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Aria Caeleste
Aria Caeleste
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Livre électronique578 pages8 heures

Aria Caeleste

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À propos de ce livre électronique

La profanation d’orgues dans plusieurs édifices religieux d’Europe amène le Vatican à dépêcher un groupe d’enquêteurs afin de mettre rapidement la main sur une partition musicale dissimulée dans un instrument-roi.
Une course contre la montre s’engage pour récupérer une composition inédite de Mozart, convoitée à la fois par des loges maçonniques mais aussi par une mystérieuse équipe, agissant dans l’ombre de la mission papale.
Il se dit que cette musique serait source de pouvoirs surnaturels à qui l’entendrait jouer, mais cette légende est-elle réellement la cause des étranges évènements qui vont jalonner cette enquête et dont l’Humanité pourrait ne pas se relever ?
LangueFrançais
Date de sortie23 déc. 2022
ISBN9782312130392
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    Aperçu du livre

    Aria Caeleste - Dominique Fenogli

    cover.jpg

    Aria Caeleste

    Dominique Fenogli

    Aria Caeleste

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    Out of Europa, Les Editions du Net, 2015

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-13039-2

    Aux amoureux des orgues.

    Chapitre I

    Le prélat romain Kévin Lafer était sur le point d’aller se coucher après son rituel du soir : dîner aux alentours des vingt-et-une heures, suivi des informations à la télé, moment de recueillement et de prières avant de siroter une infusion de verveine, bercé par des chants grégoriens. Alors qu’il dénouait sa robe de chambre, son téléphone vibra :

    – Votre Éminence ? C’est monsieur Venezia !

    – Je vous le confirme, monsieur le promoteur de justice. Votre nom s’affiche puisque vous faites partie de mes contacts. Qu’y a-t-il de si urgent pour m’appeler, moi, à cette heure tardive ?

    – Des évènements qui durent depuis trois jours. Je pensais qu’il s’agissait de faits isolés, mais apparemment non. Plusieurs diocèses ont pris contact avec moi… directement… et certains évêques semblaient plutôt angoissés, voire apeurés.

    Tout en faisant glisser lentement les bras de sa robe de chambre au pied de son lit, le cardinal Lafer se crispa, mais le ton de sa voix resta calme :

    – De quoi s’agit-il exactement ?

    – Des orgues d’églises et de cathédrales ont été totalement démontés… mais proprement. C’est incompréhensible !

    Le camerlingue de la Sainte Église romaine s’affaissa sur son lit comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Il resta sans voix quelques secondes.

    – Alors ça recommence… dit-il d’une voix blanche.

    – Pardon Votre Éminence ? Qu’est-ce qui recommence ?

    – La presse est au courant, monsieur Venezia ?

    – Pas à ma connaissance, mais ça ne saurait tarder vu les pays concernés.

    – Les pays ?! Les pays vous dites ?! répéta le cardinal. Combien ?

    Un frisson glacial parcourut le dos du prélat qui faisait maintenant les cent pas dans sa chambre. Le promoteur de justice lui apprenait que l’Autriche, l’Allemagne et les Pays-Bas étaient les premières victimes des atteintes au patrimoine ecclésiastique. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » murmurait-il à l’énoncé des villes concernées.

    – Le Grand Orgue de l’Église des Augustins de Mayence aussi ? fit confirmer le cardinal.

    – Oui Votre Éminence, mais si je peux vous rassurer, tout est… comment dire… en kit.

    – Des soupçons ? Des indices ? Des empreintes ?

    – Très peu. Nous savons juste que…

    – Taisez-vous ! Il n’est plus bon d’en parler au téléphone. Passez dans vingt minutes au bas de mon immeuble. Je vous y attendrai. Nous devons en informer le pape.

    – Alors c’est si grave que ça ? demanda le promoteur de justice.

    Il n’obtint pour seule réponse que le sifflement d’une ligne téléphonique coupée. Le cardinal avait subitement mis fin à la conversation. Les mains tremblantes, il appela le colonel des gardes suisses :

    – Monsieur Frager, c’est le cardinal Lafer ! Vous devez de toute urgence mettre en alerte vos militaires. Faites ouvrir la Porte de Bronze et placez vos hommes en faction. Planifiez des patrouilles à l’extérieur et à l’intérieur de la basilique. Idem pour le palais pontifical et les musées du Vatican.

    – Bien Votre Éminence, mais est-il possible d’en connaître les raisons ?

    – Pas au téléphone, colonel ! C’est trop risqué !

    – Bien, bien, je rameute toutes les forces disponibles, mais rassurez-moi a minima, le pape n’est pas mort ?

    – Il est bien en vie, mais il est à craindre que sa nuit soit, hélas écourtée.

    Comme précédemment, le camerlingue coupa court. Il devenait indispensable de ne plus s’épancher sur cette affaire hors de la cité du Vatican. En passant plusieurs coups de téléphone, ses interlocuteurs comprirent, au son de sa voix péremptoire, qu’il était inutile de creuser davantage les motifs de ce rendez-vous nocturne. Kévin Lafer appela en priorité l’archiviste émérite et son successeur en charge des archives secrètes du Vatican. Le bibliothécaire José de Tolento, jeune cardinal, était également convié à rejoindre, sans désemparer, la basilique Saint-Pierre. Enfin, deux hauts dignitaires, le préfet de la maison pontificale et le président du gouvernorat de l’État furent mis dans la confidence de cette réunion imminente, et qui devait être ignorée du pape pour le moment. Sensibles aux brèves explications préoccupantes du camerlingue, ils l’assurèrent de leur soutien spirituel et s’engagèrent à réunir au plus vite le consistoire ordinaire secret.

