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Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur
Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur
Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur
Livre électronique543 pages7 heures

Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur

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À propos de ce livre électronique

"Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur" se présente sous la forme d’une série d’articles organisés alphabétiquement. Pourquoi ce choix d’organisation scolaire puisque toute promenade suppose détours et arrêts, rêveries et redites ? Parce que l’ordre alphabétique a l’avantage de limiter toute tentative de systématisation. L’objectif principal de cet ouvrage est d’approfondir certaines notions, qu’elles soient anciennes – conscience, être, savoir… – ou plus récentes – écologie, technologie, théorie du complot…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Renaud Pontier, né en 1954, ancien élève de l’École du Pétrole et des Moteurs, a travaillé en tant qu’ingénieur de recherche à l’Institut Français du Pétrole (IFP) de 1982 à 2000. Par la suite, il s’est spécialisé dans le domaine des brevets, occupant le poste de responsable de la propriété intellectuelle jusqu’à sa retraite en janvier 2018. Pendant sa retraite, il a consacré son temps à organiser ses réflexions accumulées au fil des ans, touchant à divers domaines tels que la philosophie, la musique, la littérature et la technologie.
LangueFrançais
Date de sortie6 mai 2024
ISBN9791042224523
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    Aperçu du livre

    Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur - Renaud Pontier

    Absolu

    Une asymptote qui ne s’atteint

    ni ne s’éteint jamais

    La plupart des philosophes classiques posent un départ, une notion fondamentale qui conditionnerait toutes les autres, bref un absolu, un peu comme les mathématiciens posent des axiomes. Il me semble qu’il y en a trois qui permettent d’ailleurs de classer sommairement les différentes philosophies, de les ranger dans trois grandes catégories : Dieu ou l’esprit, la matière et l’histoire. Je reviendrai plus en détail sur matière et histoire quand leur tour alphabétique viendra. Parlons ici de la notion de Dieu qui est un autre nom pour désigner l’absolu. Dieu pour les croyants de tout type, et plus particulièrement pour les monothéistes, est un être omniscient, omniprésent, plus ou moins bien intentionné pour les juifs, absolument bon pour les chrétiens qui prétendent même que sa caractéristique principale est d’aimer sa créature, l’homme. Je ne connais pas bien la conception de Dieu chez les musulmans qui se résume, je crois, à un monothéisme strict finalement assez proche du judaïsme. Il contrôle tout, mais reste assez distant. Il est tellement abstrait qu’on ne saurait le représenter, et il demande surtout qu’on le respecte sans jamais le confondre avec d’autres idoles. Le Dieu des monothéistes, c’est le grand tout, créateur de toute chose, ordonnateur des destins individuels ou collectifs, et juge suprême de la valeur de nos actes. Pour le scientifique que je suis, en fait il n’explique rien et embrouille tout, entraînant une longue série de faux problèmes dont se délectent les théologiens de tout temps. Liberté et déterminisme, compréhension du mal, car comment peut-il le tolérer alors qu’il aime sa création, fin et sens de l’histoire, création du vivant, de l’innombrable foisonnement des espèces, toutes distinctes, en une semaine. Quel effort intense qu’on ne pourrait qu’admirer s’il n’était en légère contradiction avec la théorie de Darwin qui nécessite des millénaires pour se déployer dans toute sa diversité.

    Il est vrai qu’en restant dans la vision scientifique, la théorie de l’évolution a aussi obligé les physiciens à revoir leur copie sur l’âge de la terre, à présent estimé à 4,5 milliards d’années. L’univers remonte lui à 13,8 milliards après le big bang, l’apparition de la vie sur terre date d’environ 1,5 milliard d’années, et l’apparition des premiers hominidés à 5 millions d’années. Il est bon de conserver ces ordres de grandeur à l’esprit quand on parle du vivant.

    Il en a fallu du temps, beaucoup de temps, une immensité de temps pour brasser les recombinaisons génétiques et passer des premiers organismes unicellulaires à une espèce qui ressemble à l’homme actuel, le bien mal nommé « homo sapiens » qu’on pourrait rebaptiser « homo délictus » pour sa propension au mal, ou même « homo dérelictus » pour signifier son abandon par un Dieu qui, en vérité, n’a jamais existé.

    Pour compliquer encore un peu le sujet, il y a plusieurs conceptions de Dieu. Son unicité n’est que nominale si je puis dire. Tenons-nous-en aux deux premiers monothéismes, le dernier en date, celui de l’Islam, n’apportant, ce me semble, pas grand-chose sur le plan théologique.

