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Le Message
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Livre électronique386 pages6 heures

Le Message

Par Kasei

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À propos de ce livre électronique

Le Message décrit un monde futuriste et totalitaire où la technique a installé les hommes dans un confortable esclavage. Un monde froid, envahi par les chiffres, tellement absurde qu’on y perçoit les germes d’une folie sous-jacente. L’imagination doit reprendre le dessus.

Et c’est cette folie imaginative qui peu à peu s’empare d’un homme, au début tout juste affublé d’un matricule en guise de nom, mais qui finira par faire ce qu’il lui plaît dans une Société prévue pour qu’il ne fasse qu’obéir. A qui exactement, d’ailleurs ? Aux chefs qui ne font que mettre en œuvre les projets reçus sur leurs terminaux ? Aux Ordinateurs Centraux implantés dans chaque immeuble dont ils contrôlent la sécurité au moyen de petites abeilles électroniques ? Au vaste Réseau régulant les communications entre les Citoyens pour leur faciliter l’existence ? A une poignée d’invisibles oligarques ?

Il faudra bien le découvrir, trouver comment tournent les rouages de cette effrayante société parfaite qui n’a commis qu’une seule toute petite erreur, l’envoi inopiné d’un certain message, bien anodin pour une machine mais très bouleversant pour un simple humain.

Ou comment suivre son cœur plutôt que sa tête peut devenir très gênant pour les autres, tout en étant très jouissif pour soi-même et, surtout, très amusant pour le lecteur.

LangueFrançais
ÉditeurKasei
Date de sortie4 oct. 2011
ISBN9782954045610
Le Message
Auteur

Kasei

Kasei a écrit son premier roman à dix-sept ans, soit il y a vingt ans déjà. Passionné de science-fiction, dans son premier roman, Le Message, il élabore un univers futuriste dans lequel le fantastique finit par prendre le dessus. Et pour le second, c’est l’inverse : grâce à des recherches approfondies sur la mythologie scandinave, il présente dans Ragnarök un monde résolument fantastique, mais ce monde va peu à peu se rapprocher de notre réalité...Kasei est un touche-à-tout : musicien multi-instrumentiste, jongleur, coureur de fond, ses auteurs de prédilection sont Salman Rushdie et Haruki Murakami. Il aime suivre son propre chemin, ne pas faire comme les autres, essayer toutes les nouveautés et toujours chercher à se renouveler, à changer de direction. C’est ainsi que sans crier gare il reprend le chemin de l’écriture après quinze ans d’absence, décidé à troquer pour un temps le clavier du piano pour celui de l’ordinateur.

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    Aperçu du livre

    Le Message - Kasei

    Chapitre I

    Sur Terre, 8h30 du matin.

    Une fois de plus, l’abeille s’apprêtait à quitter le doux confort de la ruche. Si nombre de ses sœurs dormaient encore, d’autres étaient à l’ouvrage depuis longtemps, et beaucoup avaient déjà rejoint les airs ; mais la petite abeille était encore tout engourdie, à peine assez réveillée pour préparer son envol.

    Lentement, délicatement, elle lissa ses longues antennes, sans lesquelles, elle le savait, elle serait à jamais perdue dans le vaste monde. Puis, avec une précaution infinie, elle fit jouer ses deux paires d’ailes, si fines, qui allaient la faire voler tout au long de son voyage sans jamais cesser de battre.

    L’abeille prit son élan ; une, deux… elle était partie.

    On aurait pu se demander quelle sorte de fleur cette abeille pouvait bien aller butiner... Mais la question n'avait en fait plus lieu d'être, car les abeilles ne butinaient plus les fleurs, mais les renseignements.

    En effet, depuis que les hommes savaient comment synthétiser le miel (et le leur était meilleur, car comment un insecte pourrait-il surpasser un humain ?), les abeilles avaient dû se recycler, faute d'un travail utile à qui que ce soit. Elles furent donc mutées dans le service de sécurité de la Société, et chargées de surveiller les milliards d’humains de la planète, rapportant tout ce qu’elles voyaient et entendaient au Réseau Informatique, qui analysait ces données pour la sécurité de chacun.

    En outre, comme les abeilles préféraient malgré tout voleter au-dessus des champs, on les avait quelque peu robotisées. C'était plus pratique.

