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La citoyenneté confisquée: Nouvel essai de refondation du politique
La citoyenneté confisquée: Nouvel essai de refondation du politique
La citoyenneté confisquée: Nouvel essai de refondation du politique
Livre électronique1 575 pages25 heures

La citoyenneté confisquée: Nouvel essai de refondation du politique

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À propos de ce livre électronique

L’affirmation ici développée et argumentée sous l’angle strictement philosophique s’énonce simplement : La crise du système représentatif était inévitable parce que la représentation politique trahit l’essence même du politique. La citoyenneté n’ayant de sens que par la participation directe et personnelle de chaque citoyen aux décisions collectives, le politique ne saurait être autre chose que l’espace de la discussion entre les citoyens à la recherche d’un accord sur toute question que la société pose à l’État. Dans tous les pays où elle a pris naissance dans le sillage des révolutions du 18e siècle, la démocratie représentative a fini d’apporter ce qu’elle pouvait produire de meilleur : l’émergence d’une conscience citoyenne demandant aujourd’hui à s’émanciper des tutelles politiques afin que soit confiée aux citoyens la responsabilité du monde. Le 21e siècle sera celui de la citoyenneté délibérative ou il ne sera pas.
Idée simple, donc, mais non simpliste. Elle ne peut être fondée et justifiée que par une pensée du politique appelée à réinvestir la querelle des Anciens et des Modernes pour explorer les capabilités citoyennes à la lumière d’une théorie de l’existence et d’une métaphysique de l’homme.

C’est ce que tente l’auteur de cet ouvrage, sur deux parties :
1 / Une partie « critique », dont l’objet est d’abord de récapituler les raisons de l’insuffisance puis de la faillite du système représentatif. Suit le travail de « refondation du politique » proprement dit, qui convoque moins l’expérience grecque ancienne que les idéalités tirées de cette expérience par les poètes et intellectuels grecs, puis synthétisées dans la pensée d’Aristote.
2 / Une partie « prospective » dont l’objet est d’envisager, à la manière d’une utopie philosophique, les dimensions théoriques d’une reconquête nécessaire de la citoyenneté d’exercice. Sous le néologisme « politécratie » – préféré à « démocratie directe » – est alors élaboré le concept de régime des citoyens délibérants. Puis sont étudiées autant les raisons et modalités du confinement moderne des citoyens dans la société civile que les conditions d’une réhabilitation possible de la citoyenneté politique.

[Voir la table des matières section par section en fin de volume]


À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Dias est Professeur agrégé de philosophie. Il a consacré toute sa carrière professionnelle à l’enseignement de cette discipline dans deux lycées ruraux. Il a publié un commentaire explicatif de La crise de la culture de Hannah Arendt et a collaboré à diverses revues spécialisées. A travers ses articles, mais aussi à la faveur de sa participation étroite au lancement de l’Université Populaire de Guéret sous l’égide du Cercle Condorcet de la Creuse, il a commencé d’explorer, dés 2005, les idées maîtresses du présent ouvrage. En partant des bases théoriques développées dans La citoyenneté confisquée, il voudrait maintenant travailler à transmettre aux nouvelles générations l’utopie philosophique du « régime des citoyens », comme une alternative au dépérissement des démocraties représentatives.

LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie13 avr. 2023
ISBN9782384544219
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    Aperçu du livre

    La citoyenneté confisquée - Michel DIAS

    Introduction

    On sait comment la démocratie représentative s’accommode du fameux énoncé d’Aristote selon lequel l’homme est « par nature un animal politique* (politikon zôion) »¹. Passons sur la grossière ignorance du texte original qui en inspire l’usage le plus courant. Usage qui alimenta par exemple, pour n’en donner qu’une illustration récente, les chroniques nécrologiques faisant suite au décès de l’ancien Président de la République française Jacques Chirac en 2019 : « La presse étrangère, pouvait-on lire dans Le Courrier International, rend hommage à cet animal politique, incarnation du dernier gaulliste»². Alors que la formule aristotélicienne se veut une proposition affirmative universelle, cette interprétation la réduit sciemment à la signification d’une particularité rare au sein du genre humain. Quelques hommes seulement, au caractère spécialement trempé, se démarqueraient donc du tout-venant par leurs dispositions exceptionnelles aux joutes politiciennes. « Animal politique » n’est plus alors que le surnom dont on affuble l’idiosyncrasie* singulière de ces bêtes de combat, individualités hors du commun, acharnées à en découdre avec leurs congénères dans l’arène politique. Non content de trahir la portée essentialiste de la proposition d’Aristote, cet emploi vient consacrer ce qui est bien la plus anti-politique des conceptions actuelles du politique.

    Plus sérieusement, mais avec non moins d’indélicatesse, le détournement de l’énoncé aristotélicien vient couramment étayer l’assimilation de la démocratie* à un mode d’existence sociale³. Il importe, par là, de faire oublier aux citoyens le versant politique du régime démocratique. Ce que l’on appelle « la société démocratique » tire alors parti de l’extension sémantique du qualificatif politikon⁴. Le chantre de la « société démocratique » promeut volontiers l’idée que l’expression du Stagirite⁵, loin de vouer l’être humain à l’activité politique, le destine à la vie en société, vaguement rebaptisée pour l’occasion le « vivre ensemble ». « L’animal politique » devient « animal social »⁶. L’absorption moderne de la sphère politique par la sphère sociale fait le reste : au prix de cette banalisation du propos d’Aristote, on atteste que la « nature politique » de la personne* humaine est suffisamment honorée par le processus de socialisation des individus*. Être un « être politique » ne vouerait pas nécessairement chacun de nous à s’extraire de la société civile pour briguer personnellement la responsabilité des affaires humaines* en lieu et place de ceux qui légifèrent et gouvernent au nom des autres. En un tournemain, la maxime aristotélicienne se trouve ainsi aisément expurgée de ce qui pourrait l’opposer au système représentatif. Dès lors, la confiscation de l’activité politique par une minorité d’êtres humains ne saurait être le problème auquel nous confronte, par cette phrase emblématique, la philosophie d’Aristote. Et prétendre le contraire serait se rendre suspect d’une lecture trop naïvement littérale de sa traduction.

    Pourtant, pensée sous l’angle de cette platitude de lecture, la revendication actuelle d’une nouvelle forme de citoyenneté pourrait bien révéler sa raison profonde. Et le désenchantement généré en quelques siècles par l’expérience démocratique moderne pourrait paraître exprimer davantage aujourd’hui que l’insatisfaction chronique et routinière des gouvernés à l’égard de leurs gouvernants. La technicisation et la mondialisation des vecteurs du bonheur humain connaissent des revers inquiétants et planétaires, qui font douter les citoyens des pouvoirs politiques, mais non de la politique elle-même. De forums sociaux en rassemblements spontanés, de places occupées en nuits debout, de lancements d’alertes en protestations indignées, en baskets ou en gilet jaune, s’est imposée l’idée que la politique est redevenue l’affaire de tous. Si tel est le cas, l’histoire de l’humanité du point de vue politique nous est rétrospectivement éclairée comme celle d’un permanent déni de la spécificité humaine en chacun de nous. « Il reste encore beaucoup à faire (…) pour lutter contre les formes persistantes de confiscation de l’expression citoyenne »,⁷ écrit Pierre Rosanvallon. L’une des premières choses à faire est de se demander si l’enjeu d’une « forme d’appropriation citoyenne du pouvoir »⁸ n’est pas de répondre désormais à la frustration de citoyens trop longtemps privés de leur essence politique. Plus qu’à la « démocratie d’exercice*» — qui propose aux citoyens d’être « investis de façon plus continue dans le contrôle des gouvernants, l’action de ces derniers étant soumise au respect de tout un ensemble d’obligations »⁹ — c’est à une « citoyenneté d’exercice* » qu’il nous faut réfléchir pour donner droit à la vocation politique de l’homme.