    Pour les juifs, Dieu est d’abord celui qui décide de leur sort en tant que peuple. On parle de peuple élu. Les autres n’existent guère. C’est donc avant tout un Dieu national qui a fait une Alliance avec son peuple élu et lui a promis une terre bien problématique, même si elle est clairement identifiée comme ce qu’on a longtemps appelé la Judée. Je relis ces lignes en octobre 2023, en pleine guerre d’Israël contre les terroristes du Hamas. Leur terre sacrée est toujours menacée, plus que jamais même.

    Le Dieu des chrétiens est amour. Il s’intéresse à ses créatures, toutes ses créatures, car, entre-temps, il est devenu universel. Il leur permet d’avoir une communication directe avec lui par la prière. Ce Dieu a connu par le Christ la condition humaine, la souffrance, l’abandon au jardin des oliviers, la trahison. Il a été crucifié sur ordre des Romains, et il est ressuscité. C’est la grande particularité du christianisme que ce passage de Dieu dans la condition humaine qui, pour certains croyants, permet de le considérer comme un frère, alimente aussi d’interminables débats sur sa relation avec le père, sans oublier, pour faire bonne mesure, le Saint-Esprit auquel, en vérité, personne ne comprend rien.

    Les juifs ne reconnaissent pas Jésus comme pouvant être le fils de Dieu. Cette filiation est absolument contraire à la conception de Dieu dans le judaïsme. En effet Dieu est le tout autre. Il est un absolu qui par définition se suffit à lui-même. Il ne saurait produire un fils qui le prolonge. Maïmonide consacre une grande partie du Guide des égarés à l’idée fondamentale que Dieu est incorporel, ce qui signifie qu’Il n’assume aucune forme physique. Incorporel et éternel, au-dessus du temps. Il est infini, au-delà de tout espace. Il ne peut pas être né, et ne peut pas mourir. Admettre que Dieu puisse prendre une forme humaine rend Dieu petit, diminuant à la fois son unité et sa divinité. Comme le dit très clairement la Torah : « Dieu n’est pas un mortel ».

    La théologie chrétienne avec sa trilogie consubstantielle, que l’on soit croyant ou non, est en revanche un modèle de complexité artificielle qui se complaît dans les arguties, oubliant d’ailleurs le message essentiel. Par exemple, la querelle du filioque au 8-eme siècle, les multiples variantes de la relation du père et du fils, le rôle des œuvres personnelles dans le salut, grand débat de la réforme au 16-eme sont autant de questions qui jalonnent l’histoire très mouvementée du christianisme. En ce sens l’Islam a au moins le mérite d’un retour à la simplicité, même si cette simplicité se résume essentiellement en une réaffirmation du monothéisme juif.

    Le protestantisme également opère un retour salutaire à la simplicité et aux textes fondateurs, Ancien Testament et évangiles uniquement. Il rend beaucoup plus directe la relation avec Dieu en supprimant l’entremise de tous ces saints qui encombrent le catholicisme et sa hiérarchie médiatrice, et finalement recréent un polythéisme de fait.

    Cela dit, la coexistence de trois monothéismes reste, malgré toutes les tentatives de réconciliation, hautement problématique. Le christ, fils de Dieu, est en fait Dieu lui-même pour les chrétiens, malgré les obscures subtilités de la Sainte Trinité. Il n’est jamais qu’un prophète parmi d’autres pour les musulmans, et il est un usurpateur de titre pour les juifs, un faux messie. Encadré par deux monothéismes stricts, la position du christianisme et sa construction alambiquée de la Sainte Trinité sont pour le moins inconfortables.

    Cette coexistence artificielle et problématique suffit à établir pour moi le fait que Dieu, loin d’être un absolu, est une création intellectuelle, un produit de l’histoire et de la culture qui connaît des variantes selon les lieux, les climats, et ce qu’Hegel appelait « l’esprit des peuples », dont il est sans doute l’expression la plus aboutie.

    L’athéisme ne suffit pas à résoudre par la négative la question de Dieu. Comme le dit très justement Sartre : « Dieu est mort, mais l’homme n’est pas, pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du besoin religieux chez l’homme moderne, voilà la grande affaire aujourd’hui comme hier ».

    Je voudrais à présent examiner trois jugements sur Dieu, ou plutôt sur l’absence de Dieu, et ses conséquences.

    « Dieu ; Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », réplique Laplace à Napoléon qui avait lu son traité de Mécanique céleste. Forte parole qui résume parfaitement le fondement rationnel de l’athéisme tel qu’il se développera sous la philosophie des lumières. L’histoire nous montre clairement que, partout où la science a progressé, l’hypothèse Dieu a reculé jusqu’à devenir parfaitement inutile. L’exemple le plus flagrant de ce recul, c’est bien sûr le darwinisme, la théorie de l’évolution des espèces, bien qu’il existe toujours un courant créationniste, particulièrement actif aux États-Unis, qui continue de confondre perfectionnement et finalisme, et se donne des airs de modernité sous l’appellation trompeuse « d’intelligent design ». Concernant la mécanique céleste, le grand succès de la mécanique au 17-eme, il est intéressant de noter que les équations de Newton ne garantissent pas la stabilité du système solaire sur des temps très longs. Ce problème de la stabilité en temps long a été examiné par beaucoup de mathématiciens, souvent français d’ailleurs, Laplace, Lagrange au 18-eme, Poincaré à la fin du 19-eme, et bien sûr Einstein au 20-eme avec sa théorie de la relativité générale.

