Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR
LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR
LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR
Livre électronique512 pages6 heures

LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

L’histoire du cinéma n’existerait pas sans les collectionneurs. Que ce soit par leur travail de collecte pionnier ou par leur défense passionnée de pans oubliés de la production cinématographique mondiale, leur influence durable se fait sentir tant sur le terrain que par leurs méthodes pour appréhender l’histoire des images animées. Leur contribution est toutefois restée dans l’ombre des travaux menés dans les institutions universitaires et archivistiques jusqu’à ce qu’un intérêt nouveau pour les questions relatives aux archives, à l’archéologie des médias et à l’histoire des techniques jette la lumière sur l’importance de leurs activités.

Cet ouvrage, qui réunit universitaires, collectionneurs, cinéastes, conservateurs et archivistes internationaux, permet de mieux comprendre l’apport unique des collectionneurs à l’esthétique et à l’histoire du cinéma, ainsi que de réfléchir aux questions d’ordre épistémologique et historiographique liées à la constitution, à la conservation et à l’usage de collections. En provoquant un dialogue entre des milieux qui ont bien souvent entretenu des rapports complexes et parfois tendus, il a la modeste ambition de proposer un champ de réflexion nouveau et un réel défi à l’histoire, tant pour les personnes que les institutions impliquées dans le monde du septième art.
LangueFrançais
Date de sortie13 avr. 2023
ISBN9782760647794
LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR

Auteurs associés

Lié à LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR

Livres électroniques liés

Photographie pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    LE CINEMA DANS LOEIL DU COLLECTIONNEUR - Charlotte Brady-Savignac

    Introduction

    La collection de cinéma, entre le visible et l’invisible

    André Habib, Louis Pelletier et Jean-Pierre Sirois-Trahan

    Les collectionneurs sont des gens heureux, ils construisent des ponts intellectuels entre les peuples et les continents.

    — Johann Wolfgang von Goethe

    L’histoire du cinéma n’aurait pas existé sans l’apport des collectionneurs. Que ce soit par leur travail de collecte pionnier ou par leur défense passionnée de pans oubliés de la production cinématographique mondiale, les collectionneurs ont durablement influencé tant le terrain que les méthodes de l’histoire du cinéma. Leur contribution n’en a pas moins longtemps été dans l’ombre des travaux des représentants des institutions universitaires et des archives publiques. L’intérêt nouveau pour les questions relatives aux archives, à l’archéo­logie des médias et à l’histoire des techniques crée une conjoncture favorable à une plus grande appréciation du travail des collectionneurs, de même qu’à une discussion des enjeux inhérents à leurs échanges avec les mondes de la recherche, des musées et des archives. Par ailleurs, nombreux sont les cinéastes dont les démarches créatives et les choix esthétiques sont, en amont, influencés par leur seconde identité de collectionneur.

    Cet ouvrage se veut avant toute chose l’occasion d’une rencontre entre les chercheurs, les collectionneurs, les praticiens, les conser­vateurs et les archivistes qui sont invités à jeter leur éclairage sur l’apport unique des collectionneurs à l’esthétique et à l’histoire du cinéma, ainsi que sur les questions épistémologiques et historiographiques liées à la constitution, à la conservation et à l’usage de collections. Comment naissent et évoluent les collections? Que se produit-il quand une collection intègre le monde des archives, que ce soit par une graduelle légitimation de l’entreprise de collecte ou encore par son acquisition par une institution établie? L’analyse des textes et des artefacts rassemblés est-elle déterminée par leur inscription au sein d’un ensemble plus vaste, celui de la collection? Ces questions nous permettront d’esquisser une histoire des collectionneurs de cinéma, après celles, mieux balisées, de la cinéphilie et des cinémathèques, dans le but d’enrichir ce qui pourrait s’appeler l’histoire de la mémoire du cinéma.

    Les premiers temps de la collection

    Les collections de cinéma sont sans doute aussi vieilles que le cinéma lui-même. Les premiers articles de journaux rendant compte du Cinématographe Lumière désignaient parfois l’ensemble de vues animées que comportait une séance comme une collection:

    Chaque semaine de nouvelles scènes succèdent aux anciennes: le spectacle est ainsi constamment renouvelé. Et nous sommes encore bien loin, paraît-il, d’avoir épuisé la collection remarquable de ces scènes, car chaque jour elle s’enrichit des plus curieux numéros1.