    Kévin Lafer rangea sa robe de chambre derrière un grand rideau lui servant de penderie et considéra les deux housses en plastique suspendues à côté. Il posa tour à tour sa main sur les cintres pour faire le choix de la soutane qu’il revêtirait avant d’affronter ce qui s’annonçait comme un cataclysme pour l’Église. « La rouge serait plus solennelle mais la noire moins anxiogène » pensa-t-il sans conviction. Il choisit la soutane noire, l’agrémenta d’une ceinture rouge et d’une coiffe de même couleur. Le camerlingue, bien qu’avancé en âge, portait beau. Son teint un peu rouge tavelait son visage au niveau de ses joues sur lesquelles frisottaient des mèches de cheveux proéminentes, devenues éparses vers le sommet de la tête à cause d’une calvitie naissante. De haute stature, c’était un homme aux épaules larges que le temps n’avait pas plié. Son envergure musclée s’exprima davantage quand il boutonna son rochet. Devant le miroir, le prélat se para d’une croix pectorale dorée, la baisa avec déférence puis glissa sur son annulaire droit l’anneau cardinalice gravé, sous sa ligature, aux armes du pape François. Il l’embrassa avec dévotion puis, relevant la tête pour se regarder dans la glace, il murmura : « demeurez ferme dans la foi ». Le reflet de son image dans le miroir trahissait une émotion certaine, un sentiment curieusement mêlé d’espérance et d’inquiétude qui transparaissait nettement dans ses grands yeux bleus. Lafer était conscient que ces évènements risquaient d’avoir une incidence sur le sort de l’humanité et s’interrogeait sur ce qui avait bien pu déclencher cette entreprise. Les orgues continueraient d’être désormais visités tant qu’il ne serait pas mis fin à ce mystère aujourd’hui ravivé. Rien ne pourrait stopper cette détermination dont il ignorait, pour l’heure, le nom des commanditaires. Le camerlingue avait bien sa petite idée sur les auteurs de ces actes et qui, selon lui, ne présentaient pas de dangerosité particulière. Mais il se rappelait aussi les interventions qualifiées de maléfiques qui, en son temps, avaient semé la terreur en Europe Centrale avant de disparaître aussi rapidement qu’elles n’étaient apparues.

    Le cardinal regarda par sa fenêtre. Une voiture noire l’attendait en bas, moteur tournant, comme l’attestait la fumée à l’arrière du véhicule qui se confondait avec le brouillard de cette fin d’hiver. Kévin Lafer se signa, s’enroula dans un tabarro noir et descendit les deux étages, soucieux de l’avenir du monde.

    Chapitre II

    En sortant de chez lui, le camerlingue fut saisi par le fond de l’air glacial de février. Il accéléra le pas en direction de la voiture, une main posée sur sa coiffe. L’habitacle chauffé le réconcilia avec ses sens et le colonel démarra en trombe.

    – Vous avez pu joindre vos militaires, monsieur Frager ?

    – Tout est conforme à votre demande. Et demain soir, la garde sera au grand complet. Les permissions ont été annulées.

    – Tant mieux ! Tant mieux ! fit le cardinal Lafer en opinant de la tête.

    L’officier n’osa pas questionner son passager, le sentant réticent à s’exprimer tant qu’ils ne seraient pas en lieu sûr au Vatican. À cette heure de la nuit, les rues étaient dégagées et il fallut à peine une dizaine de minutes pour atteindre la Place Saint-Pierre.

    – Colonel, vous avez toujours la clef des reliques sur vous ? demanda le camerlingue d’un ton affirmatif. Nous pourrions en avoir besoin…

    – Elle ne me quitte jamais. Il faudrait me tuer pour se l’approprier.

    La berline pénétra sur la Place Saint-Pierre en direction de la fontaine Bernini et longea la colonnade jusqu’à la Porte de Bronze. Deux gardes suisses, en tenue d’apparat, défendaient l’entrée monumentale. En voyant leur supérieur arriver, suivi du prélat en soutane, ils rectifièrent leur position et s’effacèrent à leur passage. L’archevêque Surgères et Raphaël Sultan, son successeur aux archives, interrompirent leur discussion pour saluer le camerlingue qui, d’un pas décidé, s’engouffra dans le corridor et emprunta l’escalier royal en leur faisant signe de la main. En haut, le bibliothécaire et le promoteur de justice les attendaient. Après un salut respectueux, ils leur emboîtèrent le pas pour se diriger vers la salle Sixtine. On entendit douze coups sonner au clocher voisin et dans le lointain, l’écho d’autres campaniles reprirent le même tempo.

    Arrivés dans la somptueuse bibliothèque vaticane aux piliers finement décorés, Kévin Lafer prit la parole qui résonna sous les voûtes élevées.

    – Messieurs, si je ne suis pas en mesure – pour le moment – de vous donner les raisons exactes de notre présence ici, à cette heure de la nuit, sachez pourtant que cette heure-là, vous ne l’oublierez jamais vu les circonstances qui nous obligent à nous réunir. Certains d’entre vous ont compris la gravité de ce qui vient d’arriver, et cela peut se lire sur leur visage…

    En parlant ainsi, le camerlingue se tourna vers l’archevêque Surgères et le cardinal Sultan dont les mines austères juraient avec les traits interrogatifs des autres protagonistes.

    – Nous aurons besoin de vous tous pour avancer dans nos investigations et si nous avançons bien… si nous avançons vite… alors vous pourrez, en toute humilité, remercier le Ciel d’avoir eu le privilège unique de participer à la résolution de la plus vieille enquête du monde.

    – À votre totale disposition, Votre Éminence, enchaîna José de Tolento. Les explorations et les analyses m’ont toujours passionné.

    – Je n’ignore pas votre passé d’étudiant en médecine, José, mais ce dont il s’agit pourrait vous apparaître comme dépassant les principes scientifiques les plus basiques… et bien éloignés de ce que vous a appris votre précédente discipline.