    Mais la petite abeille, maintenant tout à fait éveillée par l’air frais du climatiseur de l’immeuble dont elle et ses sœurs assuraient la surveillance, n’était pas triste d’être un robot. Au contraire ! Elle savait que les renseignements qu’elle transmettait au Réseau Informatique auraient permis à ce dernier de repérer le moindre individu susceptible de nuire à son prochain, pour peu que quelqu’un soit assez fou pour enfreindre l’une des règles qui faisaient de la Société le meilleur des mondes pour tous. Et la petite abeille était fière de se savoir utile, et de contribuer au bonheur des Citoyens, en leur conférant cet extraordinaire sentiment de sécurité qu’ils chérissaient tant.

    De plus, être faite en partie de pièces métalliques (en partie seulement, elle n’était tout de même pas une machine dénuée de vie !) lui procurait certains avantages. Ainsi, tout en effectuant le tour du grand hall de l’immeuble, par où venaient travailler les humains, elle dressa ses antennes en pensant : « Il est l'heure du bulletin de huit heures quarante-cinq. Les abeilles mellifères, mes ancêtres, pouvaient-elles aussi écouter la radio ? »

    « … et maintenant, une grande nouvelle de l’Equipe Missionnaire en Amérique du Sud : à compter de ce jour, la Société est universelle sur la planète ! En effet, les derniers sauvages, qui vivaient jusqu’à présent dans le délabrement le plus complet aux fins fonds de la forêt amazonienne, ont enfin pu être contactés. Les pauvres hères n’avaient même pas connaissance de la grandeur de notre Société, et n’auraient jamais imaginé qu’il pût exister meilleur monde que le leur ! Quelle vie rudimentaire ! Heureusement, après maints périples à travers la forêt — l’opération aura d'ailleurs aussi servi à renforcer nos réserves de bois — un groupe de missionnaires a réussi hier à établir le dialogue avec les sauvages, les mettant au fait de l’actualité mondiale la plus récente. Et c’est sans hésiter que ceux-ci, désormais Citoyens à part entière, ont rejoint les rangs de la Société, après avoir reconnu la supériorité de cette dernière sur toute autre forme de civilisation. Leur contribution à l’unification de notre monde, par ailleurs, se fera par le défrichage plus que nécessaire de la région, en vue de l’instauration d’une nouvelle mégalopole où ils pourront, enfin, se sentir pleinement humains ! Et bientôt la suite de l’actualité, après une courte pause publicitaire... »

    La nouvelle fit chaud au cœur électronique de l’abeille. Plus rien ne pourrait dorénavant ébranler la Société, aboutissement logique et parfait de toutes les anciennes grandes civilisations de la planète !

    Mais ce n’était pas tout : elle avait du travail. Elle fit une dernière fois le tour du hall d’entrée, pour s’assurer que tout était normal. La grande porte, par laquelle les humains arrivaient à intervalles déterminés pour éviter une trop forte affluence, était gardée par deux hommes de la Sécurité, dont la prestance et la carrure garantissaient aux employés une parfaite sérénité tout au long de leur journée de travail. Au centre du hall, passée la conciergerie électronique qui délivrait absolument tous les renseignements que l’on pouvait désirer, se trouvaient les grands haut-parleurs radiophoniques, qui débitaient présentement leurs messages publicitaires, informant les Citoyens sur leurs nouveaux besoins. Tout était calme de ce côté-là ; les humains arrivaient en petits groupes d’une vingtaine d’unités, écoutaient la radio durant quatre minutes, puis se dirigeaient vers le fond de la pièce, où escaliers et ascenseurs étaient employés selon la répartition effectuée par l’Ordinateur Central, visant notamment à éviter tout excès de poids dans les installations, ou à soulager les jambes d’un travailleur particulièrement sollicité. Le système était simple : le soir, avant son départ, chaque humain était informé, par courrier directement dans son bureau, des horaires auxquels il devrait prendre soit un ascenseur, soit les escaliers.

    Et c’est à côté de ces derniers que se trouvait la Ruche de Surveillance de l’abeille. Certaines de ses sœurs décollaient actuellement vers les étages inférieurs, où étaient effectués les travaux les plus élémentaires. La petite abeille, quant à elle, était contente d’avoir été envoyée vers l’Ordinateur Central, tout en haut de l’immeuble, car les ouvriers des niveaux inférieurs avaient des tâches trop simples pour jamais s’écarter des consignes ; en outre, c’était parmi eux que les humains modifiés étaient les plus nombreux.

    Elle commença donc son ascension, volant dans les cages d’escalier par-dessus les têtes de tous ces gens qu’il fallait surveiller ; elle allait inspecter rapidement chaque étage avant de prendre position dans celui de l’O.C.

