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Les poètes de métier: Une brève histoire des métromanies professionnelles
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Les poètes de métier: Une brève histoire des métromanies professionnelles
Livre électronique365 pages4 heures

Les poètes de métier: Une brève histoire des métromanies professionnelles

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À propos de ce livre électronique

Du menuisier Adam Billaut au boucher Joseph Ponthus, du dentiste Marmont au docteur Camuset, du cordonnier Magu au géologue Cochon de Lapparent, nombreux sont les poètes qui ont évoqué leur profession dans leurs vers. Certains en ont fait des ouvrages didactiques, comme les enseignants de géographie, d'histoire ou de grammaire, d'autres de simples moments de plaisir partagé, comme le pharmacien Pascalon. Leurs œuvres sont tantôt ambitieuses, comme celle de l’avocat qui réécrit le Code civil en vers, tantôt émouvantes, comme les poèmes pacifistes d’un ancien officier. Tous ces écrivains, amateurs ou confirmés, ont cependant en commun d’être ceux que ce livre désigne, avec une ironie bienveillante, comme des « poètes de métier ». En quatre chapitres, Paul Aron esquisse de façon inédite une histoire de ces échanges entre profession réelle et art poétique. Mêlant érudition et humour, il dévoile ainsi un continent méconnu de l’histoire littéraire.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Paul Aron est docteur en philosophie et lettres de l’Université libre de Bruxelles. Il est directeur de recherche honoraire au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et professeur de littérature à l’Université libre de Bruxelles. Il s’intéresse à l’histoire de la vie littéraire, principalement des XIXe et XXe siècles, aux relations entre les arts et entre les médias de presse, la vie politique et l’histoire culturelle et journalistique.
LangueFrançais
Date de sortie23 avr. 2024
ISBN9782800418711
Les poètes de métier: Une brève histoire des métromanies professionnelles

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    Aperçu du livre

    Les poètes de métier - Paul Aron

    Introduction

    Ce livre aborde la poésie sous un angle inhabituel. Son point de départ est une pratique de la langue fondée sur le vers et le rythme que d’innombrables personnes ont entretenue dans les circonstances les plus diverses, et depuis bien longtemps. De nos jours, on tend à rabattre la versification sur la poésie et la chanson. L’histoire révèle des usages bien différents. On a connu une muse savante, inspirée par les modèles de l’Antiquité, qui s’est maintenue jusqu’au XVe siècle, et bien après chez certains auteurs. On a connu également une muse ordinaire qui a véhiculé et continue de véhiculer des émotions, des valeurs, des idées. Mais le développement de la prose a transformé le statut symbolique de la mise en vers. En perdant de son évidence, cette dernière est progressivement devenue une forme choisie en vue de certains effets. Dans le domaine littéraire, elle a successivement abandonné la fiction puis le théâtre. Une part de la poésie même s’énonce aussi en prose. Le mouvement a été encore plus tranchant dans les domaines scientifiques, jusqu’à marginaliser la langue française elle-même au profit d’un anglais international. Ces évolutions ont fait oublier des textes anciens, écrits en français (ou en latin) et en vers, qui ont été, en leur temps, perçus comme importants. Nulle institution n’a eu le souci d’entretenir leur souvenir. L’écriture en vers a été et est encore un fait social de grande ampleur largement occulté de nos jours¹.

    Cette méconnaissance est renforcée par deux autres raisons. Elle tient d’abord au fait que la poésie ordinaire a généralement circulé indépendamment de toute reconnaissance littéraire, c’est-à-dire sans qu’y opèrent les mécanismes de sélection et de consécration propres à ce domaine. Elle tient aussi à la diversité de ses supports, souvent éphémères, et aux liens étroits qu’elle entretient avec la musique et le chant.

    Le fil rouge qui noue les textes que je soumets à la curiosité du lecteur contemporain concerne une infime partie de cette production de textes versifiés. Il relie ceux que j’ai nommés les « poètes de métier », à savoir les personnes qui écrivent de la poésie en relation avec la profession qu’elles exercent dans la vie sociale et qui ne sont pas, ou peu, reconnues dans le monde des Lettres. J’entends par là les textes qui thématisent ce métier ou sont en liaison explicite avec lui, ce qui écarte les innombrables « chansons de marins », et autres, qui peuvent être considérées comme de la poésie, mais qui traitent de toutes sortes de sujets non professionnels. Une seconde restriction porte sur le statut éditorial des textes. Je ne retiens que des œuvres imprimées, quel qu’en soit le support (livre, revue, journal), parce que la publication est en soi un geste tourné vers un public, une offre d’effectivité du texte. Même réduit de la sorte, le corpus est imposant et ancien. Essayons d’en esquisser les contours et une périodisation. ← 9 | 10 →