    – Je ne le sais que trop, répondit humblement le bibliothécaire, et la religion m’a fait dominer toutes ces limites que je considérais comme indépassables auparavant. Alors…

    Le camerlingue acquiesça d’un demi-sourire aux propos de José qui, les yeux fermés, s’abîmait dans une courte prière. De frêle constitution, José de Tolento était de taille moyenne. Une légère scoliose voûtait ses épaules qui se détachaient de son long cou. Avec son regard vif et pétillant, le bibliothécaire alerte semblait toujours sur le qui-vive, prêt à rebondir quel que fût le sujet abordé. Il avait une sorte de tic qui le rendait attachant. Il imprimait à sa tête des mouvements secs chaque fois qu’il prenait la parole, et plus il avait d’interlocuteurs, plus ses cervicales s’agitaient dans tous les sens, en rotation ou en inclinaison. Cette bizarrerie musculaire s’accordait à la diction rapide qui occupaient ses lèvres sautillantes, encadrées d’une fine barbe naissante, et noire comme ses cheveux coupés ras. Entré tardivement dans les ordres, José de Tolento avait franchi, par son intelligence et son humanité, toutes les étapes pour devenir très tôt un jeune cardinal. Auparavant étudiant en troisième année de médecine, il avait vu mourir sous ses yeux sa fiancée enceinte, écrasée par un bus. Tombé en dépression, la foi lui avait redonné goût à la vie et suffisamment de forces pour continuer la route dans l’ombre de cet unique amour terrestre. Licencié en théologie, diplômé d’une maîtrise en science biblique, il devint prêtre à vingt-cinq ans, évêque à quarante-huit et cardinal, onze ans plus tard pour être ensuite nommé au poste envié de bibliothécaire de la Sainte Église romaine dont ses pairs, à l’unanimité, louaient son excellence dans cette fonction.

    – Je connais aussi votre passion pour la musique classique, poursuivit Kévin Lafer, raison de votre présence ici. José, nous aurions besoin d’une grande carte de l’Europe… et quelques ouvrages traitant des orgues dans le monde pourraient nous aider.

    José de Tolento s’exécuta, satisfait de pouvoir honorer cette demande rapidement. Au bout d’une demi-heure, le bibliothécaire revint en salle Sixtine avec les bras chargés de livres et de grands rouleaux sous les aisselles. Deux tables rapprochées permirent de se mettre au travail avec les indications fournies par le promoteur de justice. La première opération fut d’identifier les villes et les édifices religieux concernés. Sur la carte entièrement déployée, chaque lieu fut pointé au feutre rouge.

    – En Autriche : Salzbourg et Vienne, commença Gian Piero Venezia.

    – Cela peut sembler logique, dit le camerlingue. Deux villes bien connues de Mozart.

    En entendant le nom du musicien, les deux archivistes dévisagèrent Kévin Lafer, pris en faute par cette divulgation qui n’était pas de mise à ce stade. Le cardinal, confus de s’être déconcentré, tenta de diluer son annonce.

    – Mozart ou Haydn, je ne sais pas… mais Joseph Haydn, pas son frère Michel.

    La bourde du camerlingue passa inaperçue et le promoteur poursuivit son pointage en frappant l’Allemagne.

    – Augsbourg, Mayence, Gensingen, Lengenfeld, Chemnitz, Treiskarden, Constance et Comburg pour l’Allemagne. La dernière enfin, Haarlem aux Pays-Bas.

    – Raphaël, demanda le camerlingue, cela vous inspire-t-il ?

    – Rien de pertinent… mais ça pourrait ressembler à un jeu de piste.

    – Rejoignons tous ces points en segments, ajouta l’archevêque. Avec un peu de chance, nous obtiendrons un début d’explication.

    José de Tolento s’appliqua à tracer le périmètre décrit par chacune des villes et dessina plusieurs angles qui se réunissaient à leur base, mais le résultat fut inexploitable.

    – Même avec beaucoup d’imagination, on ne peut pas dire que ça ressemble à une étoile, dit le bibliothécaire en remettant le capuchon sur son feutre.

    Tous furent du même avis que José. Les regards se figèrent sur la carte barbouillée.

    – Onze orgues démontés, c’est exact monsieur Venezia ? demanda Raphaël Sultan au promoteur de justice.

    – Ah non ! 16 en tout ! Plusieurs édifices dans la même ville et même plusieurs orgues en un même lieu. Ce sont des démontages réfléchis ! Ce n’est pas un hasard ! Chaque pays, chaque ville, chaque orgue ont été minutieusement choisis, souligna le magistrat.

    – 16 ! Soit 6 + 1 = 7 ! Chiffre biblique certes, mais qui ne nous éclaire pas davantage. Vraiment, je ne vois rien de logique… à tout le moins, de sensé.

    L’archiviste Sultan, quelque peu versé dans la symbolique des nombres, pinça les lèvres en cherchant une réponse dans le regard du cardinal Lafer, lui aussi sceptique sur les premiers éléments exposés. « C’est peut-être plus occulte que ce que je ne pensais » souffla-t-il aux deux archivistes. Seul le mot « occulte » arriva aux oreilles de José qui dévisagea le trio d’initiés. Il n’osa pas demander d’explications mais le promoteur lui ouvrit la voie.

    – Et puis il y a cette lettre récemment découverte, dit Venezia.

    – Oui, renchérit le camerlingue. Vous aviez commencé à me parler d’une piste, mais je vous ai raccroché au nez. Une lettre, dites-vous ?

    – Tout cela reste à confirmer en l’état, mais il ressort des renseignements portés à ma connaissance qu’un document de ce type aurait été mis à jour… et exploité rapidement vu la nature des faits dont nous sommes saisis.

    – Et d’où vient-elle cette lettre mystérieuse ? demanda José en s’imposant dans la discussion.

    – Salzbourg ! Trouvé par un relieur dans le plat d’un livre en cours de restauration. La lettre aurait été revendue à un de ses clients. Le relieur n’a plus ce document, mais peut-être se souviendra-t-il de son contenu ? Ce n’est pas certain, mais nous avons au moins l’adresse de l’atelier. Tout ça va prendre un peu de temps… juridiquement parlant, bien sûr.

    – Il n’y a plus de temps à perdre ! Vous ignorez les causes profondes qui animent ceux qui s’en prennent aux orgues de nos églises ! répliqua le camerlingue.

