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Le ROI DES AUTRES
Le ROI DES AUTRES
Le ROI DES AUTRES
Livre électronique397 pages5 heures

Le ROI DES AUTRES

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À propos de ce livre électronique

En apparence sans histoire, Blaise Donetti cultive sa solitude et sa mélancolie. Employé dans le département des cartes et plans d’une grande bibliothèque, son travail est le prolongement d’une fascination pour les premiers peuples de la planète qu’il cultive depuis l’enfance. Il n’a, pour toute famille, qu’un oncle, marin à la retraite. Un soir de retrouvailles, ce dernier lui confie un vieux carnet issu des îles Andaman-et-Nicobar, un territoire fiché au milieu de l’Océan indien. Cette découverte donnera l’impulsion nécessaire au jeune homme pour aller vers cette terre sauvage recouverte d’épaisses forêts, bordée d’interminables plages et de mangroves. Ces territoires interdits font partie du royaume des Jarawas, les « Autres », ceux qui vivent encore de la chasse et de la pêche depuis l’aube du monde. Une série d’événements viendront bouleverser cette quête de connaissance rythmée par le soleil, la lune, la mousson et les forces de la terre. « Derrière le récit d’une aventure extraordinaire vécue par un jeune citadin occidental se révèle le sort d’un peuple qui a préservé, jusqu’au début du 21ième siècle, un mode de vie multimillénaire, mais dont l’extinction semble inéluctable. Comme une métaphore de notre propre destin sur Terre… »
LangueFrançais
Date de sortie6 nov. 2022
ISBN9782924847275
Le ROI DES AUTRES
Auteur

Thierry Falise

 Le journaliste belge Thierry Falise vit en Thaïlande depuis 30 ans. Il a signé de grands reportages pour L’Express, Le Figaro Magazine, Le Monde, Marie Claire, Paris Match, etc. Photographe et auteur de plusieurs ouvrages, il publie en 2019 le récit Pris au piège. Ils étaient 10000 pour nous sortir de la nuit, paru chez Château d’encre au Québec et Massot Éditions en France.

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    Le ROI DES AUTRES - Thierry Falise

    Thierry Falise

    LE ROI DES AUTRES

    roman

    ÉDITIONS

    CHÂTEAU D’ENCRE

    DU MÊME AUTEUR

    FALISE, Thierry. Les Petits Généraux de Yadana, roman, Anne Carrière, 2005.

    FALISE, Thierry. Le Jasmin ou la Lune, bibliographie d’Aung San Suu Kyi, Florent Massot, 2007.

    FALISE, Thierry. Le Jasmin ou la Lune, J’ai Lu, 2008.

    FALISE, Thierry. Le Châtiment des Rois. Chronique du cyclone Nargis en Birmanie, Florent Massot, 2009.

    PERETTI, Adolf et Thierry FALISE. La vallée du Sang de Pigeon. Sur la piste des fabuleux rubis birmans de Mogok, livre photos, GRS, 2016.

    PERETTI, Adolf et Thierry FALISE. Magnificent Green. Sur la piste de la légendaire émeraude colombienne, GRS Gemresearch Swisslab, 2017.

    FALISE, Thierry. Pris au piège. Ils étaient 10 000 pour nous sortir de la nuit, récit, Éditions Château d’encre et Massot Éditions, 2018.

    FALISE, Thierry et Léa HYBRE. La Mule et le sanglier, bande dessinée, Massot Éditions, 2019.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Le roi des Autres / Thierry Falise.

    Noms: Falise, Thierry, auteur.

    Description: Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 2021005431X | Canadiana (livre numérique) 20210054328 | ISBN 9782924847268 | ISBN 9782924847275 (EPUB)

    Classification: LCC PQ2706.A45 R65 2021 | CDD 843/.92—dc23

    Édition: Lison Lescarbeau

    Révision et correction d’épreuves: Nathalie Savaria

    Mise en pages: Folio infographie

    Page couverture: Patricia Gaury et Lison Lescarbeau

    Photos de l’auteur et de la couverture: © Thierry Falise

    Cartes: Peter Hermes Furian et Lesniewski, Adobe Stock

    Dépôt légal – 2e trimestre 2022

    © 2022 Éditions Château d’encre inc.