    L’immeuble était relativement petit : vingt étages seulement. L’abeille savait qu’il appartenait à la Direction, et que les Citoyens y travaillant s’occupaient de la transmission d’ordres divers ; mais elle n’avait aucune information précise sur la nature de ces ordres ou sur leur importance. « Je connais tout ce qu’il me faut pour pouvoir me rendre utile, se répétait-elle. Ça me suffit. »

    Quant aux humains, qui trouvaient tellement de sagesse à ce slogan qu'ils en faisaient souvent un véritable leitmotiv, ils étaient « classés » à l’intérieur du bâtiment selon une sorte de hiérarchie qui leur évitait justement d’avoir connaissance d’informations inutiles : dans les étages les plus élevés, on trouvait les Citoyens occupant un poste important, qui recevaient beaucoup d’argent mais étaient en contrepartie tellement surchargés de travail qu'il n'avaient plus le temps de réfléchir ; tandis que dans les premiers niveaux étaient installés les bureaux d’humains moins occupés, aux activités moins décisives, n'ayant accès qu'aux informations les plus élémentaires.

    Et c’est en observant cette répartition des individus par les travaux qui leur étaient confiés, en traversant ces empilements successifs de bureaux où les humains dirigeaient, obéissaient, s’activaient dans tous les sens pour le bien de leur communauté, la Société, que la petite abeille se mit à penser que, finalement, l’immeuble ressemblait étrangement à sa ruche.

    « Tout comme nous, les humains ne comptent pas en tant qu’individus. Un humain seul n’aurait aucune chance de survie, il serait totalement impuissant, sans les autres Citoyens. Comme pour les ouvrières, seule importe la tâche à effectuer, pour le bien de la communauté. »

    Fière de cette audacieuse comparaison, elle se mit à regarder les travailleurs qui défilaient sous ses yeux sous un jour tout à fait nouveau. Elle ne se contentait plus de les observer pour leur sécurité : elle essaya d’analyser ce qu’elle voyait, de comprendre ces humains, si semblables à elle-même comme elle venait de s’en apercevoir.

    « En fait, la principale différence entre leur espèce et la nôtre doit tenir au fait que notre sens de la collectivité est inné, tandis que les humains ont besoin d’une longue éducation, cogita-t-elle. Apparemment, leur principal système éducatif réside dans ce qu’ils appellent la télévision. Il semble d’ailleurs que la télévision soit capable de leur enseigner absolument n’importe quelle idée ! Heureusement pour eux, ils ont su pour leur bien remettre la responsabilité des programmes à un service spécial de la Société ; au moins, ils peuvent être sans craintes sur le bien-fondé de ce qu’ils regardent. »

    Et l’abeille de poursuivre son ascension. Elle venait d’atteindre les derniers étages, ceux, donc, des dirigeants importants. Pourtant, à les regarder, il aurait été bien difficile de les distinguer au milieu d’employés plus anodins. Même style vestimentaire, même langage… Seuls leur rythme de travail et la difficulté de celui-ci laissaient entrevoir leur aisance. Et s’ils étaient riches, c’était parce que la Société avait décidé de les placer à ces postes clés, de par leurs qualités et aptitudes naturelles, pour servir au mieux…

    « Pour servir quoi, en définitive ? s’interrogea l’abeille. Nous, nous servons la Reine, qui assure la continuité de la colonie. Elle synthétise même nos pièces électroniques ! Mais que servent les humains ? Ils ne peuvent être dirigés par un autre membre de leur espèce, non : notre reine est différente génétiquement, et c’est ce qui lui confère son importance ; or, tous les humains sont pareils. »

    La question laissa l’abeille perplexe. Elle avait d’ailleurs vaguement conscience de s’écarter de son travail : ce n’était pas du tout son rôle de s’interroger de la sorte. Mais cela ne gênait personne, après tout, non ?

    « La Société des Citoyens a-t-elle un but qui m’est inconnu ? Ou, les humains travaillent-ils pour les machines ? Il existe peut-être un Enorme Ordinateur Central Ultra Puissant qui tire les ficelles, imagina-t-elle, délivrant ordres et plans de travail, via le Réseau Informatique, aux milliards d’humains de la planète. Pourquoi pas ? Cela ne semble pas si improbable. »

    A propos d’Ordinateur Central, elle était enfin parvenue au sommet de l’immeuble. Et si la machine qu’elle avait sous les yeux ne contrôlait pas l’ensemble de l’humanité, la pièce dans laquelle elle se trouvait n’en était pas moins fort impressionnante.