    Car la proposition d’Aristote ne traite pas d’une humanité générique et abstraite dont la nature politique s’accomplirait à l’insu de chacun. Elle dit que chaque être humain est, par essence, un être politique et que son humanité ne peut s’accomplir qu’à la faveur de l’existence politique. C’est bien la réalisation de l’humain en la personne* de chacun qui est en jeu. De plus, la nature politique de la personne humaine ne saurait, selon le précepte aristotélicien, être automatiquement garantie par le simple jeu de l’appartenance à une communauté politiquement organisée. Elle n’est à l’œuvre que lorsqu’elle se manifeste — c’est-à-dire lorsqu’elle devient visible — dans l’exercice effectif d’une activité concrète qui est, précisément, l’activité politique. Par conséquent, la nature politique de l’homme rappelle chacun de nous à une citoyenneté réelle, elle-même comprise comme une praxis individuelle. Le citoyen, selon une distinction clairement établie par Rousseau, n’est pas simplement un sujet de droit — celui dont l’obéissance aux lois assure le règne de l’état de droit —, il est membre du souverain et, à ce titre, activement impliqué en personne dans l’élaboration des décisions publiques. « À l’égard des associés, écrit Rousseau en parlant de l’association qui résulte du contrat social*, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État »¹⁰. C’est donc la participation qui définit le citoyen et non l’obéissance.

    La nature politique de l’homme ne se satisfait pas d’une citoyenneté passive, elle exige au quotidien la participation active et concrète de la personne aux délibérations du souverain. L’œuvre d’Aristote mentionne bien l’existence d’une citoyenneté passive, mais c’est pour montrer que celle-ci ne mobilise pas pleinement la nature politique de l’homme ; elle est appelée « citoyenneté incomplète ». Avoir des droits et des devoirs est certes une condition indispensable à la jouissance de la citoyenneté. Mais cela ne fait pas le citoyen. La citoyenneté ne s’épuise pas dans le statut juridique qui la rend possible. Il n’y a de citoyen qu’en acte ; et donc il n’y a d’homme actualisant son humanité, que dans la participation personnelle et directe au traitement des affaires publiques. Cette interprétation brute de la fameuse tournure aristotélicienne contraste de façon alarmante avec la réalité des pratiques humaines. Si l’homme est « par nature un animal politique », l’histoire des mœurs politiques éclaire des millénaires de spoliation de la nature de l’homme. Si l’humain, en chaque homme, ne doit s’épanouir que dans l’exercice concret de la souveraineté politique, les faits révèlent en la matière des siècles de lèse-majesté. Toute anthropologie* politique pourrait bien être le récit d’une interminable imposture qui, toujours et partout, prive le commun des mortels des moyens d’exprimer son essence politique au profit d’une classe d’hommes nantis du pouvoir politique.

    Un examen prospectif de la thèse dite du « politikon zôion* » — incluant les tenants métaphysiques*, anthropologiques et éthiques* de l’assertion, afin de mettre à jour une philosophie politique proprement aristotélicienne — n’a cependant guère été jugé nécessaire par les penseurs modernes de la politique. Même le regain d’attention accordé par notre époque à la réflexion politique d’Aristote ne va pas jusqu’à chercher sérieusement, dans l’idée d’une nature politique de l’homme, ce qu’elle implique au présent concernant les modalités d’exercice de la citoyenneté. Ainsi Cornelius Castoriadis, qui aime à trouver chez Aristote l’assurance que le citoyen est capable de gouverner autant que d’être gouverné¹¹, préfèrera en appeler à l’animal poétique plutôt qu’à l’animal politique, et convoquer Sophocle plutôt qu’Aristote, pour fonder « dans le noyau de l’imaginaire grec » la création de la démocratie¹². Selon Castoriadis : « L’homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s’est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imagination des réponses à ces questions »¹³.

    La proposition du présent ouvrage étant de tirer des intuitions les plus philosophiques d’Aristote des considérations relatives à un régime politique possible pour demain, il pourra être estimé intellectuellement insoutenable, coupable de vouloir fonder un avenir sur un anachronisme naïf. Il se heurtera, entre autres obstacles, à l’indéniable difficulté d’affirmer l’autonomie de la pensée politique d’Aristote par rapport à l’expérience grecque de son temps. En atteste cette appréciation étonnamment inexacte de Condorcet sur la démarche des philosophes grecs : « l’observation seule des gouvernements établis suffisait donc [dans la Grèce antique] pour faire bientôt de la politique une science étendue. Aussi, dans les écrits mêmes des philosophes, paraît-elle plutôt une science de faits, et pour ainsi dire empirique, qu’une véritable théorie, fondée sur des principes généraux, puisés dans la nature, et avoués par la raison. Tel est le point de vue sous lequel on doit envisager les idées politiques d’Aristote et de Platon, si l’on veut en pénétrer le sens, et les apprécier avec justice »¹⁴. Congédier les philosophes grecs en matière de politique, c’est ici les réduire à l’état de simples observateurs de leur temps, asservis à une description vaguement positiviste de faits forcément révolus. Cette dénégation de la fertilité théorique du platonisme et de l’aristotélisme est d’autant plus frappante que, dans les pages précédentes, Condorcet a longuement attribué l’influence de la philosophie grecque à la recherche d’une sagesse que la raison abstraite arrache à l’empirie. S’agissant du politique, il semble donc urgent aux yeux d’un moderne de nier d’emblée l’aspiration des anciens philosophes à s’abstraire de leurs temps pour théoriser. Il est vrai qu’Aristote ne compte pas la politique, comprise comme activité délibérative, parmi les sciences traitant de ce qui est éternellement et nécessairement ce qu’il est. La praxis politique est, par lui, résolument dévolue au devenir contingent* et soustraite aux vérités éternelles des sciences théorétiques¹⁵. Mais aucune logique n’autorise les commentateurs à imputer à sa science politique elle-même, la part de contingence qu’il affectait à l’activité politique. Ce serait confondre la science aristotélicienne du politique avec ce qu’elle dit de la politique ; et la science aristotélicienne du politique ne doit pas davantage être confondue, comme semble le faire Condorcet, avec l’enquête politologique qui ramène constamment Aristote au factuel. La pensée métapolitique du philosophe grec n’a pas à être amputée des données théorétiques qui participent chez lui à la définition du politique pris pour objet d’étude et qui en explorent les enjeux métaphysiques* sans rien devoir à la seule observation des faits¹⁶.

    C’est ainsi qu’il y a chez Aristote une pure philosophie du politique — disons même une métaphysique de la citoyenneté — qui n’a l’heur d’intéresser en tant que telle ni les historiens de la Grèce antique ni les penseurs de la politique. Aux yeux des premiers, la saillie essentialiste du politikon zôion*, relève de ces hyperboles spéculatives dont il faut savoir expurger l’œuvre du Stagirite pour n’en conserver que les données d’intérêt historique faisant de lui « l’homme qui a le mieux connu les constitutions des Cités grecques »¹⁷. Pour les seconds, qui entendent soumettre la pensée du politique à une exigence moderne de lucidité, les extrapolations philosophiques d’Aristote en matière de politique ne méritent pas une exégèse spécifique les séparant de leur ancrage dans les faits de l’expérience grecque¹⁸. Dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt porté aux contributions d’Aristote cantonne ce dernier dans son rôle de témoin de son temps : ce ne serait pas avec Aristote qu’il faudrait penser la naissance de la citoyenneté politique*, mais à partir des pratiques de la Grèce antique dont le propos d’Aristote devient une fidèle description une fois débarrassée de ses scories idéologiques. Pareil parti pris conduit invariablement à renvoyer les analyses politiques d’Aristote aux temps dépassés d’une expérience hellénique dont le récit, toujours tenu pour éclairant, ne raconte guère que les motifs de son inexorable péremption : « La citoyenneté moderne n’est pas celle de l’Antiquité »¹⁹. À en croire Gustave Glotz, spécialiste de la Grèce antique reconnu en son temps, Aristote lui-même eu grand tort de vouloir s’émanciper de sa terre ancestrale et des cadres de son histoire dans un accès de fièvre essentialiste qui le renvoie derechef à d’incorrigibles atavismes grecs : « Aristote lui-même, écrit-il d’entrée, en arrive à prendre l’effet pour la cause et à définir, non pas l’Hellène, mais l’homme, un animal politique »²⁰.