    Plusieurs opérateurs délégués par la maison Lumière voyagent actuellement dans le monde entier, à l’affût des actualités, enregistrant avec le subtil appareil les scènes les plus curieuses qui constitueront une collection unique en son genre2.

    À cette représentation toute privée [au palais de l’Élysée], à laquelle assistaient M. et Mme Félix Faure, Mlle Lucie Faure et un grand nombre d’invités de la présidence, MM. Lumière ont exposé le principe de leur découverte. Ils ont ensuite décrit leur appareil, puis projeté toute une série de vues de leur remarquable collection3.

    Ces textes étant des articles-réclames, c’est-à-dire des textes complaisants commandés par la firme de Lyon pour publiciser son invention, on peut en inférer que les frères Lumière voulaient que l’on se représente ainsi leur production: comme une collection de photographies (ou de tableaux) animées de scènes pittoresques. De même, l’activité des opérateurs se conçoit comme un collectionnement de ces scènes, sans doute sur le mode des albums de photos ou de cartes postales. L’ensemble des vues — qui n’étaient pas encore en vente — étant ainsi pensé comme une collection (dont le catalogue Lumière fournira la liste).

    Dès 1896, les journaux parlent fréquemment des «nombreux amateurs de photographies animées4». Une archéologie de ces discours nous apprendrait sans doute comment cette protocinéphilie entreprit de collectionner les memorabilia de cette invention nouvelle. On sait par exemple qu’en février 1897, la firme Lumière commença à offrir à ses spectateurs des photogrammes sous la forme d’une carte-souvenir, probablement pour susciter le désir de collection, et donc de visionnements multiples5. Alors que le Cinéma­tographe Lumière affronte depuis un mois une concurrence naissante dans sa propre ville, le concessionnaire lyonnais distribue une «prime» à sa clientèle:

    Une bonne nouvelle pour les amateurs de photographies animées. La direction du Cinématographe Lumière, désireuse d’offrir au public lyonnais un souvenir durable de sa visite au cinématographe, fait distribuer à partir d’aujourd’hui, «à titre gracieux», à tous les spectateurs, une des 900 épreuves [= photogrammes] qui composent une bande cinématographique. Ces photographies forment d’admirables miniatures sur pellicules transparentes et sont encartées dans un joli cadre avec impressions en couleurs. Les sujets, présentant une grande finesse dans tous leurs détails, peuvent supporter un agrandissement considérable sans diminution sensible de leur netteté6.

    On le voit, il s’agit moins de désigner un objet inédit (parfois colorié à la main7) que de tirer celui-ci vers la miniature picturale et les albumines encadrées que collectionnait déjà le connaisseur de belles choses. Que l’offre débute le jour de la Saint-Valentin n’est sans doute pas un hasard; on devait s’adresser aussi aux collectionneuses. Ces cartes-souvenirs essaimeront ensuite dans d’autres villes de France et d’Europe. Avec les souvenir strips d’Edison, il s’agirait des premiers produits dérivés connus, et ces collectors se trouvent aujourd’hui dans les grandes collections privées et publiques. Le film dont le photogramme est encarté n’est pas nommé, mais on imagine facilement que les collectionneurs des premiers temps cherchaient à garder une image de chaque film visionné.

    Qu’est-ce qu’une collection (de cinéma)?

    Une collection peut être définie comme un dispositif dans lequel sont regroupés un certain nombre d’objets matériels8 (naturels ou artificiels), appartenant à une même catégorie ou à un même thème, par les soins d’un collectionneur ou d’une institution, dans le but d’être exposés. Les catégories sont quasiment infinies: Wikipédia liste des dizaines de types de collectionneurs, des sympathiques philatélistes aux plus inquiétants schoïnopentaxophiles (amateurs de cordes de pendus). Le cinématographe consistant à ses débuts en la reproduction de pratiques culturelles préexistantes (magie, photographie, music-hall, féerie, etc.), les premiers objets de cinéma ont été intégrés à des collections de catégories diverses: autographes (relevant de l’autographilie) et cartes de visite (la cartovisitophilie) de comédiennes, programmes et affiches de spectacle (l’affichomanie), billets de spectacle (l’estiquephilisme), cartes postales (la cartophilie), livres (la bibliophilie), appareils photo (l’iconomécanophilie9), images érotiques (la curiosaphilie), etc.

