Le Corrupteur - Némésis

Par Jonathan Reynolds

Les victimes du Corrupteur se font empoisonner à leur insu. Elles reçoivent un défi sordide, qui doit être accompli en 24 heures. Les victorieux se méritent l’antidote. Les autres subissent une mort atroce. Chaque semaine, Mariane envoie ses adversaires au tapis. Le ring est sa maison. Sa colère, son feu intérieur. Lors de son dernier combat, Mariane explose de rage, détruit sa rivale et s’attaque aux spectateurs. La cocaïne a altéré son jugement : elle devait perdre ce match pour satisfaire des paris illégaux. Maintenant, la somme qu’elle doit rembourser lui donne le vertige. Sa nièce, qui l’admirait pour sa ténacité, se trouvait dans les gradins au moment du drame. Elle a vu surgir le monstre. Comme les autres, elle a dû fuir. Mariane s’isole désormais. Elle serre les poings. Sa pire ennemie est l’image que lui renvoie le miroir. En recevant le défi du Corrupteur, elle s’apprête à mener le combat de sa vie.

• Langue: Français
• Éditeur: Éditions Corbeau
• Date de sortie: 7 févr. 2025
• ISBN: 9782898192333

Jonathan Reynolds

Pionnier de l’horreur au Québec, Jonathan Reynolds compte à son actif une vingtaine de romans et plus d’une cinquantaine de nouvelles, parues dans des revues et des fanzines spécialisés. C’est depuis 2002 qu’il publie des histoires de peur, autant pour les adultes que pour les enfants. Ses livres La Légende de McNeil, Abîmes et Cendres d’Innstown ont remporté le Prix Aurora/Boréal, respectivement en 2014, en 2021 et en 2023. Bien qu’il n’ait pas peur du diable, il hésiterait tout de même avant d’accepter de passer une nuit dans la maison d’Amityville.

Aperçu du livre

DIMANCHE 27 JUIN

18 : 48

J’aimerais qu’Éricka soit ma fille.

Elle n’a pas mes cheveux foncés ni mes yeux verts. Et pourtant, je me reconnais dans chacun des regards admiratifs qu’elle pose sur moi. Comme en ce moment, au cœur du vestiaire désert dans lequel flotte une odeur rance de sueur.

— Matante Ninja, tu vas le gagner, ce combat-là.

Je me mords la lèvre.

— Merci, ma puce. Mais tu sais, des fois, on perd. Dans la vie comme sur un ring, c’est normal. L’important, c’est de se relever.

Elle semble boire mes paroles comme si j’étais une espèce de sage sur une montagne sacrée. Les yeux brillants, elle acquiesce.

— T’as raison. C’est comme pour moi, en mathématiques, je suis vraiment poche. Et quand je suis découragée, je pense à ce que tu me dis tout le temps. De me retrousser les manches pis de pas lâcher.

Touchée, je lui passe une main dans ses longs cheveux châtains.

— Même si maman me chicane chaque fois que je poche un examen, je continue de croire en moi. Comme toi, tu l’as fait pour te rendre aussi loin.

Je serre les dents. La mère d’Éricka – ma petite sœur – ne sait pas la chance qu’elle a. Elle préfère passer ses soirées dans des 5 à 7 mondains, selon ce qu’elle prétend, plutôt que de regarder grandir sa fille. Si au moins elle me demandait, parfois, de la garder. Mais non, elle opte pour des gardiennes « dignes de confiance », selon ses propres dires.

— Toi, matante, t’es-tu déjà sentie ben découragée ?

— Souvent.

— Ah oui ? Ça t’arrive, à toi ?

Je laisse échapper un petit rire.

— Tout le monde se sent poche un jour ou l’autre. L’important, c’est de te rappeler ce que tu vaux. De pas laisser les autres te manger la laine sur le dos. Tsé, à la boxe, il y a une chose cruciale : ne jamais perdre l’équilibre. Tu dois être solide sur tes pieds, prête à encaisser des coups, sans jamais tomber. Tant que tu restes debout, tu as une chance de gagner le combat.

— T’as toujours des bons conseils pour me remonter le moral. T’es une bonne personne.

— Euh… Merci… Bon, il va falloir que tu ailles rejoindre ta mère, parce qu’il faut que je me prépare.

Les yeux d’Éricka rayonnent de fierté.

— Merci, matante Ninja. Quand je te parle, je me sens mieux.

Puis, sans attendre ma réaction, elle quitte le vestiaire. Je soupire. Si seulement la vie restait aussi simple que quand on est un enfant… Pour Éricka, je suis une véritable héroïne, au même titre que Wonder Woman et Captain Marvel. Je suis parfaite. Je fais partie des bonnes qui, à grands coups de directs et de crochets de droite, combattent des méchantes dans le ring. Je baisse la tête. Il y a longtemps que je n’appartiens plus à ce monde manichéen.