    – Et quel est donc ce secret que nous ignorons et qui nous empêche délibérément d’avancer ? lança le bibliothécaire.

    – Trop tôt pour en parler, répondit le cardinal Lafer. De toute façon, Sa Sainteté François est le seul à pouvoir décider de continuer… ou de laisser les puissances maléfiques s’en saisir.

    Les derniers mots lâchés par Lafer consternèrent les personnes groupées autour de la table à l’exception des deux archivistes, tenants d’un secret bien gardé par le Vatican. Le trio d’initiés s’écarta de la table pour se convaincre de la nécessité d’informer le pape sur le champ. La décision de réagir dans l’immédiateté se trouvait dans la justification du désastre pronostiqué. Il fallait le contrecarrer à tout prix. Seul le pape pouvait révéler ce secret si précieusement conservé, et jamais éventé par ses prédécesseurs.

    – C’est la plus sage décision à prendre, conclut le camerlingue en cherchant sur son portable les numéros de téléphone du majordome et du secrétaire du pape.

    Chapitre III

    Cité du Vatican, Résidence Sainte-Marthe, 01 h 00 du matin.

    Après son élection par le conclave en mars 2013, le pape François avait fait le choix de ne pas résider, à l’inverse de ses prédécesseurs, au troisième étage du palais apostolique. Si la résidence Sainte-Marthe offrait moins d’espace à son vénérable hôte, elle avait le mérite de rapprocher Sa Sainteté des autres membres du clergé, de l’éloigner d’un protocole astreignant et contraire à sa simplicité de vie. Loin de tout luxe, la suite pontificale était réduite à un salon, un bureau de travail et une chambre monacale dans son plus sobre apparat, quelque peu refroidie par les pâles lumières des néons qui blanchissaient ses murs.

    Demander à réveiller le pape en plein sommeil exigeait un motif impérieux qu’il fallait raisonnablement prendre en compte. Le majordome avait beau solliciter du cardinal Lafer des explications plus détaillées sur ses injonctions, il se heurtait à des fins de non-recevoir qui le contrariait. Non pas qu’il craignît la réaction du pape, le Saint-Père étant avec lui « comme un fils » aimait-il dire à son entourage, mais qu’au contraire, il estimait être le garant de sa vie, trouvant une forme de légitimité à gérer aussi son repos. Sandro Martino tapota deux coups sur la porte puis pénétra dans la chambre où dormait François. Pressant légèrement son épaule droite, le pape s’éveilla.

    – Sandro ?

    – Oui, Saint-Père. Vraiment désolé de vous réveiller mais le camerlingue réclame votre présence en salle Sixtine. Je ne sais pas pourquoi. On ne m’a rien dit, si ce n’est que vous devez les rejoindre pour une décision urgente à prendre.

    – Bien. Merci Sandro. Je vais me préparer. Si Kévin me fait comparaître, dit-il avec facétie, c’est que cela est justifié. Faites préparer ma voiture… l’électrique, bien sûr.

    Le majordome se retira en souriant, amusé par les réparties du pape, déjà alerte alors qu’il venait de le réveiller au beau milieu de la nuit. Mais à peine la porte fermée, François dissipa son humeur badine et son visage se crispa. Quelque chose de grave était arrivé. De très grave puisqu’on ne pouvait pas en parler ouvertement. Mille idées lui traversèrent l’esprit, sans pouvoir lier un quelconque fait à une gravité extrême commandant à ce qu’il fût tiré de son lit si tôt.

    En quittant sa suite, François constata le déploiement inhabituel des gardes suisses dans les couloirs de la résidence. Sandro et le cardinal Plano, son secrétaire, l’attendaient en silence. Le pape retrouva sa bonhomie.

    – C’est décidément urgent si tout le monde est sur le pont. Même vous, Pietro, on vous a réveillé ?

    Le secrétaire souleva les sourcils en avançant le menton pour signifier qu’il était dans l’ignorance de ce qui se tramait. Il invita le pape à le suivre jusqu’à sa voiture, accompagnés de Sandro. Dans le silence de la nuit, la voiture glissa sans bruit le long de la salle du Synode, bifurqua sur la gauche pour contourner la sainte basilique et rejoindre la Cour du Belvédère. Durant ce bref trajet, François ne dit mot, regardant à droite et à gauche les militaires de l’armée pontificale en mouvement. Il n’avait jamais vu une telle activité, même pendant la préparation des grandes cérémonies religieuses ou pour l’arrivée d’un chef d’État important. Le pape avait l’impression d’être suivi, mètre après mètre, pendant que sa voiture se déplaçait. Plus ils approchaient de la bibliothèque vaticane, plus nombreux étaient les gardes positionnés autour des édifices, en faction à chaque entrée ou patrouillant en binôme à l’intérieur du bâtiment éclairé. Le chauffeur aperçut le chef des gardes suisses et stoppa devant lui. Kristof Frager conduisit le pape jusqu’à la Salle Sixtine, son secrétaire et Sandro se mettant en retrait derrière les six soldats qui l’entouraient. Puis le colonel fit ralentir la garde lorsque François pénétra dans la bibliothèque et le cardinal Lafer vint rapidement à sa rencontre en le voyant.

    – Très Saint-Père, dit-il en posant un genou à terre pour baiser l’anneau du pêcheur, il s’agit de la profanation des orgues !

    L’annonce du camerlingue fut si brutale que le pape la reçut avec autant d’émoi. Jamais François n’avait été vu en si grande inquiétude et le cardinal Lafer regretta, sur le coup, la façon dont il lui avait appris la nature des sacrilèges commis.

    – La profanation des orgues… reprit François en ralentissant le débit de sa voix.

    – Oui, Votre Sainteté. Depuis trois jours et dans trois pays différents.

    – Alors je crois que vous avez bien fait de me réveiller.

    Le pape s’avança vers les deux archivistes qui se courbèrent devant lui. Mutiques, les quatre religieux se regardèrent un court moment. Ils n’avaient pas besoin de parler. Ils savaient. Ils faisaient partie des très rares personnes au monde à connaître les conséquences de ce fléau renaissant. Le pape se voulut rassurant et les bénit tour à tour.