    Pour autant que j’ai correctement suivi les péripéties de ce problème extrêmement complexe, cette stabilité semble acquise sur des durées de l’ordre de plusieurs millénaires, ce qui fait que le recours à la pichenette de Dieu pour corriger d’éventuels écarts de trajectoire, n’est pas encore à l’ordre du jour.

    « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », a écrit Dostoïevski. C’est aussi une forte assertion qui pose le problème du fondement de la morale ou même, plus modestement, des règles de vie en société. Et bien justement, tout n’est pas permis parce que nous vivons en communauté, une communauté dont les membres ne s’aiment pas nécessairement, et qui ont donc besoin de règles pour éviter certains conflits, et les résoudre lorsque néanmoins ils se produisent. Sinon ce serait la guerre en permanence. La guerre où finalement, malgré les soi-disant règlements militaires, tout est permis, mais qui, heureusement, n’est jamais un état viable sur le long terme. C’est tout le domaine du juridique qui supplée ici à Dieu en interdisant ou réprimant les actes nuisibles à la société. Bien sûr le juridique est une construction humaine dont le développement est d’ailleurs un excellent indicateur du degré de civilisation. Le premier code en ce domaine, celui d’Hammourabi remonte à 2000 ans av. J.-C.

    Même si aux États-Unis on jure toujours sur la Bible de dire « la Vérité, toute la Vérité, rien que la Vérité », un système juridique solide peut parfaitement fonctionner sans cette garantie tout à fait illusoire. Pour rester dans le factuel tragique du 20-ème, les camps de concentration ont été possibles alors même que tous les nazis n’étaient pas des athées, sans doute même pour beaucoup d’entre eux, d’honnêtes luthériens.

    La formule de Dostoïevski, tristement revue à l’aune du réalisme, serait plutôt, « tout est possible, même si Dieu existe ».

    « Dieu est mort » nous dit Nietzsche, mais avec la disparition des idoles, dont Dieu est le symbole suprême, que reste-t-il ? Nietzsche nous parle d’un surhomme bien hypothétique. Un homme, plutôt un artiste, superbement solitaire qui, au fond, ne suivrait que ses passions, libéré de tout asservissement social, mais cette construction séduisante ne résiste guère à la nécessité des règles de la vie en commun. Nietzsche me plaît par son style imagé et vivant, sa déconstruction pertinente des valeurs morales, sa critique radicale du christianisme et du scientisme qui ont en commun la soumission à un certain ordre, divin ou expérimental, au fond peu importe. Mais, pour en avoir lu de larges extraits, il ne tient aucun compte de ce que Freud appellera un peu plus tard le principe de réalité. Il développe une morale d’artiste à la fois sauvage et discipliné, dionysiaque et apollinien selon les circonstances, mais qui ne vaut absolument pas pour l’humanité en général, peut-être pour lui-même, et encore. Sa vie, lui qui en fait l’indépassable « œuvre » de tout homme et ne cesse d’en exalter le foisonnement, est une vie de profonde solitude, et de douleurs psychologiques. Nietzsche n’était pas à un paradoxe près et, en un certain sens, il remplace la malédiction du péché originel par celle de la culpabilité d’avoir tué Dieu, qui deviendra plus modestement le père chez Freud.

    Enfin, l’homme a créé Dieu, bien évidemment, et la coexistence problématique de trois monothéismes, de trois cultures religieuses bien distinctes, sans même parler de leurs multiples variantes, en atteste suffisamment, mais pourquoi ? Et la question nous ramène à Marx : parce qu’au final la religion est une puissante instance de régulation, et plutôt que de se contenter des règles de morale ou de droit que la société produit et dont chacun peut contester la validité, l’homme a cru bon ou plus efficace de leur donner une origine transcendante, au-delà de la simple humanité, de se référer à un livre sacré, produit d’une révélation, ou d’une injonction divine.

    Aussi parce que la mort, et surtout la déchéance qui l’accompagne le plus souvent, est un scandale que l’homme a bien du mal à accepter, même quand il reconnaît pleinement son appartenance au monde animal. Alors il s’invente une parcelle d’éternité qu’il appelle âme ou esprit. Toutes les religions promettent une vie éternelle ou une réincarnation, un au-delà de la mort physique. C’est le refus de la mort qui est le point de départ psychologique des religions. Le refus de la mort et, aussi, ce que Freud appelle très justement le « sentiment océanique », que tout être éprouve à certains moments dans sa vie, qui n’est autre que la nostalgie du père disparu.