    En rabattant le concept de politikon zôion sur les particularismes locaux d’une époque hellénique, la vigoureuse rectification de Glotz — c’est l’Hellène et non l’homme qui est un « animal politique » — ne renvoie pas seulement la thèse aristotélicienne dans les cordes de sa relativité historique. Elle esquisse avant l’heure la critique de l’universalisme humaniste*, critique qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, donnera le coup de grâce à toute anthropologie* essentialiste²¹. L’affirmation de la nature politique de l’homme, si elle ne s’est pas définitivement perdue dans l’historicisation du discours d’Aristote, est-elle encore audible quand le mot d’ordre contre-humaniste du milieu du 20e siècle recommande de ne pas enfermer l’homme dans les déterminations absolues d’une nature humaine ? La réponse à cette question requiert d’examiner les attendus philosophiques d’une telle préconisation. Car la légitimité du mot d’ordre contre-humaniste ne lui est pas uniquement conférée par l’impératif d’ôter à l’impérialisme raciste des civilisations occidentales le fondement théorique que lui fournit l’universalisme humaniste*. Par-delà cet enjeu géopolitique, il est exact aussi qu’une anthropologie* essentialiste s’expose au risque de nier l’indétermination radicale de la subjectivité humaine face au monde. Sur ce plan, c’est en préférant la notion de « condition humaine » à celle de « nature humaine » qu’un certain anti-humanisme entend restituer à l’homme sa liberté en situation contre la surdétermination essentialiste des théories de la nature humaine. L’hypothèse de l’impossibilité d’attribuer à l’homme une « nature » synthétise finalement trois aspects de la réalité humaine susceptibles, en effet, d’être négligés par certaines expressions de l’humanisme* : la fondamentale indécision épistémologique des sciences de l’homme, l’inévitable influence des conditions de l’expérience sur l’être de l’homme, et enfin l’irréductible liberté de choix des êtres humains.

    Le premier de ces trois aspects de la réalité humaine congédiant l’idée d’une nature de l’homme est formulé de la façon suivante par Hannah Arendt, au début de Condition de l’homme moderne : « il est fort peu probable que, pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne sont pas nous, nous ne soyons jamais capables d’en faire autant pour nous-mêmes : ce serait sauter par-dessus notre ombre ». On ne saurait définir scientifiquement l’homme comme on connaît la nature des objets qui nous entourent. « De plus, poursuit Arendt, rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets ». Le second caractère de la réalité humaine propre à invalider le concept de nature humaine a été énoncé également par Arendt, une page plus tôt, en termes de conditionnement de l’homme : « Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence » et, un peu plus loin : « Tout ce qui pénètre dans le monde humain, ou tout ce que l’effort de l’homme y fait entrer fait aussitôt partie de la condition humaine. L’influence de la réalité du monde sur l’existence humaine est ressentie, reçue comme force de conditionnement ». La catégorie du conditionnement introduit-elle à nouveau une discrimination entre les objets qui nous entourent et nous-mêmes ? D’une certaine façon, oui. Certes, on ne saurait dire que les objets qui nous entourent ne sont pas eux aussi conditionnés. Mais, à l’inverse de ce qu’il se passe pour les objets, les conditions de l’existence ne s’exercent pas sur l’homme de manière absolument nécessitante. Dès lors en effet qu’il a conscience des conditions qui l’influencent, une foncière imprévisibilité frappe de contingence* l’effet des conditions sur l’existence humaine. De là la troisième et principale raison qui interdit d’assigner à l’homme une essence : sa liberté de choisir, « sa liberté de mouvement et le libre choix de ses activités »²².

    Il importait de relater à grands traits ces objections à l’anthropologie essentialiste pour observer en quoi elles ne sauraient pourtant invalider la thèse aristotélicienne du politikon zôion*. Une lecture attentive des fondements de cette thèse montrera en effet, dans les chapitres qui suivent, que les trois aspects de la réalité humaine qui disqualifient l’idée de nature humaine — l’indécidabilité de l’être de l’homme, son aléatoire exposition aux conditions de l’existence, sa liberté de choisir la manière de rapporter son action à ces conditions — sont précisément ceux dont la prise en compte par Aristote conduit celui-ci à affirmer la nature politique de l’homme. Peut-être même ce penseur de l’humaine incomplétude eut-il concédé à la philosophie contemporaine le truisme selon lequel l’homme est par essence un être sans essence. De ce fameux paradoxe l’aristotélisme nous apparaîtra avoir tiré, des siècles en avance, le corrélat le plus fécond : si l’homme est par nature un être politique, c’est parce qu’il n’y a pas de nature humaine. Chez Aristote, d’une certaine manière, l’existence « précédant l’essence » est « l’existence politique », à savoir l’exercice d’une citoyenneté active créatrice de l’homme.

    « On a abondamment répété, depuis quarante ans, qu’il n’y a pas de nature humaine ou d’essence de l’homme. Cette constatation négative est tout à fait insuffisante. La nature, ou l’essence de l’homme, est précisément cette capacité, cette possibilité au sens actif, positif, non prédéterminé, de faire être des formes autres d’existence sociale et individuelle, comme on le voit abondamment en considérant l’altérité des institutions de la société, des langues ou des œuvres. Cela veut bien dire qu’il y a bel et bien une nature ou une essence de l’homme, définie par cette spécificité centrale — la création, à la manière et selon le mode selon lesquels l’homme crée et s’autocrée »²³. Lorsque Cornélius Castoriadis réhabilite ainsi, en 1989, une définition essentialiste de l’homme réconciliant l’idée de nature humaine avec celle de liberté, c’est cependant bien, comme on l’a vu, la nature « poétique » de l’homme et non sa nature politique qu’il consacre. S’il n’est pas question pour ce philosophe-psychanalyste de fonder la capacité créatrice de l’humain sur une « nature politique » de l’homme, c’est d’abord parce que celle-ci est ancrée dans l’imaginaire radical d’une psyché qui n’est « nullement prédestinée par nature » à s’individualiser dans la communauté des hommes et parmi les autres, « et qui, dans ses strates dernières, les refuse, plus même, les ignore jusqu’à la fin »²⁴. C’est aussi parce que la puissance d’autoaltération des formes créées par les sociétés humaines et la création de formes nouvelles ont lieu dans l’ordre global du « social-historique » et s’originent dans un mode d’être fondamental qui ne saurait être référé à aucun sujet, fût-il un « citoyen »²⁵. C’est enfin parce que, aux yeux de Castoriadis, « LE » politique participe naturellement d’un arrêt des dynamiques créatrices dans les structures sclérosantes du pouvoir explicite.

    Et pourtant, Castoriadis n’en donne pas moins droit à « LA » politique, entendue alors comme l’activité délibérative, sphère de la citoyenneté active. La politique n’est pas inscrite ici dans la nature humaine, comme le voulait Aristote. Elle est considérée comme la création d’un imaginaire social particulier, celui du monde grec antique, où elle surgit en même temps que la philosophie. Mais Castoriadis confère à cette institution créée une vertu particulière et rare dans l’histoire de l’humanité : celle d’empêcher l’instituant de se figer dans l’institué. Bien qu’elle mette en œuvre la logique non créatrice du legein et du teukhein²⁶ la politique prolonge sur un autre mode — celui de la mise en question de l’institué — l’expression de l’essence créatrice des hommes. La politique et la citoyenneté délibérative* figurent, chez Castoriadis, des institutions capables de conjurer la pétrification de l’institué par le politique. Contre la clôture de l’institué sur lui-même, la politique ouvre à nouveau, aux sociétés percluses, les voies de l’imagination. « L’homme, explique Castoriadis de façon décisive, est un être qui cherche le sens, et qui, pour cela, le crée ; mais d’abord et pendant très longtemps, il crée le sens dans la clôture et il crée la clôture du sens, et il tente toujours, y compris aujourd’hui, d’y retourner. C’est la rupture de cette clôture qui est inaugurée par la naissance et la renaissance, conjuguée par deux fois, en Grèce et en Europe occidentale, de la philosophie et de la politique. Car les deux sont à la fois des mises en question radicales des significations imaginaires sociales établies et des institutions qui les incarnent »²⁷. C’est pourquoi, et sans nier l’enracinement de la politique dans un contexte social-historique déterminé, l’allégeance aux analyses de Castoriadis ne doit pas interdire de redonner sens à l’intuition première d’Aristote en rattachant généalogiquement la politique à l’essence poétique de l’homme. L’homme serait politique par essence, non parce qu’il est naturellement un être politique, mais parce que la politique est l’activité par laquelle il renoue avec sa nature poétique.

