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Haine d'amour
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Livre électronique332 pages4 heures

Haine d'amour

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DigiCat vous présente cette édition spéciale de «Haine d'amour», de Daniel Lesueur. Pour notre maison d'édition, chaque trace écrite appartient au patrimoine de l'humanité. Tous les livres DigiCat ont été soigneusement reproduits, puis réédités dans un nouveau format moderne. Les ouvrages vous sont proposés sous forme imprimée et sous forme électronique. DigiCat espère que vous accorderez à cette oeuvre la reconnaissance et l'enthousiasme qu'elle mérite en tant que classique de la littérature mondiale.
LangueFrançais
ÉditeurDigiCat
Date de sortie6 déc. 2022
ISBN8596547444695
Haine d'amour

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    Haine d'amour - Daniel Lesueur

    Daniel Lesueur

    Haine d'amour

    EAN 8596547444695

    DigiCat, 2022

    Contact: DigiCat@okpublishing.info

    Table des matières

    I

    II

    III

    IV

    V

    VI

    VII

    VIII

    IX

    X

    XI

    XII

    XIII

    XIV

    XV

    XVI

    Haine d’Amour


    I

    Table des matières

    Sous un soleil tendre, mouillé de brumes légères, par un matin charmant d’avril, un landau de grande remise descendait les Champs-Élysées. Au premier coup d’œil, on reconnaissait la classique voiture de noce,—non pas la berline doublée de satin blanc et aux lanternes argentées des mariées de boutique, mais l’équipage plus sobre que préfère la bourgeoisie à prétentions mondaines, et qui généralement s’accompagne d’un petit coupé pour les époux.

    La destination de ce landau se trahissait d’ailleurs moins par l’astiquage des harnais un peu fatigués, par la toilette soignée des chevaux et par on ne sait quel air de gala, que par l’éclair d’une cravate et d’un plastron blancs, que l’on voyait étinceler à l’intérieur, entre les revers d’un habit noir.

    Un jeune homme, dans un angle du large véhicule, s’enfonçait et s’effaçait, comme gêné, à cette heure matinale et parmi l’activité ambiante, par son costume de soirée, que dissimulait à peine un élégant par-dessus clair. Certainement ce jeune homme avait devant lui quelque journée de bombance et de paresse; aussi put-il voir s’allumer d’envie, sur son passage, le regard des employés qui s’arrêtaient une seconde, avant d’entrer, avec un soupir d’ennui, sous le porche du Ministère de la Marine.

    Pourtant c’était à une véritable corvée—telle du moins il la désignait en lui-même—que se rendait Vincent de Villenoise.

    Garçon d’honneur!... Quelle fonction dépourvue de sens et d’intérêt, décorée de quel titre absurde!—«Je suis garçon d’honneur!» Pouvait-on, sans les faire suivre d’une exclamation énervée, formuler ces trois mots d’un jargon ridicule,—ces trois mots qui représentaient pour lui quinze heures de piétinement, de parade et de fadaises?...

    Et c’était pour cela, pour ce supplice bête, que Vincent renonçait au programme ordinaire d’une de ses journées: à sa promenade à cheval dans les allées du Bois; à quelque intéressant assaut chez Ruzé ou à deux ou trois bons cartons chez Gastinne; et surtout à ses chers moments de rêverie et d’étude, dans la pénombre recueillie de son immense et sévère cabinet de travail, au premier étage de son hôtel, rue Jean Goujon! Il le voyait, son hôtel, qu’il venait à peine de quitter. Il se tenait devant la porte... Il y rentrait par la pensée... Il montait le large escalier, où, sur la moquette, ses pas s’assourdissaient... Il pénétrait dans sa pièce préférée, dans son sanctuaire d’âme... Et tout de suite, de la multitude des volumes alignés le long des murs, comme des œuvres artistiques çà et là dispersées, émanait, vers son esprit impersonnel et attentif, tout ce que l’humanité, à travers les âges, élabora de réflexions, de chimères et d’hypothèses. Sur son bureau, il apercevait un livre ouvert, un livre latin: les Astronomiques de Manilius. Puis, à côté, des feuillets couverts d’écriture: la traduction commencée,—cette traduction qui devait, en faisant mieux connaître le poète romain, mettre à sa véritable place, à côté de Lucrèce, ce philosophe de fatalisme et d’impassibilité que fut Manilius.