    Paul Dirac (1902-1984), grand physicien du 20-ème, continuateur de la mécanique quantique et découvreur des antiparticules, dit quelque chose d’à la fois très simple et très sensé à propos de Dieu :

    « Je ne comprends pas pourquoi nous perdons du temps à parler de la religion. Si nous étions honnêtes – et les scientifiques se doivent de l’être –, nous devrions alors admettre que la religion est un fatras d’assertions inexactes, qui ne reposent sur aucune base dans la réalité. L’idée même de Dieu est un produit de l’imagination humaine. Il est tout à fait compréhensible que des personnes primitives, qui étaient bien plus exposées aux forces écrasantes de la nature que nous le sommes aujourd’hui, aient eu le besoin personnifier ces forces en peur et tremblement. Mais de nos jours, puisque nous comprenons tant de processus naturels, nous n’avons plus besoin de cette solution. Je ne vois absolument pas en quoi le postulat d’un Dieu tout-puissant nous aide en quoi que ce soit. Ce que je vois, c’est que cette hypothèse mène à des questionnements stériles comme, pourquoi Dieu permet autant de misère et d’injustice, l’exploitation des pauvres par les riches, et toutes les autres horreurs qu’Il aurait pu ou du empêcher. Si la religion est toujours enseignée, ce n’est pas du tout parce que ses idées nous convainquent encore, mais simplement parce que certains parmi nous veulent garder la classe populaire en silence. Des gens silencieux sont bien plus faciles à gouverner que des vociférants et des insatisfaits. Ils sont aussi plus facilement exploitables. La religion est une sorte d’opium qui permet à une nation de se bercer elle-même de doux rêves et d’oublier les injustices qui sont perpétrées contre les gens. D’où l’alliance rapprochée de ces deux grandes forces politiques, l’État et l’Église. Les deux ont besoin de l’illusion qu’un gentil Dieu récompense, au paradis, si ce n’est sur Terre, tous ceux qui ne se sont pas levés contre les injustices, qui ont accompli leur devoir silencieusement et sans plaintes. C’est précisément pourquoi l’honnête assertion qui veut que Dieu soit un simple produit de l’imagination humaine est marqué comme le pire des péchés mortels. ». C’est bien Dirac qui écrit cela que Marx n’aurait pas renié.

    Absolu s’oppose au conditionné, au relatif, au « dépendant de ». En ce sens la connaissance humaine, l’immense édifice du savoir, ne peut être considéré comme un absolu puisque nous savons qu’il est toujours en progrès, qu’il évolue et s’accroît sans limites. L’expression « savoir absolu » utilisée par Hegel dans son délire idéaliste ne signifie en vérité rien si ce n’est la complaisance satisfaite de la conscience envers elle-même. Il n’existe que des sommes partielles de connaissances. On peut s’y complaire. Les encyclopédies sont faites pour cela, mais en fait le plus souvent, on s’y noie. Et bienheureux l’homme qui peut prétendre maîtriser un domaine, même bien délimité, du savoir. Les soi-disant spécialistes qui abondent à notre époque ne sont en vérité que des accumulateurs de connaissances de plus en plus détaillées, étroites et souvent de faibles conséquences. Le temps des grandes synthèses est certes révolu. Il n’en reste pas moins qu’une certaine unité du savoir, même limitée à un savoir partiel, reste pour moi une qualité essentielle qu’on trouve quelquefois dans certains ouvrages pédagogiques. Je pense ici au remarquable Cours de chimie physique de Paul Arnaud qui avait déclenché ma passion pour cette discipline. Quand on s’essaie à lire Hegel, le représentant le plus accompli des philosophies à système, on est rapidement déçu, sans même parler de l’aridité technique du style. On a l’impression très gênante d’une pliure des faits, d’une adaptation des exemples à une théorie toute faite a priori. On se sent très loin d’une démarche scientifique. On est plutôt dans un dogmatisme à prétention rationnelle, alors que la vraie rationalité part des faits et les réunit, ou tente de les réunir, en une théorie harmonieuse.

    Reste ce que les croyants appellent la révélation ; une vérité souvent courte et non démontrée qui s’impose à l’homme sous l’action d’une intervention ou d’une injonction divine. Pour l’athée que je suis, aucune vérité n’est révélée. Elles s’obtiennent toutes péniblement par le lent travail de l’esprit. Même les découvertes brillantes qui pourraient faire croire en une divine intuition, comme les lois de l’électromagnétisme « pondues » en un mois par le génial Ampère, ne remettent pas en cause la règle générale de l’obtention laborieuse des vérités scientifiques, vérités sérieuses et difficiles, toujours partielles, fruits du travail, de la critique, et de la vérification expérimentale.