    Peu de choses, finalement, nous sembleront séparer l’animal politique d’Aristote de l’animal poétique pensé par Castoriadis. L’animal politique peut bien, certes, n’être qu’une invention de l’animal poétique, qui n’épuise pas à elle seule l’infinie fertilité de l’imaginaire humain. Il peut bien ne figurer chez Aristote qu’à titre de fiction philosophique. Et la citoyenneté n’est peut-être qu’une signification imaginaire parmi tant d’autres, sans autre référent qu’elle-même. Mais la politique, tel qu’il y aura lieu d’en retrouver l’idée chez Aristote, met à la portée de chacun, pour peu qu’il se fasse citoyen, la création telle que la définit Castoriadis : « Création : capacité de faire émerger ce qui n’est pas donné ni dérivable, combinatoirement ou autrement, à partir du donné »²⁸. Le Stagirite n’était certes pas en mesure, comme l’est Castoriadis, de trouver la preuve d’une aptitude humaine à « faire être des formes autres » dans « l’altérité des institutions de la société, des langues »… Tout juste cette altérité lui apparaissait-elle concrètement dans la diversité des œuvres humaines de son temps si abondamment commentées par lui. Aristote nous donnera pourtant à comprendre l’exercice de la citoyenneté politique* comme une actualisation de l’aptitude humaine à créer.

    Cependant, c’est l’observation du ciel, et non la fréquentation de l’expérience grecque, qui lui enseignait la puissance autocréatrice de l’homme. La cosmologie d’Aristote le met sur la voie de la citoyenneté d’exercice* parce qu’elle insère sa pensée éthique* et politique dans une métaphysique* de la contingence*. Aussi est-ce dans la théologie philosophique d’Aristote, plus que dans ses descriptions de la constitution d’Athènes, que le lecteur d’aujourd’hui devra accepter de chercher avec nous une alternative au système représentatif. Car le mode selon lequel « l’homme crée et s’auto-crée » politiquement, s’appréhende, dans l’aristotélisme, en termes d’imitation du divin. « Ce qu’il y a de divin en l’homme, ce n’est plus ce qui subsiste en lui de son origine divine, mais peut-être au contraire l’effort de l’homme pour ressaisir son origine perdue, pour s’égaler et pour égaler le monde qu’il habite à la splendeur immuable du Ciel, pour introduire dans le monde sublunaire un peu de cette unité que Dieu n’a pu ou n’a voulu faire pénétrer en lui, mais dont il nous donne du moins le spectacle. La divinité de l’homme n’est plus l’évocation mélancolique d’un passé immémorial où l’homme aurait vécu dans la familiarité des dieux, mais elle est l’avenir toujours ouvert de l’homme, qui est d’imiter Dieu, c’est-à-dire de se substituer à lui autant qu’il est possible en s’achevant et en achevant le monde vers l’Idée de ce qu’ils sont et que, pourtant, ils ne sont jamais tout à fait. La divinité de l’homme est moins la dégradation du divin en l’homme que l’approximation infinie du divin par l’homme »²⁹. C’est de cette interprétation par Pierre Aubenque de l’anthropologie* d’Aristote que nous nous autoriserons, pour tenter une dernière fois de refonder le politique dans ses origines grecques, en y cherchant les principes d’une philosophie de la citoyenneté. Au préalable, l’explicitation des significations du recours moderne au système représentatif éclairera de tels reniements de la figure du citoyen qu’elle justifiera à elle seule la tentation d’un retour aux origines grecques de la citoyenneté.


    1 L’homme est un « vivant politique doué de langage » (« Zôon politikon logon ekhon ») ; cf. Aristote, La politique, Livre I, chap. 2.

    2 Courrier International — Paris ; édition numérique du 26/09/2019 : « Jacques Chirac : la mort d’un animal politique ». L’hebdomadaire cite notamment le quotidien britannique The financial times qui voit en la personne de Jacques Chirac : « un formidable animal politique, débordant de charme et d’énergie — deux atouts qui se sont révélés précieux dans la longue ascension qui le mena finalement à la tête de l’État français pendant 12 ans ».

    3 La « démocratie-forme de société » dit Pierre Rosanvallon (cf. Le bon gouvernement ; Introduction : D’une démocratie à l’autre ; éd. Du Seuil/ Points-essais, P. 33).

    4 On a bien raison de rappeler que, dans le contexte de la Cité-État grecque (la Polis), la vie sociale est entièrement subordonnée à la vie politique. Aussi le terme « Politikon » peut-il qualifier l’individu membre de la communauté sociale tout autant que le citoyen membre de la communauté politique. Il ne fait pourtant aucun doute que « zôon politikon » ou « politikon zôion » désignent, chez Aristote, le citoyen exerçant l’activité politique, laquelle ne saurait être confondue avec l’activité sociale dans la conception aristotélicienne de la vie politique telle que nous l’analyserons dans la première partie de cet ouvrage.

    5 Terme couramment utilisé pour désigner Aristote, natif de la Cité macédonienne de Stagire.

    6 La confusion est accentuée par l’habitude d’associer approximativement l’espace de l’activité politique grecque à l’agora, laquelle était, dans les faits, un espace dévolu aux échanges sociaux et commerciaux.

    7 Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement ; « La deuxième révolution démocratique — (conclusion) » ; éd. Du Seuil/ Points-essais, P. 383.

    8 Ibid. « D’une démocratie à l’autre — (introduction) », P. 22.

    9 Ibid. « La deuxième révolution démocratique — (conclusion) », P. 384.

    10 J. J. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre VI. Nous aurons évidemment à déterminer davantage le concept de « souverain » dont le citoyen est un membre actif.

    11 Il reprend couramment la formule d’ Aristote. Jusque dans l’une de ses ultimes conférences : « … la Cité doit faire tout ce qui est possible pour aider les citoyens à devenir effectivement autonomes. Cela est d’abord une condition de son existence en tant que Cité démocratique : une Cité est faite de citoyens, et un citoyen est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné (Aristote) » (Cornélius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime » ; conférence à Rome et New York, 1994-1995 ; reprise dans La montée de l’insignifiance — Les carrefours du labyrinthe-4, « Polis » ; éd. Du Seuil/ Points- Essais, P. 290-291).

    12 « La création de la démocratie et de la philosophie, et de leur lien, trouve une pré-condition essentielle dans la vision grecque du monde et de la vie humaine, dans le noyau de l’imaginaire grec ». (Cornélius Castoriadis, Domaines de l’homme — Les carrefours du labyrinthe 2 : « La Polis grecque et la création de la démocratie » ; éd. Du Seuil / Points- Essais, P. 354.)

    13 Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, partie I : Marxisme et théorie révolutionnaire, chap. III : L’institution et l’imaginaire : premier abord ; éd. du Seuil/ Points- Essais, P. 222. À vrai dire, Castoriadis n’attend pas grand-chose de l’aristotélisme pour la compréhension de l’invention grecque de la politique : Aristote, ce tard venu ne comprend déjà plus, selon lui, les créations de la démocratie. Nous devrions donc nous en remettre à l’expérience grecque, au récit des premiers historiens du monde grec (Hérodote et Thucydide), mais aussi aux poètes. Homère, déjà, Hésiode et Eschyle pour une archéologie de la politique au sens grec, mais surtout l’ Antigone de Sophocle pour saisir les enjeux de la démocratie (cf. par exemple l’analyse de la résonance des significations fondatrices de la démocratie dans la tragédie grecque en général et dans l’œuvre de Sophocle en particulier dans Domaines de l’homme — Les carrefours du labyrinthe 2 : « La Polis grecque et la création de la démocratie » ; P. 374 à 378).

    14 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, quatrième époque : « Progrès de l’esprit dans la Grèce, jusqu’aux temps de la division des sciences, vers le siècle d’ Alexandre » ; éd. Flammarion/G F ; P. 134. S’agissant d’ Aristote, il est évident que Condorcet fait allusion aux patientes enquêtes menées par le philosophe et ses élèves sur les constitutions réelles de leur temps, et dont il reste une fameuse Constitution d’ Athènes. Concernant Platon, on pense plus aux écrits tardifs que sont Les lois et Le politique qu’à La république.