    Vincent regretta de n’être point devant ce bureau, la plume suspendue sur ces feuillets, prête à tracer, puis à raturer souvent, les mots laborieux. Mais le caractère même de ses travaux de prédilection, à ce moment, le frappa d’une tristesse.

    «Traduire... Jamais produire...» soupira-t-il.

    Car—il en avait conscience, trop clairement—sa ferveur, sa docilité d’érudit, venaient de son manque d’originalité intellectuelle, de sa radicale impuissance à créer.

    Vincent de Villenoise avait la curiosité de la pensée des autres. Il n’était pas possédé par cette curiosité différente, celle de l’inconnu, qui précipite un esprit en avant, dans les abîmes et malgré les vertiges, en lui inspirant, au contraire, le dédain de ce que déjà les autres ont exploré, découvert.

    Mais, comme—dans ce landau qui le menait chercher une invitée de la noce—il énonçait avec mélancolie cette espèce de jeu de mots, devise forcée de son intelligence: «Traduire... Jamais produire...» ses yeux rencontrèrent une affiche. Et la coïncidence lui parut tellement saisissante d’ironie, que Vincent rit à demi-voix, comme avec une personne vivante, de la moquerie que lui lançaient les choses.

    Elle était, cette affiche, d’une vulgarité criante.

    Étalée sur la palissade en planches où s’enfermaient les travaux d’une maison en construction, elle représentait une gigantesque et rutilante bouteille, se détachant comme en relief sur un fond du jaune le plus vif. Une étiquette enroulée aux flancs de cette bouteille portait deux mots, écrits en lettres d’un pied: APÉRITIF BERTET. Et, tout au bas, sur le fond jaune, on lisait encore cette recommandation, d’un style tellement concis qu’elle en devenait inoubliable: Le meilleur des apéritifs.

    C’était tout. Mais cette affiche-là, Vincent savait qu’à la première palissade en planches de la prochaine maison en construction il allait la retrouver; que, s’il prenait un train quelconque, pour n’importe quelle direction, l’affiche flamboierait devant ses yeux à toutes les stations de la ligne; que, s’il descendait en n’importe quelle ville d’Europe, il verrait surgir l’affiche le long des murs; qu’il apercevrait des réductions de l’affiche aux vitres de tous les cafés; que, dans les théâtres, il verrait descendre l’affiche, pendant l’entr’acte, avec le rideau-annonce. Il savait encore que, s’il s’embarquait sur un paquebot, dans un port quelconque, l’affiche, reproduite sur toile vernie, et circonscrite en un cadre de bois, voyagerait avec lui, suspendue dans un coin de la salle à manger; que, s’il abordait au Caire, dans les Indes, au Japon, ou jusque dans quelque île à peine explorée des archipels océaniens, la première chose qui frapperait ses regards dès qu’il aurait mis pied à terre, ce serait la bouteille de pourpre sur fond d’or, avec son cachet de cire en guise de cimier, l’écartèlement de son étiquette blanche, et sa devise en exergue: Le meilleur des apéritifs. Car cette affiche paraissait être le blason du monde civilisé, de ce monde moderne qui pourrait cependant plus que tout autre se passer d’apéritif, tant est dévorante la faim de jouissances qui le rend esclave de ses entrailles.