    Un acte véritablement moral au sens de Kant pourrait-il être considéré comme un absolu, puisque dans la logique de Kant, la raison théorique a des limites, mais la raison pratique, guidée par la morale du devoir, n’en aurait pas. Un homme qui donne sa vie pour sauver un père de famille, comme le prêtre polonais Maximilien Kolb, mort à Auschwitz en 1944, commet un acte admirable, qui échappe à toute critique, mais aussi à toute analyse. C’est en ce sens qu’il se rapproche d’un absolu, mais en même temps, il reste inexplicable, car donner sa vie pour autrui est tellement contraire à l’instinct de conservation de soi qui règle toute la logique du vivant, que cet acte proprement extraordinaire, est au fond plus un mystère qu’un absolu.

    L’art peut-il nous apporter une forme d’absolu ? La neuvième symphonie de Beethoven est une création indépassable au sens où aucune œuvre, après elle, n’a réuni autant de force, de profondeur et de finesse. Mais le sublime n’est pas l’absolu. L’homme ne peut aspirer qu’au premier et il l’atteint parfois, mais le sublime reste lié au temps, à une époque, à une certaine façon de vivre et de penser. La théorie de la relativité générale, extraordinaire effort intellectuel d’un homme du 20 -ème siècle, sera peut-être un jour modifiée ou amélioré, absorbée dans l’unification des forces fondamentales. La neuvième symphonie ne le sera jamais. En ce sens, c’est bien elle qui se rapproche le plus de l’absolu.

    Âge

    Le grand paramètre de la vie

    Sans aucun doute pour moi, le grand paramètre de la vie d’un homme ou d’une femme qui conditionne son physique et ses pensées et, en grande partie aussi, sa relation à autrui. L’individu évolue beaucoup avec l’âge. Cette caractéristique, qui nous distingue des autres espèces parce que nous en avons toujours conscience, est d’ailleurs insuffisamment soulignée. On parle d’un homme, de son œuvre, on oublie souvent de préciser à quel âge, à quelle période de sa vie, il l’a écrite. Or chez certains artistes l’évolution est considérable entre les écrits de jeunesse et ceux de la maturité. Entre le Beethoven de la première sonate et celui des derniers quatuors, c’est tout un pan de l’histoire de la musique qui s’écrit. L’homme évolue d’abord physiquement, c’est une évidence qui n’en reste pas moins fascinante, mais intellectuellement aussi. Les idées changent, les goûts esthétiques aussi. La sexualité, bien sûr, qu’on croit la grande affaire de la vie à trente ans et qui disparaît doucement en nous laissant encore très bien vivre jusqu’à un âge avancé, débarrassé de ce qui est un des tourments les plus perturbateurs dans la vie d’un homme. J’ai eu un jour une discussion sincère avec un chirurgien devenu un ami, plus jeune que moi, tourmenté par un impérieux désir de conquête et qui m’a avoué qu’il songeait à la castration chimique pour en finir avec cette libido dévorante qui l’empêchait de réfléchir sérieusement à d’autres sujets que le corps féminin.

    Proust dans Le temps retrouvé se livre à une réflexion philosophique sur le temps, plus exactement sur la sorte d’abolition du temps que procure une sensation déjà éprouvée dans le passé et qui réapparaît dans une circonstance imprévue de l’actualité, sur cette collusion qui fait empiéter un passé lointain sur le présent jusqu’à les confondre un moment.

    « Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendue ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, se réveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, un homme affranchi du moment présent. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de mort n’ait plus de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? ».

    Il est toujours difficile de bien comprendre Proust, et plus encore de l’interpréter tant ses facettes sont multiples et s’ouvrent sur d’innombrables pistes, mais n’y a-t-il pas une sorte d’illusion dans cette félicité qui n’est jamais qu’un plaisir, certes extrêmement prenant, mais qui ne peut s’opposer à l’écoulement du temps. Proust a d’ailleurs décrit avec une grande précision, non dénuée de cruauté, les ravages du temps lorsque le narrateur (lui-même) se rendant à une matinée chez le Prince de Guermantes, rencontre Monsieur de Charlus, vieilli, méconnaissable, qui énumère avec autodérision, lui qui est déjà un mort-vivant, les morts de son entourage.

