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La quête de Marianne
La quête de Marianne
La quête de Marianne
Livre électronique596 pages9 heures

La quête de Marianne

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À propos de ce livre électronique

Marianne habite à Port-d’Attaches, un petit village côtier figé dans une routine immuable. Elle ne vit que pour prendre soin de Marguerite, sa jeune sœur qui ne parle pas et qui semble évoluer dans un monde à part.

Un matin, un voilier sorti d’une autre époque vient s’échouer au pied de la falaise du phare, éveillant la curiosité des habitants du village. Le lendemain, le vieux navire disparaît... et Marianne aussi.

Elle sera alors forcée de traverser l’océan en compagnie de marins étranges, et d’entreprendre une quête qui changera sa vie.

LangueFrançais
Date de sortie3 oct. 2022
ISBN9782981950338
La quête de Marianne
Auteur

Myriam Plante

Myriam Plante est née à Chibougamau, dans le Nord-du-Québec, mais habite maintenant à Victoriaville, dans le Centre-du-Québec. Depuis qu'elle sait ce qu'est une histoire, elle en invente plusieurs dans sa tête. Depuis qu'elle sait ce qu'est un livre, elle veut écrire et publier les siens.

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    Aperçu du livre

    La quête de Marianne - Myriam Plante

    Chapitre 1 : Marianne

    Ce soir-là, l’eau et le ciel avaient la même couleur, et la Reine de la berge, couronnée d’or flamboyant, se préparait à contempler le bal nocturne de la mer.

    Les habitants du petit village côtier de Port-d’Attaches étaient attachés à leur phare, et ils en étaient si fiers que depuis toujours ils le surnommaient ainsi : la Reine, la Reine de la berge, ou encore la Reine de la falaise. Tous les trois ou quatre ans, ils prenaient soin de repeindre son élégante robe d’un blanc éclatant.

    Autrefois, il y avait certainement eu un port digne de ce nom à Port-d’Attaches, ou dans les environs. Il ne restait plus qu’une petite marina où étaient amarrés des bateaux de pêche, et quelques embarcations de plaisance. Autrefois, la Reine avait sans aucun doute empêché de nombreux navires de se fracasser contre la falaise ou de s’échouer dans une baie ou sur des récifs. Mais elle n’avait pas pu empêcher une quarantaine de personnes de venir s’échouer à Port-d’Attaches.

    Comme presque tous les soirs, une jeune femme était assise sur la falaise, au pied de la Reine. À la voir observer la mer d’un air concentré, on aurait pu croire qu’elle attendait quelque chose. Le retour d’un bateau, peut-être? Des nouvelles d’un être cher disparu en mer? Ou encore, la visite d’une baleine majestueuse ou de quelques phoques joueurs?

    Non ; Marianne n’attendait rien. Absolument rien.

    Marianne Delisle avait 25 ans. Comme tous les habitants de Port-d’Attaches qui étaient plus jeunes qu’elle, elle était née au village et, songeait-elle parfois avec amertume, elle y resterait certainement toute sa vie. Elle n’avait pas vraiment d’amis, ni de projets, ni de passions ou d’ambitions. Puisqu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle souhaitait faire de sa vie, elle avait abandonné ses études pour devenir serveuse dans l’unique restaurant du village. Elle ne vivait, en quelque sorte, que pour prendre soin de Marguerite, sa jeune sœur.

    Elle aimait sa sœur plus que tout. Elle aimait son travail, la mer, la plage, et la nature en général, mais rien d’autre ne l’intéressait ni ne l’inspirait. Même si elle critiquait souvent Port-d’Attaches, elle aimait son village, mais elle n’aurait pas su quoi répondre si quelqu’un lui avait demandé si elle y était heureuse. Comment pouvait-on savoir si on était heureux? Réellement heureux. Était-il possible de définir le bonheur autrement qu’en le comparant au malheur? N’y avait-il pas plusieurs options entre ces deux extrêmes, et ne leur arrivait-il pas souvent, de toute façon, de se chevaucher?

    Non, Marianne n’aurait pas su quoi dire si on lui avait demandé si elle était heureuse, mais heureusement pour elle, personne ne le lui avait jamais demandé. Elle n’osait pas, elle-même, se poser cette question.

    Elle avait cette force tranquille, cette force statique et silencieuse du rocher qui résiste aux affronts des tempêtes et des marées. Le vent et les vagues que la vie lui envoyait venaient se briser sur elle sans qu’elle en soit déstabilisée, sans qu’elle en soit émue. D’une certaine manière, la jeune femme était le prolongement de la falaise escarpée qui servait de réceptacle à la Reine de Port-d’Attaches, cette falaise sur laquelle elle aimait tant venir s’asseoir pour contempler l’horizon infini.

    Bien sûr, toutes les falaises finissent par s’éroder avec le temps. Mais à Port-d’Attaches, le temps n’avait pas beaucoup d’importance. Le temps n’était que routine et oubli. Le temps était pareil à du sable, dont les grains minuscules se mouvaient au rythme des danses de la mer. Ainsi, Marianne avait tout son temps, et sa vie était bien remplie ; remplie d’un ennui profond, pareil à un trou, un trou si creux qu’elle n’en voyait plus les rebords. Et, comme la majorité des habitants de Port-d’Attaches se trouvaient au fond du trou avec elle, elle avait oublié, avec le temps, qu’elle était dans un trou.

    Une part d’elle se sentait toutefois prisonnière, mais en vérité, elle n’aurait pas su quoi faire de sa liberté si on la lui avait offerte, ou si elle s’était décidée à la réclamer et à l’acquérir.

    Non, Marianne n’attendait absolument rien. Mais Marguerite devait certainement l’attendre chez elle. La jeune femme se leva, repoussa ses longs cheveux châtains ondulés derrière ses épaules, et s’éloigna du phare pour marcher jusqu’à la maison de la famille Delisle.

    Chapitre 2 : Le village

    Le village de Port-d’Attaches était isolé. Il faisait face à la mer, et dans son dos se dressait une forêt dense qui s’étendait vers l’intérieur du continent. Sur sa gauche et sur sa droite, le littoral s’étirait en une succession de baies, de plages, de falaises et de récifs.

    Ses maisons avaient presque toutes des façades en bois, façades qui devaient autrefois afficher des couleurs vives et joyeuses, mais qui, contrairement à la robe de la Reine de la berge, n’étaient pas repeintes de façon régulière. Port-d’Attaches était donc majoritairement terne et fade, comme si ses bâtiments avaient été léchés avec trop de gourmandise par l’air salin et humide venu du large, mais son apparence vieillie, usée et immuable contribuait à son charme.

