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Le Scorpion
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Livre électronique312 pages4 heures

Le Scorpion

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À propos de ce livre électronique

Depuis qu’il avait tourné l’angle des quais de la Seine, en venant de la gare d’Orléans, pour suivre aux clartés du gaz la montée du boulevard Saint-Michel, – vingt fois déjà des exclamations pareilles avaient salué Auradou… Lui, égaré, affolé comme un oiseau de nuit jeté tout d’un coup en plein jour, continuait à se frayer une route entre les bandes d’étudiants et de femmes qui descendaient le long du trottoir, houleuses comme un flot… Rêvait-il ?… Il n’en savait rien… Autour de lui tourbillonnait une foule bizarre, – des hommes très jeunes, le masque tiraillé et vieillot, convulsé par un rire factice ; – des femmes aux mouvements d’automates, à la figure artificielle, d’un blanc de plâtre et d’un rouge sanglant… Justement, ce soir-là, le quartier était en effervescence ; dans la journée, quatre étudiants avaient été acquittés en correctionnelle, après une bataille à Bullier avec des souteneurs. On fêtait leur mise en liberté et le boulevard latin avait sa physionomie des jours de carnaval.
LangueFrançais
Date de sortie1 juil. 2023
ISBN9782385741884
Le Scorpion

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    Aperçu du livre

    Le Scorpion - Marcel Prévost

    PREMIÈRE PARTIE

    I

    — Regarde donc ce curé qui déménage !

    — Hé, mon petit père, faut-il te porter ta malle ?

    — C’est pas un curé, çà, voyons ! Il est trop jeune !…

    — C’est une farce de carabins… Coâ !… Coâ !…

    Depuis qu’il avait tourné l’angle des quais de la Seine, en venant de la gare d’Orléans, pour suivre aux clartés du gaz la montée du boulevard Saint-Michel, – vingt fois déjà des exclamations pareilles avaient salué Auradou… Lui, égaré, affolé comme un oiseau de nuit jeté tout d’un coup en plein jour, continuait à se frayer une route entre les bandes d’étudiants et de femmes qui descendaient le long du trottoir, houleuses comme un flot… Rêvait-il ?… Il n’en savait rien… Autour de lui tourbillonnait une foule bizarre, – des hommes très jeunes, le masque tiraillé et vieillot, convulsé par un rire factice ; – des femmes aux mouvements d’automates, à la figure artificielle, d’un blanc de plâtre et d’un rouge sanglant… Justement, ce soir-là, le quartier était en effervescence ; dans la journée, quatre étudiants avaient été acquittés en correctionnelle, après une bataille à Bullier avec des souteneurs. On fêtait leur mise en liberté et le boulevard latin avait sa physionomie des jours de carnaval.

    Derrière Auradou, qui traînait au milieu de ce tumulte sa soutane grise de la poussière du voyage et sa grande valise à forme ancienne, une bande s’était peu à peu formée – étudiants et filles, complètement saoûls. Ils le suivaient sans qu’il s’en aperçût, alignés en monôme, hurlant une romance du quartier :

    Les p’tit’s fill’s de la Villette

    Ne sont pas laides du tout,

    Laides du tout,

    Elles ont des chemisettes

    Qui ne pass’nt pas le genou…

    Entends-tu le coucou, Marinette,

    Entends-tu le coucou ?…

    La mélopée était étrange ; elle sautillait, aidant à la marche. D’instinct, sensible au rythme comme tous ceux de Gascogne, Jules Auradou avait réglé son pas sur la mesure de l’air, et il semblait vraiment conduire le monôme. Des gens attablés aux cafés, voyant passer cela, croyaient à une farce, la trouvaient plaisante, et riaient…

    Au coin du boulevard Saint-Germain, Auradou hésita un peu. Le remous de la foule encombrait les abords des tramways… Il n’osait passer. La bande qui le suivait eut le contre-coup de son arrêt ; il y eut des bousculades et des cris. Lui, ayant vainement cherché des yeux un gardien de la paix qui lui indiquât sa route, se décida à traverser… Les autres le suivirent avec des gambades. La chanson déroulait toujours la série de ses couplets :

    Elles ont des chemisettes

    Qui ne pass’nt pas le genou,

    Pas le genou ;

    Le tailleur qui les a faites

    A regardé par-dessous !