    Il faudra aussi que le cinéma se libère de ses gangues et atteigne une autonomie en tant que champ au cours des années 1910 pour que la collection de cinéma acquière une réalité sui generis. L’une des plus anciennes mentions connues (voir annexe B) d’une collection de ce genre provient de l’éditorial du 8 juin 1912 du journal corporatif Ciné-Journal, sous la plume de son directeur Georges Dureau10. Au moyen d’un dialogue fictif entre un collectionneur et un exploitant de salle, Dureau s’inscrit en faux contre l’habitude qu’ont les maisons locatrices de détruire leur stock de films après quelques semaines d’usage. Depuis sa généralisation en 1907-1908, la pratique de la location empêche les exploitants de revendre les films, sans considération pour la qualité des copies. Sous la forme d’une anecdote, sans doute réelle, mettant en scène de jeunes collectionneurs anglais de photogrammes de films, Dureau pointe une utilisation possible de ces «miniatures» souvent enluminées — on pense à la collection Turconi du George Eastman Museum et, il va sans dire, aux cartes-souvenirs du Cinématographe Lumière. L’éditorialiste entraperçoit ainsi un espace obsessionnel où pourra se déployer le fétichisme forcené des collectionneurs de films. La suggestion de collectionner des «photographies cinématographiques […] des grandes artistes à la mode» arrive au moment même où la Biograph Girl (Florence Lawrence, puis Mary Pickford) et les premières movie stars, moussées par les exploitants et les premiers fan magazines, vont être remarquées par les amateurs de vues animées, ouvrant ainsi le marché des «reliques» de célébrités du grand écran, distinctes de celles du théâtre. Photo­grammes et films complets, memorabilia de stars, affiches de film, caméras et projecteurs, photos de tournage, les objets transitionnels sont fort nombreux pour le collectionneur cinéphile et s’accordent avec le caractère multidimensionnel du fait-cinéma.

    Ce texte de Dureau met également en lumière un phénomène fréquent dans la constitution d’une nouvelle catégorie de collection, ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre appellent «un champ du collectionnable» en émergence11. En règle générale, il faut qu’un artefact traverse une période de purgatoire ou de jachère, où il est considéré comme un déchet, avant d’acquérir par une opération mystérieuse (nous y reviendrons) le statut d’objet de collection. C’était déjà le cas pour les premiers collectionneurs de la Renaissance, ces humanistes qui déterraient les médailles et sculptures antiques dont personne, alors, n’avait cure. Dureau le suggère: rien ne suscite davantage la libido colligendis que de sauver et de recueillir un objet tombé dans les limbes de l’inutilité, et dont la valeur perdue est retrouvée par le geste même de collectionner. Selon Luc Boltanski et Arnaud Esquerre:

    […] on peut postuler qu’il n’est pas chose collectionnée ou collectionnable qui, à un stade plus ou moins lointain de son existence, n’ait existé sous la modalité du déchet, avant d’être remarquées, recueillies, répertoriées et prises en charge. On le voit, par excellence, dans le cas des collections archéologiques, préhistoriques ou paléontologiques, composées de choses qui ont été extraites des sols dans lesquels elles reposaient. Toutefois, cette propriété peut sans doute être étendue à la plupart, sinon à la totalité des objets de collection, en sorte qu’il ne serait pas exagéré de dire que les collections sont le résultat de fouilles12.

    Ce passage par la case déchet permet, entre autres, à l’artefact de se départir de sa valeur d’usage. Comme l’explique Krzysztof Pomian dans Collectionneurs, amateurs et curieux, les objets de collection se caractérisent par le fait qu’ils n’ont plus aucune utilité: «Même si dans leur vie antérieure elles avaient un usage déterminé, les pièces de musée ou de collection n’en ont plus. Elles s’assimilent ainsi à des œuvres d’art qui sont dépourvues de finalité utilitaire […]13.» Autrement dit, si elles ont encore une valeur d’échange (elles se vendent parfois à prix d’or), les pièces de collection n’ont plus de valeur d’usage (une caméra n’est un objet de collection qu’à condition de ne plus tourner de film, sinon pour une rare démonstration). Le temps de jachère assure justement à l’artefact cette transition entre objet utilitaire et objet d’exposition, car sa seule fonction sera désormais d’être exposé au regard, ne serait-ce qu’à celui du seul collectionneur. Ce dernier trait permet à Pomian de mieux définir le terme qui nous occupe:

    […] une collection, c’est-à-dire tout ensemble d’objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d’activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet, et exposés au regard14.