    La plage du village, une longue et large bande de sable doré, se glissait à marée basse jusqu’au pied de la falaise du phare, qui elle, portait comme une cape d’herbe verte et luxuriante sur le dos de sa structure de roc gris, cape qui descendait en pente douce jusqu’aux premières maisons. Au sommet de la pente, à peut-être une trentaine de pas de la Reine était situé le restaurant où travaillait Marianne, la Table de la Mer.

    Les commerces du village, c’est-à-dire, le magasin général et la poissonnerie, se mêlaient aux maisons sur le terrain plat en bas de la pente. Il n’y avait pas d’école et pas de mairie, même si la maison du maire et de sa femme aurait pu se voir décerner ce titre, mais Port-d’Attaches avait la chance de pouvoir profiter des services d’un dentiste et d’une coiffeuse, qui recevaient leurs patients et leurs clients à leur domicile. Il y avait aussi, bien sûr, la marina du village, qui était chaque jour le point de départ et d’arrivée des pêcheurs. Ceux-ci travaillaient pour le propriétaire de la poissonnerie, qui exportait poissons et fruits de mer frais dans les villages voisins, en plus d’être le principal fournisseur du restaurant. La pêche était la seule véritable industrie du village, car en dépit de son décor enchanteur et paisible, Port-d’Attaches n’attirait aucun visiteur, aucun touriste.

    Les habitants du village qui n’allaient pas à la pêche et qui n’étaient pas employés par un de ses commerces travaillaient à leur compte, travaillaient à l’extérieur, ou ne travaillaient pas, tout simplement.

    La maison de la famille Delisle était l’une des quelques maisons du village dont la façade avait été rénovée. Elle arborait de jolies briques grises, tandis que sa porte, ses volets et son toit étaient d’un beau bleu franc et vif.

    Monsieur et Madame Delisle donnaient l’impression d’être fiers de leur demeure, eux qui pourtant n’y mettaient presque jamais les pieds. En effet, les parents de Marianne et de Marguerite travaillaient tous les deux à l’extérieur, en plus d’être propriétaires de plusieurs chalets à louer situés dans des endroits qui, contrairement à Port-d’Attaches, attiraient beaucoup de visiteurs. Lorsqu’ils ne travaillaient pas, ils passaient donc la majorité de leur temps sur la route et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour s’assurer du confort et de la satisfaction de quelques touristes en vacances, ce qui leur aurait donné une excuse plus ou moins valable pour négliger un peu leurs filles, si quelqu’un les avait accusés d’être de mauvais parents.

    Heureusement pour eux, personne n’aurait osé porter de telles accusations contre eux, et personne, à part leurs filles, ne se souciait vraiment de leurs allées et venues. Personne non plus n’enviait l’apparence soignée et moderne de leur maison. Certains affirmaient même avec regret que celle-ci, et quelques autres, n’avaient pas leur place à Port-d’Attaches et qu’elles venaient briser l’unité et l’ambiance du village.

    Comme presque chaque matin avant d’aller travailler, Marianne avait emmené sa jeune sœur marcher sur la plage. Elle tenait à ce qu’elle prenne au moins un peu d’air frais chaque jour, mais surtout, les deux sœurs aimaient ces moments passés ensemble à marcher sur le sable, à admirer la mer et à écouter les doux assauts des vagues sur le rivage. Pendant qu’elles se promenaient sur la plage, Marianne laissait souvent ses pensées dériver tout en contemplant l’horizon, ou encore, elle regardait avec un sourire bienveillant sa sœur s’émerveiller de la forme inhabituelle d’un coquillage ou de la démarche précipitée d’un crabe.

    À 9 ans, Marguerite était la plus jeune habitante de Port-d’Attaches. Elle habitait au village, oui, mais Marianne soupçonnait que sa jeune sœur vivait en vérité ailleurs, dans un monde auquel personne d’autre n’avait accès. Seul son meilleur ami, Jimmy, devait être capable d’en avoir un aperçu fugace lorsque les deux enfants jouaient ensemble.

    Marguerite ne parlait pas. Pas parce qu’elle en était incapable, mais parce qu’elle refusait de le faire. Exiger d’elle la moindre parole équivalait à de la torture, autant pour elle que pour la personne qui souhaitait l’entendre parler, ce qui, bien sûr, lui attirait de nombreux ennuis à l’école. Son professeur à l’école du village voisin ne cessait de se plaindre de ce qu’il appelait des caprices, et Jimmy devait souvent prendre sa défense face aux élèves qui se moquaient d’elle. Comme Marianne, il savait que Marguerite avait un problème, et que son mutisme n’était pas qu’un caprice. Personne d’autre ne le comprenait.

    Au moins, pendant l’été, les deux amis pouvaient rester à Port-d’Attaches, et Marguerite n’avait pas à endurer les réprimandes de son professeur et les moqueries parfois cruelles des autres enfants. Marianne s’occupait alors d’elle autant qu’elle le pouvait, et quand elle travaillait, sa jeune sœur jouait avec Jimmy tandis que Jeanne, la voisine des Delisle, venait lui préparer ses repas à la maison. Quant à Monsieur et Madame Delisle, ils se doutaient bien que Marguerite avait un quelconque problème de développement, mais ils ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, se résigner à l’admettre. Pour eux, il était plus simple, et moins douloureux, d’ignorer le problème plutôt que de l’exposer au grand jour, l’analyser, et le préciser afin d’essayer de lui trouver une solution.

    À Port-d’Attaches, se disait souvent Marianne, quand on ne voulait pas voir quelque chose, on ne le regardait pas, tout simplement. On regardait ailleurs. Ou encore, on fermait les yeux. La jeune femme détestait cette mentalité, mais elle en était aussi coupable que les autres. Elle savait que Marguerite avait un problème, mais que pouvait-elle y faire? Elle jouait avec sa sœur, lui lisait des histoires, lui parlait même en sachant qu’elle n’obtiendrait pas de réponse ; elle restait toujours patiente avec elle, et elle se disait que ça devait être suffisant.

    Dans le secret de ses pensées, Marianne accusait les habitants de Port-d’Attaches de bien des maux, et ces accusations et ces reproches l’aidaient à oublier le fait qu’elle était, de bien des manières, exactement comme eux.