    Tous droits réservés.

    Éditions Château d’encre inc.

    407, boulevard Saint-Laurent, bureau 800

    Montréal (QC) Canada H2Y 2Y5

    NOTE

    Le terme «négrito» contextualisé

    Le terme «négrito» fait référence à plusieurs tribus originaires d’Afrique vivant sur les îles Andaman-et-Nicobar, comme les Jarawas. Pendant longtemps, il a été utilisé par les anthropologues et autres chercheurs. Nous l’employons ici lorsqu’il est cité par des personnages ou dans des écrits et des rapports (du XIXe siècle ou contemporains).

    Voici une définition donnée par le biologiste Gyaneshwer Chaubey et l’anthropologue Phillip Endicott1: le terme de «negrito» «[…] vient du diminutif espagnol de noir et fut utilisé la première fois pour décrire des groupes aux Philippines dotés de caractéristiques visuelles similaires: petite taille, pigmentation foncée de la peau, cheveux drus et frisés. Les gens correspondant à cette description étaient en général des populations de chasseurs-cueilleurs se déplaçant en Asie du Sud-Est».


    1. CHAUBEY, Gyaneshwer et ENDICOTT, Phillip. «The Andaman Islanders in a Regional Genetic Context: Reexamining the Evidence for an Early Peopling of the Archipelago from South Asia», Human Biology, février-juin, volume 85(1-7), 2013.

    À Emm et Dee Dee.

    Aux Jarawas et à tous ceux qui les soutiennent sans arrière-pensée.

    Lorsque Govinda débarque aux Andaman,

    Arthur Rimbaud a cinq ans.

    première partie

    Îles Andaman

    Juin 1865

    1

    Cette puanteur. Si familière. Elle enveloppait tout. Un entortillement de voiles invisibles qu’il fallait déchirer de ses mains meurtries. Une exhalaison fétide, épaisse, née de la putréfaction des plantes, des poissons et des mollusques pris au piège de la longue bande de vase noirâtre qui séparait l’océan de la jungle. Un cloaque que les marées maintenaient dans un perpétuel état d’humidité. Il en avait asséché, des hectares de marécages comme celui-ci. La première corvée que les maîtres britanniques leur avaient assignée.

    ***

    «Bienvenue en enfer!»

    L’homme qui avait prononcé ces mots était un petit quadragénaire à la bedaine flasque et à la moustache tombante. Il avait épongé la sueur de son front avec la manche de sa vareuse.

    «Vous voilà parvenus au royaume des damnés.»

    Il s’était interrompu, comme pour mieux jouir des regards hébétés de son auditoire.

    «Beaucoup d’entre vous vont mourir.»

    Il avait fait une autre pause et tourné la tête, cherchant des yeux l’approbation de ses subordonnés plantés à ses côtés. Face à lui, la terreur avait succédé à l’abrutissement.

    «Les autres vont souffrir. Mais, au moins, ils resteront en vie. Un jour, ils auront le privilège de devenir citoyens libres de nos nouveaux territoires.»

    Il s’était tu de nouveau. Avait dardé son audience d’un œil féroce.

    «… Suivez les ordres.»

    Ce fut le discours d’accueil de l’assistant-surintendant James Richmond. Cambré tel un coq sur une estrade, flanqué de deux gardes sikhs, l’Anglais avait toisé la cargaison de miséreux à peine débarquée du Semiramis, une frégate à vapeur de la Honourable East India Company, la Compagnie britannique des Indes orientales, la «John Company» comme on l’appelait. Elle était partie de Calcutta quatre jours plus tôt.

    Il avait écouté, debout aligné avec les autres sous la pesante moiteur de cette fin de matinée, le dos voûté par la fatigue du voyage et le poids de l’humiliation que leur avait infligée l’Anglais. Dans son village, où il dépassait les plus grands d’un demi-crâne, on le surnommait «le géant». Ses yeux émeraude, une teinte exceptionnelle chez un Bengali, y avaient chamboulé bien des cœurs de jeunes filles. Sa noble tête, ses solides épaules et sa franche dégaine rassuraient les autres raiyats*. Comme si cette robustesse leur permettait de se délester d’un peu de leur propre servitude.