    C’était une vaste demi-sphère, de quatre-vingts mètres de diamètre, aux murs d’un noir d’encre, sans la moindre fenêtre ; une lumière bleutée émanait d’un unique gros néon, qui faisait tout le tour de la salle, deux mètres cinquante au-dessus du sol. Ce néon n'était pas absolument nécessaire : les écrans des quelques quatre cents terminaux, répartis en cercle juste en dessous, diffusaient une lueur fantomatique qui aurait permis à chacun de poursuivre ses activités en l’absence d’autre lumière. En plus de ces énormes écrans, qui atteignaient un mètre en largeur, les terminaux se composaient également d’un petit clavier standard, et d’une tablette pour la reconnaissance des empreintes digitales qui permettait, en un temps record, l’identification de l’utilisateur du poste, afin de lui transmettre les informations lui étant personnellement destinées.

    Ces informations, pour la plupart des ordres complémentaires à ceux que le Réseau Informatique faisait parvenir aux humains dans leurs bureaux, étaient envoyées vers les terminaux par l’Ordinateur Central, qui trônait majestueusement au centre de la pièce. C’était une sorte de cube, noir, bardé de connexions, de petites puces argentées et de conduits de rafraîchissement qui luisaient du même bleu que le néon. Et en plus des terminaux, cet étrange cube s’occupait également de tout ce qui était situé au-dessus du cercle de lumière. En effet, tout le haut de l’énorme demi-sphère que formait la pièce était son domaine, une immense installation holographique avec laquelle il pouvait édifier, représenter et schématiser (et ce dans toutes les dimensions) une gigantesque vision d’ensemble des œuvres effectuées au sein de son bâtiment.

    Ce fut ainsi au milieu de graphiques en trois dimensions de toutes sortes et de toutes les couleurs, suivant un fantastique parcours du combattant jonché de pyramides des âges écarlates tourbillonnantes, de courbes lumineuses jaillissant de toutes parts pour indiquer l’inflammation d’indices qui pouvaient à tout moment s’afficher droit devant elle, de globes terrestres ensorcelés qui tournoyaient dans les airs comme autant d’étoiles filantes, ou de représentations phosphorescentes de l’immeuble qui se dédoublaient à l’infini comme autant d'hallucinations effrayantes, que la petite abeille se fraya un chemin pour rejoindre trois de ses sœurs effectuant une ronde au-dessus de l’O.C.

    Une fois réunies, les quatre abeilles se répartirent les tâches ; la nouvelle arrivante allait devoir réaliser des cerces parallèles au sol, à deux mètres quarante au-dessus de lui, avec comme centre l’O.C. et d’un rayon égal à la moitié de celui de la pièce. En bref, elle allait tourner en rond… Mais la petite abeille aimait bien faire des cercles, d’autant que ce parcours simple lui laissait le loisir de se consacrer à son nouveau passe-temps : la réflexion.

    « Pour commencer, pensait-elle en observant la myriade de Citoyens qui défilait sous ses pattes, en quoi les humains nous sont-ils supérieurs ? A question facile, réponse facile : Les humains sont supérieurs à toute autre forme de vie par leur intelligence hors du commun. Cependant, qu’entend-on par forme de vie ? Car, après tout, je suis reliée au Réseau Informatique, … »

    Premier tour de la pièce.

    « … et mon cerveau électronique est capable d’opérer n’importe quel calcul des milliers de fois plus rapidement que le cerveau biologique des humains ; et si j’en avais besoin, j’aurais instantanément accès à la plus grosse banque de données de la planète : j’ai donc potentiellement plus de facultés et de connaissances qu’eux. Même les humains robotisés n’ont pas de telles capacités : ils sont en effet semblables… »

    Deuxième tour.

    « … en tous points à un Citoyen normal ; seule leur endurance est accrue. Pourquoi alors travaillons-nous pour la Société des humains ? Pourquoi tous les animaux survivants travaillent-ils pour eux ? Il est vrai que, même si ce travail nous satisfait pleinement, nous n’avons guère le choix. Par exemple, si un chien (électronique, cela va de soi) s’écartait de sa tâche de réconfort… »

    Fin du troisième tour.