    Un continent oublié

    En 1644, maître Adam Billaut, menuisier à Nevers, publie son recueil, Les Chevilles. Celui-ci s’ouvre sur une dédicace où le poète offre ses vers à un protecteur, en précisant :

    La même main qui te les offre

    Te peut encor offrir un coffre,

    Car quand je rabote ou j’écris,

    Ma raison met à même prix,

    Et même boutique enveloppe,

    Mon Apollon et ma varlope².

    Complètement oublié de nos jours, dans le premier tiers du XIXe siècle, Félix Becker, ouvrier menuisier dans l’Oise, est l’auteur de plusieurs chansons. On peut en extraire les vers suivants :

    La Scie

    De poète et menuisier

    Ma foi, j’ai la manie ;

    Et loin de m’en effrayer,

    J’ai résolu d’égayer

    La scie³.

    Bien plus près de nous, en 2019, Joseph Ponthus publie, lui, À la ligne. Feuillets d’usine, un récit en vers libres où il raconte sa vie d’ouvrier, au jour le jour, dans l’industrie alimentaire. Il précise :

    J’écris comme je pense sur ma ligne de production divaguant dans mes pensées seul déterminé

    J’écris comme je travaille

    À la chaîne

    À la ligne⁴.

    Billaut a probablement été un petit patron menuisier et non pas un ouvrier, et il travaillait pour la chambre des comptes de Nevers lors de la publication de son recueil ← 10 | 11 → de poèmes⁵. Becker a été un menuisier singulièrement instruit et engagé politiquement⁶. Ponthus a fait des études de lettres et collaboré à un premier ouvrage avant la publication de celui-ci. Il n’a pas écrit en vers, au sens classique du mot, mais dans une prose brisée qui lui a valu une immédiate et méritée reconnaissance publique. Mais ces précisions biographiques sont secondaires. L’important est que ces trois auteurs nomment d’emblée leur métier, et que celui-ci s’inscrit véritablement dans leurs textes poétiques comme thème et comme motivation. Tous insistent en effet sur le parallèle de leurs activités. L’ouvrier du bois fabrique des chevilles, il rabote ses vers, son successeur joue sur le triple sens de la scie, outil, instrument de musique ou rythme obsédant, et Ponthus relie la ligne de production au vers libre qu’il emploie.

    Voici donc un dispositif inhabituel. D’un côté, celui qui écrit signale sa profession réelle, de l’autre, il thématise ce métier dans ses vers. Or nous avons l’habitude de séparer le statut social du poète de son moi lyrique. Imagine-t-on Mallarmé signer « professeur d’anglais » le recueil de ses poésies, et Louis Aragon « adjudant médecin auxiliaire » son Paysan de Paris ? À l’inverse, personne n’attend des médecins ou des menuisiers qui écrivent qu’ils évoquent tous des remèdes ou des meubles. Les écrivains ont l’habitude de se présenter comme libres, indépendants des contingences. Ceux qui m’intéressent ici se situent d’emblée dans une posture paradoxale : ils énoncent à la fois une catégorie littéraire (« le poète ») et une autre, possiblement antagoniste (« le paysan » ou « l’ouvrier »). Dans certains cas, assez rares, les deux identités sont liées par un trait d’union, en particulier lorsqu’une institution les relaie. On aura donc des poètes médecins ou des médecins-poètes, la distinction demeurant circonstancielle et de peu d’importance pour le propos, sauf lorsque les acteurs la revendiquent.

    Ce point de départ invite à découvrir une sorte de continent méconnu de l’histoire littéraire, celui de la « poésie professionnelle ». Je m’intéresse aux vers produits en relation avec un métier et par ceux qui l’exercent : les rimes dues aux juristes, médecins, cheminots ou mineurs, qui évoquent le droit, l’art de guérir, les trains ou le charbonnage. Il ne s’agit donc pas de réunir les poèmes produits par tous ceux qui ont exercé un métier particulier – la plupart des avocats poètes n’ont pas thématisé leur métier dans leurs vers –, mais de réfléchir aux implications du signalement professionnel dans une pratique poétique.