    Entends-tu le coucou, Marinette,

    Entends-tu le coucou ?…

    Mais brusquement, une bande de jeunes gens, accrochés par le bras, se mit à dévaler des hauteurs, prenant le trottoir en travers, bousculant tout au milieu des protestations et des injures. Auradou se trouva pris dans le tourbillon, porté un instant avec sa valise, collé contre une belle fille qui, pour rire, se serrait sur lui, en lui faisant sentir tout le moulage de son corps. Enfin, on se dégagea ; des gardiens de la paix rompirent les bandes et firent circuler les curieux… Il s’était fait autour du jeune homme une sorte de vide, mais, de partout, la foule arrivait reformée… Auradou eut peur de se retrouver pris. Perdant la tête, il tourna à gauche, et enfila une des rues latérales qui s’ouvraient sur le boulevard, pleines de mystère et de nuit.

    Là, tout changeait subitement. Presque personne. À peine quelques lumières aux fenêtres, – aux portes entrebâillées où se pressaient trois ou quatre filles de brasserie, curieuses de voir du côté du boulevard… Auradou s’avançait, le cœur troublé et douloureux… Une vague anxiété l’envahissait, à présent qu’il marchait dans cette ombre. Ses souvenirs de là-bas lui revenaient – ce qu’on disait de Paris au séminaire – la grande Babylone, la Sodome moderne. Derrière les façades lépreuses, son imagination devinait on ne sait quelles scènes monstrueuses – des choses comme on en voit dans les livres de confesseurs, – des crimes de Gomorrhe. Et, presque malgré lui, ses yeux plongeaient avidement par l’entrebâillement des portes, où il croyait apercevoir des formes confuses, enlacées…

    Quelqu’un lui prit le bras dans l’ombre. Auradou tressaillit. C’était une femme.

    Toute petite, grasse, sentant la parfumerie – elle lui disait :

    — Viens-tu chez moi, mon bébé ? – J’ai un bon feu. Viens-tu… Allons, mignon, laisse-toi aimer…

    Elle s’interrompit, – et s’esclaffa :

    — Ah maman ! elle est bonne ! j’ai raccroché un curé !…

    Tandis quelle s’éloignait, Auradou l’entendit longtemps encore rire bruyamment de la rencontre. Lui, cette aventure vulgaire l’avait secoué jusqu’aux profondeurs de son être. Il poursuivit sa route en se frappant le cœur :

    — Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Je suis un misérable et un lâche…

    Il se signa, ayant regardé furtivement s’il était bien seul. La crainte le tenait maintenant d’avoir succombé un instant, – lorsque cette femme se pendait à lui. Alors, perdu dans le labyrinthe de ses remords et de ses désirs, il murmura le mot amer de saint Augustin :

    « Je demandais la chasteté – et j’avais peur de l’obtenir… »

    Cependant, la rue tourna presque d’équerre. La nuit se fit plus opaque. De loin, Auradou entendait encore bruire le boulevard, – poursuivi par le rythme cadencé de la chanson :

    Entends-tu le coucou, Marinette,

    Entends-tu le coucou ?

    La rue sinueuse qu’il suivait s’était tout d’un coup ouverte sur une voie plus large… Sans s’en douter, il était revenu sur ses pas ; du trottoir qui longe le Collège de France, il revoyait maintenant la grande illumination du boulevard Saint-Michel, dont le tumulte lui parvenait.

    Décidément, il s’était perdu.

    Un polytechnicien passa, le pas rapide, la pèlerine flottante. Auradou le prit pour un gardien de la paix et, l’abordant timidement, lui demanda :

    — Monsieur, la rue des Postes, s’il vous plaît ?…

    Justement il était tombé sur un « postard ». Le jeune homme répondit :

    — La rue Lhomond, vous voulez dire ? Suivez le Collège de France ; troisième rue à droite. Vous arriverez sur une grande place où il y a un monument ; le Panthéon. Tournez-le à gauche, et allez ensuite droit devant vous, jusqu’à ce que vous trouviez une rue perpendiculaire. C’est la rue des Postes.