    15 Que l’objet des sciences théorétiques est nécessairement ce qu’il est, au sens où il échappe à la contingence qui fait devenir les êtres autres que ce qu’ils sont, c’est ce qu’ Aristote veut dire quand il écrit : « L’objet de la science existe donc nécessairement ; il est par suite éternel, car les êtres qui existent d’une nécessité absolue sont tous éternels ; et les êtres éternels sont inengendrés et incorruptibles » (Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VI, chapitre 3, 1139 b ; traduction J. Tricot ; éd. Vrin).

    16 Le politique n’est certes pas l’objet d’une science théorétique, lui dont l’existence doit tout à la contingence. Mais nous verrons que sa compréhension, tout comme celle de la citoyenneté, mobilise chez Aristote un tout autre matériel philosophique que celui du politologue, elle l’obligera à situer constamment la condition de l’homme par rapport à l’être en tant qu’être, objet ultime de la connaissance théorétique.

    17 Fustel de Coulanges, La Cité antique, Livre III : « La Cité », chap. IX ; éd. Librairie Hachette (1927), P. 14. Source : gallica.bnf.fr/ Bibliothèque Nationale de France. Fustel de Coulanges dédaigne les spéculations philosophiques d’ Aristote en matière de politique, jusqu’à le présenter, après Platon, comme l’annonciateur de l’indifférence à venir des philosophes grecs à l’égard de la politique : « Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d’observateur et fit de l’État un objet d’études scientifiques » (Ibid. Livre V « Le régime municipal disparaît », chap. I, P. 416).

    18 Nous observerons de près, chez Arendt, cette propension à toujours chercher chez Aristote la caution de l’expérience grecque, comme s’il importait au plus haut point de ne pas abandonner la pensée du politique aux spéculations de l’aristotélisme.

    19 Dominique Schnapper, avec la collaboration de Christian Bachelier, Qu’est-ce que la citoyenneté ? « Introduction » ; éd. Gallimard/ Folio actuel ; P. 12.

    20 Gustave Glotz, La Cité grecque, « Introduction », « Formation de la Cité », chap. I ; éd. La Renaissance du Livre (1928), P. 1. Source : gallica.bnf.fr/ Bibliothèque Nationale de France. Il n’est pas anodin qu’au 20e siècle, la seule allégeance significative d’une pensée politique au concept de zôon politikon soit celle de Julian Freund dans L’essence du politique en 1965. L’auteur, d’obédience plutôt webérienne, y multiplie cependant les interprétations douteuses de l’aristotélisme dont il se réclame. Il en occulte radicalement la dimension idéaliste pour mieux servir une théorie pseudo-réaliste de la domination qui trahit gravement les idées d’ Aristote.

    21 Cf. Le texte, devenu emblématique à cet égard, d’une conférence de Claude Lévi- Strauss, donnée à l’ U N E S C O en 1952 et publiée sous le titre Race et histoire. Il y montre comment l’argument de la « nature humaine » n’est qu’une essentialisation de l’homme occidental et procède d’un universalisme occidentalocentriste qui est l’arme théorique d’un colonialisme raciste.

    22 Pour toutes les citations de ce paragraphe : Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, chapitre I : « La condition humaine » ; éd. Calmann- Lévy / Agora- Pocket, P. 43, 44, 45, 47.

    23 Cornélius Castoriadis, « Anthropologie, philosophie, politique », conférence à l’université de Lausanne, le 11 mai 1989. Dans La montée de l’insignifiance [ Les carrefours du labyrinthe-4], « Koinônia » ; éd. Du Seuil/ Points- Essais, P. 130.

    24 Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, partie II : L’imaginaire social et l’institution, chap. VI : L’institution sociale historique : l’individu et la chose ; éd. du Seuil / Points- Essais, P. 438.

    25 À propos des significations imaginaires créées par les sociétés, Castoriadis écrit : « Le plus important, les significations centrales ou premières sont sans référent quelconque ou, si l’on préfère, sont leur propre référent. Il n’y a pas de référent de Dieu, des divinités, figures ou entités religieuses ou mythologiques en général — en dehors de ces figures elles-mêmes comme significations ». (Ibid. Note 18, chap. VII : Les significations imaginaires sociales, P. 527).

    26 Le dire et le faire conformes aux normes de la raison.

    27 Cornélius Castoriadis, « Anthropologie, philosophie, politique », conférence à l’université de Lausanne, le 11 mai 1989. Dans La montée de l’insignifiance [ Les carrefours du labyrinthe-4], « Koinônia » ; éd. Du Seuil/ Points- Essais, P. 137. Castoriadis situe à la fin du haut Moyen Âge la « renaissance », en Europe occidentale, du mouvement émancipateur initié par le monde grec antique.

    28 Cornélius Castoriadis, « Anthropologie, philosophie, politique », conférence à l’université de Lausanne, le 11 mai 1989. Dans La montée de l’insignifiance [ Les carrefours du labyrinthe-4], « Koinônia » ; éd. Du Seuil/ Points- Essais, P. 132. Cette définition de la création entre en écho avec le pouvoir d’accomplir des miracles par lequel Hannah Arendt définit la politique telle que l’inventèrent les Grecs (cf. Qu’est-ce que la politique ? Texte de Hannah Arendt établi par Ursula Ludz, chap. 3, fragment 3a, aux éd. du Seuil/ Ponts-essais).

    29 Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote ; Conclusion : La science retrouvée ; P U F — 5e éd., P. 503.

    Chapitre I

    Le système représentatif en question

    L’opposition au système représentatif peine encore à investir le débat public, mais elle connaît de nos jours des avancées décisives. Perpétuellement adossée au rappel de l’expérience grecque, elle a contre elle, on l’a vu, de se prêter à une approche historiciste qui la confronte stérilement au credo de la modernité. Contre elle, surtout, s’exerce le rôle structurant de la fiction représentative dans le processus de socialisation des pays démocratiques.

    C’est peu de dire que le principe de la représentation politique des citoyens s’impose encore comme un vecteur indiscuté de la normalisation démocratique du social*. Inculqué par toutes les institutions éducatives comme un préalable absolu, le système représentatif ne figure pas dans la conscience politique de la jeunesse sous la forme d’un postulat controversable, mais comme un véritable habitus républicain. Plus qu’une évidence, l’adhésion au précepte de la représentation reste le prérequis en même temps que la limite de toute participation à la citoyenneté. Elle n’est pas de l’ordre d’un consentement, mais d’une imprégnation saturante. De fait le gouvernement représentatif est le pilier du modèle de développement des sociétés démocratiques contemporaines.

    Mais les défaillances tout aussi factuelles de nos archétypes civilisationnels soulèvent aujourd’hui de plus en plus ouvertement le problème de leurs assises politiques dans le système représentatif. Ce que l’on appelait encore dans les années 1970 « l’élévation du niveau de vie », confusément imputée aux vertus démocratiques de l’homme civilisé, ne masque plus, aux yeux de personne, l’irréflexion et les imprudences fatales qui ont accompagné la trompeuse et fugace augmentation des PIB locaux au cours des Trente Glorieuses. Par la suite, et en dépit de la montée du chômage, l’éternelle promesse d’un retour de la croissance ne pouvait plus longtemps justifier la réitération des iniquités massives et des compromissions éthiques qui en étaient le prix. La récurrence des crises économiques ; l’échec de la redistribution des richesses colossales accumulées entre les mains de quelques-uns ; le creusement des inégalités ; la paupérisation de pays entiers au profit des sociétés nanties ; l’appauvrissement moral et spirituel* qui accompagne l’hégémonie mondiale des économies consuméristes ; le retour d’une violence atavique d’autant plus destructrice qu’elle met des technologies de pointe au service de ses mobiles régressifs ; les catastrophes environnementales annoncées et la perspective désormais banalisée d’une disparition physique de l’humanité… tels sont les faits objectivement avérés d’une hubris* mondiale au spectacle de laquelle la prise en charge de l’avenir par les citoyens eux-mêmes a définitivement cessé, depuis le début des années 1990, d’être une idée tabou. Elle est devenue une idée hautement crédible parce qu’elle ne s’alimente plus tant à la source de la mauvaise humeur des citoyens qu’à celle d’un aveu d’impuissance franchement formulé par la classe politique elle-même.