    Ici, il semblait s’être rapetissé, réduit en un rien de temps à la norme des soumis.

    Le matricule 874 avait 28 ans lorsqu’il avait posé le pied aux îles Andaman.

    C’était…

    Il y a…

    Combien de temps?

    Six ans, se rappela Govinda.

    Les émanations gazeuses avaient asphyxié les dizaines de bagnards, cancrelats alourdis de pelles et de haches, dès qu’ils avaient quitté la plage et gagné la lisière du marais. Des surveillants indiens, masques de coton sur la bouche, s’étaient positionnés tout autour, vociférant des ordres: «Creusez. Creusez. Évacuez la terre et les eaux pourries. Coupez. Coupez. Rasez les arbres, les buissons. Comblez les trous. Asséchez. Asséchez. Construisez des digues…»

    Les miasmes avaient d’abord terrassé les plus faibles. Puis les autres. Ils étaient tombés, victimes de tous ces maux qui liquéfient les organismes et faisaient regretter d’avoir échappé à la potence dans la vie d’avant, sur le continent. Bien vite étaient apparues les fièvres et les hallucinations de la malaria, cette malédiction dispensée avec une infinie largesse par les moustiques grouillant dans ces eaux pestilentielles.

    Six ans.

    Une éternité.


    * Paysan.

    2

    Ce marais les menaçait, lui et ses deux compagnons d’évasion, Sushil et Rosham, de sa fange et de ses gaz sournois. Il fallait le contourner, et donc allonger de plusieurs centaines de yards la voie menant à la plage. Jusqu’à présent, leur plan avait réussi. Ils l’avaient concocté dans le plus grand secret pendant des mois. Ces quelques heures d’avance sur l’expédition que les Anglais devaient déjà avoir lancée à leurs trousses pouvaient vite fondre. Surtout s’ils avaient mobilisé les négritos. Devant l’alléchante promesse de colifichets, d’alcool et de tabac, ceux-là ne perdraient pas de temps. Ils repéreraient leurs traces, aussi nettes que celles des sangliers. Ils les découvriraient. Leur décocheraient des flèches d’avertissement. Puis les ramèneraient aux sahibs* qui auraient suivi l’opération de loin. C’en serait fini de leur rêve de liberté. Jamais ils ne rejoindraient l’extrême nord de l’île et cette jungle parallèle qui aboutissait en Birmanie. Elle existait. C’est sûr. D’autres évadés l’avaient pénétrée avant eux et s’y étaient évanouis pour réapparaître libres plus tard. Leurs histoires s’étaient transmises au pénitencier.

    «Hâtons-nous, enjoignit Govinda. Dès que nous aurons gagné la plage, nous serons plus en sécurité. Les négritos qui vivent dans ce coin se sont enfoncés dans la forêt. C’est Badan qui me l’a dit. Il était ici il y a une semaine avec des bûcherons.»

    Govinda était le moins épuisé des trois. Il se faisait du souci pour ses compagnons. Deux jours avant l’évasion, Rosham avait émergé très affaibli d’une crise de malaria. Sushil était en proie à des palpitations cardiaques récurrentes. Il n’était pas question d’ajourner le plan. Depuis qu’ils avaient traversé le bras de mer sur leur radeau de fortune, puis progressé à coups de machette à travers la masse végétale, ils ne s’étaient arrêtés qu’une seule fois. Pour souffler et se désaltérer.

    La mousson s’était mise de leur côté. Dès la fin de la journée précédente, elle avait crevé les nuages, libérant des guillotines d’eau qui avaient cisaillé l’archipel toute la nuit. Au lever du jour, chassée par des volutes d’air chaud, la pluie s’était éloignée.

    «Vous entendez?

    — Quoi?…, murmura Sushil à bout de souffle.

    — On aurait dit… Des voix.»

    Ils s’étaient immobilisés. Tendant l’oreille. Rien. Seulement les piaillements des oiseaux qui conversaient, indifférents, sur leurs branches.

    «Vite. Allons-y.»