    Il salua et s’éloigna.

    Auradou reprit sa marche. Il hâtait le pas, à présent, pressé d’arriver.

    Il s’engagea dans de petites rues très étroites ; il y avait sur les portes des gens qui causaient, comme en province… L’écho du boulevard se faisait moins distinct. Seulement, en passant devant un débit, le jeune homme entendit le grincement d’un violon et les trépignements d’un quadrille… Tout cela lui rappelait Nicole, et les frairies du mois d’août, et les bals chez Hortense, dont le bruit venait les troubler dans leur retraite, son frère et lui, et dérangeait les gens pieux qui priaient à vêpres…

    Auradou traversa la grande place, où le Panthéon dessinait ses contours puissants, comme une bête monstrueuse qui eût dormi là. Il se répétait les indications du polytechnicien :

    — … Tourner à gauche… Puis tout droit jusqu’à une rue perpendiculaire…

    À la lueur d’un réverbère d’angle, il lut sur une plaque, devant lui :

    — Rue Lhomond.

    Il était arrivé. Le cœur lui battit à se sentir si près du but. Comment allait-on le recevoir dans cette grande maison de prêtres, lui, étranger à la « province, » – presque inconnu ?…

    Devant lui se dressait une muraille grise, surmontée de treillages comme pour défier toute escalade ; puis venaient des bâtiments aux fenêtres closes, – pas une lumière, pas un bruit. C’était bien ainsi qu’il s’était figuré cette maison des Postes, d’après les récits du P. Jayme… Il vit une porte cochère, enfoncée dans une arcade dont l’arc fléchissait : il chercha une sonnette ou un marteau et ne trouva rien.

    À la porte suivante, il vit un marteau et frappa. Le bruit éveilla des résonances lointaines, comme s’il eût traîné parmi les espaces sonores de grandes salles inhabitées. Auradou attendait, à la porte, appuyé contre le battant. Mais rien ne venait ; c’était un silence mortel, plein d’épouvantements.

    Alors il eut peur. Peur de s’être définitivement égaré ; peur d’être le jouet d’une illusion fantastique ; – peur de rêver on ne sait quel cauchemar incohérent ; – toutes les peurs confuses d’une imagination désordonnée que l’idée constante de surnaturel emplissait du doute des choses existantes… Ses lèvres murmurèrent avec tremblement la phrase – l’oraison jaculatoire par laquelle, d’habitude, se traduisaient toutes ses prières mentales :

    — Mon Dieu ! ayez pitié de moi : Je suis un misérable et un lâche !

    Il fit un effort sur lui-même et avança encore de quelques pas. Là, la rue s’éclairait d’un bec de gaz, au-dessus d’une porte voûtée, basse et massive. Comme le jeune homme allait se décider à frapper encore une fois, la porte eut un sourd tressaillement et s’entrouvrit d’elle-même.

    Auradou, l’ayant poussée, se trouva dans un vestibule. Un vieux en lunettes lisait un gros livre, dans une loge vitrée. Il lui demanda, s’approchant du guichet :

    — C’est bien ici la rue des Postes ?

    Le vieux ne répondit pas. Il poursuivit sa lecture quelques instants après s’être levé, ouvrit la loge et précéda Auradou. Ils traversèrent ensemble une petite cour, puis d’immenses corridors éclairés d’espace en espace. Un religieux en soutane noire passa, le pas allongé et lent, les mains pendantes sur les grains du rosaire. Jules le salua, et le religieux souleva sa barrette.

    Dix heures sonnaient. Devant une porte qu’éclairait une lampe d’applique, le vieux s’arrêta et dit à mi-voix ces deux mots :

    — Père Préfet !…

    Puis il frappa.

    — Trez !… fit une voix à l’intérieur.

    C’était une chambre banale de religieux, des murs, peints en vert, quelques lithographies pieuses ; le bureau de chêne blanc, l’alcôve à rideaux jaunes.