    Après un rapide coup d’œil à sa montre, elle se pencha pour attirer l’attention de sa sœur et la regarder dans les yeux.

    – C’est la fin de notre promenade, ma puce, lui dit-elle. Je vais travailler.

    Marguerite la regardait en restant immobile, ses grands yeux turquoise affichant une expression vacante.

    La majorité des habitants de Port-d’Attaches évitaient de regarder Marguerite et de lui parler. Son mutisme et son manque de réactions à ce qui se passait autour d’elle les rendaient mal à l’aise. Pourtant, et contrairement à ce qu’ils pouvaient croire, Marianne savait très bien que sa sœur écoutait, entendait et comprenait tout.

    – Jimmy va venir te rejoindre ici bientôt? lui demanda-t-elle.

    Cette fois, après avoir eu le temps de cligner des yeux deux fois, Marguerite hocha la tête. Marianne lui sourit, puis déposa un rapide baiser sur son front avant de se relever.

    – Bonne journée, ma puce! On se revoit ce soir... Je t’aime fort.

    Laissant Marguerite seule sur la plage, la jeune femme gravit lentement la pente qui la mena à la Table de la Mer.

    Chapitre 3 : La Table de la Mer

    Marianne entra dans le restaurant, où seulement deux clients étaient déjà attablés. Roseline, la deuxième serveuse de la Table de la Mer, était en train de prendre la commande de l’un d’eux. Marianne savait que Marie-Lisa, la propriétaire des lieux, et Antoine, le cuisinier, étaient déjà dans la cuisine et s’apprêtaient à préparer des œufs, du bacon, des saucisses, des pommes de terre frites, et des rôties pour la quinzaine de clients qui allaient immanquablement venir déjeuner ce matin-là.

    Étant l’unique restaurant de Port-d’Attaches, la Table de la Mer ne manquait pas de clients, et ceux qui venaient y déjeuner commandaient plus ou moins la même chose chaque jour, tout comme les habitués qui venaient y dîner, y souper, ou y boire un café ou un thé en fin de soirée.

    Marianne salua gentiment Roseline, puis marcha vers le fond de la pièce en s’amusant de la ressemblance entre les gros nuages cotonneux qu’elle voyait par les grandes fenêtres de l’établissement, et ceux présentés sur certaines des toiles qui ornaient les murs.

    Avant d’emménager à Port-d’Attaches pour devenir la nouvelle propriétaire du restaurant de son oncle décédé, Marie-Lisa était météorologue. Elle avait, semblait-il, une véritable passion pour les nuages, qu’elle peignait dans ses rares temps libres avec un talent et un réalisme admirables. Elle exposait fièrement ses toiles sur les murs de son restaurant, entre les grandes fenêtres qui donnaient directement sur le ciel et sur l’horizon infini de la mer. Bien sûr, plusieurs clients de la Table de la Mer se permettaient de critiquer son travail, et allaient même jusqu’à lui suggérer de peindre autre chose. Après tout, se moquaient-ils, s’ils voulaient voir le ciel, ils n’avaient qu’à regarder par une des fenêtres! Mais Marie-Lisa aimait les nuages, et elle n’avait jamais ressenti le besoin de choisir de nouveaux sujets pour ses toiles.

    Marianne se rendit jusqu’à l’ouverture qui séparait la cuisine de la salle à manger, et salua Marie-Lisa et Antoine.

    – Salut ma belle Marianne! lui répondit Marie-Lisa avec un sourire radieux. Ça va bien, aujourd’hui?

    Antoine, le cuisinier, offrit à Marianne un sourire béat.

    – Oui, ça va, répondit celle-ci.

    Marie-Lisa n’avait peut-être que cinq ou six ans de plus que Marianne. Elle avait de longs cheveux bruns, des yeux pétillants de la même couleur, et une attitude dynamique et volontaire. Les deux jeunes femmes s’entendaient plutôt bien.

    Quant à Antoine, il ne devait pas être beaucoup plus âgé que la propriétaire du restaurant, et pourtant, il était déjà presque chauve. Marianne savait qu’il était éperdument amoureux d’elle ; c’était facile à deviner. Au moins, Antoine, de son côté, avait depuis longtemps compris que Marianne n’était pas intéressée, et il n’insistait pas. Il existait toujours un léger malaise entre eux, mais ce malaise était beaucoup plus tolérable, se disait la jeune femme, que si le cuisinier s’était mis en tête de lui faire des avances.

    Marianne se rendit ensuite dans la salle des employés pour y récupérer ses outils de travail : un court tablier dans les poches duquel elle glissait les paiements de ses clients et ses pourboires, et un calepin avec un stylo qu’elle n’utilisait jamais. Les commandes des habitués de la Table de la Mer étant souvent les mêmes d’une journée à l’autre, elle n’avait pas besoin de les prendre en note, et chaque changement la surprenait suffisamment pour qu’il lui soit impossible de l’oublier.

    Après avoir attaché son tablier, Marianne revint dans la salle principale du restaurant, où sa collègue était en train d’offrir des sachets de sucre et des godets de crème à ses deux clients. Roseline était un peu obèse, et souvent d’une humeur maussade. Elle avait l’habitude de se parler à elle-même, à voix haute, généralement pour se rabaisser. Marianne la trouvait gentille, mais elle avait surtout pitié d’elle, et elle soupçonnait que plusieurs de ses clients réguliers partageaient ce sentiment.

    Marianne regarda l’horloge accrochée au mur du fond du restaurant, puis se tourna vers la porte. Presque aussitôt, Vincent entra. Elle se rendit au comptoir où trônait la cafetière, remplit une tasse de liquide fumant, puis se munit d’un sachet de sucre et de deux godets de crème. Elle apporta le tout à Vincent, qui s’était déjà installé à sa table préférée.

    – Bonjour, Marianne, lui dit-il avec son sourire honnête, un peu timide.

    – Bonjour, Vincent!

    Vincent était un homme élégant, de toute apparence très érudit, et au tempérament très doux. Comme Roseline, il suscitait la pitié de bien des habitants du village, quand il ne suscitait pas tout simplement leurs moqueries. Il avait emménagé à Port-d’Attaches parce qu’il était obsédé par les sirènes, et qu’il rêvait d’écrire un livre pour prouver au monde entier qu’elles existaient réellement. Il se promenait toujours avec son appareil photo et avec un gros sac rempli de carnets de notes de différentes tailles, et il possédait un canot gonflable qu’il manœuvrait avec une paire de rames, et dans lequel il partait souvent explorer les environs. Il était convaincu que des sirènes vivaient dans la mer au large de Port-d’Attaches, et il cherchait inlassablement des preuves et des signes de leur passage sur les plages situées le long du littoral, et au pied des falaises rocheuses.