    « … et d’assistance auprès de l’homme, s’il lui venait à l’esprit de s’occuper, disons, de considérations politiques : son cerveau, fonctionnant alors à un régime beaucoup plus élevé, émettrait une grande quantité d’ondes diverses ; ces ondes seraient alors détectées par un capteur spécial, qui permet que tout chien ayant d’absurdes vocations de philosophe soit désactivé sur-le-champ. Je me demande d’ailleurs s’il en est de même avec… »

    Le robot de nettoyage surgit de sa cavité murale pour récupérer le corps sans vie de l’abeille. La salle devait rester propre, et une fois de plus il allait pouvoir prouver à la Société que son efficacité était inégalable ! Dès la désactivation de l’abeille de surveillance par le Réseau Informatique, il avait reçu de ce dernier une série d’informations lui permettant d’agir au mieux ; il avait notamment connaissance du point précis occupé par l’abeille lors de sa chute, et des capteurs lui permettraient de détecter toute pièce électronique se trouvant à proximité.

    Il se rua vers son objectif, s’apprêtant à le saisir de ses deux bras télescopiques, longs colliers de perles terminés par une pince aspirante, qui allaient déposer le cadavre dans l’incinérateur situé sur son dos. Le robot fonçait de toute la vitesse de ses quatre pattes à ressorts, quand… Quelque chose n'allait pas ! Il venait de s’apercevoir que l’abeille, au lieu de venir souiller le sol dont il assurait la parfaite propreté, était restée accrochée sur l’épaule d’un humain, qui, ne se doutant de rien, traversait la salle à grands pas.

    N’allait-il pouvoir se rendre utile à la Société ? L’impureté que constituait le corps de cette maudite abeille ne pourrait-elle être éliminée ? Il restait encore une possibilité… oui ! Le robot ne pouvait se résoudre à rentrer bredouille. Il se dirigea vers l’un des pieds de l’humain, qui poursuivait son chemin en toute insouciance. S’il savait qu’il véhiculait une impureté ! Mais celle-ci allait être détruite : le robot allait se servir de ses pinces pour gravir la jambe de l’homme, puis activer les ventouses situées sous ses pattes pour atteindre l’épaule, et enfin, l’abeille. Il grimpa donc sur la chaussure, assura fermement sa prise sur la cheville, et pinça le pantalon auquel il allait se suspendre, quand soudain la jambe cessa d’effectuer son mouvement régulier de balancier, pour se déplacer d’une façon totalement désordonnée qui faillit bien faire tomber le robot.

    En effet, le propriétaire de cette jambe au comportement quelque peu suspect était plutôt surpris de voir un robot de nettoyage, habituellement une tranquille boîte grise montée sur ressorts se déplaçant nonchalamment le long du plancher, montrer autant de fougue à vouloir s’approprier un membre auquel, on le comprendra, l’humain était particulièrement attaché.

    Il se mit donc à secouer son pied en tous sens, jusqu’à ce qu’enfin, au prix d’un violent effort, le petit robot trop effronté soit projeté dans les airs (il n’avait d’ailleurs pas lâché prise, non, jamais il n’aurait faibli dans sa tâche ; seulement, le pantalon avait craqué…). Et ce fut après un long vol plané qu’il vint se fractionner en mille morceaux contre le cube noir de l’Ordinateur Central. Toutes les pièces métalliques constituant le robot se détachèrent sous le choc, et l’une des fines perles qui formaient les bras télescopiques fut projetée à l’intérieur même de l’O.C. par une des petites trappes d’aération situées sur le dessus du cube.

    La petite perle métallique ricocha contre les innombrables composants de la machine, puis vint finalement se loger en douceur contre une grosse puce électronique. Et, avant que les services de protection internes de l’ordinateur ne désintègrent l’intruse, agissant encore plus vite que le second robot de nettoyage qui avait en un tour de main fait disparaître toute trace de son confrère (morceau de pantalon compris), la petite perle eut le temps de mettre en contact deux des fines pattes d’or de la puce, provoquant un court-circuit extrêmement bref, mais non sans conséquences.

    En effet, dans l’immense chaîne de données de l’ordinateur, dans cette succession interminable d’informations binaires, un « un » fut changé en « zéro ». Cela pouvait sembler assez minime, comme conséquence... Mais cela suffît pour que sur l’un des quatre cents terminaux de la salle, un « cinq » soit changé… en « quatre », et ainsi une heure de service se trouvait avancée de dix minutes. Et à partir de là, tout pouvait arriver.

    *

    * *

    Avant-dernier étage, bureau Z992. L’homme qui pianotait à l’ordinateur était un des très haut dirigeants de l’immeuble. Il venait d’achever son déjeuner et avait délaissé son chariot-repas, abandonné dans un coin derrière la porte, pour se consacrer à un pénible et lassant (mais ô combien important !) travail. Il devait notamment décider vers qui les données qu’il avait sous les yeux devaient être acheminées : soit vers le Réseau Informatique pour un traitement confidentiel, soit vers les Citoyens qu’elles concernaient, directement ou non.