    «Traduire... Jamais produire...» répéta Vincent de Villenoise. «Mon père, lui, a produit quelque chose... l’APÉRITIF BERTET.» C’est avec une ironie à l’égard de cette facile invention, un mouvement de rage contre sa propre impuissance et d’humeur contre l’insolence de cette énorme affiche suggestionnant l’humanité avec deux mots et la silhouette d’une bouteille, que le jeune homme émit pour lui-même cette réflexion. Cependant il était injuste, puisque son immense fortune, son hôtel de la rue Jean Goujon, son château de Villenoise—dont, après les formalités légales, son père, Armand Bertet, avait pris et lui avait légué le nom,—tout, jusqu’à son instruction raffinée, jusqu’à ses studieux loisirs, était sorti de la panse arrondie de cette purpurine bouteille. Pourquoi donc la haïssait-il, souffrait-il tant de la voir?... Au point que s’il eût connu quelque région habitable où ne se fussent point glissées les réclames de l’APÉRITIF BERTET, Vincent s’y serait réfugié; non pas pour toujours—il aimait trop Paris—mais de temps à autre, en guise de cure morale, pour éliminer de son organisme le jaune et le rouge de cette affiche, dont la sensation l’exaspérait.

    Peut-être... (bien que l’accoutumance au bien-être et l’ingratitude envers ses causes soient tellement naturelles qu’il semble inutile de les expliquer), peut-être Vincent de Villenoise sentait-il confusément que, malgré son rôle de corne d’abondance, la bouteille de l’affiche avait eu des torts envers lui. Sans cet incroyable flot d’or que, de ses gros flancs de verre glauque, de son goulot commun, elle avait déversé dans la misérable arrière-boutique d’Armand Bertet, le petit Vincent aurait reçu une éducation bien différente. Au lieu d’être, pendant dix-huit ans, comprimé dans le moule où se réalise le type du «monsieur» et du «savant», tel que le concevait son père,—l’ancien garçon épicier Armand, devenu Bertet le marchand de produits chimiques, puis M. Bertet l’inventeur de l’apéritif, puis M. Bertet de Villenoise, directeur d’usine, et enfin M. de Villenoise, châtelain et maire de sa commune;—au lieu d’avoir plié sa souple intelligence et son trop docile caractère à la discipline du lycée, des précepteurs particuliers, de l’École Normale et de l’École de Droit; au lieu de n’avoir vu rien de plus glorieux au monde que le maximum des points dans les examens, que les soutenances de thèse, que les titres de docteur et d’agrégé, Vincent eût de bonne heure engagé la lutte pour la vie. Et quelque chose lui disait que, dans cette lutte, il n’eût pas été vaincu. Doué comme il l’était, comme il l’avait montré dès sa petite enfance, peut-être ne lui avait-il manqué qu’un peu de volonté, un certain esprit d’initiative pour devenir vraiment «quelqu’un». Mais cette volonté, cet esprit d’initiative, doivent, avec le genre d’éducation moderne, être poussés jusqu’à l’indépendance outrée, l’instinct de contradiction, la révolte, pour ne pas s’éteindre sous l’effroyable amas des idées toutes pensées et des opinions toutes faites, sous l’amoncellement des connaissances tout élaborées, et dans le laminoir des examens identiques écrasant à la même mesure les esprits les plus dissemblables. C’est même sans doute parce que de telles qualités d’énergie triomphent seulement lorsqu’elles ont l’exagération d’un défaut, que tous les hommes illustres sont contraints d’avouer aux enfants, dans les distributions de prix, qu’ils ont été des «cancres» au collège. Vérité presque à coup sûr, mais vérité bien dangereuse à dire devant des auditeurs de douze ans.

    Vincent de Villenoise, loin d’être un cancre, avait porté sur son front d’adolescent tous les lauriers universitaires. Bien légères, ces couronnes de papier doré! Toutefois de quel poids fabuleux, de quel cercle de plomb elles écrasent et enserrent de plus en plus l’intelligence humaine, la volonté humaine! Heureusement on ne les propose pas partout comme but suprême aux efforts des générations qui grandissent.

    De pareilles réflexions s’ébauchaient à peine, en ce matin d’avril, dans l’esprit de M. de Villenoise, tandis que le landau de noce le transportait vers une personne inconnue de lui, Mme Pirard, qu’il devait ramener chez le général Méricourt, où le cortège s’assemblait. Pourtant, il avait déjà craint de découvrir en lui-même une certaine impuissance à vouloir; et cette crainte lui redevenait sensible précisément parce qu’il allait assister, ce jour-là même, au mariage de son meilleur ami, Robert Dalgrand, avec Mlle Lucienne Méricourt, la fille du général.