    Plusieurs disaient qu’il n’avait pas toute sa tête, et on racontait qu’il passait parfois la nuit dans son canot, et que celui-ci finirait certainement un jour par dériver si loin que le pauvre malheureux se perdrait en mer.

    – Du nouveau dans tes recherches? lui demanda Marianne.

    Elle ne s’intéressait pas réellement à ses élucubrations, mais elle aimait voir passer cette étincelle de joie dans ses yeux bleus lorsqu’il lui parlait de ses découvertes. Pendant ces moments, son visage tout entier se transformait, illuminé par la passion.

    – J’ai trouvé quelque chose, lui répondit-il avec un sourire à la fois fier et exalté.

    Il se pencha légèrement vers Marianne et expliqua, sur le ton de la confidence :

    – J’ai trouvé un ongle!

    – Un ongle? s’étonna Marianne, en n’ayant pas besoin cette fois de feindre son intérêt.

    – Un ongle vert, avec des reflets irisés! Je l’ai trouvé sur une petite plage où je me rends souvent.

    – Et tu es certain que c’est un ongle? Peut-être que c’est autre chose... Une écaille? proposa la jeune femme en se prêtant au jeu.

    Vincent secoua la tête.

    – Non. Je l’ai cru aussi au départ, mais je l’ai bien observé, et il s’agit d’un ongle, lui assura-t-il d’un ton d’expert. Un ongle entier. Une sirène a dû le perdre en se blessant à une main.

    – J’espère qu’elle va bien...

    – Je l’espère! J’ai l’intention de retourner sur cette plage dans quelques jours. Peut-être que j’y trouverai autre chose.

    En voyant d’autres clients entrer dans le restaurant, Marianne sourit gentiment à Vincent et s’éclipsa pour aller prendre leurs commandes.

    L’ongle de sirène de Vincent fut la seule chose qui éveilla un peu l’intérêt de Marianne pendant sa journée de travail. Le reste se déroula selon une routine bien établie : les mêmes plats étaient servis aux mêmes clients, les mêmes discussions étaient échangées.

    Dans le cadre de son travail, la jeune femme avait séparé les habitants de Port-d’Attaches en trois catégories : les clients réguliers, dont Vincent faisait partie, les clients occasionnels, et les gens qui ne venaient jamais manger à la Table de la Mer. La troisième catégorie ne comptait que trois personnes : ses parents, et Jeanne, la voisine des Delisle qui était aussi la gardienne de Marguerite. Professeure de yoga à la retraite, Jeanne était solitaire et menait une vie paisible. Derrière sa maison, elle avait aménagé un grand jardin, dans lequel elle faisait pousser des plantes médicinales qu’elle utilisait pour préparer des tisanes et des onguents. Étant végétarienne, elle y cultivait aussi un bon nombre de légumes.

    Les gens classés dans la catégorie des clients réguliers étaient les plus nombreux. Il y avait tout d’abord Horace, le maire de Port-d’Attaches, et son épouse, Mathilde. Horace se déplaçait avec un déambulateur la plupart du temps, et il combattait un cancer depuis plusieurs années. Bon vivant qui préférait ne voir que le positif de chaque situation, il affirmait que c’était l’air pur et la beauté du bord de la mer qui le gardaient en vie. Mathilde prenait soin de son époux et l’assistait dans ses tâches de maire en plus de s’occuper à temps partiel de la Reine de la berge.

    Il y avait aussi Jacques, un vieux marin expérimenté qui ne naviguait plus aussi souvent qu’avant, mais qui vendait maintenant des vers à partir de son domicile, en plus de fabriquer des filets de pêche, des hameçons, et des petits meubles. Jacques racontait souvent à Marianne les prouesses de Perroquet, le goéland qu’il avait réussi à apprivoiser.

    Il s’assoyait habituellement à la même table qu’Eliot, capitaine de bateau de croisière à la retraite en raison de sa santé fragile. Le vieil homme avait une barbe et des cheveux blancs soignés, et des yeux d’un bleu très clair qui débordaient de bienveillance et de sagesse.

    Mona et son fils Carl étaient d’autres clients réguliers. Mona était la femme d’Hubert, le propriétaire de la poissonnerie du village. Elle se considérait comme une chanteuse de country, et était passionnée par l’artisanat. Quant à Carl, il était passionné par le sport, et aurait pu être sportif s’il en avait eu l’opportunité et la motivation.

    Il y avait aussi Beth, coiffeuse qui aimait lire les cartes de tarot. Elle était désespérément à la recherche d’un homme pour partager sa vie, et semblait croire qu’un jour, le candidat idéal apparaîtrait à Port-d’Attaches.

    Annette, l’amie de Beth, attendait pour sa part le retour de son mari. Celui-ci était l’ancien gardien du phare, et il s’était perdu en mer lors d’un petit voyage de pêche. Il était disparu depuis si longtemps que personne ne mentionnait jamais son nom, et Marianne se demandait parfois s’il avait vraiment existé. Mais Annette gardait espoir, persuadée qu’elle le reverrait un jour.

    Jimmy et son grand-père Elphéas visitaient aussi souvent la Table de la Mer, et tous les deux raffolaient de la soupe de homard d’Antoine. Jimmy, qui avait perdu ses parents très jeune, avait emménagé avec son grand-père trois ans auparavant. Le vieil homme était un pêcheur expérimenté qui aimait la mer d’un amour sincère, mais hélas, il était souvent très malade. Il racontait toutes sortes de légendes et d’histoires à Jimmy, et il l’encourageait à rêver et à nourrir son imagination. Marguerite aimait bien Elphéas, et passait beaucoup de temps chez lui avec son ami.

    Jules était un autre client régulier. Marianne trouvait qu’il ressemblait à Antoine, mais il était un peu plus gras, et un peu plus chauve que le cuisinier. Jules travaillait à l’extérieur, dans un magasin qui vendait téléphones cellulaires, ordinateurs portables et autres engins technologiques, mais il habitait à Port-d’Attaches parce qu’il ne se lassait jamais de manger du poisson et des fruits de mer frais.