    Pendant tout le 20e siècle, la critique du système représentatif s’était, il est vrai, abîmée dans les torpeurs de ce que Pierre Rosanvallon appelle une « démocratie moyenne ». Développée dans le sillage des instaurations successives du suffrage universel, la démocratie moyenne « consiste de fait en un mélange de république absolue, c’est-à-dire de démocratie limitée, au plan institutionnel, et de pratiques sociales et politiques plus conformes aux réquisits d’une souveraineté sensible du peuple »³⁰. Sous le nom de « république absolue », Rosanvallon désigne les institutions de la troisième république dont le parlementarisme intégral — pour ne pas dire intégriste — avait brièvement pris la forme d’une aristocratie élective réduisant l’expression citoyenne à la désignation d’une élite politique à laquelle le peuple confiait l’avenir de la nation. À partir de cette vision drastique du pur gouvernement représentatif, on comprend que la moindre correction fonctionnelle susceptible d’atténuer la férule du pouvoir politique dans le sens d’une meilleure interaction entre lui et le peuple sera désormais perçue comme une conquête démocratique de nature à renvoyer au second plan la contestation de la représentation dans ses principes mêmes. Paradoxalement, le combat démocratique contre l’absolutisme parlementaire favorisera donc une culture du compromis propice à l’implantation durable du système représentatif. Naissance et essor des partis politiques ; apparition des candidatures ouvrières, des programmes politiques, des groupes parlementaires ; émergence d’une représentation extrapolitique à travers la reconnaissance et le développement du fait syndical ; mise en place de modalités d’expression des intérêts économiques et sociaux de la population avec la multiplication des administrations consultatives ; mais encore : recours aux sondages d’opinion, perfectionnement des outils statistiques, des enquêtes sociales, et institution progressive de la manifestation comme mode d’intervention populaire… Longuement analysées par Rosanvallon, toutes ces évolutions, caractéristiques de ce qu’il nomme aussi une « démocratie d’équilibre », ont contribué à briser le monolithisme du fonctionnement parlementaire, diversifiant les procédures de la représentation et « réduisant d’autant les tensions liées à la recherche d’une expression plus directe des citoyens »³¹. Telle est « la démocratie moyenne » dont Rosanvallon situe la stabilisation dans la France des années 1920 : un système représentatif adapté, conçu comme un moyen terme entre le fondamentalisme républicain des pères fondateurs de la Troisième — qui avaient cru pouvoir concentrer la volonté du peuple dans la figure messianique du Député de la Nation — et les relents de démocratie directe qui montaient d’une population agitée par la misère sociale. « Cadre bien instable et fort imparfait, commente Pierre Rosanvallon, mais cadre permettant de sortir de l’ancienne et mortelle alternative entre le consentement résigné aux pesanteurs d’un ordre clos et les illusions d’un recommencement absolu »³².

    Il nous faudra plus loin revenir sur le fait qui, eu égard aux mutations successives du gouvernement représentatif, est le plus significatif de cette période : le passage progressif d’une démocratie*, jusqu’ici comprise comme un régime politique, à une démocratie vécue comme un modèle de société, pour ne pas dire comme un mode de vie. Dès lors, en effet, la problématique de la représentation ne sera plus tant la nécessité d’incarner politiquement la volonté du peuple que le défi lancé aux responsables politiques de prendre en compte la « question sociale* » dans toute sa complexité, ce qui requiert une bonne dose d’expertise. Cette « société démocratique » voit s’opérer un glissement d’une citoyenneté politique* vers une « citoyenneté sociale* » pour laquelle la revendication de vivre démocratiquement s’accommode fort bien d’un gouvernement représentatif rationnellement attelé à la satisfaction de cette exigence. Dans ce nouveau contexte « La recherche d’une souveraineté plus active du peuple, note Rosanvallon, apparaît en revanche plus secondaire »³³. La secondarisation de la demande d’intervention des citoyens dans l’espace politique s’accentuera encore au cours des années 1930, pour culminer au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Car « les sombres temps » du 20e siècle, pour reprendre l’illustre formule de Bertolt Brecht, participent aussi à la consolidation des institutions représentatives. Les politiques fascistes gangrènent l’Europe, de puissants régimes totalitaires se mettent en place, le nazisme institutionnalisera bientôt l’inhumanité et, face à de pareils périls menaçant la vie démocratique, les élus de la nation, devenus les garants de la liberté sociale, sont les remparts contre tout ce qui peut l’empêcher. La démocratie moyenne, montre Rosanvallon, se décline alors sur le mode d’une « démocratie négative » qui dit non aux démons du siècle. La discussion du régime représentatif s’en trouvera d’autant plus congédiée que ces démons pourront apparaître comme de monstrueux rejetons des mythologies nationalistes du peuple souverain. « Le terme même de démocratie change imperceptiblement de sens. Il va cesser de renvoyer à la vision d’un peuple législateur et magistrat, pour désigner au premier chef un régime protecteur des libertés, dissolvant du même coup la tension précédente entre la liberté des Anciens et celle des Modernes. À partir des années 1930, la démocratie devient avant tout pensée comme l’inverse de la dictature ; elle n’est plus prioritairement rapportée au problème du dépassement des pesanteurs du système représentatif et à la critique sociologique des formes aristocratiques »³⁴. Perpétuée par les traumatismes jamais apaisés de la Seconde Guerre mondiale, la démocratie négative aura de beaux jours devant elle. Longtemps après, la classe politique s’emploiera plus ou moins hypocritement à raviver les peurs, puis à en susciter de nouvelles, justifiant ainsi la persistance de l’ordre représentatif en le posant en gardien des « valeurs de notre société »³⁵ contre les menaces extérieures de tout acabit. S’il y a place alors pour une aspiration à la citoyenneté d’exercice*, c’est loin du champ politique, dans les théories et les expériences autogestionnaires des années 1970 qu’il faut la situer³⁶.

    1 : Les motifs de la représentation

    « Tout a changé dans les années 1980 »,³⁷ prévient Pierre Rosanvallon : « Deux facteurs principaux doivent être considérés pour en prendre la mesure : la globalisation des marchés, avec la révolution des formes de régulation qui l’ont accompagné, et la chute du communisme »³⁸. Si les changements rattachés à ces facteurs concernent, dans les ouvrages de Rosanvallon, de nombreux autres aspects des sociétés démocratiques, il est manifeste qu’ils impactent au premier chef l’appréhension de la représentation politique par les citoyens. La chute du système communiste, à laquelle s’ajoutera plus tard la succession des révolutions démocratiques victorieuses de nombreux régimes répressifs, fragilisera en Europe et aux États-Unis les « qualités négatives et contrastives »³⁹ d’une démocratie-rempart opposable aux menaces extérieures. Certes, le spectre d’un retour du totalitarisme continue tant bien que mal de justifier la confiance donnée aux pouvoirs dans les sociétés démocratiques. À cet égard, la thématique du « plus jamais ça », si elle est politiquement d’une indéniable légitimité face à l’hydre extrémiste, concourt cependant à étouffer la demande d’expression citoyenne quand celle-ci est encore pensée dans les vieux termes de la démocratie directe. Car le comble de l’imposture pour les doctrinaires du totalitarisme contemporain est bien qu’ils soient parvenus à faire passer celui-ci pour l’accomplissement ultime du rêve d’une souveraineté directe exercée par le peuple !⁴⁰