    Oui, Robert se mariait. Robert avait pu prendre cette détermination énorme de changer radicalement sa vie, de risquer son bonheur, pour une seule chance de bonheur plus grand, contre vingt chances de malheur possible. Robert avait accepté de jouer sa sécurité morale, son indépendance, tout son avenir, à pile ou face, avec l’inconnu pour enjeu. Et cela tranquillement, presque brusquement, sans les hésitations, les retards, les tourments d’incertitude qui, pour Vincent, eussent accompagné un acte d’une telle importance.

    Se marier!... Depuis deux ans que sa trentaine avait sonné, Vincent, parfois, avait entrevu ce que pourrait devenir son existence s’il parvenait à hausser sa volonté jusqu’à une décision pareille. Mais, outre que des circonstances très spéciales semblaient—à son point de vue du moins—lui interdire de songer au mariage, son antipathie pour les résolutions irréparables et l’insuffisance des données d’après lesquelles se serait déterminé son choix, suffisaient pour couper court aux fantaisies nuptiales de son imagination.

    Il admirait donc Robert—comme un homme qui a peur de l’eau admire le nageur qui pique une tête: sans l’envier précisément.

    Cependant M. de Villenoise n’eut pas le loisir d’analyser pourquoi son état d’esprit tournait à un vague mécontentement de lui-même. Il arrivait chez cette Mme Pirard, qu’on l’envoyait quérir,—une tante veuve d’un certain âge, qui le fit attendre assez longtemps au salon parce que sa toilette n’était pas terminée. Tandis que, dans le secret de la chambre à coucher, la couturière élargissait à la hâte un corsage de satin grenat dans lequel, au dernier moment, la dame ne pouvait pas entrer, Vincent, qui, machinalement, feuilletait des albums de photographies, profita de sa solitude pour bâiller jusqu’aux larmes; puis il murmura entre ses dents:

    «Sacristi! voilà des corvées qui convertiraient à l’union libre!»

    Mais la veuve parut, montrant, sous les frisures grisonnantes de ses cheveux, un visage presque aussi grenat que sa cuirasse de satin. La couturière venait de lui dire: «Madame ne porte pas trente ans.» Et la grosse personne, qui savourait cette phrase, fut saisie d’un attendrissement à se trouver tout à coup face à face avec un jeune homme. Vincent, à sa vue, se leva, reprit sur une table son claque, dont le ressort serrait un de ses gants, et s’inclina, sans se douter que, sous ce corsage sanglé à outrance, un cœur encore sensible venait de précipiter ses battements, au grand risque d’une congestion pour la dame. Pourtant, si, lorsqu’elle eut soupiré très fort pour reprendre sa respiration et qu’il la suivit à travers l’antichambre et l’escalier, Vincent se fût avisé du danger de suffocation qu’elle venait de courir, il eût peut-être volontiers convenu tout bas que sa jolie barbe en était cause.

    C’était sa coquetterie, en effet, et le principal charme de sa physionomie, cette fine mousse blonde, qui, savamment taillée, allongeait en pointe son visage, foisonnait et frisait au-dessus de sa lèvre, et s’en allait, presque rasée vers le haut des joues, se perdre en léger coup d’estompe sous les cheveux à peine plus foncés. C’était elle qui donnait de la douceur à ses yeux bruns, de l’affinement à ses traits, un air d’élégance et d’énergie à toute sa personne. Grâce à cette barbe si bien plantée, coupée avec art, Vincent avait la tête amoureuse et martiale d’un gentilhomme du xvie siècle, et pouvait porter crânement son nom de Villenoise. D’ailleurs, à part une secrète prédilection pour ce mâle ornement de son visage, le jeune homme n’avait aucune fatuité.