    Tous trois foncèrent sur un ruban d’herbes molles, pataugeant dans la boue, trébuchant contre des racines de mangrove, se déchirant les mains sur des ronces, la tête éclatant de douleur sous la chaleur et les vapeurs organiques. Enfin. Le roulement des vagues. Et la plage… Sillon blanc encombré de vestiges d’arbres. Ils se dirigèrent vers l’estran, là où le sable reste dur.

    «Là-bas, au bout, lança Govinda. Après, il y a des rochers. La nuit va bientôt tomber.»

    Il avait mémorisé les détails des lieux, recueillis auprès d’autres détenus.

    Ils avaient parcouru la moitié de la plage lorsque, de l’orée de la jungle, juste derrière eux, retentirent des cris saccadés. Trois. Quatre. Dix. Vingt silhouettes noires se déployaient sur le sable. De minuscules formes entièrement nues qui fonçaient sur eux.

    «Les négritos! Vite. À couvert. Dans la forêt.»

    Govinda se précipita d’abord, survolant le sol, gibier terrorisé qui n’obéissait plus qu’à son instinct. Il savait que sa fuite était vaine. Les négritos allaient jouer avec lui. Titiller sa résistance physique. Ils allaient le rattraper. Il se retourna et vit Rosham s’écrouler, le haut du corps transpercé d’une flèche. Sushil s’était agenouillé, comme en prière, avant de s’effondrer à son tour, frappé au cou. Govinda atteignit les premiers arbres de la jungle, des padouks géants qui déployaient leurs racines tentaculaires le long d’une trouée baignée d’une douce lumière ocre. J’ai peut-être une chance, pensa-t-il entre deux foulées.

    Soudain, à l’extrémité de la clairière, face à lui, dans le halo du contre-jour, des ombres se dressèrent. D’autres hommes, noirs et nus également, hurlaient de terrifiantes onomatopées, semblables à celles des poursuivants qui se rapprochaient par la plage. Eux aussi brandissaient des arcs. Govinda comprit l’horreur de la situation. Eux, c’était les plus sauvages parmi les sauvages.

    L’autre peuple de la jungle.

    Les Jarawas.


    * Mot indien d’origine arabe, titre de respect adressé à un étranger, surtout utilisé pendant la colonisation britannique.

    Andaman Trunk Road

    Mai 2004

    3

    Malgré les vocalises stridentes d’une chanteuse tamoule qui déchiraient les enceintes vissées au-dessus des fenêtres, les bosses et les nids de poule que, depuis longtemps, le chauffeur avait renoncé à éviter et la touffeur poisseuse que les ventilateurs fixés au plafond, épuisés par tant de voyages, ne parvenaient plus à dissiper, les autres passagers de l’autocar étaient tous plongés dans un profond sommeil.

    Mais comment font-ils? songea Blaise.

    Lorsque le véhicule avait quitté la gare routière de Port Blair au petit matin, il s’était calé contre la paroi. Un vieil homme desséché à la longue barbe de soie grise avait pris place à sa gauche. Il avait souri et s’était tassé sur le côté, le long du couloir. Un geste de courtoisie muette qui avait libéré un peu de volume pour ses interminables jambes. Il s’était fait à l’idée de devoir tenir toute une journée dans ce tube de métal. Après tout, ce n’était pas sa première expérience des transports publics indiens. L’étroit gabarit des sièges, l’espace étriqué entre eux, tout avait été conçu pour accueillir le plus grand nombre de passagers. Même le couloir central pouvait se remplir de tabourets. Cette architecture de l’exiguïté avait été logiquement calée sur la taille moyenne des gens du pays. Soit une bonne tête de moins que la sienne. Chez lui, sa silhouette efflanquée se fondait dans la norme. Ici, elle provoquait une certaine compassion.

    Il avait senti son voisin le dévisager. D’où pouvait-il venir, semblait-il se demander. Avec ce teint basané, ces cheveux drus et crépus, il pouvait facilement passer pour quelqu’un du coin. Mais il lui manquait, outre la moustache, cette alliance contradictoire de désinvolture et d’empressement, qui était la marque de fabrique de bien des mâles dans l’archipel.