    Il y avait aussi Cédric, qui travaillait comme plongeur. Quand il n’était pas en train de laver de la vaisselle, l’adolescent passait la majorité de son temps à flâner dans le restaurant et à boire de la boisson gazeuse ; Marianne le considérait davantage comme un client que comme un collègue de travail.

    Dan, le frère aîné de Cédric, passait beaucoup de temps à flâner avec lui, quand il n’était pas en train de s’occuper de son chien Bob, à qui Marie-Lisa avait interdit l’accès au restaurant. Dan ne prenait rien au sérieux, pas même son prétendu rêve de devenir vétérinaire. Il se plaignait qu’il n’avait pas d’argent pour commencer ses études vétérinaires, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée d’aider Cédric à laver la vaisselle, ou de se chercher un emploi au village ou ailleurs.

    Lily, la jeune sœur de Dan et de Cédric, passait elle aussi beaucoup de son temps à la Table de la Mer. Elle ne commandait souvent qu’un verre d’eau avec beaucoup de glaçons, et passait de longs moments à écrire dans un carnet dont la couverture était décorée de roses et de petites fleurs violettes. Marianne savait que l’adolescente écrivait des poèmes, mais Lily lui avait fait promettre de ne pas en parler à personne, surtout pas à ses frères ou à son petit groupe d’amis.

    Il y avait aussi Thomas, qui avait investi un bon montant d’argent pour s’acheter des ruches, convaincu que le miel de bord de mer avait une saveur et des vertus thérapeutiques particulières, qui lui permettraient un jour de faire fortune. Il s’était ensuite aperçu qu’il était allergique aux piqûres d’abeille, ce qui avait un peu refroidi ses ardeurs. Il produisait cependant suffisamment de miel pour fournir la Table de la Mer, et il commandait chaque jour des rôties ou des crêpes qu’il inondait de son délicieux condiment doré afin de s’encourager.

    Luc, un ancien travailleur social, était aussi amateur de miel, mais avec modération. Par contre, plusieurs racontaient qu’il était alcoolique, mais comme il était apprécié pour sa bonne humeur constante, sa dépendance n’ennuyait personne.

    Il y avait aussi Loraine et sa fille Suzie. Depuis que son mari l’avait quittée pour aller s’établir ailleurs, Loraine buvait et fumait sans cesse, comme si s’embrumer l’esprit et s’encrasser les poumons l’aidait à fuir quelque chose.

    Quand Suzie ne venait pas manger au restaurant avec sa mère, elle s’assoyait avec Lily, qui rangeait alors son précieux carnet de poèmes. Suzie, pourtant, partageait sans gêne son rêve de devenir un jour dessinatrice de mode avec son amie. La jeune fille s’amusait parfois à transformer quelques vêtements, mais elle ne croyait pas en son talent et répétait souvent qu’elle n’irait jamais nulle part. Peut-être que Lily refusait de lui montrer ses poèmes parce qu’elle avait peur que son amie se moque d’elle.

    Enfin, il y avait Timothée, qui préférait qu’on l’appelle Timo. Timo était un riche excentrique amateur de sports nautiques, qui avait emménagé à Port-d’Attaches pour s’occuper de la marina. Il aimait raconter qu’il avait perdu son pied droit lors qu’une attaque de requins, un jour qu’il faisait de la planche à voile au large. Pour avoir déjà entendu d’autres de ses histoires racontées à différentes reprises et à des gens différents, Marianne avait déjà remarqué que Timo avait tendance à déformer la réalité.

    Paula faisait partie de la catégorie des clients occasionnels, ceux qui ne visitaient la Table de la Mer qu’une ou deux fois par semaine. Toujours chaleureuse et accueillante, elle s’occupait seule du magasin général du village.

    Paula était la fille de Jacques, et son frère, Hubert, gérait la poissonnerie avec son fils aîné, Lambert. Comme ils préparaient et vendaient du poisson et des fruits de mer chaque jour, le père comme le fils prenaient soin de commander autre chose lorsqu’ils venaient manger au restaurant. Aux dires de Mona, Hubert était un mari et un père formidable. Il était un peu colérique, mais c’était dû au fait qu’il travaillait beaucoup trop.

    Lambert, quant à lui, était un jeune homme responsable et travaillant. Marianne savait que les adolescents du village le considéraient comme le chef de leur petit groupe. Angelina, qui faisait partie de ce groupe et avait le même âge que Lambert, venait parfois manger au restaurant avec son père Émile.

    Émile, un homme sérieux et rigide, était le dentiste du village, et il donnait aussi à l’occasion des conseils médicaux à ses patients. Sa femme l’avait quitté pour vivre une vie de bohème avec un écrivain, loin de Port-d’Attaches. Certains racontaient qu’Émile lisait parfois les livres de cet homme qui l’avait remplacé dans le cœur de son ex-femme, comme s’il essayait de comprendre quelque chose.

    Angelina, qui avait toujours eu un fort caractère, vivait avec son père parce qu’elle détestait sa mère ; elle détestait aussi Port-d’Attaches, et sa seule ambition était de quitter le village. Marianne était certaine qu’un jour ou l’autre, l’adolescente amère et trop gâtée ferait une fugue, et que plus personne n’entendrait parler d’elle par la suite.

    Normand était un autre client occasionnel que Marianne trouvait antipathique. Plusieurs rumeurs couraient à son sujet : on racontait qu’il s’était évadé de prison, ou qu’il était un prédateur sexuel recherché par la police, venu se cacher à Port-d’Attaches. Marianne ignorait s’il y avait une part de vérité dans ces rumeurs, mais elle se sentait soulagée quand l’homme entrait au restaurant et que c’était Roseline qui allait prendre sa commande.

    Joe, le père de Dan, Cédric et Lily, rendait Marianne mal à l’aise lui aussi, même s’il était plus sympathique que Normand. Joe, qui travaillait comme pêcheur, ne cachait à personne qu’il consommait de la drogue en plus de boire beaucoup d’alcool. Sa femme était morte d’une surdose quelques années auparavant, mais sa disparition n’avait pas suffi à le convaincre de faire plus attention à sa santé, et d’être un meilleur père pour ses enfants.

    Océane, à 101 ans, était la doyenne du village. Certains disaient d’elle qu’elle n’avait jamais eu aucun mari ni aucun enfant, et que c’était le secret de sa longévité. D’autres affirmaient qu’elle était la mère du mari d’Annette, et qu’elle attendait elle aussi son retour. La vieille femme visitait le restaurant une fois par semaine pour commander une soupe et une tisane, et tout ce que Marianne savait réellement d’elle, c’était qu’elle aimait la mer et qu’elle menait une vie solitaire et paisible. Ses yeux brillaient d’une sorte de lumière qui semblait être un mélange de sérénité, de douleur, de gratitude et de résignation.