    – Que devons-nous faire Très Saint-Père ? demanda l’archevêque.

    – Dites-moi d’abord ce que vous savez.

    L’archevêque s’approcha des tables où les attendaient le colonel, le promoteur de justice et José de Tolento qui s’inclinèrent à l’approche du Saint-Père.

    – Voyez ! continua le camerlingue. Nous avons pointé les villes des pays ciblés, mais aucun indice probant pour le moment. Nous avons cherché une explication symbolique en reliant les municipalités pour définir un périmètre, mais c’est aussi sans réponses. Ce tracé ne ressemble à rien. Les atteintes ont eu lieu dans trois pays différents, certes limitrophes, mais bien trop éloignés en distance pour trouver une justification logique. Ce ciblage est troublant, car les démontages se sont déroulés sur une très courte période, et nécessairement par plusieurs personnes.

    – Aucune destruction alors ?

    – Aucune, Votre Sainteté, mais jusqu’à quand ? C’est ce que nous craignons le plus.

    – Oui, soupira le pape. Mais nous savons que cela va arriver, n’est-ce pas ?

    Le bibliothécaire écoutait, interloqué par les propos échangés et baignant de mystères. Ne pas connaître le fond du problème commençait à l’agacer intérieurement. Il se voulut optimiste pour tenter d’en savoir davantage.

    – Mais une lueur d’espoir tout de même, lança-t-il. Grâce à la lettre… tout aussi mystérieuse que votre conversation…

    – Juste un soupçon de preuve, précisa le promoteur, inquiet devant l’enthousiasme de José.

    – Oui, Très Saint-Père, rien de vraiment précis. Mais il semble que tout a recommencé depuis la découverte de ce document, poursuivit le camerlingue.

    – Il nous faut cette lettre ! Tous les indices… même les plus insignifiants… doivent être exploités ! soutint avec conviction le pape François. Rien n’est le fruit du hasard ! Vous le savez parfaitement, Kévin. Avons-nous d’autres indications ?

    Se jetant sur la carte déployée, le cardinal de Tolento sauta sur l’occasion pour se faire une place parmi les initiés.

    – J’ai examiné avec attention tous les lieux saints visités… et voyez ce que j’ai découvert. C’est tout d’abord l’Allemagne qui est la cible privilégiée : huit villes et huit orgues démontés. Sur ces huit instruments, sept ont été construits au XVIIIe siècle, voire au siècle qui le précède. Je considère que l’orgue de l’Église Saint-Étienne, reconstruit en 1858, est à inclure dans la catégorie des orgues anciens puisque les pièces d’origine ont été réutilisées par son facteur. Je m’interroge cependant sur l’orgue de Chemnitz, celui de l’église luthérienne qui date de 1908 ! Ça ne colle pas avec les autres dates !

    Avec entrain, José poursuivit sa démonstration en évoquant l’Autriche.

    – Seulement deux villes : Salzbourg avec quatre instruments démontés et pour Vienne, deux orgues. Les plus récents datent de 1828 et 1868, mais là encore… une observation curieuse…

    Avec excitation, le bibliothécaire tournait autour de la table en soulevant des rouleaux de cartes et en empilant ses livres.

    – Ah, je le tiens, dit-il en brandissant un in-quarto relié. La cathédrale Saint-Rupert de Salzbourg ! Vous savez, là où fut baptisé Mozart, glissa-t-il subtilement. Eh bien, on n’y dénombre pas moins de cinq orgues… si mon livre est à jour. Cinq orgues… et un seul démonté… celui construit en 1703. Pas les autres, non ! Pourquoi ? Je l’ignore. Mais pareil pour l’église de Saint Bavon aux Pays-Bas : trois orgues en place, mais les deux visités ont été construits en 1682 et 1738. Curieux, n’est-ce pas ? Pour ma part, je ne peux en tirer aucune conclusion.

    José avait tenu en haleine ses interlocuteurs. Alors qu’il rangeait le désordre mis sur les tables, le pape prit la parole.

    – Merci José, pour votre brillante analyse. Saviez-vous que Mozart avait joué sur cet orgue de 1703 ?

    – Oui, tout à fait, aux alentours de… 1780.

    – Mais pourquoi ne pas l’avoir dit lors de votre démonstration ?

    – J’ignorais que cela avait une importance, répondit le bibliothécaire en sortant la tête de derrière la carte qu’il repliait.

    – Rien n’est le fruit du hasard, répondit François, avec un air impénétrable.

    Chapitre IV

    Le pape recula sous un des piliers illustrés de la Salle Sixtine. Rejoints par les deux archivistes et le camerlingue, ils tinrent messes basses sur les récentes profanations des orgues. Le bibliothécaire tendit l’oreille mais rien d’intelligible ne parvint jusqu’à lui, sauf de mystérieux chuchotements accompagnés de gestes d’appréhension. Tandis que l’archevêque et le cardinal Lafer cachaient leurs joues sous leurs mains et que le cardinal Sultan tenait ses majeurs collés sur ses lèvres en fronçant les sourcils, François explicitait placidement la suite à donner aux graves évènements de ces derniers jours.

    – Nous devons agir rapidement, dit le pape. La situation va empirer et vous le savez. Il est temps d’en informer notre communauté religieuse.

    – Alors ce ne sera plus notre secret, fit Sultan un peu attristé.

    – Il faut le révéler parce que nous allons devoir agir, que nous aurons besoin de leur avis… et surtout de leurs prières.

    – Un secret vieux de plus de deux siècles… ! réagit l’archevêque.

    José entendit clairement la phrase prononcée par le vieil archiviste, vivement ramené par le camerlingue dans le cercle de la discussion.

    – Cette grande responsabilité nous incombe. Dès demain, je fais convoquer le consistoire ordinaire secret, continua François.