    Y a-t-il une logique « génétique » dans cette évolution vers la vieillesse ? Plus précisément y a-t-il une sorte de programme inscrit dans notre patrimoine qui nous fait évoluer dans tel sens plutôt que dans tel autre ? Je ne sais plus quel philosophe stoïcien, Marc Aurèle peut-être, a dit qu’à partir de 40 ans, ce qui était un grand âge pour l’époque, un homme devenait responsable de son visage, de son physique. C’est une opinion très juste qui fait agir les gènes dans une première portion de la vie, puis laisse la place à ce qui ne peut être que le vécu, les expériences, et une certaine morale individuelle. La vie et ses expériences interviennent finalement tout autant que les gènes. Les maladies, les échecs, les chagrins nous font évoluer plus que tout. Le négatif est formateur. Les réussites, les succès, les accomplissements nous laissent des souvenirs heureux, ceux dont on aime à se rappeler, et qu’on sollicite parfois pour se dire selon la formule consacrée « que cette vie valait la peine d’être vécue ».

    Je ne suis absolument pas d’accord avec une certaine catégorie de biologistes de plus en plus minoritaires, qui pensent que l’homme est programmé, au sens où sa vie se déroulerait selon un programme déterminé par la biologie individuelle, les gènes. C’est peut-être vrai pour certaines maladies, mais cette vision déterministe et réductrice ne s’applique absolument pas au vécu, à l’immense domaine de « ce qui nous arrive » et nous fait évoluer. Les stoïciens distinguent très justement le domaine de ce qui dépend de nous, ce qui peut s’accomplir par notre volonté, et de ce qui ne dépend pas de nous, ce qui nous arrive. C’est une de ces rares distinctions vraiment pertinentes qui m’ont aidé à y voir plus clair dans l’écheveau de la vie.

    Qu’y a-t-il de vraiment personnel dans l’individu, ce qui fait qu’on distingue un individu d’un autre ? Le physique d’abord, qu’on peut interpréter comme un certain déterminisme, et sur lequel je reviendrai dans mes réflexions sur le corps. Quand on compare le visage d’un homme de soixante ans à celui du jeune homme de vingt ans qu’il fût, quelque chose s’impose à nous : ce visage a mûri, s’est épaissi, dans beaucoup de cas est devenu plus expressif avec l’apparition de rides, de petits reliefs qui n’existaient pas dans sa jeunesse. Tous ces petits défauts, à peine détectables à vingt ans, lissés par la jeunesse et la flexibilité de la peau, se sont accentués. Y avait-il un chemin unique dans cette évolution. Je ne le crois pas, justement parce que les gènes ne déterminent pas tout, et que le vécu, les douleurs, les traumatismes, les accidents quelquefois, et les grandes satisfactions aussi, ont laissé leur trace, traces énigmatiques toujours difficiles à interpréter. Il faut plutôt les deviner. Et ce visage devenu le réceptacle de toute une vie, devient en effet comme une image condensée de notre destin, car pas plus que nous ne choisissons nos gènes, nous ne choisissons non plus les événements qui nous arrivent. Interrogée par Jacques Chancel dans son émission « Radioscopie », Marguerite Duras avait répondu : « mon visage a pris une direction imprévue à mes vingt ans ». Elle expliquait que c’était suite à un drame de sa vie. L’expression m’a marqué, et elle était dite après un long silence chargé du poids du destin.

    Je reviens à ma question initiale : qu’y a-t-il de vraiment personnel chez un individu ? Les passions, les vraies passions qui demeurent longtemps. Les passions qui sont des fixations de l’esprit sur certains sujets. Elles sont une sorte de corps intériorisé au sens où elles partagent avec lui cet aspect irrémédiable, cette dimension de « fatalité ». On ne les voit pas immédiatement. Nous ne les portons pas comme la couleur de nos yeux ou la largeur de nos épaules, mais dans une discussion, elles apparaissent assez vite, et l’interlocuteur attentif, amical sait les repérer. Nous aimerions parfois nous en libérer, nous ouvrir à d’autres préoccupations. Elles pèsent sur nous comme notre physique avec la même prégnance.

    Elles nous ramènent à nous même avec la force d’un puissant ressort qui fait notre unité.

    On pourrait penser aussi aux idées comme éléments distinctifs d’un homme vis-à-vis d’un autre, mais les idées sont plus mouvantes, et bien plus opportunistes que les passions.

    Bien sûr il existe des idées très enracinées, très développées et construites, celles de certains philosophes qui occupent toute leur vie. Elles ont, de ce point de vue, le même statut que des passions auxquelles elles sont d’ailleurs liées, car les seules idées que l’on peut développer avec conséquence et sur la durée sont bien celles qui ont une antériorité dans la passion, le vécu. Mais pour le commun des mortels, les idées sont le plus souvent de simples opinions, variables selon les faits du jour, l’humeur du moment, la nature de l’environnement, disons des points de vue bien souvent inspirés par les médias, conditionnés par l’idéologie dominante. Même les opinions politiques qui paraissent souvent plus stables que les autres, peuvent varier beaucoup au cours d’une vie. Pour cette raison, je ne les considère pas comme les plus authentiques caractéristiques du sujet, hormis chez les philosophes qui les ont travaillés toute leur vie, et les écrivains « engagés » qui peuvent d’ailleurs parfois s’en dégager vers la fin de leur vie comme Sartre le fit, semble-t-il, vis-à-vis du judaïsme.