    Simon visitait lui aussi le restaurant une fois par semaine. Le jeune homme était gardien du phare à temps partiel, mais il avait expliqué à Marianne qu’il était venu habiter à Port-d’Attaches parce qu’il était musicien et qu’il cherchait de l’inspiration auprès de la mer. Marianne s’entendait plutôt bien avec lui, mais les autres habitants du village semblaient presque le craindre en raison de son apparence ; il avait la tête rasée, sauf pour une crête de cheveux noirs, et il arborait de nombreux tatouages ainsi que quelques anneaux de métal disséminés un peu partout sur son visage.

    Malgré ce que les autres pensaient de lui, Marianne considérait que Simon était plus agréable à côtoyer que Keven, avec qui elle était déjà sortie pendant quelques mois, à sa grande honte, avant de comprendre qu’il n’était qu’un imbécile prétentieux obsédé par son apparence, et par l’idée de devenir riche. Keven avait travaillé au magasin général quelques années auparavant, mais il avait fini par quitter son emploi, et personne ne savait d’où provenait l’argent qu’il semblait maintenant posséder. Il était le fils aîné de Loraine, mais il était maintenant propriétaire de sa propre maison, et il évitait de saluer sa mère et sa sœur lorsqu’il les croisait à la Table de la Mer.

    Enfin, il y avait Jean-Maurice, Armand et James, trois pêcheurs que tout le monde au village surnommait le trio d’étrangers. Ils ne venaient pas souvent manger au restaurant, et Marianne ne savait pas grand-chose d’eux à part le fait que Jean-Maurice et Armand étaient frères, et que James ne parlait pas français, et donc, qu’il se mêlait encore moins aux autres habitants du village que ses deux amis.

    Il ne se passa donc rien de particulier cette journée-là, ce qui en faisait une journée comme toutes les autres. Il se passait rarement quelque chose de nouveau dans la routine de Marianne, routine qui, si elle était ennuyeuse, était aussi rassurante et confortable. Après sa journée de travail, elle irait passer un moment sur la falaise près du phare, puis elle rentrerait chez elle pour y retrouver Marguerite, si celle-ci n’était pas encore en train de jouer sur la plage avec Jimmy.

    Elle referait ensuite la même chose le lendemain, puis le jour suivant ; elle referait sans doute la même chose, avec quelques petites variations de temps à autre, lors des mois et des années qui suivraient, sans attendre ni exiger quoi que ce soit de personne, ni d’aucune situation.

    – Je lui ai dit que je voulais voir son ongle de sirène...

    Marianne, qui s’apprêtait à quitter la Table de la Mer, haussa les sourcils en se tournant vers Marie-Lisa. Celle-ci affichait un large sourire, et semblait fébrile.

    – Il m’a invitée à aller chez lui ce soir! ajouta-t-elle.

    Marianne sourit. Depuis que Vincent était arrivé à Port-d’Attaches, la propriétaire de la Table de la Mer essayait désespérément d’attirer son attention ; il ne la remarquait pas, peut-être uniquement parce qu’elle n’avait pas de queue de poisson et qu’elle ne vivait pas sous la mer.

    – Tu sais qu’il va passer toute la soirée à te parler des signes...

    – Je sais, répondit Marie-Lisa sans se laisser décourager. Je sais bien qu’il ne parle que de ça. Mais il m’a invitée à aller chez lui! C’est la première fois que ça arrive... Je pense que nous avons franchi une nouvelle étape dans notre relation.

    – Votre relation! s’esclaffa Marianne. Quelle relation?

    – Celle que nous aurons peut-être un jour, répondit Marie-Lisa d’un ton rêveur, mais avec un sourire désabusé aux lèvres. Tu ne trouves pas que nous ferions un joli couple?

    Marianne eut un sourire en coin.

    – Vincent est vraiment très gentil, dit-elle, mais il est... fou! Et il est un peu trop vieux pour toi, non?

    – Il n’est pas fou! opposa Marie-Lisa en ricanant. Il est juste obsédé par des femmes aquatiques... qui n’existent pas. Et il n’est pas vieux! Je suis sûre qu’il est moins vieux que tu crois... et moi, je suis un peu plus vieille que tu penses, acheva-t-elle avec un clin d’œil.

    – Si tu le dis!

    Avant de quitter le restaurant, Marianne salua Marie-Lisa, qui lui promit de lui faire un compte rendu de sa soirée dès le lendemain matin. La jeune femme se rendit jusqu’au pied de la Reine de la berge, en songeant qu’elle avait hâte d’entendre la manière sans doute comique dont sa patronne lui raconterait son premier tête-à-tête avec l’homme qui faisait battre son cœur.

    Chapitre 4 : Le navire échoué

    Le lendemain matin, alors que Marianne et Marguerite terminaient de déjeuner, quelqu’un frappa à la porte de la maison et entra précipitamment. Il s’agissait de Jimmy.

    – Qu’est-ce qui se passe, Jimmy? lui demanda Marianne en remarquant son air surexcité.

    – Il y a un bateau! annonça le jeune garçon, les yeux brillants. Un gros gros bateau!

    Il sourit à Marguerite, qui le fixait avec attention.

    – Comment ça, un gros bateau? demanda Marianne.

    – Il a dû arriver pendant la nuit, et il est échoué en bas de la falaise...

    – Échoué? s’inquiéta Marianne. Est-ce que tout va bien?

    Jimmy hocha la tête.

    – Il n’y a personne dedans... C’est un vieux bateau, comme un bateau pirate, avec des voiles! Grand-père Elphéas dit que c’est un bateau fantôme.

    Marianne fronça les sourcils. Marguerite, pour sa part, dévisageait son ami sans même cligner des yeux.

    – Il faut que vous veniez le voir! insista Jimmy. Vite!

    Marianne sourit devant l’enthousiasme du jeune garçon.

    – S’il s’est échoué pendant la nuit, je ne pense pas qu’il va repartir avant qu’on ait la chance de le voir... On finit de se préparer et on te rejoint dehors, d’accord?

    – D’accord, approuva Jimmy en se précipitant à l’extérieur.