    – Très Saint-Père, j’ai pris la liberté d’aviser immédiatement les hauts dignitaires de cette assemblée, précisa le cardinal Lafer. En tout cas, ceux que nous avons pu joindre. J’ai pu aussi contacter quelques hauts responsables pour nous conseiller. Ils attendent Votre Sainteté en salle Clémentine.

    – Vous avez donc bien estimé l’urgence de cette affaire qui va prochainement secouer l’Église. Cela me conforte dans ma décision prise de révéler ce secret à nos frères religieux. Dans la salle Clémentine, vous dites ?

    – Oui, elle m’apparaît être de circonstance.

    – Tout à fait d’accord avec vous, Kévin. Mais avant de présenter cette relique du passé, j’aimerais revoir cet écrin qui n’a jamais quitté son emplacement.

    Le cardinal Sultan hocha la tête en signe d’acquiescement avec, au fond des yeux, une forme de tristesse de devoir mettre à jour le saint objet placé sous sa seule garde. Le pape remarqua son serrement de cœur.

    – Ne soyez pas si inquiet, Raphaël. Nous exposerons la relique le temps d’éclairer le consistoire sur son histoire, et vous la replacerez, à l’issue, dans votre salle aux trésors.

    – Nous étions si peu nombreux à en connaître l’existence… fit le cardinal Sultan. J’ai l’impression que nous allons ouvrir la boîte de Pandore. Mais si c’est votre décision, que la volonté de Dieu soit faite.

    Le camerlingue fit signe au colonel Frager qui s’approcha d’eux à grands pas. Il devait les accompagner au bunker. José crut être invité, lui aussi, à descendre dans les catacombes bétonnées, mais il fut stoppé par Sultan qui lui demanda de patienter encore un peu. Le cardinal vivait mal le fait de dévoiler cette pièce unique dont il était le dépositaire privilégié. Il cherchait vainement à repousser cette échéance, à tout le moins, user encore un peu de son autorité légitime avant que ses pairs ne découvrissent ce trésor qu’on disait maléfique. Ce sentiment de jalousie pouvait se comprendre. Le cardinal Sultan connaissait parfaitement la nature, le parcours et le mystère jamais résolu de la relique si précieusement conservée. Avec le pape, l’archevêque et le camerlingue, hommes de Dieu aux responsabilités éminentes, il faisait partie de ce petit groupe d’initiés qui n’ignorait rien d’un des plus anciens secrets du Vatican. Ils n’étaient pas les seuls. Benoît XVI et deux camerlingues toujours en vie n’avaient jamais dévoilé l’existence de cette relique si particulière. Ils en avaient fait naturellement le serment. L’usage voulait ainsi que ce secret fût révélé par le camerlingue de la Sainte Église romaine en titre au nouveau pape élu, et vice-versa en cas de décès du cardinal placé à la tête de la Chambre pontificale. Pareillement, lorsque l’archiviste émérite décédait, l’archiviste en titre quittait ses fonctions pour prendre sa place, à charge de transmettre, à son tour, au nouveau cardinal nommé, l’inventaire des objets conservés dans la salle des trésors et leur caractéristique. Par ce rite initiatique, jamais ne se perdait la connaissance du mystère sacré.

    Le groupe d’initiés descendit dans le bunker sécurisé aux mille merveilles. Toute l’Histoire du monde et des civilisations semblait rassemblée en ces lieux. Mais l’heure n’était pas à la visite ou à la découverte de pièces uniques. Il fallait parcourir un dédale où, sur des kilomètres d’étagères, des milliers de livres alignaient au cordeau leur reliure luisante, parfois entrecoupés de volumineuses boîtes en carton identifiant leur contenu : bulles, missives, cartes anciennes ou autres documents séculaires. On arrivait enfin au fond d’une pièce, fermée par un lourd portail à barreaux en acier trempé dont l’ouverture était commandée par une serrure électronique. L’archiviste tapota sur le digicode.

    – Impénétrable, dit le pape pleinement satisfait du dispositif de sécurité.

    Le cardinal Sultan ouvrit un large tiroir d’un meuble à roulettes et en sortit religieusement la relique pour la déposer sur une table en bois. Plus personne ne parlait. Une même émotion traversa le cénacle religieux pendant que le pape bénit l’écrin vénéré. Le colonel des gardes suisses, resté en retrait, s’abîma à son tour dans la communion des prières qui s’évaporaient dans la pièce faiblement éclairée. Au bout d’un quart d’heure, le pape fit un nouveau signe de croix au-dessus du saint objet.

    – Messieurs les archivistes, finissez la présentation et rejoignez-nous avec la relique à l’entrée de la salle Clémentine.

    Ce fut dans un étrange silence que François, le camerlingue et le colonel remontèrent à la surface. Lafer observait du coin de l’œil la démarche du pape qui chancelait quelquefois, les yeux à demi-fermés, semblant chercher une réponse dans une prière que ses lèvres marmonnaient. Le colonel s’aperçut aussi de la curieuse allure de Sa Sainteté et questionna du regard le camerlingue qui serrait ses mâchoires. Dans l’ascenseur les ramenant vers la Salle Sixtine, Lafer observa un léger frémissement des mains du pape, comme s’il était soudainement saisi de frissons incontrôlables. Le camerlingue osa poser deux doigts sur l’épaule de François qui lui répondit par un sourire fébrile, puis s’adressa à Frager.

    – Colonel, vous voulez bien demander au majordome et au cardinal Plano de nous retrouver ? Nous partons devant. Ah ! Prévenez aussi José de Tolento et le promoteur de Justice. Ils sont sûrement dans le bureau du bibliothécaire. Merci.