    L’historien exclut des collections ce qui, dans les archives, est lié aux circuits d’activités économiques ou administratives, comme les dépôts d’acte ou les greffes de notaire. Ce distinguo utile nous permet de mieux réfléchir à la constitution des archives de cinéma. Dans un article fascinant intitulé «Le Cinéma à la Nationale» (voir annexe A), le poète et journaliste Guillaume Apollinaire raconte son périple à la Bibliothèque nationale de France (BnF), sise rue Richelieu, pour trouver des scénarios de films en vue d’écrire, dit-il non sans rire, un ouvrage intitulé: Comment le déroulement à rebours des films cinématographiques influe sur les mœurs. Comme la Library of Congress qui, à la même époque, archive les paper prints, la BnF reçoit depuis quelques années des scénarios des maisons d’édition cinématographique afin d’en assurer les droits d’auteur, scénarios remplacés depuis peu par les films mêmes: ce nouveau fonds d’archive n’est pas une collection au sens strict, puisqu’il sert, en qualité de dépôt légal, à une activité économique toujours en cours. Le bibliothécaire lui répond que ce fonds de scénarios et de films n’a pas vocation à être exposé: «On ne communiquera les films que lorsqu’on aura découvert la façon de les communiquer…»

    L’auteur des Calligrammes, l’un des premiers cinéphiles dignes de ce nom, plaide alors pour la transformation de ces archives légales en collection de cinéma: «Très bien!… Mais ces films, ces scénarios n’ont pas été envoyés à la Bibliothèque nationale pour y pourrir dans les caves. Il faut que le plus tôt possible on puisse les communiquer au public qui aime avant tout et en tout le progrès.» Pour Apollinaire, le cinéma est une machine à dérouler le temps à rebours, comme le titre de son ouvrage fictif l’indique, et la cinéphilie, en déroulant à nouveau la réalité passée, ne pourra, à terme, que changer la façon de voir le monde. Il faudra attendre le déclin de la valeur d’usage (comme dépôt légal) pour que la valeur d’exposition se cristallise. Comme le disait Hegel, la chouette de Minerve s’envole au crépuscule: c’est possiblement à la fin du muet que commence le souci de préservation, lorsque le sentiment de perte consécutif à l’arrivée du parlant suscite un regard rétrospectif. La mélancolie est un état bien connu des collectionneurs. Pour Boltanski et Esquerre: «C’est ainsi toujours la destruction d’un certain monde qui engendre le flot d’épaves et de déchets à partir desquels certains de ces déchets seront mis en valeur15.» Premier musée à consacrer une section (L) de ses galeries d’exposition à la dixième Muse, le Musée des arts et métiers expose dès 1927 sa collection d’appareils de la cinématographie naissante au moment même où le parlant s’installe à demeure. Peu après, pendant les années 1930, plusieurs cinémathèques nationales voient le jour (la Cinémathèque nationale de Stockholm en 1933, le Reichsfilmarchiv de Berlin en 1934, la cinémathèque du MoMA à New York et la National Film Archive à Londres en 1935) et inaugurent la préservation et la diffusion des films de répertoire, aux débuts essentiellement muets.

    De l’utilité des collectionneurs

    Si les premières cinémathèques ouvrent leurs portes, c’est aussi que les premiers collectionneurs font des donations et des legs aux institutions publiques, ou que leurs collections sont rachetées par ces dernières (les péripéties de la collection de Will Day viennent à l’esprit). On l’oublie souvent, mais les musées sont en grande partie constitués de collections privées, qu’elles soient le fait de mécènes ou de souverains (on évalue à 80% la part d’œuvres du Musée d’Orsay qui provient de donateurs). Les collections des cinémathèques et des musées de cinéma ne font pas exception, même si le dépôt légal demeure tout aussi important pour les films.

    À cet égard, n’y aurait-il pas lieu de considérer la communauté des collectionneurs comme une sorte d’avant-garde, non seulement du monde des archives, mais du champ des études cinématographi­ques dans son ensemble, si l’on tient compte du travail exceptionnel que les collectionneurs — pour certains, fondateurs de cinémathèque — tels que Will Day, Henri Langlois, Lotte Eisner, Maria Adriana Prolo, Madeleine Malthête-Méliès, Guy L. Coté, Gerald Pratley, John et William Barnes, Pierre Levie, Kevin Brownlow, Serge Bromberg et Eric Lange (Lobster Films), François Lemai, Robert W. Gutteridge, Michel Auer et Michèle Ory, Alan Kattelle, Paul Génard ou Rick Prelinger, ont effectué sur des corpus dont la valeur patrimoniale n’a pas toujours été une évidence (le muet, le «précinéma», les cinématographies nationales méconnues, le cinéma amateur ou utilitaire, les formats réduits, etc.). On le verra dans ces pages avec les collections de cassettes VHS et celles des cinéphiles pornophiles.