    Marianne hocha la tête d’un air amusé, puis desservit la table et aida sa sœur à choisir ses vêtements pour la journée. Elle se rendit ensuite dans sa chambre pour s’habiller.

    Lorsque les deux sœurs furent prêtes, elles sortirent et cherchèrent Jimmy. Marguerite portait une robe légère d’un joli rose pâle, égayée par des motifs de fruits rouges, jaunes, oranges ou bleus. Sa grande sœur avait attaché ses cheveux blonds frisés à l’aide d’un ruban rose. Ses grands yeux dont la couleur oscillait entre le bleu et le vert étaient écarquillés, comme si elle sortait de sa maison pour la toute première fois pour découvrir un monde étrange et fascinant.

    Les yeux de Marianne étaient de la même couleur que ceux de sa sœur. La jeune femme avait laissé ses cheveux libres et elle portait, comme à son habitude, une paire de jeans noirs. Elle avait revêtu une camisole blanche ainsi qu’un chandail à capuchon turquoise qui mettait ses yeux en valeur.

    Elle fronça les sourcils en remarquant l’épais brouillard qui masquait la mer. Elle entraîna Marguerite à sa suite en cherchant Jimmy du regard, et vit enfin le jeune garçon qui courait vers elles d’un air joyeux. Ses cheveux bruns étaient tout ébouriffés par le vent, et il portait un chandail à manches courtes bleu foncé décoré du dessin d’un singe astronaute flottant dans l’espace.

    Il s’arrêta devant les deux sœurs Delisle, et étendit un bras en direction de la falaise.

    – Venez! leur dit-il en espérant les inciter à se dépêcher un peu. Il est vraiment beau!

    Il repartit en sens inverse en entraînant ses deux amies à sa suite. Marianne pressa un peu le pas, impatiente de voir le bateau qui excitait tant Jimmy, mais elle dut se résoudre à ralentir un peu ; Marguerite marchait lentement, comme si elle considérait que tout ce qu’elle voyait autour d’elle était déjà beaucoup plus intéressant que ce qui pouvait les attendre au bas de la falaise.

    Jimmy se retourna en haussant les sourcils, puis s’approcha de la jeune fille et lui parla doucement en la regardant dans les yeux.

    – Viens voir, Marguerite! Il y a un gros bateau, vraiment très gros, encore plus gros que notre fusée! Je ne sais pas d’où il vient... Peut-être qu’il y a un trésor à l’intérieur!

    Marianne sourit. Les deux enfants aimaient jouer aux explorateurs de l’espace, et prétendre qu’ils vivaient toutes sortes d’aventures en voyageant à bord d’une fusée.

    – Suis-moi, je vais te montrer le bateau, insista Jimmy.

    Marguerite hocha la tête, et suivit son ami d’un pas un peu plus rapide. Alors qu’ils approchaient, Marianne aperçut enfin le bateau échoué. Ce qu’elle vit en premier, ce fut les deux mâts qui s’élevaient vers le ciel. Ils étaient bien aussi hauts que la falaise, et elle retint brièvement son souffle, impressionnée, en plissant les yeux pour mieux les détailler du regard.

    Le navire était immobile au pied de la falaise, comme Jimmy l’avait dit, et il se trouvait plutôt près de la plage du village, là où se tenaient d’ailleurs plusieurs curieux. Marianne remarqua que d’autres habitants de Port-d’Attaches étaient debout au sommet de la falaise, avec la Reine, d’où ils contemplaient le nouvel arrivant.

    – Je vous l’avais dit, hein? s’exclama Jimmy.

    – Je me demande vraiment ce qu’il fait là, souffla Marianne, incapable de détacher son regard du navire échoué.

    – Mon grand-père est sur la plage, ajouta Jimmy. Oh, non, il est déjà reparti... Il a besoin de beaucoup de repos, ces temps-ci.

    – C’est important qu’il prenne soin de sa santé, dit Marianne avec un sourire compatissant.

    – Je sais, fit Jimmy avec une moue attristée. Je m’inquiète un peu pour lui...

    Il fit un bref arrêt, puis repartit en entraînant les deux sœurs sur la plage, comme s’il préférait ne pas accorder trop d’attention à ses inquiétudes. Marguerite avait enfin remarqué la présence du navire échoué, et elle le fixait d’un air émerveillé, même si une certaine crainte se lisait dans ses yeux.

    Plus Marianne s’approchait des curieux rassemblés sur la plage, plus l’apparition de cet immense voilier lui paraissait invraisemblable. Sa coque massive émergeait de l’épais brouillard, comme si elle flottait sur un tapis de nuages plutôt que sur l’eau. Elle était d’un bois sombre et riche, et traversée à l’horizontale par une bande grise, et un peu plus bas, par une large bande noire. Mais la peinture qui avait servi à tracer ces bandes décoratives était pâle et écaillée, et le navire tout entier avait une allure si terne et défraîchie qu’en dépit de l’étrangeté de sa présence en ce lieu, songea Marianne, il donnait l’impression d’être venu s’échouer avec grâce au pied de la falaise de Port-d’Attaches pour revendiquer son droit d’appartenir au décor terne et défraîchi du village.

    Car il s’était échoué, cela ne faisait aucun doute ; il était immobile, sa coque penchait légèrement sur le côté, l’extrémité du mât incliné se trouvant à sa proue était presque appuyée contre le roc de la falaise, et il n’y avait personne sur son pont. Les fenêtres carrées percées sur son flanc laissaient voir qu’il n’y avait que des ténèbres dans ses entrailles de bois. Une ancre énorme était relevée et accrochée à sa proue.

    – C’est incroyable, n’est-ce pas? dit Vincent en s’approchant des trois nouveaux arrivants.

    Ses mains étaient crispées sur son appareil photo, et Marianne remarqua aussitôt cette lueur familière dans ses yeux, cette lueur de pure joie et de fébrilité.

    – Oui, vraiment, dit-elle.

    Elle ne pouvait penser à une meilleure manière de décrire ce qu’elle ressentait. C’était incroyable, oui.

    – Vous avez vu le cheval? s’écria Jimmy en pointant du doigt la proue du navire.

    Marianne plissa les yeux en remarquant le cheval sculpté qui posait fièrement à la pointe de la coque du navire, sous le mât incliné. Il ne restait plus grand-chose de ses pattes avant, ce qui lui donnait un air beaucoup moins fougueux que celui qu’il devait avoir à l’origine. Seul le haut de son corps était représenté ; le cheval de bois se cabrait en émergeant de tourbillons d’écume sculptés. Il avait déjà été peint en noir, et la vague qui le portait arborait la même couleur que la bande grise peinte sur la coque.