    Y a-t-il un progrès de l’individu avec l’âge ? Un progrès des connaissances certainement, pour qui sait rester curieux, un progrès moral, on peut en douter. Une certaine sagesse se fait qui vient plus de l’érosion des sens que d’un vrai travail philosophique. La vie ne cesse de nous interpeller sur la question de l’âge, dès que nous en prenons vraiment conscience. La diminution de nos facultés par exemple nous conduit à réfléchir sur la courbe du vivant ; cette courbe « en cloche » qui ne fait que décliner à partir de son acmé, vers la quarantaine, avant pour certains. Pour ceux qui ont atteint un très haut niveau physique ou intellectuel, la question du vieillissement pose un grave problème psychologique. Savoir qu’on ne gagnera plus Wimbledon après trente-cinq ans (Fédérer l’a quand même gagné encore une fois à trente-sept ans), qu’on ne saura plus résoudre telle équation après quarante, date limite pour la médaille Fields (heureusement il existe le prix Abel qui n’a pas cette limitation un peu stupide…), est quelque chose d’extrêmement difficile à accepter quand il reste encore de nombreuses années à vivre. J’ai souvent pensé à la retraite prématurée de Bjorn Borg, mon strict contemporain que j’avais tellement admiré durant sa carrière, pour sa maîtrise, son stoïcisme de marbre, et la beauté de ses gestes…

    C’est un peu la contrepartie de la normalité que cette acceptation soit plus facile au commun des mortels, et encore cela n’est-il pas toujours vrai. Combien de femmes, et même d’hommes à présent, essaient de reculer l’apparition des premiers signes physiques du vieillissement. Le marché de la chirurgie esthétique a certainement un bel avenir. L’acceptation sereine de son âge est, selon moi, le premier facteur d’équilibre personnel, je ne dirai pas de bonheur, le mot est galvaudé, mais d’équilibre et d’une certaine sagesse. Combien de fautes de comportement, de fautes morales, d’erreurs de jugement viennent d’une illusion sur son âge et ses capacités. On parle joliment du « démon de midi » pour désigner l’attirance de l’homme mûr pour des femmes plus jeunes. Elle a été parfaitement représentée par Rubens dans son tableau Suzanne et les vieillards (ou Suzanne au bain), qui nous montre une assemblée de vieillards concupiscents dont les regards sont saisissants de désir.

    Victor Hugo dit dans une de ses formules magiques et trompeuses dont il a le secret que « Le jeune homme est beau, mais l’homme mûr est grand ». Si tous les hommes mûrs pouvaient être grands et les jeunes hommes beaux…

    Quant à la fin de vie, elle pose le problème de savoir jusqu’à quel point accepter la diminution de ses facultés. J’ai lu quelque chose de remarquable chez Nietzsche à ce sujet. C’est la délicate question de l’euthanasie, de la mort volontaire dans des conditions dignes. Débat actuel dans lequel beaucoup de positions purement idéologiques prédominent, le plus souvent religieuses, qui refusent d’examiner la question avec un minimum de rationalité.

    S’il faut en viser une, c’est celle des croyants, plus particulièrement des catholiques, intégristes ou non, qui au nom du sacro-saint respect de la vie, une vie qui leur a été « donnée » par un miracle en vérité bien banal, qui n’est que l’exercice de la libido, refusent catégoriquement de l’abréger volontairement. Curieusement, en temps de guerre, ces mêmes croyants ne s’offusquent pas trop des jeunes gens qui meurent pour sauver la patrie, quelquefois une patrie qui n’est même pas la leur, comme les jeunes Américains du débarquement de 44.

    Le respect par principe de la vie qui alimente aussi le refus de la peine de mort, même pour les criminels les plus abjects, les violeurs d’enfants et les persécuteurs de vieillards, n’est pas pour moi un argument de grande valeur. Il y aurait donc deux conceptions de la vie, l’une pour le temps de paix et l’autre pour le temps de guerre ? Non bien sûr, et on peut même soutenir que la principale conséquence du traumatisme des deux dernières guerres a été une réévaluation considérable de la vie entendue comme le bien le plus précieux, celui qu’il faut protéger et prolonger à tout prix. C’est probablement la seule évolution de la société laïque contemporaine qui aille dans le sens des religions. Ajoutons-lui un certain goût de la repentance tout droit tiré de la culpabilité chrétienne et qui s’exerce particulièrement autour de la question du colonialisme. C’est le fond psychologique du « wokisme » actuel. J’aurai l’occasion d’y revenir.