    Bien entendu, cette « poésie professionnelle » est souvent le fait de « non professionnels » de la poésie, j’entends par là des poètes occasionnels, des amateurs peu consacrés par les institutions littéraires, au contraire de Billaut ou Ponthus. Ces amateurs ont rarement bonne presse. Ils sont non seulement exclus du canon littéraire, ce que l’on peut comprendre s’agissant de faire connaître les auteurs importants, mais ils sont également oubliés par les historiens du littéraire, ce qui est plus gênant. Car les amateurs sont, d’une part, des lecteurs qui participent à la vie des Lettres et, d’autre part, des praticiens qui ont l’ambition de plaire, de divertir ou de se rendre utiles en faisant des vers. Leur production est immense, publiée en brochures, en petits formats, en revues, à compte d’auteur souvent, ou simplement récitée lors de manifestations ← 11 | 12 → publiques. Elle forme un volume si considérable qu’il décourage tout inventaire. Aucun orpailleur n’y cherchera jamais les pépites d’un texte immortel. Et pourtant la masse de ces vers peut être comparée aux innombrables photographies prises par tout un chacun, sur support papier et aujourd’hui digital. Après avoir été méprisés face aux œuvres des photographes reconnus, ou abandonnés sur les marchés aux puces, ces clichés se révèlent d’une grande valeur documentaire, voire esthétique. Certains atteignent d’ailleurs des prix comparables aux œuvres des artistes cotés. Les écrivains occasionnels seraient-ils plus méprisables que les photographes du dimanche ?

    Je n’ai pas l’ambition d’escalader cette montagne de vers oubliés ni de servir de guide à de futurs excursionnistes. Mon objectif n’est pas de répertorier tous les écrivains du dimanche, mais de comprendre pourquoi et comment, le dimanche, certains font des vers sur leur métier quotidien et les publient. S’ouvre ainsi ce que l’on pourrait nommer le territoire d’une « littérature vernaculaire », sorte de toile de fond sur laquelle se détachent, selon des processus analysables, les œuvres reconnues et qualifiées⁷.

    Je ferai trois hypothèses de travail. La première est que les professions influencent la fabrique des vers et que cette influence transcende l’intention propre à chaque auteur. Si tel est bien le cas, nous nous trouvons clairement devant un « fait sociologique » au sens où Durkheim entendait le mot : une réalité collective objectivable déterminant les comportements individuels. Cela implique de ne pas privilégier un seul métier ou un seul groupe social, mais d’envisager un échantillon de professions diverses⁸.

    Ensuite, je suppose que les poètes qui évoquent leur « vrai » métier dans leurs vers sont presque nécessairement conduits à interroger cette pratique ; ils se réfèrent au « comment » et au « pourquoi » de leur écriture. Ce mouvement introspectif est comparable à l’autoréflexivité de « l’art poétique » des écrivains plus engagés dans la vie littéraire. Il est le moment où l’art de dire tend à se représenter pour lui-même. Même s’ils ne prétendent pas toujours participer à la littérature instituée, nombre de versificateurs de mon corpus ont tenu à préciser les raisons de leur activité. Ils révèlent ainsi une grande diversité de motivations, qui outrepassent les limites attendues d’un amateurisme occupationnel.

    Ma troisième hypothèse est que les différentes professions se disent en vers pour des raisons particulières, et pas seulement parce qu’elles comptent des poètes amateurs dans leurs rangs. Dans le contexte social qui rythme les usages du vers, il existe différentes temporalités propres à chaque métier et aux enjeux spécifiques qu’ils donnent à la rime. Ce livre voudrait esquisser une histoire du choix de versifier chez les professionnels retenus. ← 12 | 13 →

    Le temps des métromanes

    Il n’existe pas d’histoire sociale du vers français, même si les histoires et les anthologies de poésie abondent⁹. Or le vers est partout, et depuis toujours. Il est dans la chanson, dans l’espace public, sur les murs et les scènes de spectacle ; il décore les objets ou les tissus ; il accompagne la naissance, la mort, les amours, les compliments. Comme la chanson, le poème ne demande pas de connaissances littéraires et souvent n’ambitionne aucune légitimité. Il se borne à user d’une langue rimée ou rythmée, avec une dimension musicale non négligeable, et parfois aussi graphique (comme dans les acrostiches). Pour autant, si l’on prend en considération les poèmes publiés en langue française, une périodisation peut être esquissée.