    Dans son essai sur «Eduard Fuchs, collectionneur et historien», le philosophe Walter Benjamin montre comment cet historien allemand a modifié les prémisses de l’histoire de l’art par le truchement de son activité de collectionneur:

    Il existe toutes sortes de collectionneurs; de plus, en chacun, une foule d’impulsions est à l’œuvre. En sa qualité de collectionneur, Fuchs est avant tout un pionnier: il est le créateur d’archives uniques ayant trait à l’histoire de la caricature, à l’art érotique et au tableau des mœurs. Mais un autre aspect, complémentaire au premier, est plus important: c’est en tant que pionnier que Fuchs devint collectionneur. À savoir en tant que pionnier de l’étude matérialiste de l’art16.

    Pour Benjamin, découvrir de nouveaux corpus est le corollaire de nouvelles méthodes historiques. À l’opposé de l’image éternelle du passé construite naïvement par l’historien idéaliste sur le mode d’une continuité parfaite depuis les Anciens, l’historien matérialiste doit être visé par le passé, le faire sien, et donc le collectionner:

    «La vérité n’a pas de jambes pour s’enfuir devant nous» — ce mot, qui est de Gottfried Keller, désigne, dans la conception historiciste de l’histoire, l’endroit exact où le matérialisme historique enfonce son coin. Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle17.

    Grand collectionneur lui-même, Benjamin s’inscrit dans cette nouvelle conception du passé non linéaire, qui nécessite d’abord de recueillir des fragments ou, pour le dire autrement, de collectionner des déchets, des objets inutiles, pour ensuite, à partir de ces monades, de ces «mondes compris dans une goutte d’eau», reconstruire le passé dans et par un temps fracturé — toute l’œuvre du philosophe peut être vue comme une collection de citations. Donner une seconde vie au passé constitue la tâche du collectionneur et de l’historien.

    Pour Pomian, ce travail pionnier dans la (re)découverte de corpus oubliés est constitutif de l’activité des collectionneurs, depuis les humanistes de la Renaissance. Ces derniers ont profondément changé la donne par leur activité inédite: «L’apparition et la croissance de ce groupe ont exercé […] une influence considérable sur l’évolution de la culture européenne18.» À chaque génération, de nouveaux collectionneurs jettent leur dévolu sur des objets qui, en retour, suscitent une remise en question des présupposés de la culture savante:

    Un mouvement s’amorce ainsi qui va durer plusieurs siècles: les recherches d’objets anciens en fournissent de toujours nouveaux, imprévus et souvent incompréhensibles, qu’il faut donc expliquer, ce qui conduit à produire des textes savants lesquels, à leur tour, incitent à de nouvelles recherches, et ainsi de suite19.

    La mise en valeur des choses supposées auparavant ne pas en avoir, si tant est qu’on s’aperçût de leur existence, s’est reproduite à plusieurs reprises dans l’histoire de l’Europe moderne, avec d’autres acteurs, évidemment, que les collectionneurs humanistes et d’autres objets que les Antiquités. D’ailleurs, même parmi ces dernières s’opéraient des promotions et des révisions20.

    Et l’auteur de conclure:

    Tous ces changements du goût ou, plus exactement, ces déplacements de l’intérêt artistique et historique, modifient non seulement l’ensemble d’objets dotés de signification et, partant, de valeur mais aussi le cadre dans lequel on les expose et les principes d’organisation de l’exposition21.