    Le très haut dirigeant accorda néanmoins un œil à sa montre : « 13h44, lut-il. Mon assistant va venir chercher le chariot à cinquante-cinq ; autant dégager la porte dès maintenant avant d’achever ces transmissions. » Il commença à se dégager de son fauteuil, quand…

    13h45. La poignée tourna dans la porte. Surpris, l’homme se dirigea vers cette dernière (« Personne n’est censé entrer maintenant ! ») qui, après s’être trouvée bloquée par le chariot-repas, s’ouvrit violemment, lui envoyant le chariot en travers du corps. L’homme fut projeté en arrière, s’affalant contre son ordinateur, heurtant le clavier de son bras droit.

    Et quand il se releva, péniblement, se fut pour s’apercevoir qu’une série d’informations avait été envoyée vers le Citoyen auquel elle se rapportait. Le contenu tout comme le matricule du destinataire n’apparaissait plus à l’écran, mais le très haut dirigeant, s’il était profondément choqué par le côté imprévu de l’événement et par une douleur persistante à l’estomac, ne conférait à cette transmission hâtive (effectuée probablement, après tout, vers la bonne adresse) qu’une importance minime.

    Il se trompait : le Message venait d’être envoyé.

    Chapitre II

    Le matin du même jour, ailleurs.

    Le texte allait s’afficher sur l’écran de son ordinateur : un nouveau problème qu’il lui faudrait résoudre. Il s’attendait à tout et n’importe quoi ; il pouvait avoir à préparer une campagne de publicité alimentaire comme écrire des messages servant à haranguer la foule lors de défilés militaires, mais l’important, et ce pourquoi il était payé, c’était les phrases fortes, les slogans.

    Après diverses informations de routine, son « ordre de mission », comme il l’appelait parfois (sans jamais cependant se prendre au sérieux), apparut dans un coin du grand moniteur installé sur le mur.

    « objet : hausse des taxes

    cible : toute la population de la ville n°6, région Ouest

    problème : risque d’incompréhension de la part de certains contribuables

    votre travail : rendre la population consentante en tous points ; personne ne doit avoir le moindre doute sur le bien-fondé de l’augmentation »

    Il n’y avait d’ailleurs aucun doute à avoir : la Société n’avait pas l’habitude de lever des impôts à tort et à travers. Mais certains Citoyens devaient parfois être pris avec des pincettes pour les questions d’ordre monétaire ; un défaut d’éducation, peut-être ?

    Enfin… La tâche était loin d’être ardue. Classique, en quelque sorte : il suffirait de faire appel à l’engouement pour la Société, quant à lui absolument universel. Heureusement.

    Machinalement, mû par plusieurs années d’habitude, il tapa sa réponse. Seul le message destiné directement à la population concernée lui était demandé ; le Réseau s’occuperait lui-même des problèmes liés à sa diffusion (si toutefois il était accepté ; il ne devait pas être le seul à travailler sur la question).

    « Impôts : quitte ou double !

    Voulez-vous cesser de payer vos impôts, et garder vos sous pour votre propre et unique intérêt ?

    Désirez-vous au contraire verser deux fois plus d’argent à la Société, et contribuer à la grandeur de VOTRE civilisation ?

    Désormais, vous avez le choix !

    Votre argent, plus pour vous, ou plus pour tous ? »

    Avec cela, tout le monde verserait ses impôts, il le savait, l’individualité ayant depuis longtemps été reconnue comme la tare qu’elle était ; et quand la population apprendrait que les taxes ne seraient finalement augmentées que de cinquante pour cent, nul n’émettrait plus la moindre réticence. S’il était diffusé (et les lieux de diffusions ne manquaient pas : télé, radio, montres, portes, la pub était partout), son texte aurait l’effet voulu.

    Cependant, l’auteur de ce message était tout sauf un manipulateur. Il aurait pu aisément faire de la foule son jouet, la contrôler dans tous les domaines ; mais (était-ce parce qu’il était rarement seul sur un projet, ou plus simplement qu’il ne voyait pas la moindre raison d’aller à l’encontre des objectifs de la Société, et par là du bien de tous ?), le poste qu’il occupait ne le faisait nullement se sentir supérieur aux autres.

    C’était un Citoyen, et par cela il était en tous points semblable aux milliards d’êtres humains de la planète.