    Après la sortie de la ville, le vieil homme s’était endormi. Blaise avait d’abord pris plaisir à découvrir la lente pénétration dans cette forêt tant désirée. Au poste de contrôle, les passagers des autocars et des véhicules privés pouvaient faire leurs dernières provisions de soda, de biscuits et de noix de bétel. Les échoppes de bambou avaient fait place au bout de quelques kilomètres à de la broussaille, des palmiers et des cocotiers, puis aux premiers grands arbres, des padouks, des gurjans et des badamiers, qui faisaient la fierté et la richesse de l’île. À vrai dire, le long de cette route, ceux-ci n’étaient plus que des géants solitaires, des rescapés qui avaient échappé à la lame des scieries établies il y a bien longtemps par le colonisateur.

    La construction de la National Highway, appelée Andaman Trunk Road* et connue sous son abréviation ATR, avait été terminée à la fin des années 1980. Cette route avait été conçue pour désenclaver la population du nord de l’archipel qui, jusqu’alors, n’avait que le bateau pour rejoindre Port Blair. Les 230 kilomètres d’asphalte répandus entre la capitale et la bourgade de Mayabunder se trouvaient sous la constante agression des caprices climatiques. Les infiltrations d’eau et les mouvements de terrain causés par les moussons faisaient s’affaisser le bitume. La chaleur des semaines qui les précédaient le crevassait.

    On apercevait de petits groupes d’ouvriers de la voirie, des Biharis anthracite, torse nu et dégoulinant de sueur, triturer le goudron fondu dans des barils difformes. Ils comblaient les fissures et les trous sans conviction. La saison des pluies, dont on attendait pour bientôt les premières humeurs, s’empresserait de détruire leur œuvre.

    Après une vingtaine de kilomètres, le fouillis végétal et son camaïeu de verts eurent raison de la curiosité de Blaise. La léthargie qui avait assommé les autres passagers dès la sortie de la ville l’avait saisi à son tour. Il s’était improvisé un coussin en roulant en boule son foulard et en le coinçant entre sa tête et la fenêtre. À chaque sursaut de l’autocar, le coussin s’affaissait, l’envoyant valdinguer contre la vitre. Et de recommencer l’opération: rouler le foulard, le bloquer, fermer les paupières, se laisser envoûter par la somnolence, jusqu’au prochain nid de poule. Les autres passagers se pliaient au même automatisme, mais sans se réveiller. On ne s’improvisait pas Indien au royaume des Indiens.

    Blaise s’était fait une raison. Il vivait à Calcutta** depuis plus d’un an et venait de terminer un contrat à la National Library. Il avait eu dès le début le bon goût et la patience de se soumettre aux exigences spatiotemporelles de son pays d’accueil. Ce mouvement perpétuel du coussin était symbolique de cette civilisation, songea-t-il avant de s’assoupir pour une énième fois.

    En fin de journée, le pasteur Htoo Say l’attendait à Mayabunder. Il l’avait rencontré à Calcutta l’année précédente lors d’une conférence sur les îles Andaman. L’intervention de ce petit homme à la prunelle espiègle l’avait interpellé. Comme d’autres représentants de communautés ethniques introduites dans l’archipel par les Britanniques, Htoo Say était venu parler de son peuple, les Karens.

    «Nous venons de Birmanie. Et nous sommes arrivés aux Andaman dans les années 1920, avait-il lancé sur un ton professoral.»

    À l’époque, le colonisateur utilisait des éléphants pour transporter les troncs de teck abattus dans la forêt de la province birmane. Cette tâche était supervisée par les Karens, une minorité d’origine sino-tibétaine, dont la spécialité était le dressage des pachydermes.

    «Il y avait beaucoup de bois et les Anglais nous ont envoyés là-bas avec nos éléphants.»

    Les Karens n’avaient jamais quitté l’île.

    Soudain, des bruits sourds. Une succession de coups frappés sur le flanc droit de l’autocar fit sursauter les passagers. Le véhicule qui venait d’entamer un long virage sur la gauche s’immobilisa. Assis sur une banquette à côté du chauffeur, un policier en uniforme kaki qui somnolait se redressa, le regard inquiet. Il saisit le fusil qu’il avait calé entre son siège et le pare-brise. Une arme à la crosse rafistolée avec des agrafes qui devait dater de la Première Guerre mondiale. Il s’avança au milieu du couloir.