    Le colonel s’exécuta. Toujours aussi inquiet, le camerlingue se rapprocha du pape qui suivait une ligne noire du carrelage en marbre délimitant les motifs colorés du long couloir emprunté. Quelque chose n’allait pas et le cardinal Lafer le ressentait bien. Ce n’était pas dans l’habitude de François de rester silencieux. Même si les circonstances ne se prêtaient pas à quelques mots d’humour, le pape trouvait toujours un motif pour engager la conversation sur un point religieux, ou pour s’enquérir plus simplement de la santé d’un tel ou d’un tel. C’était la première fois que Lafer constatait une forme d’abattement chez le Saint-Père. Ses épaules voûtées trahissaient cet état de fatigue, plus physique que moral. La cause de cette défaillance passagère provenait-elle de ce contact avec la relique d’un autre siècle ? Le pape s’interrogeait-il sur l’opportunité de sa décision de révéler au consistoire l’objet mystérieux ? Avait-il une mauvaise impression divine ? Repensait-il au propos du cardinal Sultan quand il avait évoqué la boîte de Pandore ? Finalement, avait-il fait le bon choix nonobstant les maux qui pourraient se répandre sur terre ? Lafer n’avait pas de réponse. Il se disait qu’il n’était peut-être pas nécessaire de dévoiler immédiatement ce secret et que, la nuit portant conseil, cela pouvait maintenant attendre demain ? Ou après-demain ? Il s’en voulait d’avoir précipité les choses en convoquant le consistoire sur sa seule initiative. Il était encore possible, selon lui, de renvoyer tout le monde dans ces pénates. Oui, mais si demain la presse en parlait ? Que faire, que faire ? Décidé à interpeller François pour lui proposer d’annuler cette réunion, il pivota ses larges épaules vers lui quand le pape lui dit soudainement.

    – Nous ne pouvons plus nous taire, n’est-ce pas, Kévin ? Tout ce qui nous arrive maintenant n’est pas le fruit du hasard. Il faut aller au bout du chemin, en espérant que nous y trouverons la lumière. Cela doit être accompli parce que le Ciel nous le demande. J’ignore pourquoi, MAINTENANT, cette profanation des orgues recommence ! Mais c’est un signe à ne pas prendre à la légère.

    – Vous avez sans doute raison Très Saint-Père. Toutefois, si demain…

    – Il sera trop tard demain. Il est peut-être déjà trop tard. Cette lettre évoquée par le promoteur de justice est sans doute entre les mains de tiers. Nous avons notre petite idée sur ces personnes, n’est-ce pas ? Nous connaissons les précédents sur ce sujet. Mais ce n’est pas tant eux qui m’inquiètent…

    – Vous voulez parler des hommes en noir ?

    – Non, des ombres ! Des ombres ! Le chanoine les avait bien décrites ainsi ces apparitions ?

    – Mais nous avons des preuves qu’il s’agissait bien de gens déguisés.

    – Pour tous les orgues profanés ?

    – Non, mais on peut supposer qu’il s’agissait d’une même équipe puisque deux villes seulement avaient été victimes de ce phénomène : Salzbourg et Vienne.

    – Et aujourd’hui, cela se passe dans trois pays ! Vous verrez que d’ici peu, ces hommes en noir… ou ces ombres… vont réapparaître.

    Le pape baissa respectueusement la tête en apercevant, au loin, la démarche hiératique de l’archevêque Surgères portant une grande croix en or du Saint-Sacrement. La pièce d’orfèvrerie massive semblait pesante, mais bien équilibrée par son ostensoir rayonnant qui ne contenait pas d’hostie. Talonnant le saint objet liturgique, le cardinal Sultan portait un épais plateau recouvert d’un drap fin en satin violet, aux armoiries du Vatican, et brodé de liserés d’or sur lequel reposait un éblouissant coffret en forme de rosette. De la dimension d’une assiette, son pourtour était orné d’une bande de platine, large de deux centimètres et sa surface, taillée dans un bois précieux, chatoyait sous les éclats d’émeraude et de rubis incrustés dans le creux des pétales décoratifs. Les deux prélats marchaient à pas lents, parés d’humilité. Dans leur sillage, José, le promoteur de justice et les assistants du pape suivaient le cortège à son rythme, tandis que le colonel passait rapidement en revue les sentinelles postées le long du corridor menant à la Salle Clémentine. De temps à autre, José passait discrètement sa tête derrière le bras droit de son collègue cardinal pour chercher sur le grand porte-hostie, un signe ou un symbole indiscernable qui excitait sa curiosité depuis l’annonce mystérieuse des orgues profanés. Mais rien ne lui parut extraordinaire et il rentra dans le rang en se disant qu’à l’ouverture de ce petit tabernacle, il obtiendrait enfin des explications.

    – La messe est dite, fit le pape avec son humour habituel.

    Le cardinal Lafer se rendit bien compte que François tentait de dissimuler une terrible frayeur. Cela se voyait clairement. La mine totalement fermée, le corps raide et les membres tendus, le pape ouvrit lui-même la porte de la salle Clémentine, enfreignant les usages habituels dus à sa fonction. Son entrée fut remarquée. Les deux gardes suisses flanqués autour de la porte furent si surpris qu’ils rectifièrent leur position du garde-à-vous à contretemps. Le pape jeta un rapide coup d’œil sur ses coreligionnaires puis se dirigea vers son siège et resta debout pendant le déplacement de la croix du Saint-Sacrement jusqu’à un autel installé provisoirement. Les quelques cardinaux parmi les autres personnalités regardèrent avec étonnement l’entrée de la sainte Croix sans comprendre ce qui se passait. Personne ne pouvait imaginer qu’on les eût convoqués en pleine nuit pour simplement assister à une exposition du Saint-Sacrement. Si l’adoration eucharistique était un moment fort de la liturgie, la réunion du consistoire n’avait pas vocation à un tel recueillement. C’était ce que la majorité des prélats chuchotaient entre eux. Ils devinrent dubitatifs lorsqu’ils virent le camerlingue se saisir d’un encensoir parfumé pour bénir le petit autel en marbre où trônait l’immense croix. S’assurant de la sécurité de la salle, le colonel Frager passait discrètement de porte en porte pour vérifier la présence des gardes. Les deux archivistes se tenaient debout, en retrait du trône papal. Quant à José de Tolento et Gian Piero Venezia, ils prirent place sur le banc où s’étaient installés le secrétaire du pape et son majordome. Aucun servant n’étant présent à la réunion secrète, c’est le cardinal Lafer qui replaça lui-même l’encensoir sur son support et se rapprocha de l’autel pour ouvrir, avec soumission, le brillant porte-hostie. Ses blanches mains saisirent avec délicatesse la sainte hostie avant de la présenter en élévation au pape qui se ploya devant le corps de Jésus-Christ. La même présentation eut lieu devant l’assemblée des cardinaux qui s’inclinèrent à leur tour. Seul, José de Tolento freina la courbure de son corps pour observer les gestes du cardinal, cherchant l’indice qui allait l’éclairer ou le miracle qui se produirait. Mais il resta sur sa faim lorsque le camerlingue déposa dans l’ostensoir la grande hostie de couleur ocre, et qu’il en referma dévotement la fine plaque dorée. Rien ne s’était passé.