    Le préfet, un petit homme gros et rond, était debout devant son bureau, examinant une facture. Sur le bureau, des patins américains, destinés aux élèves, s’entassaient, tirés d’un paquet éventré à terre dont la paille, les ficelles et le papier encombraient le plancher.

    Il n’avait jamais vu Auradou. Mais, dès qu’il l’aperçut devant lui, il lui tendit les deux mains.

    — C’est vous Jules ?… Fait bon voyage, n’est-ce pas ?… Plein de bonne volonté, de confiance ?… Besoin de vous peut-être bientôt, vous savez ?…

    Et il l’embrassa d’un double baiser de prêtre, un sur chaque joue – un simple contact qui piqua désagréablement le jeune homme-comme le frôlement d’une râpe.

    — Mais oui, mon père, murmura celui-ci. Bien sûr je suis tout à vous… Vous savez sans doute mon vif désir d’entrer dans la Compagnie.

    Il s’attendait à quelques mots de pieux encouragements, mais le préfet éclata d’un gros rire.

    — Ah ! fit-il : ce bel accent gascon, je le reconnais… Cela me rappelle Bordeaux, et le courss de l’Inteindeince, et le beau collège ogival de Tivoli… Poh !…

    Il eut quelques instants d’hilarité, devant le jeune homme décontenancé. Enfin il reprit son sérieux.

    Ostiarius, n’est-ce pas ? murmura-t-il.

    — Oui, mon Père. Depuis le 8 décembre dernier… Dans notre diocèse, à Agen, on donne séparément les petits ordres… Dans cinq ans j’aurais été prêtre…

    — Maintenant, mon Jules, répondit le P. préfet, vous le serez dans treize, si vous restez avec nous. Trente-trois ans !… La mort de Notre-Seigneur… Il a bien attendu jusque-là pour célébrer le saint sacrifice. Vous pouvez bien faire comme lui, pas vrai ?… Poh !…

    Il éclata de rire de nouveau, trouvant cette idée drôle. Il poursuivit :

    — Cela vaut mieux comme cela, voyez-vous. Les novices entrant dans la compagnie n’ayant au plus que des ordres mineurs, – voilà ses vrais fils. Les autres n’en sont que les gendres. N’est-ce pas saint Ignace qui a dit cela, frère ?… Poh !…

    Le Frère portier – ce vieux qui avait conduit Auradou et qui se tenait dans l’ombre, eut un sourire respectueux.

    — Demain, reprit le préfet, vous commencerez à travailler… Vous allez refaire vos élémentaires avec les saint-cyriens. Ce n’est pas la première fois, ici, qu’un minoré suit les cours des élèves. Tous nos professeurs y ont passé. Les élèves ont même donné un nom à ces condisciples en soutane. Ils les appellent des scorpions.

    Jules se taisait. Le Jésuite continua, s’adressant au frère :

    — Allons, montrez-lui sa chambre, à cet enfant !… Vous allez être à votre aise, allez !… Au noviciat, si vous y êtes jamais, vous n’aurez pas des appartements comme cela pour vous tout seul… Pauvre enfant !…

    Et, l’attirant contre lui, il le baisa avec une tendresse sincère, toute paternelle, et lui traça ensuite, du pouce, une croix sur le front.

    — Conduisez-le, Frère… Vous savez, l’ancienne chambre du P. Chabrier.

    Jules, ému sans s’expliquer pourquoi de cet accueil, s’en alla, suivant la longue redingote du frère par les corridors pleins de pénombre… Des tableaux encadrés s’accrochaient aux murs… Les deux hommes montèrent un escalier de pierre, bien large, usé des deux côtés aux piétinements des doubles files d’élèves…

    Devant une lampe clignotante, qui veillait une statue de la Vierge, tous deux se signèrent.

    Ensuite le corridor se faisait tout noir. C’était un silence de nécropole, – un silence prodigieux…

    Le Frère, qui voyait clair dans cette nuit, s’arrêta, et ouvrit une porte en disant :

    — Votre chambre !…

    Leurs yeux, habitués à l’obscurité, distinguèrent à la demi-clarté qui tombait de la fenêtre une pièce assez vaste, avec alcôve et bureau, comme celle du préfet.