    «Personne ne sort. Pas de photo. Les vitres sont en plastique renforcé. Vous ne risquez rien.»

    Les passagers s’agglutinèrent sur la droite. Deux d’entre eux se pressèrent, appuyés contre le dos et les épaules de Blaise. Leur état d’extrême excitation avait balayé toute civilité.

    «Là. Là. Regardez. Ce sont eux», balbutia quelqu’un. 

    Le long du bus, plusieurs hommes de petite taille à la peau noire mate faisaient des signes. À l’exception d’un cordon de coton rouge torsadé noué autour des hanches, ils étaient nus. Plusieurs portaient sur l’épaule un long arc à flèche.

    «Des Jarawas», murmurèrent des passagers.

    Blaise ne s’y attendait pas. On lui avait bien dit qu’ils faisaient parfois des incursions sur la route, mais qu’en général les véhicules passaient outre sans autre formalité. Un des Jarawas venait de le repérer. Blaise se dit que pour un Jarawa, un Blanc, c’était autant une curiosité qu’un Jarawa pour un Blanc. Il semblait jeune, comme les autres d’ailleurs. Il tapota le flanc du bus avec son arc, invitant ses compagnons à observer l’étrange spécimen. Blaise esquissa un signe de salutation et un sourire gauche, déclenchant leur hilarité. Il remarqua l’éclatante blancheur de leur dentition.

    L’un d’eux s’avança tout contre la carrosserie. Soulevant son bras droit, le Jarawa plaqua la paume de sa main sur la vitre, les doigts écartés. Blaise hésita, puis fit le même geste de son côté. Il tremblotait. Leurs deux mains n’étaient séparées que par quelques millimètres de plastique. Le Jarawa le fixait avec une intensité intimidante. Avant de reculer et de repartir, il fit un léger sourire. Comme un signe de fraternité.

    Un coup de klaxon mit fin à cet échange muet. Les petits hommes noirs se ruèrent vers l’avant et agrippèrent un sac de jute que leur passa le chauffeur par-dessus la vitre à demi rabaissée. Déposé sur l’asphalte, le sac fut aussitôt ouvert. De son siège, Blaise distingua un marteau, une hache, des pièces de métal, des boîtes d’allumettes. Pendant que ses compagnons s’affairaient autour des cadeaux, un des Jarawas revint vers les fenêtres des passagers, portant à ses lèvres le pouce et l’index serrés, signe universel de quête de nourriture. Le bus redémarra lentement, toussant d’épaisses volutes noires qui, chassées par une subite rafale, se rabattirent sur le groupe alors qu’il s’apprêtait à traverser la route et à regagner son royaume.

    Les Jarawas.

    Enfin, se dit-il.

    Bien vite, il replongea dans sa léthargie et ses songes. Des bribes des premiers moments de sa vie que lui avait racontés sa mère lui revenaient en mémoire. Dans une maternité du Pays noir belge***. L’extase des infirmières qui avaient trouvé si mignons son teint hâlé, son cheveu déjà fourni et dru. D’où tenait-il ces traits? Pas de sa mère, qui avait la peau laiteuse de ces femmes nées à l’ombre des terrils. De son père, alors. Dont le propre père avait quitté la région des Pouilles en Italie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour les mines de charbon. À l’école primaire, on l’avait surnommé «le Tchitcho», comme on appelait parfois les émigrés italiens.

    Une nouvelle embardée de l’autocar le fit sursauter, le tirant de sa rêverie. D’autres Jarawas? Un coup d’œil vers l’extérieur. Rien. Il referma les yeux et revit la brasserie.


    * Axe routier des Andaman.

    ** Calcutta a été rebaptisée Kolkata en 2001.

    *** Région du sud de la Belgique jadis productrice de charbon.

    4

    «Les collines du nord, c’est trop haut pour moi», avait-il un jour plaisanté lors d’une rare visite de Blaise dans son petit appartement de Dunkerque. «Pour me rendre heureux, il me faut du plat, du vlak comme disent les Flamands.»

    Ce grand-oncle officier dans la marine marchande qui revenait si peu au pays, Blaise l’avait plus imaginé que connu.