    En 1737, le dramaturge Alexis Piron fait jouer une pièce dont le titre restera célèbre : La Métromanie. Le personnage principal est Damis, le Poète, un être défini par la manie (donc la folie) de faire des vers. Cette passion transcende les réalités sociales étanches de l’Ancien Régime :

    D’état, il n’en a point, il n’en aura jamais. ;

    C’est un homme isolé qui vit en volontaire ;

    Qui n’est ni Bourgeois, Abbé, Robin ni Militaire

    Qui va, vient, veille, sue, & se tourmentant bien,

    Travaille nuit & jour, & ne fait jamais rien¹⁰.

    Le Poète n’est pas seul à rimer, Francaleu, le père de famille, est également « démangé » par la rime, Lucile, sa fille, est séduite par les vers qu’elle entend, et même le barbon de service se voit embarqué dans la comédie.

    Pour une part, la pièce réagit contre la multiplication des pièces poétiques dans les revues littéraires (rien n’est plus faux que l’idée reçue selon laquelle le XVIIIe serait le siècle des philosophes et non des poètes). Le Mercure de France avait publié en 1729 des poésies signées Antoinette Malcrais de la Vigne, présentée comme une demoiselle bretonne. Il s’agissait d’une supercherie (l’auteur était Paul Desforges-Maillard), mais les admirateurs ne manquèrent pas, dont Voltaire lui-même. C’est pourquoi M. Francaleu, poète amateur, publie ses vers sous le nom d’emprunt de Mlle de Mériadec de Kersic. La satire porte donc sur l’amateurisme, mais aussi sur Damis, le « vrai » poète, qui défend l’idée audacieuse de dérober l’inspiration à ceux qui viendront après lui. À travers ses personnages, dont aucun n’est caricatural, Piron ← 13 | 14 → fait un tableau nuancé du goût public pour la poésie et des différentes attitudes sociales qu’il génère¹¹.

    De fait, sa pièce témoigne d’une vague de fond, déjà bien amorcée au siècle précédent, et qui ira s’amplifiant jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le monde du spectacle est un des lieux où s’observe cette montée en puissance de la versification. Sur les scènes, vers et prose sont pratiqués indifféremment dans les différents genres. La période révolutionnaire et les premières années du XIXe siècle voient se développer cette « métromanie » dans tous les secteurs de la vie sociale. On pétitionne en vers, on propose des concours académiques en vers, on manifeste des opinions, on fait de la réclame, on traite de l’actualité, on polémique en vers. La Convention nationale est envahie de pièces poétiques, certaines de pur opportunisme, chantant les exploits de la révolution au point qu’elle finit par décréter que la tribune sera réservée à la prose¹². Ce mouvement se poursuit puisque les historiens notent que « les recueils de vers publiés annuellement sous la Restauration l’emportent en nombre sur les romans¹³ ». Au grand dam des disciples de Boileau, la versification cesse d’être une exigence stylistique mise « cent fois sur le métier » ; elle devient au contraire le vecteur rapide et efficace des idées. Le vieux Nisard, qui ne l’aimait pas, voyait dans la poésie du XVIIIe siècle « une sorte de presse anticipée¹⁴ ». La formule est heureuse, car elle lie le vers à l’actualité. Elle est plus juste que celle de Lanson pour qui « la poésie a disparu », sous l’afflux des vers et des versificateurs¹⁵.

    Poésie et poétique

    Comment définir cette poésie ? Certainement pas comme l’expression d’un registre lettré, même si les recoupements sont nombreux. La sensibilité poétique, on le sait bien, excède largement le fait littéraire. On peut qualifier de poétique un paysage, un film, une œuvre d’art, une manière d’être, sans référence aucune à la forme nommée poésie. À l’inverse, tous les textes en vers ne se donnent pas pour poétiques. Certains sont didactiques, religieux, savants ou philosophiques. La distinction est bien connue et c’est à elle que fait référence la première phrase du Petit Traité de poésie de Théodore de Banville : « Presque tous les traités de poésie ont été écrits aux dix-septième et dix-huitième siècles, c’est-à-dire aux époques où l’on a le plus mal connu ← 14 | 15 → et le plus mal su la poésie¹⁶. » Mais ce sont effectivement ces traités qui décrivent de la manière la plus précise l’usage de la langue qui nous intéresse ici. Il s’agit de lui imposer un rythme particulier, scandé par la rime, et comprenant un nombre régulier de syllabes. Le vers doit respecter des règles (comme celles du hiatus), et peut se ranger sous diverses formes, fixes (comme le sonnet) ou narratives. Ce cadre se défait dans le courant du XXe siècle, au profit d’une poésie libérée de la rime et du syllabisme, même si paraissent encore de nos jours de nombreux recueils de poésie classique.