    À cette évolution des pratiques, l’histoire du cinéma ne fait pas exception, et le but de cet ouvrage est de comprendre comment les collectionneurs ont pu provoquer des évolutions du goût, de l’intérêt, des méthodes historiques et des principes d’organisation des archives et des musées. Comme l’affirme Pomian, les conservateurs des archives publiques ont tendance à consacrer un canon académique, selon une vision conservatrice22. A contrario, les collectionneurs privés peuvent potentiellement ouvrir le regard à de nouveaux corpus qui renouvelleraient les conceptions de l’art. Il souligne leur rôle capital:

    […] les rapports entre les deux pôles, public et privé, dont nous avons constaté la coexistence tout au long de la période moderne, apparaissent comme une tension permanente entre un certain conservatisme, d’une part, et des tentatives d’innover, de l’autre. Comme le montre clairement l’exemple de Venise, nullement exceptionnel à cet égard, les collections publiques furent en retard, pendant très longtemps, sur les intérêts artistiques, historiques et scientifiques de groupes de collectionneurs, au départ très restreints mais qui s’élargissaient au fil du temps. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, seules les donations faites par les particuliers permirent aux collections publiques sinon de se mettre au goût du jour, du moins de réduire l’écart qui les en séparait; à partir du XIXe siècle, sont venus s’y ajouter les achats, dont le premier fut, semble-t-il, celui de la collection Farsetti. […] les collections particulières furent, depuis le XVe siècle, parmi les lieux les plus importants où s’originèrent les innovations culturelles. Il est probable que, dans beaucoup de pays, sinon partout, elles le sont restées jusqu’à nos jours23.

    Encore une fois, les choses ne se passent pas différemment en cinéma. À cet égard, le présent ouvrage entend faciliter les échanges entre des milieux ayant bien souvent entretenu des rapports complexes et parfois tendus. Quand il n’est pas considéré comme un marginal inoffensif ou excentrique, le collectionneur est très souvent regardé, on le sait, comme un personnage qui dérange: il investit des pans inexplorés de la production cinématographique et force les institutions patrimoniales à sortir de leur zone de confort. À l’inverse, les archives publiques se construisent, par contraste24, en réaction aux collections privées: leurs méthodes se veulent scientifiques et dépassionnées, leur but est le service public et leur horizon temporel va bien au-delà d’une vie — ce qui commande des méthodes de préservation drastiques.

    Or, malgré ces différences, collectionneurs, historiens et archivistes ont, par la pratique même de la collection, une tâche en commun:

    Il est donc permis de considérer le dispositif de la collection comme un dispositif de sélection. C’est précisément ce travail de sélection entre ce qui est destiné à la destruction et ce qui est destiné à la conservation qui est au cœur de l’activité, et de l’inquiétude, de ceux qui ont pour tâche d’établir l’inventaire du patrimoine et qui, confrontés à chacun des objets appartenant à l’univers illimité des choses qui aspirent à la survie, doivent prendre la décision fatale engageant un destin25.

    Avec cette même inquiétude, plusieurs regroupements œuvrant dans des domaines précis — Domitor, Orphan Film Symposium, Home Movie Day, entre autres — ont révélé le très grand potentiel des collaborations entre collectionneurs, archivistes et chercheurs. Il s’agira maintenant de démontrer que ces collaborations gagneraient à se généraliser au sein de la discipline des études cinématographiques.

    On peut se demander dans quelle mesure la redécouverte et la défense de cinématographies oubliées par les collectionneurs ont pu revivifier la production à divers moments clés de l’histoire des formes, et comprendre par le fait même comment recyclage et création ont pu se conjuguer au sein de certaines filmographies tout au long de l’histoire du cinéma. Par exemple, on connaît l’influence qu’a eue le travail d’Henri Langlois sur la prise en compte de l’histoire du cinéma par les cinéastes de la Nouvelle Vague. «Nous sommes les premiers cinéastes à savoir que Griffith existe», a pu dire Godard. Il en va de même pour l’effet de Lotte Eisner sur le nouveau cinéma allemand des années 1970.

    L’audace et la détermination des collectionneurs ont de plus nourri de nombreuses pratiques artistiques novatrices. Cet ouvrage entend aussi aborder les créations de cinéastes dont les démarches demeurent indissociables de l’entreprise de collection ou de l’esprit du collectionneur, qu’ils aient œuvré dans le domaine du cinéma expérimental (Joseph Cornell, Henri Foucault et Ernie Gehr), du documentaire (Nicole Vedrès), ou encore du cinéma narratif (John Carpenter).