    L’homme qui travaillait ainsi sur son ordinateur, seul dans son bureau (le travail n’avancerait pas plus vite à deux), cet homme s’appelait Io. Mais un nom n’avait aucun sens, il ne signifiait rien ; si jamais on vous demandait qui il était, il fallait répondre : matricule BTCR 7563 V 0021, et on saurait alors tout sur lui. Si malgré tout vous trouviez cela un peu trop long (on finissait pourtant par s’y habituer), il suffirait de faire comme tout un chacun dans son immeuble, et d'user d’un diminutif : vous pourriez l'appeler 21.

    Et 21, donc, était fier et satisfait de sa non-unicité : il était comme tout le monde. Pour l’instant.

    Il exécuta quelques autres commandes (deux pubs électroménagères, une campagne d’info sur les W.C. publics et la relance de la mode pour les cheveux multicolores, les coiffeurs ayant prévus une légère baisse de leurs chiffres d’affaires), quand la radio annonça midi.

    Elle était très souvent allumée (par qui ? Le Réseau sans doute, il n’y avait pas de bouton) et débitait de la publicité à longueur de journée. Rentabilité maximum : tout en travaillant, il était ainsi au courant d’un tas de choses, contribuait à l’essor du système publicitaire (son job, après tout) et trouvait sources d’inspiration à profusion.

    La radio par ailleurs s’éteignit (après l’avoir prévenu qu’il trouverait de nouvelles pâtes succulentes à la cantine), le bureau se vidant pour quelques temps : 21 allait manger.

    La cantine se trouvait dans un bâtiment très proche par lequel on accédait via un passage donnant au premier sous-sol. L’immeuble de restauration servait pour tous les travailleurs des alentours : chaque étage abritait la cantine d’un bâtiment spécifique ; détail architectural surprenant, il était presque entièrement construit en matières transparentes, si bien que sous certains angles on pouvait voir totalement au travers avec une netteté rarement égalée.

    21 se rendit au septième, où déjeunaient ses collègues. Presque tout son immeuble abritait des emplois semblables au sien, un tel regroupement des activités permettant un meilleur contrôle de la distribution des informations. Mais de toute façon, à table, on parlait peu du travail.

    Il avança dans la pièce, commanda son repas à l’un des nombreux distributeurs, sans oublier les pâtes conseillées à la radio, puis il prit son plateau et s’attabla à l’une des cinq tables communes, qui faisaient toute la longueur de la vaste salle.

    Pas de place réservée, on s’asseyait où l’on voulait (le Réseau Informatique régulant les entrées, il y avait toujours pile le bon nombre de sièges) ; peu lui importait aux côtés de qui il mangeait : tous assuraient la conversation, et il ne voyait pas pourquoi il aurait de la préférence pour tel ou tel Citoyen. D’ailleurs, ils se connaissaient tous : en effet, chacun arborait fièrement son matricule à la poitrine.

    « Bon appétit, lui souhaita la femme assise en face de lui ; une grande blonde vêtue de rouge : c’était 107.

    — Bon appétit, répondit 21.

    — J’aime bien le temps qu’il fait, aujourd’hui : on n’est pas incommodé par le soleil, et je crois avoir toujours eu une préférence pour les ciels gris.

    — J’ai reçu le bulletin météo tout à l’heure. Il y aura un gros orage, ce soir, précisa-t-il.

    — Oh ! Tant mieux. J’adore regarder la foudre, on ne sait jamais sur quel immeuble elle va tomber. Et le ciel sera presque noir, lugubre à souhait. Vive la pluie ! annonça-t-elle en riant.

    — Demain, par contre, pas un nuage à l’horizon, il fera beau.

    — Chic alors ! Ça nous changera. »

    21 s’attaqua à son assiette de pâtes. Comme annoncé, elles étaient délicieuses.

    « Vous avez entendu la nouvelle de ce matin sur la forêt amazonienne ? demanda-t-il soudain.

    — Oui, bien sûr, affirma 107. C’est vraiment formidable : penser que désormais tous les humains de la planète sont égaux ! Nous sommes tous sous la même bannière : la même civilisation, la même Société !

    — Oui, toutes les différences pour lesquelles les hommes se déchiraient autrefois sont maintenant abolies, conclut-il.

    — Quand on pense que, quand les hommes étaient encore regroupés par pays, par nations, ils devaient constamment lutter pour accéder au bonheur. Aujourd’hui, tout le monde est heureux.