    Un profond silence avait accompagné tout le cérémonial. On avait seulement entendu tinter les chaînettes de l’encensoir et la fermeture de son capuchon. Ce silence pénétrant avait figé le consistoire qui attendait maintenant une prise de parole du pape. Le camerlingue se tourna vers François dont les regards fouillaient l’assemblée inquiète. Il observa son front légèrement humecté de sueur, mais ne réussit pas à attirer son attention pour recevoir ses consignes. Le pape continuait à scruter les bancs, jetant le trouble parmi les cardinaux qui se sentaient dévisagés. Le silence pesant alourdissait l’atmosphère. Plus personne n’osait bouger le moindre cil. Lafer chercha des explications dans les yeux écarquillés des archivistes, eux aussi confondus. Le camerlingue décida de briser le cours du temps qui semblait suspendu. Il fit quelques pas en direction de l’assemblée et commença à s’adresser respectueusement au consistoire, soulagé par sa prise de parole. Mais à peine avait-il ouvert la bouche qu’il fut interrompu tout net par une voix lente et pénétrante :

    – Je ne vois pas l’organiste et son maître de chapelle ! déclama le pape.

    À ces mots, le camerlingue sentit son sang se glacer. Il se retourna vivement vers François.

    – Très Saint-Père, je vous en conjure… nous vous en conjurons… pas ça, non !

    – Il faut pourtant qu’ils soient ici ! appuya le pontife.

    Le cardinal Lafer se mit à genoux en joignant les mains, implorant encore le pape, le suppliant de ne pas en arriver là, répétant que ce n’était pas utile. Mais François insista :

    – Le temps est venu de savoir ce qui se cache dans ce coffret depuis si longtemps. Mes très chers frères, poursuivit le pape en s’adressant à l’assemblée, nous vous avons réunis ce soir parce que notre Église est détentrice d’un secret séculaire… en lien avec des évènements survenus au XIXe siècle… et qui concerne la profanation de nos orgues.

    L’annonce du pape glaça l’assemblée. Si la plupart des prélats avaient eu connaissance de la survenance de ces faits au cours de leurs études ou de leur sacerdoce, ces mésaventures passagères avaient fini par tomber dans l’oubli, au point qu’on en parlait parfois comme d’une légende. La soudaine révélation par le pape François eut sur l’assemblée une résonance effrayante, aboutissant à une catharsis d’une partie d’entre eux. Quelques-uns tombèrent les genoux à terre. Certains écrasèrent les mains sur leurs tempes. Et les autres, doigts joints, devinrent mutiques face aux réactions oppressantes de leurs frères religieux.

    – Mes très chers frères, rassura le pape, je comprends votre émoi et vos inquiétudes, mais ce que nous avons à vous dire… et ce que vous allez voir, vous surprendra. Auparavant, nous devons prier, pour mieux nous préparer à la manifestation de ces prodiges. Rendons-nous de ce pas dans la basilique en attendant l’arrivée de Lucas Albertini et de son maître de chapelle. Colonel, je vous charge de les ramener au plus vite.

    Le camerlingue s’était ressaisi mais il restait habité par une sourde angoisse qui l’empêchait de bien comprendre ce qui était en train de se passer. Il ressentit le besoin irrépressible de prier. D’initiative, il s’agrippa sur le mât du Saint-Sacrement qu’il baisa avec dévotion, le saisit de ses larges mains et sortit de la Salle Clémentine ouverte par les deux gardes en fonction. Le pape s’engagea derrière le cardinal Lafer et, dans un même mouvement, entonnant un Confiteor langoureux, tous les religieux glissèrent à pas lents vers la plus belle basilique du monde.

    Chapitre V

    La voiture de Kristof Frager ne mit pas longtemps pour se rendre Via Cavour, et emprunter une impasse avant d’arriver sur une placette éclairée par d’imposants lampadaires jaunes. Là, vivait Martin Köller, un petit homme maigrichon au regard doux et sans prétention, toujours d’une humeur égale quelles qu’étaient les circonstances. Cet homme à la fibre empathique respirait la gentillesse, comme si sa petite taille lui imposait une modestie naturelle qu’il ne parvenait jamais à dominer. À le voir, on l’imaginait davantage commerçant dans une échoppe de souvenirs, ou serveur dans une trattoria. Martin était pourtant à la tête du plus prestigieux ensemble vocal du Vatican, poste envié au service de la liturgie pontificale. La musique sacrée n’avait plus aucun secret pour lui et il fallait l’observer lorsqu’il dirigeait, d’une main de maître, sa chorale disciplinée. Accompagné à l’orgue par Lucas Albertini, ce maître de chapelle savait faire vibrer d’émotions la foule qui se pressait aux offices de la basilique Saint-Pierre, et dont on ne savait plus vraiment si c’était en fidèles ou en mélomanes.

    Natif d’Allemagne, la musique l’avait conduit jusqu’à Rome avec une seule ambition : devenir l’organiste titulaire du Vatican. Musicien talentueux, il avait fait ses grands débuts au Festival de Salzbourg avec La Nuit de Walpurgis, de Mendelssohn. Il dirigea par la suite de prestigieux orchestres

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