    La métromanie n’est donc pas morte. Sur le plan sociologique, elle est intéressante à plus d’un titre. Elle est d’abord révélatrice d’un savoir-faire et d’un goût largement partagés. Elle prend appui sur un apprentissage souvent acquis à l’école, qui mêle la mémorisation de quantité de vers avec des exercices d’application et de diction. Majoritairement nourri par les auteurs latins, mais aussi par les auteurs du XVIIe siècle, cet apprentissage forme l’oreille au rythme du vers et conduit à transposer assez aisément le modèle ancien vers les règles françaises¹⁷. Le passage d’un enseignement privé, par les précepteurs attachés aux grandes familles, à un enseignement en collèges (religieux puis républicains ou impériaux), destinés à la bourgeoisie et à une part de l’aristocratie, élargit considérablement le nombre d’élèves ainsi formés, souvent dans le vase clos des internats. Le goût des vers se propage aussi grâce aux jeux, aux éléments de conversation, de récitations et d’allusions littéraires qui font le charme de la mondanité des salons, des académies et des cénacles cultivés. Il est omniprésent au théâtre, jusqu’au tournant du XXe siècle. L’équivalent, dans les milieux populaires, ce sera la chanson, la sociabilité des ateliers et de l’usine, le compagnonnage. Par l’imprimé, grâce au développement de l’instruction élémentaire, grâce au brassage géographique et à la concentration urbaine, des ouvriers et des personnes peu instruites accèdent également à la publication de leurs vers, que favorisent par ailleurs certaines circonstances politiques.

    Un petit poème publié dans le journal satirique Le Tintamarre acte à sa manière l’élargissement social du cercle des impétrants versificateurs :

    Le langage des Dieux

    Maintenant chacun fait des vers

    Chacun veut pincer de la lyre ;

    C’est une rage, un vrai élire,

    Le monde a la tête à l’envers.

    Le tonnelier sur sa futaille,

    Le cuisinier à ses fourneaux,

    Chacun pense, chacun rimaille,

    Les vers rongent tous les cerveaux. ← 15 | 16 →

    La poésie a fait ses malles,

    Pour aller dans les plus bas lieux ;

    Bientôt le langage des Dieux

    Sera le langage des halles¹⁸.

    Le regret antidémocratique suggère que ce poème est écrit par un individu qui préférait le temps où les dieux étaient recrutés dans les classes supérieures. Mais son constat est pertinent. C’est bien alors que surgissent d’innombrables poètes, dans les casernes comme au prétoire, en médecine ou dans les salons de coiffure. Leurs textes ont été conçus isolément, le plus souvent à l’écart d’une tradition littéraire ou discursive. Mais au-delà de la performance individuelle, résultant d’un goût particulier d’un auteur pour l’expression versifiée, une fois constitués en séries, leurs écrits prennent un sens nouveau. Ils deviennent la manifestation durable d’un désir d’expression collective, inscrite dans une forme (le vers) et une modalité d’échange (la publication). Tel est le mouvement dont il faut constater l’ampleur et la permanence. Ce livre tente de considérer la métromanie des métiers comme un fait culturel méconnu, qui mérite d’être constitué en objet et balisé historiquement et poétiquement.


    1Pour le domaine scientifique, voir entre autres A. Armstrong et S. Kay, Une Muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusqu’aux grands rhétoriqueurs, Paris, Garnier, 2014.

    2Poésies de maître Adam Billaut, menuisier de Nevers, Nevers, J. Pinet, 1842, p. 7. Orthographe modernisée.

    3Chansons de Félix Becker, Paris, Lemoine ; Beauvais, Dupont-Dion, 1829.

    4J. Ponthus, À la ligne, Paris, Gallimard-Folio, 2021, p. 17 (éd. or. 2019).

    5D. Ribard, « Le premier poète ouvrier », Pratiques et formes littéraires, no 16, 2019, p. 243-254.

    6Voir La Liberté individuelle sous le régime de la charte-vérité, lettre adressée par Félix Becker, de la maison d’arrêt de Château-Thierry, à ses amis de l’« Union » et publiée par eux à son profit (30 novembre), Paris, 1832.