    — Il n’y a plus aucune raison de lutter. »

    La conversation se poursuivit sur divers sujets (les programmes télés, la pub automobile…), puis, chacun ayant fini son assiette, 107 et son collègue se levèrent pour se débarrasser de leurs plateaux-repas. Il était une heure ; aujourd’hui 21 pourrait regarder la télévision pendant la pause. Il regagna donc son immeuble et se rendit au premier étage, où plusieurs postes télés (avec écrans muraux gigantesques) diffusaient généralement les feuilletons réalisés par la branche « détente » des services de la Société. Ces feuilletons, souvent très drôles, servaient en outre à montrer les vices des civilisations humaines du début du XXIème siècle, et le rendaient encore plus satisfait de vivre en son temps, parmi la Société merveilleuse.

    A deux heures, il reprit son travail. Un après-midi normal, passé à jongler avec la publicité. Il ne se posait qu’une seule question : pourquoi, quand il quittait son bureau, n’avait-il pas sur toute cette pub un regard différent de celui des autres Citoyens, lui qui la créait ? Il ne parvenait pas à trouver de réponse satisfaisante, mais il conférait à cela une certaine magie : alors même que son travail pouvait lui donner sur la publicité des jugements plus spécifiques, celle-ci avait sur lui le même impact que sur absolument tout le monde, et il restait à jamais frère avec toute l’humanité.

    A jamais ? S’il savait… En tout cas, des questions, il allait s’en poser bien d’autres, peut-être moins « magiques ».

    21 était rentré chez lui. En bus. Après s’être débarrassé de son manteau, il se servit une tasse de café et alluma son ordinateur. Quel courrier avait-il reçu ?

    Il y avait, comme partout, des abeilles de surveillance dans son immeuble de travail. Aujourd’hui, elles s’étaient bien évidemment comportées de manière tout à fait normale. Mais, comme vous le savez, pour une autre abeille, une toute petite abeille, ce ne fut pas vraiment le cas.

    Et 21 avait sous les yeux le Message.

    *

    * *

    Pendant un long moment, il resta là, sans bouger, figé devant son ordinateur. Il ne pensait pas, ne parlait pas. Mais ses yeux ne pouvaient se détourner du Message. Tellement… inattendu.

    Une éternité passa…

    Petit à petit, son cerveau se remit à fonctionner, lentement. La stupéfaction laissait progressivement la place à l’incompréhension.

    « Qui ? COMMENT ? POURQUOI ? »

    Pas de réponse, évidemment. Une deuxième éternité passa…

    Décidément, quelque chose ne tournait pas rond : pour la première fois, 21 se sentait seul. Il est vrai qu’il y avait rarement quelqu’un d’autre que lui dans son appartement (pour différentes raisons très complexes calculées par le Réseau Informatique, il n’était pas marié), mais cette solitude-là était d’un tout autre genre. Il se sentait changé, profondément. Et par là, il savait que désormais, il était seul : unique.

    Il ne ressentait plus aucun attachement à la Société ; la volonté de se rendre utile, si inhérente à tous les humains de ce monde, s’était volatilisée à la vue du Message. Et 21…

    « Oh, et puis flûte ! 21,21,21 ! C’est pas un nom, ça ! On a été réduits à des numéros ! Un chiffre dans les banques de données d’un ordinateur, voilà ce qu’est un homme de la Société. Mais je vaux plus qu’un chiffre. Je m’appelle Io, Io et rien d’autre ! »

    Le Message exterminateur avait définitivement tué 21. C'était un nouvel homme qui naissait de ses cendres : Io, tout seul face à l’universalité de la Société. Mais il n’était nullement triste ou désemparé : étrangement, il commençait à goûter aux joies de se sentir différent, non-conforme. Une nouvelle vie commençait.

    « Dès mes premiers instants, se dit Io en arpentant fiévreusement la pièce, on m’a répété et répété qu’un homme ne pouvait vivre qu’en communauté. On va bien voir ! Je suis seul contre tous maintenant. Je n’ai vraiment pas grand-chose à perdre, en fait. On va essayer de remuer un peu la Société ; tant pis si la détruire mène à pire : il ne peut s’agir du meilleur des mondes qu’elle prétend être. Alors, bouleversons. »

    Il venait en effet de s’apercevoir d’une chose : ce détachement brutal de la Société (si improbable en fait) lui avait fait prendre conscience de l’énorme passivité de la vie des humains. Celle-ci était entièrement réglée à l’avance, via tous les ordres qui leur dictaient leur conduite. Et il avait fallu un événement inattendu

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