    Remonté en voiture, cette fois à côté de la grosse Mme Pirard, il faisait des efforts pour écouter poliment. Car elle jugeait à propos de causer. Vincent ne s’intéressait guère aux détails qu’elle lui donnait sur la famille de son cousin le général. Et il s’exaspérait intérieurement à l’idée que ce bavardage n’était que le commencement d’un supplice destiné à se prolonger jusqu’à minuit. Mais, s’apercevant qu’il ne lui donnait pas la réplique, la dame le questionna directement. Elle voulut savoir quelle était la demoiselle d’honneur de M. de Villenoise.

    —Mlle Gilberte Méricourt, madame.

    —Ah! ma petite Gilberte... La sœur de Lucienne. Car vous savez sans doute que la fiancée de votre ami s’appelle Lucienne?

    —Je l’avais oublié, madame.

    —Tiens! Et vous avez retenu le nom de Gilberte?

    —C’est que je l’avais écrit... pour le faire broder sur un mouchoir que je lui offre, comme c’est l’usage, avec le bouquet.

    —Vous connaissez déjà mes deux petites cousines?

    —Je les ai vues une fois, avec leur père, à l’Opéra. Mon ami Robert Dalgrand m’a conduit dans leur loge.

    —Une fois?... C’est tout?... Vous n’étiez donc pas à la soirée de contrat?

    —Non, madame. Je vais dans le monde aussi peu que possible. Aujourd’hui, si ce n’était pas pour le meilleur de mes camarades d’enfance...

    —Oh! votre amitié pour M. Dalgrand remonte aux années de collège?

    —D’école communale, madame. J’ai suivi l’école avant d’entrer au lycée.

    —Et M. Dalgrand a continué d’être votre compagnon d’études?

    —Robert Dalgrand n’a jamais suivi les cours du lycée, madame.

    —Où donc a-t-il passé ses examens?

    —Il n’a jamais passé d’examens, madame.

    La stupéfaction et le désappointement se peignirent sur les traits de Mme Pirard. Elle demanda, en baissant la voix, comme s’il se fût agi pour M. Dalgrand d’une circonstance déshonorante:

    —Est-ce que mon cousin, M. Méricourt, le sait?

    —Le général, madame, connaît toute la vie du fiancé de sa fille.

    —Pauvre Lucienne! murmura Mme Pirard. Pourvu que cet homme la rende heureuse!

    —Cela dépendra beaucoup de Mlle Lucienne, remarqua Vincent.

    —Oh! reprit Mme Pirard en pinçant les lèvres, ma cousine est une jeune personne si supérieure! Elle a tous ses brevets. Le plus grand malheur pour elle serait de tomber sur un mari d’esprit peu cultivé, qui ne la comprendrait pas, qui la ferait végéter dans un milieu vulgaire...

    M. de Villenoise, en ce moment, s’amusait. Aussi laissait-il Mme Pirard exhaler son hostilité subite et sa méfiance contre ce Robert Dalgrand qui ne rentrait plus à ses yeux dans aucun compartiment du casier social. Pas de diplômes!... Et on lui donnait le titre d’ingénieur! Mais c’était donc un imposteur, un aventurier, cet homme-là, quelque chevalier d’industrie! Et il osait épouser la fille d’un général! D’où sortait-il? Avait-on seulement pris des renseignements? La grosse dame ne pouvait se retenir de montrer toutes ses craintes même devant l’ami intime de cet inquiétant personnage. Elle les résuma dans un soupir:

    —Moi qui le trouvais si bien! Et l’on m’assurait que c’est un garçon très distingué!

    —Plus que distingué, madame, dit Vincent d’une voix douce. Il a du génie.

    Mme Pirard le regarda et, du coup, suspendit l’averse de ses paroles. Ce jeune homme à la barbe blonde se moquait d’elle, évidemment. Mais pourquoi? N’avait-elle pas parlé en femme sensée, en parente soucieuse du bonheur de sa jeune cousine et plus au fait des choses de ce monde qu’un général manœuvrant dans la vie civile comme un hanneton dans une carafe? Elle fut si visiblement déconcertée que M. de Villenoise eut pitié d’elle. En quelques mots—quitte à n’être pas compris—il lui fit le portrait de Robert Dalgrand.