J’entends la porte du vestiaire ouvrir. Est-ce que ma nièce a oublié quelque chose ? J’entends des pas lents qui s’approchent.

Non, ce n’est pas ma nièce.

Câlisse. Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ?

DIMANCHE 27 JUIN

18 : 55

Léandre me toise, son bébé d’à peine quelques mois endormi dans les bras. Plus petite que moi d’au moins deux têtes, elle impose tout de même une aura de guerrière impitoyable. Et pourtant, ses lèvres affichent la plupart du temps un sourire sympathique. Elle est maigre, presque sans muscles, il me semble. Mais je n’oserais pas la défier dans un ring. Heureusement pour moi, elle a décidé de prendre très jeune sa retraite de la boxe. Car je sais ce qu’elle vaut dans un ring. À nos débuts, nous nous sommes entraînées ensemble… Même s’il y a longtemps que je ne l’ai pas vue se battre, son seul regard, d’une intense froideur, peut mettre n’importe qui K.-O.

— Je viens m’assurer que tout est OK.

— Oui, ça va.

— Donc, je peux me fier sur toi, comme prévu ?

Je me détourne d’elle, feins de fouiller dans ma case un moment.

— Heille, je te parle, Mariane.

Je reviens sur elle. Pendant une seconde, j’envisage de la foudroyer d’un uppercut. Mais elle a un bébé. Et ce regard dominateur qui me réduit à l’état de quasi-statue. Elle s’approche, entre dans ma bulle.

— Tu fais comme prévu ?

— Oui, c’est beau. Je vais m’arranger pour perdre ce combat-là.

— Pourquoi je sens un doute dans ta voix ?

Ma nièce apparaît brièvement dans mes pensées. Et c’est d’un ton résigné que je réponds à Léandre :

— Il y a pas de doute. On a fait un deal pis je vais le respecter.

— J’espère pour toi. Parce que sinon, tu nous mets dans la marde, toutes les deux.

Pendant une seconde, je perçois une vulnérabilité dans sa voix. Une craquelure dans son armure. Je pourrais tellement la briser. Juste pour lui montrer que je ne lui appartiens pas. Ce serait facile de lui désobéir. Au nombre de vidéos que j’ai regardées de mon adversaire, Tyna, je la connais par cœur. Ses failles, ses faiblesses… Je pourrais la battre en dix secondes si je voulais. Et voir Léandre craquer davantage.

Le bébé remue dans les bras de sa mère. La petite bouche émet des sons, entre un semblant de pleur et un vagissement. Ça me sort de mes pensées.

Je vois la guerrière s’adoucir et cajoler son enfant, les yeux brillants. Elle lui chuchote des paroles réconfortantes. Il se calme et se rendort.

C’est en murmurant que je répète à Léandre :

— Je vais respecter le deal. Personne sera dans la marde.

Elle relève son regard glacial sur moi.

— Parfait. Pis tout le monde aura son cash.

J’acquiesce. Elle me quitte avec la même lenteur qu’elle est venue. Peut-être que la vitesse réveillerait son bébé ? Au fond, je m’en fous. J’ai d’autres chats à fouetter.

Mes yeux effleurent une pochette noire, au fond de ma case, juste en dessous de mes gants de boxe. Un long frisson parcourt mon échine. Et ce besoin qui, subitement, apparaît en moi. Non. Pas cette fois. Je baisse la tête, ferme les paupières. Tu t’étais promis, Mariane. Pour Éricka. Et aussi pour ne pas donner raison à ta sœur… Crisse de junkie, t’es pas capable de passer une journée sans te doper ! Je sens les larmes monter. Je frappe la case en dessous de la mienne. Encore. Et encore, jusqu’à ce qu’une vive douleur éclate dans mes jointures. Malgré la douleur, mes poings tremblants et mon souffle court, le désir, lui, gonfle dans mon être, plus fort que la honte. Ou que les promesses. Ce besoin de remplir le vide dans mon ventre. De taire le doute dans mon esprit. Oui, mais si je renifle cette merde, je remporterai le combat. Et ça me mettra dans le trouble. Et alors ? Si j’ai envie… Non, si j’ai besoin de vaincre, d’être forte, j’en ai le droit. C’est ça, personne ne m’empêchera de leur montrer de quoi je suis capable. Qu’ils sachent tous que je suis encore la meilleure dans un ring. L’invaincue depuis longtemps.

Mon regard se pose à nouveau sur la pochette noire.

Puis, ma main vacillante se tend vers elle.

Juste une petite dose. Personne ne le saura.

