autre côté de cette cloison correspondaient à ceux que je cherchais. Que fichaient là autrement ces gens, debout, en plein milieu de la nuit ? Et le fait qu’ils étaient rassemblés dans cette chambre faisait de lui le coupable que je soupçonnais. Ils n’étaient en effet que deux roommates là-dedans, dont un seul francophone : Gaudreault.

    Je suis revenu sur mes pas. Brad s’était recouché. Tout cela ne le concernait pas et, vraisemblablement, il ne voulait pas s'en mêler.

    — C’est bien lui, que j’ai aussitôt dit à Serge. C’est Gaudreault et les autres qui le suivent partout comme des moutons.

    — Que comptes-tu faire ?

    — Rien pour le moment. Qu’est-ce que je pourrais faire ? Les engueuler ? Ça leur ferait une belle jambe. Me battre avec eux ? Je ne sais pas combien ils sont exactement. Au moins sept ou huit. Et je ne tiens pas vraiment à attirer l'attention des gradés sur moi. Non, pour l'instant, je préfère investir mon énergie dans la réparation des dégâts. J’ai trop de pain sur la planche. Je dois remettre tout en ordre avant demain matin. Mais il ne perd rien pour attendre, je te le jure.

    — Je te donne un coup de main.

    J'ai accepté son aide. Nous avons nettoyé le plus gros des dommages. Donaghy, probablement aux prises avec un remords, s'est levé et s'est finalement joint à nous. Au bout d’une demi-heure, je les ai remerciés. J'ai moi-même pris deux autres heures pour repasser mes vêtements et spitter mes bottines. Les scratchs étaient profondes. Je n’ai pas tout à fait réussi à les ramener comme avant. Enneking ne manquerait pas de le remarquer.

    Lorsque je suis retourné dans mon pit, il restait moins d'une heure et demie avant les circuits. Je me suis étendu sur le dos, les mains derrière la nuque en fixant le plafond.

    Dieu que j'avais du mal à m'habituer aux comportements dont j'étais témoin de jour en jour ! Tant de gens me décevaient… Des recrues comme des gradés. L'incident de cette nuit s'ajoutait à tout le reste. Mais que se passait-il donc dans cet endroit ?

    Un événement comme celui que je venais de vivre me semblait inadmissible au sein de cette institution. Cela n'avait tout simplement pas sa place dans ce lieu. Et ce n’était pas la première fois que j’assistais à de tels comportements. J'avais remarqué qu'il était pratiquement impossible de faire bande à part dans cet endroit. On nous inculquait que l'esprit de groupe s'avérait une valeur importante au Collège militaire. Je ne voyais aucun problème dans ce principe. Mais là où le bât blessait, c’était qu’il fallait presque se fondre dans un moule. Se démarquer – de quelque manière que ce soit, en bien comme en mal – correspondait à s’attirer les affres du reste de la communauté. J’avais entendu parler d'une recrue de l'escadron Iberville, dans le bloc Maisonneuve, qui avait un look d’homosexuel. Il semblait que la chambre de ce gars en payait régulièrement les frais.

    En ce qui me concernait, moi, le message avait été très clair de la part de mes agresseurs : j’en faisais trop. J’étais trop keen... Je

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