    À l’inverse, il faut souligner l’importance des artistes et des gens du milieu dans la constitution d’un champ du collectionnable; on peut notamment rappeler l’impact qu’ont eu, dans le domaine des images animées, les cinéastes Francis Doublier, Raoul Grimouin-Sanson ou, plus récemment, Werner Nekes. Selon Boltanski et Esquerre:

    Le passage de l’état de déchet à celui de pièce recherchée doit beaucoup à l’action de primo-collectionneurs qui détiennent aussi une autorité artistique, qu’il s’agisse d’artistes reconnus, de mécènes ou d’organisateurs d’expositions et de manifestations artistiques. […] [L]’activité des primo-collectionneurs, innovateurs individuels et artistes, suscite rapidement l’intérêt des collectionneurs proprement dits et, par voie de conséquence, de galeristes, suivis plus tard par des musées ou d’autres institutions publiques26.

    Entre le visible et l’invisible

    À quoi servent les collections? Si les objets collectionnés ont perdu leur valeur d’usage, souvent même leur valeur d’échange — ils deviennent inaliénables lorsqu’ils entrent dans les collections publiques —, et ce, afin de gagner une valeur d’exposition, à quelle fin expose-t-on au regard des objets sans utilité pratique, le plus souvent en interdisant tout contact autre que visuel avec ceux-ci? Il y a bien quelques raisons secondaires à cette pratique (susciter du plaisir esthétique, acquérir des connaissances historiques ou scientifiques, donner du prestige), mais elles ne suffisent pas à expliquer le désir de collection, selon Pomian. Étudiant les collections rassemblées dans les lieux funéraires, dans les temples ou dans les trésors royaux, fruits d’un geste agonistique, Pomian remarque qu’elles remplissent toutes une même fonction, soit de participer «à l’échange qui unit les mondes visible et invisible27». Souvent rescapé d’un monde déjà détruit, comme on l’a vu, l’objet visible (exposé) représente l’invisible (absent). Celui-ci peut être l’au-delà, les défunts et les dieux, le lointain, le disparu, l’origine ou l’éternité, le caché sous l’apparent, catégories auxquelles le «culte» moderne du musée a ajouté le passé historique, le peuple ou la nation, et l’avenir plus ou moins utopique28. En assurant la communication de mondes disjoints dans le temps ou l’espace, la collection assure «l’unité de l’univers29». Les objets de collection sont des sémiophores, autrement dit des porteurs de signification30. Ils sont comme saturés de langage leur permettant de représenter l’invisible.

    Comme les autres arts figuratifs, le cinéma assure aussi un échange entre le visible et l’invisible. Par le truchement de plusieurs procédés formels (hors-champ, plan subjectif, voix off, métadiégétique, etc.) dont il est la mise en œuvre, le film a une manière bien à lui d’être en rapport avec l’invisible. La trace que laissent les êtres et les choses sur la surface du film fait de chaque projection une épiphanie de l’invisible où surgissent les fantômes lumineux et les revenants du passé, alors que la pellicule même est une métonymie de ce passé englouti. Si Benjamin voit dans le cinéma l’art par excellence de la reproduction mécanique qui bloque l’aura (cette «unique apparition d’un lointain, si proche soit-il31») définissant les œuvres d’art traditionnelles, on peut formuler l’hypothèse que le collectionneur est justement celui qui tente, de par sa croyance irraisonnée en l’invisible, de regagner l’aura perdue. En l’occurrence, imaginons ce collectionneur privé, chez lui, au milieu de sa collection:

    De là naissent les fantasmagories de l’intérieur. Pour le particulier, celui-ci représente l’univers. Il y rassemble le lointain et le passé. Son salon est une loge dans le théâtre du monde. […] L’intérieur est le refuge de l’art. Le collectionneur est le véritable occupant de l’intérieur. La transfiguration des choses, il en fait son affaire. La tâche qui lui incombe est digne de Sisyphe: il doit, en possédant les choses, les dépouiller de leur caractère de marchandise. Mais au lieu de la valeur d’usage, il ne leur prête que la valeur qu’elles revêtent pour l’amateur. Le collectionneur se transporte en rêve non seulement dans un monde lointain ou disparu, mais aussi dans un monde meilleur, où, certes, les hommes sont tout autant que dans le monde de tous les jours démunis de ce dont ils ont besoin, mais où les choses se trouvent dispensées de la corvée d’être utiles32.