    Non, c’était vrai, son ami n’avait même point passé le baccalauréat, et se trouverait fort en peine pour décliner rosa, la rose. Mais cela ne l’empêchait pas d’être l’un des grands constructeurs de son temps, et d’avoir établi des voies ferrées, élevé des viaducs, jeté des ponts sur des rivières, plus rapidement et à moins de frais qu’on ne l’avait fait avant lui. Ses succès venaient surtout de son habileté merveilleuse à manier les hommes, de la faculté qu’il possédait de faire accomplir à vingt ouvriers, sans excès de travail, la besogne de cinquante. Mais la science ne lui manquait pas. Oh! non point la science superficielle et encyclopédique des écoles dites «spéciales»... Mais les connaissances acquises par l’observation, par les expériences progressives, par les voyages techniques. Tout petit garçon, dans l’atelier où son père, l’ouvrier Dalgrand, réparait des machines pour une Compagnie de chemin de fer; plus tard, quand lui-même, après l’obtention d’un simple certificat d’études, fut devenu l’un des employés inférieurs de cette Compagnie, Robert trouvait des aliments à sa passion pour la mécanique. Ce qu’il admirait surtout, ce qui remplissait ses rêves, c’étaient les colossales œuvres de fer, et aussi l’activité formidable et précise des machines. Dès qu’il avait quelque loisir, il profitait des facilités de circulation que lui donnait son emploi pour aller suivre sur place des travaux qui l’intéressaient. Parfois il risquait des conseils, élaborait des projets, dressait des plans. On finit par le retirer des bureaux, par lui confier une équipe de terrassiers; et, quand il eut achevé en deux semaines un nivellement pour lequel un ingénieur sorti de l’École des Mines demandait un mois avec le double d’hommes, ce fut un étonnement. Mais aussitôt des jalousies l’entravèrent. Des chefs et sous-chefs, plus ou moins brevetés, se scandalisèrent devant la supériorité de cet indépendant sur des professionnels; la hiérarchie menacée entra en lutte avec lui. Robert céda, quitta l’Europe. Aussi bien, une occasion s’offrait; un ingénieur qui partait pour établir une voie ferrée en Asie Mineure l’emmena comme contremaître. Cet homme pensait exploiter le jeune Dalgrand; mais celui-ci ne fut pas dupe. Connaissant les devis de son patron, il en combina d’autres, où les dépenses se trouvaient réduites des deux tiers. Il se faisait fort de gagner plusieurs kilomètres sur la longueur de la ligne, sans avoir à creuser des terrains plus résistants, et de se servir exclusivement d’ouvriers indigènes, qui coûtaient fort peu, sans prolonger d’un seul jour le temps calculé pour des Européens, que l’on eût engagés à grands frais. L’ingénieur craignit qu’il ne portât son projet aux ministres du Sultan avant que le sien, à lui, fût agréé de façon officielle. Il lui proposa une association. Robert y consentit. Malgré toutes les finesses de son collaborateur, il réalisa des bénéfices considérables. Ce fut pour lui le commencement de la fortune. Depuis lors—c’est-à-dire au cours de dix années—le nom de Robert Dalgrand s’était attaché à des travaux dont quelques-uns comptaient parmi les plus hardis de ce dernier quart de siècle. Mais la plupart avaient été exécutés à l’étranger. Aussi la célébrité du jeune homme, d’ailleurs assez spéciale, n’était-elle pas établie à Paris, où l’on n’admet guère, à quelques éclatantes exceptions près, que les gloires du boulevard. Aujourd’hui Robert avait trente-trois ans, il était riche, et il nourrissait une ambition: c’était de se consacrer à quelque œuvre française, de vaincre au profit de sa renommée les préjugés d’une patrie où fleurissaient à son encontre la hiérarchie, le fonctionnarisme et les diplômes.

    Vincent de Villenoise achevait à peine d’ébaucher ce récit, quand le landau s’arrêta devant la maison du boulevard Malesherbes où demeurait le général Méricourt. D’autres voitures, du même style banal, mêlées de quelques victorias ou coupés de maître, stationnaient en longue file au bord du trottoir. Près de la porte cochère, des badauds s’attroupaient. Un petit patronnet, sa manne sur la tête, ricana lorsqu’il eut vu passer Mme Pirard:

    —Ah! là, là... Mince de tourte!... J’vas recommander le moule au patron.