    En revanche, la tentative d’unir les citoyens autour des gouvernants en brandissant les menaces du péril migratoire et des nouveaux terrorismes finit par produire l’effet inverse de celui recherché. Car elle ne peut plus s’appuyer sur la crédulité escomptée des citoyens de plus en plus au fait des réalités du monde. C’est ainsi que, malgré leurs efforts pour tirer parti de la désinformation et de l’inculture d’une frange de la population, les responsables politiques qui misent sur les nouvelles menaces extérieures pour asseoir le consentement du peuple à leur pouvoir ne récoltent de plus en plus qu’une défiance de la société envers ceux qui agissent pour elle. Non qu’on leur reproche — comme l’imaginent encore les responsables politiques eux-mêmes — leur éventuelle inefficacité devant de pareils périls. Mais la plupart des citoyens, n’étant pas dupes de la vraie nature du danger, comprennent de mieux en mieux que l’adversaire véritable n’est pas l’ennemi qu’on leur désigne — le migrant ou le terroriste — mais l’emballement d’un marché mondialisé dont les mécanismes broient l’humanité des hommes aussi bien chez ceux qui en jouissent que chez ceux qu’ils excluent. Dès les années 1980, la mondialisation des processus* économiques, qui s’est accompagnée d’une mondialisation des mœurs littéralement arraisonnées par ces processus, joue un rôle majeur dans le discrédit jeté sur l’action politique de l’ensemble des élus. « La mondialisation économique a conduit, quant à elle, à un sentiment de déprise croissante des hommes sur la réalité, écrit Rosanvallon qui situe l’apogée européen de cette tendance dans les débats générés par le référendum sur le traité de Maastricht en 1992. (…) Toute une partie de l’opinion, poursuit-il, s’est sentie transposée dans un monde sur lequel les citoyens n’avaient plus guère de prise »⁴¹. Il faut préciser la nature de ce sentiment : la nouvelle organisation mondiale de l’économie et des marchés bouleverse au quotidien la vie des êtres humains ; parce qu’elle détermine le cours des choses au plus intime de leur histoire personnelle, elle leur dérobe une part importante de leurs choix d’existence individuelle et collective ; tout en rendant alors plus immédiatement sensibles les enjeux de la fonction régulatrice et libératrice du politique, elle révèle à chaque citoyen que les gouvernants et les élus de tous niveaux ne sont pas, dans l’espace politique, le bras armé de sa volonté, laquelle devrait pourtant plus que jamais s’y faire entendre. La démocratie négative trouve sa limite lorsqu’au lieu des valeurs qu’elle est censée sauvegarder, elle protège les processus* aveugles d’un système économique et financier planétaire et amoral dont l’entretien à l’intérieur des sociétés démocratiques marque de plus en plus aux yeux des citoyens, sinon l’impuissance, du moins la vassalité des gouvernements.

    Dans Le peuple introuvable, Pierre Rosanvallon estime que le virage réaliste opéré par le gouvernement socialiste français en 1983 s’est traduit, dans ce pays, par une apathie politique vaguement dépressive : « La France est devenue molle, diagnostique-t-il, la vie politique globalement terne, la mobilisation sociale réduite à quelques tensions passagères et les débats intellectuels à l’étiage »⁴². Mais, bien au-delà du simple tarissement idéologique qui touche sans doute davantage les classes intellectuelles et politiques que les citoyens eux-mêmes, le cas français paraît d’abord symptomatique d’un épuisement de l’effet d’alternance gouvernementale dans toutes les démocraties réelles. Or cet épuisement de l’effet d’alternance, qui voit toutes les expérimentations gouvernementales alternatives échouer à restaurer l’emprise des volontés sur le cours des choses humaines, est un autre facteur non négligeable du profond renouvellement de l’appréciation portée par les populations sur la pertinence du régime représentatif. Là encore, réduire la critique des élites politiques à un rejet épidermique de leur existence c’est ignorer la maturation de cette critique, depuis un pragmatisme étayé par l’expérience jusqu’à une théorisation élaborée de la citoyenneté politique*⁴³. Exciter à nouveau, contre le scepticisme des électeurs, les réflexes protecteurs de la démocratie négative en pointant les dangers du populisme, c’est rapporter la déception citoyenne à des mobiles d’un autre temps. Le populisme exploite l’irréflexion des foules, alors que l’actuelle défiance à l’égard de la représentation repose, nous allons le voir, sur le jugement désormais éclairé des personnes. Les griefs contre les élus ne relèvent plus d’un affect populaire, mais d’une intelligence du politique qui interroge l’élection en sa philosophie même. Et, quoi qu’on en dise, l’ampleur de l’abstention électorale n’est plus tant l’expression d’un rejet du politique captable par les candidatures populistes, que le signe d’un engouement nouveau pour des formes plus participatives de l’activité politique. Le mot d’ordre n’est plus que les politiques sont tous pourris, il est que nous sommes tous des politiques. C’est à une réappropriation citoyenne du politikon zôion* que nous assistons. Rosanvallon, bien sûr, ne réduit pas le procès des élites de la fin du 20e siècle à une simple altération du lien entre les sociétés démocratiques et leurs représentants. Il reconnaît que « la stigmatisation des élites correspond également à une crise de la notion de compétence en politique. Les anciens critères de l’éligibilité qui mêlaient les éléments de capacité personnelle aux variables d’enracinement social ne sont plus reconnus, rendant plus incertaine la notion de bon représentant »⁴⁴. Mais c’est pour aussitôt affilier la protestation citoyenne à une « démocratie d’imputation », avatar d’une démocratie d’équilibre qui s’enlise alors dans la stérile désignation des responsables de l’incurie ambiante. Or la nouvelle crise de la représentation se démarque précisément d’une vaine incrimination des élites ; la posture protestataire est plus positive et structurante. Si « démocratie d’imputation » il y a, elle est ici revendication d’une imputation directe de la responsabilité politique à la personne* du citoyen délibérant.

    Le renouveau du débat démocratique sur la question du régime représentatif dans les années 1990 est impulsé par des événements éditoriaux qui décapent la critique de la représentation autant qu’ils lui confèrent une audience inédite. Fleurissent, à partir de cette époque, des publications dont la première particularité est de porter sur la représentation un regard, sinon impartial, du moins objectif et méthodique, guidé par de solides instruments d’analyse, souvent rehaussé de l’onction d’une expertise universitaire qui fait sortir le genre d’un certain militantisme politico-sectaire dans lequel on avait voulu jusqu’ici l’enfermer. L’assise historique et la rigueur scientifique de ces ouvrages ne les empêchent pas d’assumer la dimension prospective que réclament les apories de notre temps. Située au croisement de la politologie, de la sociologie, de l’histoire, de la psychologie et de la philosophie, la réflexion sur la représentation devient capable, dans la dernière décennie du 20e siècle, de mettre le politique au cœur des sciences humaines. Ce faisant, si cette réflexion continue d’interroger les conditions d’une bonne représentation, c’est en passant par un examen approfondi des raisons du recours au système représentatif. La genèse historique de ce dernier mettant en évidence la faiblesse de ses assises théoriques trop longtemps masquées par la prégnance de ses justifications pratico-pratiques, c’est la pertinence même du principe de la représentation confronté à la conceptualisation de l’exigence démocratique qui se trouve questionnée. Le fait nouveau, en un mot, est que ces théorisations récentes du gouvernement représentatif soumettent désormais à la discussion contradictoire, non plus seulement la représentativité des représentants, mais la représentabilité — voilà un mot qu’il importe à présent d’inventer — de l’existence citoyenne des hommes.