    7On pourrait aussi parler d’écritures ordinaires, comme le suggère Daniel Fabre dans le recueil qu’il a dirigé (Écritures ordinaires, Paris, P.O.L.,1993), bien que son enquête anthropologique concerne principalement des textes non destinés à la publication. La contribution de Marie-Laure Le Bail (« Écrire à Riverac », p. 351-372) montre bien la diversité des pratiques d’écriture des amateurs et des amatrices.

    8Nombre d’études sont consacrées aux poètes ouvriers qui sont, un peu paradoxalement, le groupe d’amateurs le mieux étudié. Il est important, je pense, d’élargir le corpus.

    9À l’exception notable des réflexions éparses de F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Colin, 1905-1953, de l’ouvrage d’O. Belin, La Poésie faite par tous. Une utopie en questions, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022 et de celui de D. Ribard, Le Menuisier de Nevers. Poésie ouvrière, fait littéraire et classes sociales (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, CNRS éditions, 2023.

    10 La Métromanie, comédie. Représentée pour la premiere fois par les comédiens françois, le 10 janvier 1738, À Paris, chez la Veuve Duchesne, 1769, p. 5. En 1671, dans La Comtesse d’Escarbagnas, Molière mettait déjà en scène un vicomte et un bourgeois, M. Tibaudier, qui rivalisaient de rimes amoureuses.

    11 St. Loubère, « Piron, ou l’apothéose du poète qui ne fut rien », Lumen. Travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle, no 35, 2016, p. 1-17.

    12 Décrets et lois 1789-1795. Collection Baudouin, disponible sur The ARTFL Project (https://artfl-project.uchicago.edu/).

    13 J.-L. Chappey, C. Legoy et St. Zékian, « Poètes et poésies à l’âge des révolutions (1789-1820) », La Révolution française, no 7, 2014, § 3, mis en ligne le 31 décembre 2014. [En ligne] https://doi.org/10.4000/lrf.1179

    14 Précis de l’histoire de la littérature française depuis ses premiers monuments jusqu’à nos jours, Paris, Firmin-Didot, 1878, p. 255.

    15 G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1922, p. 641. En 1922, Lanson reviendra sur ses jugements négatifs, dont il reconnaît que « l’idée romantique de lyrisme les a trop inspirés » (ibid., note 1, p. 644).

    16 Th. de Banville, Petit Traité de poésie française, Paris, A. Le Clère, 1872, p. 1.

    17 La distinction des langues joue peu de rôle en raison de l’importance du latin dans l’enseignement. Sous la rubrique « Vers » de ses Éléments de littérature (1787), somme de l’esthétique littéraire du siècle, Marmontel traite ainsi indifféremment des vers latins et français.

    18 Ch. R., Le Tintamarre, 24 août 1845.

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    Chapitre I

    L’art d’enseigner, en vers et pour tous

    Si l’enseignement, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, est principalement oral, c’est que les supports de l’écrit sont rares et chers. La tablette de cire ou d’argile, le papyrus ou le parchemin, le papier de chiffon sont peu accessibles aux écoliers et sont réservés à d’autres fins que l’apprentissage. Même lorsqu’il dispose de notes ou de livres, le maître s’exprime à voix haute, et les élèves sont censés retenir ses leçons. Le vers, qui découpe le discours en unités rythmiques, apparaît dès lors comme un exceptionnel outil de mémorisation. La transmission versifiée du savoir reste en usage jusqu’à l’apparition d’un papier bon marché. La démocratisation (relative) du public scolaire, autour de 1800, tend à augmenter la part de l’écrit. De plus, la généralisation de l’enseignement primaire à la fin du siècle bénéficiera d’outils pédagogiques autres que la récitation des formules mémorisées.

    Une vaste tradition a diffusé, dans l’Empire romain, des vers couvrant à peu près tous les domaines de la vie sociale, de l’astronomie (Marcus Manilius, Astronomica, ca an 10) à la chasse (Gratius Faliscus, Cynegeticon, entre 63 av. J.-C. et 14 de notre ère). Le modèle est grec, et le plus ancien texte didactique connu est celui d’Hésiode, Les Travaux et les Jours (fin du VIIIe siècle av. J.-C.). Le mètre, et donc le rythme poétique, est commun à tous ces textes. Une part du genre est constituée par les vers rédigés par les plus grands poètes à destination d’un élève ou d’un récipiendaire prestigieux, comme Virgile qui adresse les Géorgiques à Mécène, en dehors de toute relation d’apprentissage. Les auteurs consacrés ont donné une légitimité littéraire au modèle pédagogique, lequel est aussi transposé dans le domaine de

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