    Il devait avoir six ou sept ans. Il lui avait montré le dessin d’un bateau qu’il avait fait avec ses crayons de couleur. À la proue, il avait esquissé sa silhouette, un haut et large rectangle surmonté d’une tête ronde piquée d’une barbe noire et d’une ébauche de képi.

    «Mm, mm», avait marmonné l’oncle, l’air dubitatif.

    Il s’était levé et dirigé vers la commode près de la porte d’entrée. Un vieux sextant était rangé entre une pile de livres et la maquette d’un voilier. Sans rien dire, il lui avait remis l’objet en échange du dessin. Puis, avec des mots simples, il avait expliqué son utilité. Blaise avait souvent pensé que sa vocation pour la géographie et les planisphères était née ce jour-là.

    Peu avant le décès de sa grand-mère, muni de son diplôme de géographe, il s’était fait la main quelques mois à la Bibliothèque royale de Bruxelles, avant de faire le saut à Paris au département des cartes et des plans de la Bibliothèque nationale de France. La «Très Grande Bilbliothèque», disait-on à l’époque.

    Un jour de printemps, Blaise avait reçu un appel du secrétariat. «C’est pour vous. Ça a l’air personnel», lui avait dit, sur un ton agacé, le chef de service. C’était lui. Il était de passage à Paris. Un rarissime périple contre nature au pays des péniches et des bateaux-mouches. Il l’invitait à dîner. «À 20 heures, aujourd’hui ou demain, comme tu veux.»

    Sergio avait pris sa retraite une dizaine d’années auparavant. Finies les escapades au long cours, les virées dans les ports de Cébu et de Carthagène, les inspections dans le boucan et les vapeurs d’huile brûlante des salles des machines, les parties de cartes et de backgammon avec l’équipage. Le vieil homme entretenait désormais sa nostalgie dans son pied-à-terre dunkerquois. On l’apercevait souvent, traînant sur les quais et dans les bars du port. Une vie au mouillage durant laquelle il n’avait revu son petit-neveu qu’à quatre ou cinq reprises. Blaise était le dernier membre d’une famille qui s’était reproduite au compte-gouttes. Il se souvenait, lors d’une de ces rencontres, de lui avoir montré une photo de son propre père. Tous deux s’étaient dévisagés, ébahis. Blaise était à quelques détails près – des paupières moins épaisses, un nez plus droit – l’exacte réplique de l’aïeul. Cette photo avait surtout servi de puissant et mystérieux révélateur au jeune homme. Derrière le mimétisme des traits se dévoilaient des origines qui semblaient bien éloignées des vallons de la botte italienne. Des traits qui s’étiraient loin, très loin vers l’Orient.

    Ils s’étaient retrouvés dans le moelleux de fauteuils satinés d’une brasserie de la République. La carrure de Sergio s’était avachie, libérant un ventre proéminent que l’on devinait sous les pans d’une ample chemise à carreaux portée hors de la ceinture. Son visage aussi s’était distendu sous le creusement des rides et l’affaissement des chairs. Malgré la formation de lourdes poches toutes en plis qu’atténuait une paire de lunettes aux épaisses montures, les petits yeux bruns avaient conservé leur rondeur et leur vivacité. Ce regard qui pouvait passer sans prévenir du rire à la sévérité, s’était souvenu Blaise. La barbe, celle noire et fournie qui dans ses clichés d’enfant définissait un marin digne de ce nom, avait grisonné.

    «Je suis heureux de te revoir, avait-il amorcé avec précipitation.

    — Moi aussi, avait balbutié Blaise, interloqué par ce ton impatient.

    — Je ne suis pas sûr que…»

    Il avait marqué une pause. Comme embarrassé. Il avait soupiré, s’était caressé la barbe avant d’en torsader nerveusement une touffe de poils. Et avait souri.

    «Tu sais… Je me fais… Comment t’expliquer. Mon cœur commence à me jouer de vilains tours. Mais bon. C’est la vie. Pas vrai?»

    Sa question n’attendait pas de réponse. Il avait devancé Blaise qui s’apprêtait à lui dire que non, il avait encore de nombreuses années à vivre et que…

    Il avait farfouillé dans les poches de sa veste et sorti une petite boîte de pilules bleues. Il en avait avalé une. Puis, jetant un coup d’œil farceur à la cantonade, il l’avait brandie tout en lançant: «Du bêtabloquant… quelqu’un en veut? Il paraît que ça prolonge la vie.»