    Emblématique de la publicité donnée à l’investigation érudite des soubassements de la représentation politique, le livre de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, publié en France en 1995, rapidement édité au format de poche et traduit en plusieurs langues, retient encore aujourd’hui l’attention. On est d’abord frappé par le contraste entre le rigorisme intellectuel de cet ouvrage — déployant des nuances analytiques à la minutie presque austère — et la rafraîchissante vigueur de la question traitée : le système représentatif est-il démocratique ? L’idéal démocratique auquel l’auteur confronte ici les principes de la représentation est le modèle grec — et plus particulièrement athénien — de la démocratie directe. Il n’y a là aucun parti pris tendancieux tant il est vrai qu’avant l’invention moderne de la « démocratie représentative », la démocratie s’entend comme le gouvernement direct du peuple. L’expression « démocratie directe », qui fait sens par contraste avec le régime de la représentation, devient pléonastique quand elle est rapportée au contexte grec. Il s’agit donc, pour Bernard Manin, de savoir si les principes du gouvernement représentatif, qui ne sont pas ceux du gouvernement du peuple par lui-même, sont toutefois de nature à concilier la représentation avec les attendus du gouvernement démocratique, c’est-à-dire de nature à rapprocher suffisamment les gouvernants des gouvernés. Le problème que Bernard Manin doit élucider afin de répondre à sa question est alors le suivant : sachant que la désignation élective des gouvernants — qui définit selon lui le régime représentatif⁴⁵ — est aussi la marque d’une discrimination d’ordre aristocratique entre les gouvernants et les gouvernés, comment l’usage du suffrage universel peut-il, ainsi qu’on le prétend, donner au système représentatif sa dimension démocratique ? Le caractère aristocratique de l’élection n’était nullement ignoré par les partisans du système représentatif qui instaurèrent la république au lendemain des révolutions américaine et française. Il était au contraire sciemment assumé comme tel au nom de la république. Alors qu’une longue tradition de controverse philosophique avait permis d’établir la nature antidémocratique de l’élection, les Pères fondateurs américains et français choisirent de couper court au débat : « L’extension du droit de suffrage fit l’objet de débats, s’étonne Bernard Manin, mais on décida sans la moindre hésitation, de ce côté-ci de l’atlantique comme de l’autre, d’établir au sein du corps des citoyens dotés de droits politiques le règne sans partage d’un mode de sélection réputé aristocratique. Le long parcours de la tradition républicaine révèle une rupture et un paradoxe que nous ne soupçonnons même plus aujourd’hui »⁴⁶.

    La puissance révélatrice de telles généalogies du système représentatif a secoué en effet le sommeil dogmatique du citoyen depuis la fin du 20e siècle. Tandis que la banalisation de la distinction entre les gouvernants et les gouvernés lui avait rendu naturel son statut de représenté, au point qu’il l’endossait comme une seconde peau, des monographies telles que celle de Bernard Manin lui ont fait découvrir que la république s’est d’abord construite sur du renoncement à la souveraineté démocratique du peuple. Sans qu’il ne soit aucunement question, pour cet auteur, d’adopter une posture antirépublicaine, il montre que le choix du régime représentatif, via la désignation élective des gouvernants, se nourrit, dans la tradition républicaine, de la certitude que la souveraineté du peuple, autrement dit la démocratie réelle, n’est pas compatible avec la république. Une fois adopté le mode aristocratique de l’élection, la problématique des républiques modernes sera d’aménager le gouvernement représentatif pour lui conférer les atours de ce qu’il faudra bien appeler désormais une fiction démocratique⁴⁷. Quoi qu’il en soit, l’examen des justifications du régime représentatif par ses premiers théoriciens et par les fondateurs de la république ne laisse aucun doute sur le contenu profondément discriminatoire des raisons invoquées.

    À plusieurs reprises, Bernard Manin évacue le prétexte le plus couramment avancé pour justifier le recours à la représentation : la grande taille des États modernes. « l’histoire montre, on l’a déjà noté, que l’impossibilité pratique d’assembler le peuple n’était pas la considération essentielle qui motivait certains fondateurs des institutions représentatives, comme Madison ou Sieyès »⁴⁸. L’argument de la nécessité matérielle, toujours ressassé dans les écoles pour régler d’un trait la question jugée naïve de l’abandon du modèle grec, masque des explications qui, dûment enseignées aux élèves d’aujourd’hui, ne manqueraient pas de les révolter. Car, à la question de savoir pourquoi, dans la république moderne, les charges politiques et la responsabilité publique ne peuvent pas être également réparties entre tous les citoyens, c’est évidemment par l’allégation capacitaire que les partisans du régime représentatif répondent en premier lieu. La thèse de l’inexpertise du peuple, dont les idées furent développées dès Platon à propos de la démocratie grecque, est, selon Bernard Manin, la raison principale de l’oubli progressif de la pratique du tirage au sort à l’époque moderne⁴⁹. Les arguties relatives à l’incompétence du peuple mettent en jeu l’aptitude à produire un jugement détaché des intérêts privés : la décision politique exige de juger du point de vue de la généralité — ce qui est incontestable — et requiert pour cela une hauteur de vue dont les simples citoyens sont estimés incapables. Manin établit, à ce sujet, l’influence décisive des théorisations florentines de la république au 15e siècle. Dominait alors l’idée que la république doit limiter l’accès aux charges politiques « car le destin de la Cité ne doit pas être laissé entre les mains de citoyens médiocrement dignes et compétents »⁵⁰. Le même procès en incompétence a longtemps inspiré la restriction du droit de suffrage et même les promoteurs révolutionnaires d’une extension du suffrage partageaient cette inquiétude : « Les Constituants, peut-on dire, considéraient le vote comme un droit appartenant à tous les citoyens indépendants et dotés d’une volonté autonome, mais ils tenaient l’accession à une charge élective (et donc l’éligibilité) pour une fonction exercée au nom de la société, que celle-ci pouvait réserver à certains seulement, pour éviter que l’État ne soit conduit à la ruine par des mains inexpertes »⁵¹.

    S’ensuit toute la série des motifs élitistes d’une nécessaire distinction des capacités et d’une indispensable sélection des plus aptes à penser selon l’intérêt général : « Le gouvernement représentatif, constate Manin, a été institué avec la claire conscience que les représentants élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisaient. C’est ce que l’on appelle ici le principe de distinction »⁵². Bien entendu, la distinction politique recouvre généralement une distinction sociale entre les riches et les pauvres. Mais il ne faut pas en conclure que la question de l’inégalité politique se résorbe dans celle de l’inégalité sociale. Tous ceux que leur activité sociale enrichit et distingue ne sont pas pour autant considérés comme potentiellement aptes à l’exercice du gouvernement. La fortune et la puissance économique ne sont donc pas les critères de la discrimination capacitaire dont nous parlons. Disons plutôt que la présence de ces marques de la distinction sociale favorise l’existence des critères de la capacité politique qui sont plutôt, dans le discours des sectateurs du régime représentatif, d’ordres culturel, intellectuel et moral⁵³. À cet égard, l’ancienne république des notables, caractéristique de ce que Bernard Manin appelle « le parlementarisme »⁵⁴, ne diffère de notre actuelle « république des énarques » qu’en ce que la supposée supériorité de ses élus y est homologuée par des qualités sociales tandis que celle de nos doctes élus l’est par leurs qualifications diplômantes. Ce sont les vocables du talent, de la vertu et de la dignité morale qui sont mobilisés pour rendre compte de la capacité des élus. Le républicain américain James Madison, par exemple, justifiait sa préférence pour la république en la différenciant ainsi de la démocratie : « Cette différence a pour effet, d’une part d’épurer et d’élargir l’esprit public en le faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la sagesse est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l’amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des considérations éphémères et partiales »⁵⁵. Le moins que l’on puisse dire est que les inventeurs de « la plus grande démocratie du monde » ne furent pas des adeptes de la citoyenneté politique*. De son côté, Noam Chomsky note à leur propos que « Les Pères fondateurs des États-Unis s’inquiétaient vivement des dangers de la démocratie »⁵⁶ ; et que pour eux « La solution consistait à veiller à ce que la société soit fragmentée et à ce que le public participe le moins possible au débat politique, qui devait rester l’apanage des riches et de leurs agents »⁵⁷.

    Le fait que les électeurs délèguent la responsabilité politique à ceux d’entre les citoyens qu’ils jugent supérieurs à eux n’implique cependant pas qu’ils choisissent ceux qui sont effectivement les meilleurs d’entre eux. De ce point de vue, le caractère aristocratique du régime représentatif fonctionne lui aussi sur le mode de la fiction. « Mesurée à l’aune de normes rationnelles et universelles, la perception, culturellement conditionnée, de ce qui caractérise les meilleurs peut parfaitement se révéler erronée et inadéquate. Mais là n’est pas la question, réplique aussitôt Bernard Manin. On ne prétend pas ici que l’élection tend à faire désigner les véritables aristoi. Les représentants élus doivent seulement être perçus comme supérieurs, c’est-à-dire présenter un attribut (ou un ensemble d’attributs) qui d’une part est jugé favorablement dans un contexte culturel donné, et que d’autre part les autres citoyens ne possèdent pas ou pas au même degré »⁵⁸. Considérée sous cet angle, « la procédure élective ne garantit pas que la

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