    Amour/Amitié

    Nous vivons pour vous,

    vous nous décevez si souvent

    Sans doute les deux plus grands sentiments positifs que l’homme puisse éprouver dans sa vie, et les seuls qui nous permettent, ne fût-ce qu’un temps, de sortir de nous-mêmes, de nous libérer de nos propres conditionnements. Tel avare amoureux peut connaître une générosité inattendue. Tel timoré, incapable de geste dangereux, peut prendre un risque inconsidéré pour plaire ou séduire. Tel niais se contentant de reproduire les lieux communs en tout genre, peut connaître un éclair de sincérité touchante, sinon de génie, en déclarant sa flamme. Amitié et Amour sont, malgré l’apparence de la passion exclusive, tous deux alimentés par la passion de connaître. Pascal, si c’est bien lui l’auteur, dit dans le Traité des passions de l’amour qu’on a tort d’opposer la passion à la raison. La passion est une « précipitation de pensées » qui va d’un seul côté, mais ce sont des pensées, donc toujours des produits de la raison. J’aime bien cette définition qui fait de la passion, de l’amour, un débit concentré de pensées vers quelque chose à l’encontre de la raison qui en serait le cours régulier, c’est-à-dire le simple intérêt. Il y a une irrégularité de débit caractéristique de la passion. Néanmoins, avec le temps et le travail apaisant de la culture, cette concentration première se répartit plus uniformément, et devient un régime en quelque sorte régularisé, mais qui demeure d’autant plus longtemps.

    Dans la passion intellectuelle pour la musique ou les mathématiques, celles que je connais le mieux, il y a dans le même mouvement la volonté de connaître, d’élargir, même si au bout d’un certain temps, on revient toujours aux mêmes fondamentaux ; les œuvres préférées. C’est la même chose dans l’amour pour un être. On peut dans une vie être tenté d’en connaître d’autres. Si l’on est vraiment amoureux, on revient vers l’être aimé.

    L’Amour absolument exclusif vers un être ou une œuvre a d’ailleurs quelque chose d’inquiétant voire de pathologique. Une obsession dangereuse, une fermeture, une clôture qui rend si difficile à vivre les chagrins d’Amour. Dans l’amour au sens où je l’entends, il y a une curiosité qui pousse à connaître les êtres ou les objets voisins de l’être aimé. Je ne partage néanmoins pas la distinction de Sartre entre l’amour nécessaire et les amours contingents. S’il y a bien au cours d’une vie plusieurs amours de durée très différente, il n’y en a pas de plus importants que d’autres. La mémoire ne s’y trompe pas qui retient tout aussi bien la courte relation imprévue que la longue amitié qui finit par lasser.

    Dans l’amour pour une femme (je parle du seul genre qui m’attire vraiment…), il y a bien sûr quelque chose de magnifiquement spécifique, c’est la sexualité dont personne ne parle vraiment bien, excepté Freud et parfois Diderot avec une étonnante modernité. Les discours sur le sujet sont comme attirés par ces deux pôles que sont, soit la neutralité médicale qui manque l’essentiel en restant dans le descriptif et le fonctionnel, soit la vulgarité pornographique qui saisit bien quelque chose, mais certainement pas l’essentiel non plus. J’oublie l’immense champ des platitudes plus ou moins convenues sur le sujet. La forme première du désir, c’est bien entendu le désir sexuel. C’est le modèle de tous les autres. Désirer, posséder, obtenir cette certitude unique que la femme aimée m’appartient et, au moins un temps, n’appartient qu’à moi.

    Mais la sexualité, le désir physique se dissocie très facilement de l’amitié qui est davantage une entente psychologique. C’est alors la recherche du seul plaisir qui débouche très vite sur le culte du sexe comme objet, la pornographie, et inévitablement une dangereuse vulgarité pour ne rien dire des multiples déviations de l’acte sexuel. La sexualité est cette force distincte qui se superpose à l’amitié et peut persister mécaniquement alors que cette dernière a disparu.

    À l’inverse aussi, la sexualité peut disparaître alors que subsiste une certaine amitié. C’est le cas de beaucoup de couples. Finalement la période de l’amour pendant laquelle coexistent le désir sexuel et l’amitié est finalement assez brève.

    La sexualité est à la fois le moteur de l’amour entre deux êtres, et aussi son point faible, car elle représente la présence du corps dans le sentiment. Or le corps vieillit beaucoup plus vite en général que l’esprit qui, par le jeu de l’expérience et de la culture, parvient à se maintenir, alors même que ses performances propres ont diminué. L’évolution de l’amour avec le temps rejoint la problématique générale de l’âge. Au début l’amour fonctionne comme une addiction. On ne rêve que de retrouver l’être aimé. Puis le temps l’apaise et

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