    Dans cette perspective, l’aura est l’apparition de l’invisible (le lointain, l’au-delà, le passé) dans le visible (l’objet de collection). En collectionnant les artefacts liés au cinéma, l’amateur cherche à retrouver l’aura, qui des stars d’Hollywood, qui des événements de l’histoire du cinéma, qui des premiers frissons ressentis dans la salle de son enfance, etc. En désirant connaître, sinon répertorier, l’origine nébuleuse, les secrets de fabrication, la vie utile ou les multiples propriétaires d’un objet collecté, à la fois aboutissement et agent de transformation de l’objet en sémiophore, le collectionneur de cinéma aspire à la fois à rendre son aura à l’objet lumineux de son désir, ce qui, en le préservant de la plate reproduction, assure son authenticité, et, par extension, à recouvrer l’aura perdue du cinéma en son entier.


    1. Anonyme. (1896, 24 mars 1896) Lyon républicain.

    2. Anonyme. (1896, 15 juin) Lyon républicain.

    3. Anonyme. (1896, 12 juillet) Lyon républicain.

    4. Anonyme. (1896, 20 avril) Lyon républicain.

    5. La firme Edison fit de même, sans doute dès 1894, avec des souvenir strips de ses films. Voir Paul C. Spehr. (2009) «1890-1895: Movies and the Kinetoscope». American Cinema 1890-1909: Themes and Variations, p. 33. Édité par André Gaudreault. New Brunswick (NJ), Rutgers University Press.

    6. Anonyme. (1897, 14 février) «La prime du Cinématographe Lumière». Lyon républicain.

    7. Ce qui laisse supposer qu’il s’agissait de copies d’exploitation en fin de course, donc de déchets, lesquelles étaient découpées et distribuées aux spectateurs. Les films Lumière étaient parfois coloriés à la main, mais le coût du coloriage rend peu probable son utilisation pour de simples cartes-souvenirs.

    8. Il semble que cette spécificité soit battue en brèche depuis peu par le fait que les objets d’art numériques peuvent être certifiés par les non-fungible tokens (NFT) à la manière des cryptomonnaies, la technologie des blocs de chaîne (un registre des transactions existant sous une forme décentralisée) assurant en quelque sorte l’originalité d’un objet numérique et l’unicité de son propriétaire, même si des copies numériques parfaitement identiques peuvent exister. Or, il est permis de se demander si, en l’absence de propriétés matérielles durables des «objets» collectionnés et en raison de l’obsolescence future des logiciels d’imagerie qui les prennent en charge, ce nouveau champ du collectionnable dépassera le phénomène de mode lié à la spéculation. Néanmoins, la réalité de cette nouvelle donne oblige à rebrasser les cartes qui définissent un objet de collection. La matérialité faisait en sorte qu’un objet était unique (existant une seule fois en un seul lieu), se différenciant de ses reproductions ou des autres objets d’une même série pour la catégorie des multiples (photographies, affiches, gravures, livres d’art) et pour celle des objets industriels, ne serait-ce qu’à l’échelle atomique pour deux copies pareilles à première vue. Avec le numérique, les copies ne se distinguent pas (sur le plan du code binaire) de l’original. Ainsi, la spécificité d’un objet de collection ne serait pas son unicité, mais bien l’unicité de son propriétaire. On pourrait en conclure que la possession se trouve au fondement de la collection. Il faudrait toutefois nuancer en ce sens: c’est moins la possession que la quête de l’objet manquant qui en est le moteur pulsionnel. Par ailleurs, le propre des objets de collection est de résister à l’entropie: les objets se dégradent progressivement, mais l’intérêt est de les préserver le plus possible de ce destin — leur valeur d’échange étant liée à leur proximité de la condition mint (sans altérations). Or, le fantasme lié à l’objet numérique est son éternité potentielle, du fait que les zéros et les uns de son code peuvent ne jamais s’altérer — ce qui revient à dire qu’il n’a pas d’histoire.

    9. Le collectionneur d’appareils cinématographiques deviendrait ainsi un kinéticonomécanophile.

    10. Georges Dureau. (1912, 8 juin) «Le collectionneur de photogrammes ou la passion des petites images». Ciné-Journal (198), p. 3-4.

    11. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre. (2017) Enrichissement. Une critique de la marchandise, p. 261. Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais».

    12. Boltanski et Esquerre, Enrichissement, p. 256 (les auteurs soulignent). La seule exception à cette règle, selon les auteurs, serait les petites productions destinées à des collectionneurs, comme des voitures de luxe. L’exercice peut s’apparenter à une forme de spéculation. Mais encore faut-il que la catégorie générale (voiture) soit passée par le stade des déchets avant de devenir un champ du collectionnable, et

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1