    En bas, le vestibule était transformé en un buisson de plantes vertes, entre lesquelles un passage donnait accès à l’escalier. C’était une grande maison de rapport, dont le général n’occupait que le troisième étage. Aux deux premiers paliers, parmi d’autres plantes vertes, les locataires entr’ouvraient leurs portes pour voir descendre le cortège.

    Mme Pirard s’arrêta; la respiration lui manquait. Vincent saisit cet instant pour lui dire:

    —Pardon... Mais je ne suis pas au courant de la famille... Je ne voudrais pas commettre d’impair. La générale Méricourt est morte, n’est-ce pas?

    La dame inclina la tête, désespérant de dire: «Oui». Et elle n’avait pas encore repris haleine assez pour parler quand, avec elle, Vincent de Villenoise entra dans le grand salon.

    Une foule de toilettes claires mêlées à des habits noirs papillotèrent devant les yeux du jeune homme. Il hésitait. Mais tout de suite quelqu’un s’avança, lui prit la main, et la lui serra d’une telle étreinte qu’il en fut remué. C’était Robert Dalgrand.

    —Toi, enfin!... mon cher Vincent... Quel bonheur!

    —Mon vieux Robert... Tous mes vœux, tu sais... De toute mon âme!...

    A dire cela, de Villenoise s’émut lui-même, en découvrant avec quelle vivacité de désir, quelle chaleur d’affection, il souhaitait le bonheur de son ami. L’ennui qu’il éprouvait tout à l’heure de la «corvée» de cette noce s’effaçait dans la commotion profonde de cette poignée de main.

    Troublé de se sentir brusquement tout autre, il s’inclinait maintenant devant le général. Celui-ci était en costume civil, n’ayant pas remis son uniforme depuis plus de deux ans qu’il avait pris sa retraite. C’était un homme âgé, marié fort tard, et connu pour le culte qu’il gardait à la mémoire de sa femme, comme pour la passion de tendresse dont il enveloppait ses deux filles. Vincent remarqua sa haute taille, sa grosse moustache blanche, ses petits yeux expressifs et bons, puis, à son cou, la cravate rouge de la Légion d’honneur.

    Mais aussitôt Robert l’entraînait à l’écart.

    —Je suis heureux, Vincent... Oh! si tu savais comme je suis heureux!

    A cette affirmation, une sorte de frisson interne refroidit M. de Villenoise. L’ardeur qu’il avait mise à souhaiter la félicité de son ami venait-elle donc de ce que, tout à l’heure encore, il doutait de cette félicité? D’où procède cette vague mais indéniable souffrance que cause l’affirmation trop éclatante du bonheur des autres? Est-ce la jalousie simple et basse, ou le sentiment que notre existence et notre affection sont alors réduites au minimum d’importance pour eux?

    Comme son ami s’éloignait pour souhaiter la bienvenue à d’autres personnes, Vincent le suivit du regard.

    Le héros de la fête dépassait plus ou moins par la taille tous les hommes qui se trouvaient là. Le général seul était presque aussi grand que lui. Mais le général, auprès de son futur gendre, semblait un peuplier dans le voisinage d’un chêne. Robert avait des épaules proportionnées à sa haute stature, des membres d’athlète, dont on voyait, sous le drap fin de l’habit noir, jouer les muscles avec une aisance robuste qui n’était pas sans grâce; hors de son col blanc s’érigeait un cou solide, et, surmontant ce cou, une tête brune et douce, aux traits réguliers, aux yeux d’enfant. Il portait la barbe, ainsi que son ami de Villenoise, mais une barbe plus drue, moins élégante, et foncée comme la coque d’une châtaigne mûre. C’était un superbe garçon, chez qui peut-être on eût découvert plus vite que chez l’autre les traces de l’hérédité plébéienne. La simplicité de ses manières, l’intelligence

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