    — Vous avez des allumettes sur votre table de nuit, dit le portier. Bonne nuit, sous la protection de la sainte Vierge et de votre ange gardien.

    Et il disparut.

    Auradou, demeuré seul, posa sa valise à terre et, sans allumer de lumière, s’approcha de la fenêtre. La rue s’éclairait vaguement devant lui. Sous ses yeux s’élevait le mur austère du collège des Irlandais. Des silhouettes d’arbres nus surmontaient sa crête, – et ces arbres et ce mur étaient tout ce qu’on voyait…

    Les émotions de la soirée, les fatigues du voyage se résolvaient maintenant pour le jeune homme en une fièvre épuisante, qu’il sentait lui jaillir des doigts en effluves électriques… Très vite, il se déshabilla et ouvrit le lit… Mais, avant de s’y étendre, il s’agenouilla, malgré sa fièvre, et se mit à prier.

    Prière très longue, qu’il recommençait cent fois, reprenant chaque oraison où il pensait qu’une distraction l’avait saisi… Onze heures sonnaient quand il se releva ; il se glissa dans la couchette, mais pour se jeter au dehors presque aussitôt : c’était une mortification quotidienne que cette relevée immédiate, et la prière grelottante qui suivait, à genoux nus sur le carreau… Celle-ci finie, il baisa plusieurs fois le sol, ayant écarté la descente de lit pour trouver le froid du carrelage, qu’il effleura de sa langue.

    Et, lorsqu’il fut rentré dans ses draps, ce furent encore des embrassements de scapulaire, de longues litanies de demandes spéciales :

    — Mon Dieu, très sainte Vierge, mon saint Patron, je vous offre cette nuit. Faites, je vous en prie, qu’il n’y ait ni pour Pierre, ni pour le père Jayme, ni pour tous ceux que nous aimons, de péché, de maladie ou de mort… Donnez-moi des affections pures et des rêves purs… Faites que je sois bientôt novice et éclairez-moi sur ma vocation…

    Puis il tira le chapelet qu’il avait glissé sous son traversin et récita trois dizaines. Il baisait les grains avec une ferveur extraordinaire, et, après chaque dizaine, murmurait :

    — Cœur de Jésus, faites qu’Elle reste chaste !… Je vous donne ma vie pour sa pureté.

    Enfin, la longue série de ses oraisons étant close, – il se pelotonna sous les couvertures et chercha le sommeil…

    Mais la fièvre le tenait toujours ; elle évoquait devant ses yeux fermés, pêle-mêle avec les derniers tableaux de Paris entrevu, – les souvenirs du village natal, quitté la veille… Un grand fleuve gris, couleur d’étain, traînant son ruban entre les peupliers et les « aoubas ; » – d’étranges cavernes, creusées dans la craie d’un roc ; et, au milieu de ce paysage apparu comme à travers un brouillard d’hiver, – une forme de fillette blonde, les cheveux en tresse, une robe à petits dessins blancs sur fond violet…

    Tout le pays natal – le cher pays ! – se découvrait en courtes échappées, alternant avec les récentes visions du boulevard latin, de ce coin de Paris traversé tout à l’heure… Cela tourbillonnait dans son rêve en mascarade houleuse, tandis qu’au loin il croyait entendre encore le rythme sautillant de la chanson :

    Entends-tu le coucou, Marinette,

    Entends-tu le coucou ?

    II

    Toute la vie d’Auradou avait tenu jusque-là dans le cadre obscur du hameau de Gascogne, où, vingt ans auparavant, il était venu au monde.

    Bien des villages de l’Agenais ressemblent à celui-là. À cheval sur la route d’Aiguillon à Tonneins, – pris entre les coteaux et le talus du chemin de fer, – Nicole se voit à peine des hauteurs, semant ses toits rouges dans le vert des arbres. Seule, l’église, avec son bas clocher, émerge au-dessus de l’amas confus des maisons… Mais, à deux pas de là, le paysage s’ouvre radieusement. Le Lot et la Garonne se rejoignent, découpant à leur confluent, entre deux vallées admirables, une île étroite, toute en peupliers, – qui d’en haut semble un croissant de verdure sur fond d’argent.