    – Tu es très observateur! dit Vincent en souriant à Jimmy. C’est une figure de proue magnifique, et plutôt inhabituelle. Ce sont des femmes, la plupart du temps, qui ornaient la proue des grands voiliers d’autrefois. Des sirènes, bien souvent...

    Jimmy lui rendit son sourire d’un air amusé. Bien sûr, il avait fallu que Vincent mentionne les sirènes...

    – Vincent, il semble vraiment très vieux, ce navire... Qu’est-ce qu’il fait ici? l’interrogea Marianne en frottant une main sur le côté de son visage, comme si elle était complètement dépassée par les évènements.

    – Eh bien, je crois qu’il s’est enfui d’un musée maritime et qu’il est venu se cacher ici pour échapper à ses propriétaires, répondit Vincent d’un air sérieux.

    Devant l’air décontenancé de Marianne, il sourit avec malice, secoua la tête, puis reprit :

    – Tu as vu ses voiles? Plutôt que d’être inexistantes, ou en lambeaux, comme on pourrait s’y attendre sur un voilier perdu en mer depuis très longtemps, elles sont soigneusement rangées sur les vergues.

    – C’est vrai, dit Marianne qui n’avait pas remarqué ce détail.

    Chacun des deux mâts du navire était traversé à la verticale par trois poteaux de bois sur lesquels semblaient être solidement attachés des rouleaux de toile d’un blanc cassé. À l’arrière du plus haut des deux mâts, deux autres poteaux étaient posés l’un sur l’autre, une autre voile repliée étant attachée entre eux.

    – Ce que je crois, ajouta Vincent, c’est que ce navire, même s’il semble très vieux, ne l’est pas! Je suis persuadé que toutes ses voiles sont intactes, et qu’il peut encore naviguer sans problème.

    Marianne haussa les sourcils.

    – Mais alors, qu’est-ce qu’il fait ici? Il a été abandonné?

    – Ça, je l’ignore, dit Vincent en se grattant le cou.

    Jimmy et Marguerite s’étaient avancés un peu plus sur la plage, pour mieux contempler le navire.

    – C’est un brick, reprit Vincent.

    – Un brick? C’est une sorte de voilier? s’enquit Marianne.

    Son interlocuteur lui sourit avec fierté.

    – Oui! On peut les identifier grâce à leur gréement. Celui-ci a deux mâts, le grand mât et le mât de misaine, sur lesquels on compte six voiles carrées... Je crois qu’il y a deux focs à l’avant, les voiles triangulaires rangées sur le beaupré, et celle-ci, située à l’arrière du grand mât, c’est la brigantine, lui expliqua-t-il en pointant du doigt chacun des rouleaux de toile. Lorsqu’elle est déployée, elle a la forme d’un trapèze.

    Il était de toute évidence très heureux de partager ses connaissances avec la jeune femme. Celle-ci lui sourit :

    – Où est-ce que tu as appris tout ça?

    – Mon grand-père était marin, dit-il en lui rendant son sourire, et il m’a appris énormément de choses sur les grands voiliers. J’ai plusieurs maquettes de voiliers, chez moi, et quelques livres sur le sujet.

    – C’est super! dit poliment Marianne. Je suis désolée, mais il va falloir que j’aille travailler...

    Elle ne voulait pas arriver en retard à la Table de la Mer, même si elle se doutait qu’il n’y aurait pas beaucoup de clients au restaurant en ce matin où quelque chose d’inhabituel était arrivé à Port-d’Attaches, mais surtout, elle savait bien qu’une fois lancé sur un sujet qui le passionnait, Vincent ne s’arrêterait jamais de parler.

    – Oui, bien sûr, approuva-t-il en hochant la tête. Horace ne veut pas que quiconque s’en approche ; il veut surtout éviter que les adolescents ne décident d’y monter et d’aller l’explorer. Mais j’ai l’intention de prendre mon canot pour aller examiner sa poupe. Son nom devrait y être écrit, et cette information pourrait m’aider à en apprendre plus! Si tu veux, je te raconterai ce que j’ai trouvé un peu plus tard.

    – Oui, bien sûr... À plus tard, Vincent!

    Il la salua, et la laissa enfin s’éloigner. Elle s’approcha de sa sœur et de Jimmy pour les saluer.

    – Tu as vu? Il y a une échelle! lui dit le jeune garçon en lui montrant le flanc du navire, auquel une échelle de bois était intégrée et émergeait du brouillard.

    Marianne y jeta un coup d’œil, puis s’adressa au jeune garçon avec sérieux.

    – Vous ne vous en approchez pas, hein? Personne n’a le droit d’y monter. On ne sait jamais, ça pourrait être dangereux.

    – Promis, dit Jimmy en hochant la tête d’un air sage. On regarde, mais on ne touche pas.

    – Parfait! approuva Marianne avec un sourire.

    Elle s’accroupit près de sa sœur pour attirer son attention.

    – Je vais travailler, ma puce, lui dit-elle. On se revoit ce soir, après mon travail.

    Marguerite hocha la tête, mais Jimmy intervint :

    – Est-ce qu’elle peut venir souper chez nous ce soir? Et rester coucher? On va regarder un film sur les pirates!

    Marianne se releva.

    – Si ton grand-père est d’accord, pas de problème.

    – Merci! lui dit Jimmy. Je l’aide toujours à préparer le souper, il dit que je suis très bon. On pourrait faire des biscuits aux pépites de chocolat, pour dessert! Tu passeras nous voir si tu en veux.

    – C’est gentil! Je vais peut-être passer... Amusez-vous bien!

    Marianne sourit à sa sœur, puis la salua et s’éloigna. Marguerite continua à la contempler jusqu’à ce qu’elle commence à monter la pente qui devait la mener au restaurant, avant de ramener son attention sur le navire échoué.

    Lorsque Marianne entra à la Table de la Mer, il n’y avait aucun client. Elle s’approcha de Marie-Lisa qui s’était installée à une table avec un café. Elle regardait par la fenêtre d’un air songeur, et Marianne remarqua que de là où elle se trouvait, elle pouvait apercevoir le haut des mâts du bateau échoué.

    – Alors, est-ce que Vincent t’a montré ses modèles de voiliers hier soir? demanda la jeune femme à sa patronne pour la taquiner.

    Marie-Lisa se tourna vers

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