DIMANCHE 27 JUIN

19 : 15

Je sors du vestiaire, l’esprit alerte, les dents serrées et les poings prêts à frapper. J’entends le brouhaha de cette foule que je verrai lorsque j’atteindrai le bout de ce couloir désert. Mais déjà, l’odeur de bière et de friture me monte aux narines. C’est ça, buvez et empiffrez-vous, vous ne savez pas le tsunami qui s’abattra sur vous. Qui vous fera vomir le contenu de vos estomacs fragiles.

C’est d’un pas décidé que je franchis les derniers mètres qui me séparent de la salle. Dès mon entrée sur le tapis rouge qui pave l’allée centrale menant au ring, une rumeur secoue la foule. Je sens de nombreux regards ancrés sur moi, mais surtout sur mes gants encore tachés du sang de mon précédent combat, il y a un mois. C’est ma marque de commerce : je ne les ai jamais lavés, depuis mon premier affrontement dans la ligue amateur. Ainsi, ça rappelle à mes adversaires les massacres auxquels j’ai survécu et celui qui les attend.

Le brouhaha recommence, plus puissant. Plus près de moi, j’entends un douchebag me crier : « J’ai misé gros sur toi, ostie, faque t’es mieux de gagner ! ». Je l’ignore. Je me contente de continuer à marcher vers le ring, au centre de cette salle de taille modeste et pleine à craquer. Mais un détail attire mon attention sur ma gauche. Une petite main qui s’agite dans la foule. C’est Éricka. La fierté sur son visage m’inflige un pincement au cœur. Je lui souris, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas rechuté pour une énième fois, malgré les promesses. Juste derrière ma nièce, je reconnais ma sœur. Elle affiche son habituel air de profond dégoût à mon égard. Sans trop réfléchir, peut-être pour la narguer, je lui envoie un clin d’œil. Je me détourne avant de voir sa réaction et porte mon regard sur l’arbitre, un grand maigrelet aux épaules courbées vers l’avant, qui vient de monter sur le ring. Il prend un micro et d’une voix grave annonce les détails de l’affrontement de ce soir. Je ne l’écoute pas. Je cherche plutôt Tyna, mon adversaire, parmi les gens présents.

— Bonne chance, me dit Léandre, qui sort de la foule, à ma gauche.

Elle n’a plus son bébé dans les bras. Mais son regard est toujours aussi froid. Elle relève le menton pour projeter cette image de guerrière indestructible. Malgré son attitude, je décèle de la peur en elle. Devine-t-elle que je m’apprête à rompre notre entente ?

De toute façon, à ce stade, plus rien ne peut m’arrêter. Surtout pas Tyna qui vient d’apparaître sur son propre tapis rouge, de l’autre côté de la salle. Elle avance rapidement. Derrière cette petite blonde au visage angélique se cache une redoutable combattante. Nos regards se croisent. Toutes deux face à face malgré les mètres qui nous séparent, à l’extérieur du ring, nous nous dévisageons un moment, immobiles, à travers les cordes. Mon corps se crispe, mon cœur bat plus vite. Puis, ses lèvres s’étirent sur un sourire moqueur. J’évite de l’imiter, de m’abaisser à son niveau. Elle a peut-être remporté les trois quarts de ses combats, depuis le début de son parcours, mais je garde mon sang-froid. Moi, je n’ai presque jamais perdu. Je suis sur une belle montée. Et ce n’est certainement pas elle qui me poussera sur la pente descendante. Je devrai rester attentive à ses coups de pied. Même si dans une ligue professionnelle, c’était illégal, ici-bas, il y a beaucoup d’exceptions… Dans mes visionnements de ses combats, j’ai remarqué que Tyna s’en sert pour déstabiliser sournoisement ses ennemies : crocs-en-jambe, coups rapides et furtifs et autres tricheries de la sorte.

L’arbitre annonce nos noms dans un ton spectaculaire, déclinant brièvement notre pedigree, nous invitant ainsi à monter le rejoindre.

Je n’hésite pas une seconde. Je suis prête à démolir cette tricheuse.

DIMANCHE 27 JUIN

19 : 30

La cloche sonne, annonçant le début du combat.

Tyna et moi sommes face à face, à environ deux mètres de distance. Nous tenons notre garde. À la boxe, on doit toujours se protéger. Et maintenir un mouvement constant. Certains tournent autour de leur adversaire, pour l’étourdir. Elle utilise justement cette technique, sautille d’un pied à l’autre, telle une danse étrange, animée par un trop-plein d’énergie, tandis que je demeure plus discrète dans mes gestes, à l’affût d’une attaque imminente.

Nos regards se soudent. Nos respirations se cherchent : celle de