    La maison où Jules Auradou vint au monde est la seconde qu’on rencontre en venant de Tonneins. Depuis trois ans, elle est redevenue ce qu’elle était quand il y naquit, – l’auberge de l’endroit. Les marchands de bestiaux y descendent, allant et venant entre les gros bourgs voisins, les veilles et les lendemains de foire… Au milieu d’une nuée de mouches, on y sert le tourin aux tomates, – et le jambon de Tonneins, cuit dans son jus.

    En 58, le pays était prospère – autrement riche qu’à présent. Toutes les plaies d’Égypte se sont abattues sur ce Lot-et-Garonne, et le ruinent peu à peu : le phylloxéra qui ronge les ceps, la gelée qui tue les pruniers, la grêle qui met en morceaux les pieds de tabac ; puis de temps en temps, la Garonne, qui sort de son lit, emporte les arbres avec l’humus, et démolit les villages… Mais, au temps de la naissance du petit Auradou, – les terres rapportaient, les ventes marchaient ferme, les foires et les frairies étaient nombreuses et fréquentées… Dans la salle basse de l’auberge, la mère Auradou – la Martine, comme on l’appelait, suffisait à peine avec sa petite servante Estelle, à servir le monde, et, les jours de marché, il fallait mettre des tables devant la porte, pour que chacun pût manger.

    La Martine, au milieu de ce tumulte, des appels sonores en patois local, du choc des verres et des bouteilles, promenait gaillardement sa belle carrure et sa grosse gaîté d’ancienne jolie femme, maintenant veuve et voisine du retour. Le village et le pays l’estimaient : on la savait bonne et très honnête, un peu trop dans les curés, par exemple, disaient quelques-uns ; mais on l’excusait ; n’avait-elle pas un grand fils de vingt-cinq ans prêtre à Agen, professeur de mathématiques au petit séminaire de Saint-Caprais ! Il venait de temps en temps la voir à Nicole. Alors, la Martine débordait d’orgueil. Très fière, elle se promenait le soir sur la route, le long du village, au bras de ce grand garçon à la figure d’ascète, qu’on disait si savant et que les paysans saluaient respectueusement en l’appelant Moussu Pierre !…

    Or, le 2 février 1858, Pierre Auradou reçut à Agen une lettre de sa mère – une lettre écrite de cette grosse écriture incorrecte qu’il connaissait bien. Elle lui demandait de venir tout de suite à Nicole. Non pas qu’elle fût malade, au moins ! Mais elle avait quelque chose d’important à lui dire : il fallait qu’il vînt et même qu’il se hâtât…

    Pierre demanda un congé à ses supérieurs et partit tout anxieux. Que pouvait lui vouloir sa mère ?… C’était la première fois qu’elle le mandait ainsi en plein milieu de l’année… L’inquiétude le mordait au cœur, tandis que le train l’emportait à travers la vallée de l’Agenais, toute dévêtue par l’hiver. Il avait peur, malgré l’assurance que lui donnait la lettre, de trouver la Martine au lit, malade à mourir. Vaillante comme il la savait, elle aurait été bien capable de travailler jusqu’au bout et de ne se coucher que pour tout à fait.

    À Port-Sainte-Marie, comme le train s’était arrêté, ronflant devant la gare où tremblait la sonnerie d’un timbre, – il vit sur le quai des métayers de Clairac qu’il connaissait, – causant entre eux à grand renfort de gestes et de jurons… De la portière il leur dit bonjour ; les gens se retournèrent, cessèrent brusquement de se parler, l’air gêné. Un seul répondit :

    — Eh ! adieu, moussu Pierre !

    Ils s’éloignèrent vers la gare, sans plus rien dire, balançant gauchement leurs bras en paysans inhabiles à dissimuler leur embarras.

    Pierre n’y comprenait rien.

    La machine siffla et repartit ; le prêtre était tout songeur… Avant d’atteindre la gare de Nicole, qui est assez éloignée du village, – on passe devant celui-ci, – quelques maisons fuyant le long de la route. Pierre jeta un coup d’œil anxieux à l’auberge. Il redoutait

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