    Sa fantasque proposition avait soulevé des œillades et des soupirs désapprobateurs dans l’atmosphère ouatée de la brasserie. Il s’était tassé sur le siège. La mine bougonne. Un enfant vexé.

    «Pas marrants, ces Parisiens. Je disais? Ah oui. Tu le sais, je n’ai jamais été très famille. J’aimais beaucoup ma sœur, ta grand-mère. J’ai un peu connu tes parents. Moi, une famille… C’était pas pour moi. Trop de femmes. Et avec toutes ces longues absences. Cela aurait été… comment dire. Compliqué.»

    Il avait saisi une pince de homard. L’avait décortiquée et grignotée en silence, indiquant de la tête à Blaise d’en faire autant. Ensuite, il avait repris son monologue.

    «Ma famille, c’est toi. Et toi seul.»

    Il avait insisté sur les derniers mots. Son regard s’était figé avec gravité.

    «Tu sais que tu es mon unique héritier? Tu auras mon appartement. À part ça, je n’ai rien. Beaucoup de souvenirs. Sur un testament, ça ne vaut pas grand-chose. Eh.»

    Il avait posé ses couverts. Ôté ses lunettes qu’il avait lentement nettoyées avec un coin de serviette. Puis il avait soulevé une sacoche de cuir élimé.

    «Là-dedans, il y a toute ma mémoire, mes journaux de bord, des photos… Mais surtout, il y a ça…», avait-il poursuivi d’une voix moins assurée, comme embrouillée par l’émotion. 

    Il avait extrait puis déposé sur la nappe une enveloppe matelassée de papier bulle. Avec un soin de joaillier, il en avait retiré un carnet d’une vingtaine de centimètres de côté. La couverture et le dos, faits d’une sorte d’épais carton bouilli brunâtre, matériau que Blaise n’avait jamais aperçu que dans les tiroirs des plus anciennes collections à son travail, étaient écornés et avaient gondolé sous les assauts de l’humidité, mais ils avaient apparemment rempli leur mission de protéger une liasse de papiers.

    «Tu vois, ce carnet, je l’ai hérité de mon père qui lui-même le tenait de son père», avait-il dit en laissant flotter sa main dans les airs pour lui faire remonter le temps.

    À cet instant, le serveur était arrivé avec la carte des desserts. Il l’avait parcourue, les pupilles dilatées d’extase et, sans demander l’avis de Blaise, avait commandé deux tartelettes aux fruits sauvages. Puis il avait soupiré et fixé la table.

    «Ah oui. Ça!»

    Il avait tapoté le carnet de l’index, comme s’il avait voulu réveiller les secrets qui y dormaient.

    «Pendant des années, je n’y ai pas prêté attention. Je l’ai laissé traîner au fond d’une malle. Un jour, j’ai pris le temps de le parcourir.»

    Il s’était interrompu, une main fermement posée sur l’objet. Et avait examiné Blaise avec intensité.

    «Dis-moi. Les îles Andaman. Ça te dit quelque chose?»

    Blaise s’était redressé sur son fauteuil.

    «Un archipel au milieu de l’océan Indien, avait-il répondu, intrigué par la tournure insolite que prenait la conversation.

    — Et les Jarawas?»

    L’oncle avait lâché ce mot, presque comme un défi. On aurait dit qu’il s’était soudainement transformé en présentateur d’un jeu-questionnaire.

    «Des tribus isolées qui vivent aux Andaman, avait poursuivi Blaise du tac au tac.

    — C’est ça. Exactement ça», s’était exclamé Sergio, soulagé de ne pas devoir tout expliquer.

    Il avait ouvert l’album à la première page, un papier jauni, déchiré par endroits, aux bords rognés, couvert de phrases denses écrites au crayon noir dans une langue inconnue. Ses gros doigts fripés avaient délicatement soulevé la page, puis une deuxième, noircie du même charabia. Il y en avait 12 exactement. Quelques-unes n’étaient que des lambeaux qui avaient été rassemblés et collés avec minutie sur du bristol. Après les manuscrits, Sergio avait

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