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L'inachevé
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Livre électronique333 pages5 heures

L'inachevé

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À propos de ce livre électronique

L’inachevé de Gérard Landurant regroupe des textes fragmentaires montrant la trajectoire d’une écriture en devenir et en mutation. C’est une somme de réflexions disparates, hétéroclites, où la continuité, l’homogénéité et la discontinuité de ce qui s’écrit se cherchent. Il nous invite à vivre malgré tout et à nous dire qu’il y a autre chose que la mort, cette instance qui fait que l’on ne sera plus là. Cependant, il y a des semences cérébrales qui engendrent des espoirs qui ne seront plus, mais qui subsisteront encore dans l’inespéré lorsque le désespoir impliquera la fin de l’être-là, mais aussi son futur.
LangueFrançais
Date de sortie29 juil. 2022
ISBN9791037763280
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    Aperçu du livre

    L'inachevé - Gérard Landurant

    Prodrome : l’écriture fragmentaire

    Le livre fragmentaire : somme d’écrits disparates, hétéroclites, où se cherche la continuité, l’homogénéité, la trajectoire d’une écriture en devenir, en mutation, et la discontinuité de ce qui s’écrit, un apurement de l’être-là comme compte d’expériences, où ne subsiste que l’être-là, un substitut de ce que l’on éprouve en tant qu’être, un succédané à l’origine de son être ; vivre malgré tout, se dire qu’il y a autre chose que la mort, autre chose que cette instance qui fait que l’on ne sera plus là. Il est des semences cérébrales qui engendrent des espoirs qui ne seront plus, mais qui subsisteront encore dans l’inespéré lorsque le désespoir impliquera la fin de l’être-là mais aussi son futur : il n’y a d’origine que ce mouvement d’existence, l’être bouge pour vivre, pour s’accaparer l’existence, pour se vivre au-delà de la survie.

    Trajectoire fragmentaire d’éléments qui portent trace. Discours discontinu d’un contenu qui se voudrait adéquat à la recherche de l’inattendu, là où il y a surgissement d’un commencement sans cesse renouvelé, sans origine autre que le silence d’où émerge toute pensée.

    Fragment : parcours de l’interruption, de la discontinuité d’un discours elliptique, souplesse d’un lexique en devenir et exigence de la compacité de l’écrit, de son repli sur son point nodal. Ne plus développer, entretenir cette relation de cause à effet et d’effet à cause, ne plus suggérer ce que l’être a à être : juste un être-là, conscient de la décrépitude à venir.

    Écrire chaque fragment comme si c’était l’unique, le seul qui resterait après l’effacement de tous les autres, le palimpseste récurrent. Écrire comme cet effacement que je porte en moi, comme ce substitut de vie qui m’indiffère et m’interpelle. Il n’est qu’un seul fragment, qu’un seul écrit qu’il faut combler : celui de l’intransigeance, de la volition d’accomplissement dans un lieu et un temps donnés, l’espace-temps scripturaire d’une compacité inductive.

    L’écriture fragmentaire suppose l’inachevé, ce qu’il reste à écrire après l’écrit, cet écrit qui n’apparaîtra pas, sous-entendu, suggéré, mais enfermé dans sa sphère d’inassouvissement : il y a toujours un excès passé sous silence, un complément du non-écrit. Quelque chose qui traîne, suggéré par les fragments, quelque notule que l’on pourrait encore écrire en marge. En cela, le silence subvient à l’écrit, se substitue à l’écriture pour exprimer le non-écrit.

    Les fragments multiples et divers d’un ouvrage se font échos, s’appuient les uns les autres, se complètent ou parfois se contrarient, forment paradoxe. Discours à la fois le même et toujours différent, prémisses d’un autre écrit à venir et d’un retour sur lui-même, telle une spirale parcellaire où le mouvement serait à la fois centripète et centrifuge, ou encore saut d’une spire à l’autre.

    Fragment : distillation de la pensée, extraction hors du développement, de l’essence. Reste le commentaire toujours possible, une nouvelle réécriture, du détour, une anfractuosité qui renferme ce qui paraît être l’essentiel mais se soustrait à sa virulence par le biais d’un écrit insipide. Il faut aiguiser les mots pour leur rendre toute leur saveur, toute leur émotion et toute leur ambiguïté. La phrase peut alors s’étendre, s’épancher, au-dehors de ce qu’elle annonce, tout en restant confinée dans sa syntaxe, en dedans d’elle-même. L’écriture fragmentaire se veut unique et multiple, solitaire mais solidaire, parfois contradictoire pour mieux cerner le problème de sa révélation.

    Essayer d’éviter l’aphorisme dans l’exigence de l’écriture fragmentaire. Le fragment, compact, forme un tout, se concentre sur l’unité singulière et plurielle, et reste ouvert, illimité. Ne pas faire non plus de syllogisme, le fragment se comportant d’abord comme une conclusion sans prémisses, mais conclusion qui ne cesse de conclure et d’aborder des ouvertures, abord de l’inachevé, apte au scepticisme de ce qu’il pourrait transmettre.

    Ne pas oublier d’omettre, passer sous silence étant parfois le moyen de prolonger le discours, l’objet littéraire n’étant qu’une partie de l’œuvre. Œuvre inachevée, en devenir, toujours en mouvance, oscillant dans l’instabilité qui requiert une part de certitude, elle-même instable dans son énoncé

    La pensée discontinue, par à-coups. L’écrit serait l’agglomérat de cette pensée désagrégée, constituerait la marque d’un amas hétérogène, d’une cohésion arbitraire.

    Fragmentation de l’écriture, jusqu’à trouver le silence d’où elle jaillit.

    Les croquis de la pensée : l’écriture fragmentaire cherche sa cohérence comme un ensemble fini, déterminé. Les bribes d’une totalité éclatée qui ne serait pourtant pas un tout. La fragmentation dévoile la pensée comme expérience limite de l’écriture et comme un accomplissement d’une unité dans le temps et l’espace, si proche du silence dont elle fait écho.

    L’anachronique, l’intemporel, ou chronique spatiotemporelle : l’écriture fragmentaire comme précipitée.

    L’écriture en mouvement : biffée, raturée, reformulée, afin que surgisse la trace d’un écrit en déperdition, au bord du silence originel. La lecture est alors chuchotement intérieur.

    Le cheminement de l’écriture, la révélation du terme exact, adéquat, s’inscrit dans une recherche fragmentaire à la fois empirique et fondamentale, qui cherche l’essentiel et puise dans l’inessentiel.

    Le fragment n’analyse pas, ni ne se justifie, il se donne tel qu’il surgit, résiduel, en son entière intériorité, expression de l’irréductible : exigence scripturaire que le silence enrobe.

    L’écriture discontinue, élaborée par segments ouverts en leur intériorité et fermés en leur extériorité.

    Combien de fragments faut-il pour former un tout, ou plutôt un ensemble cohérent dans la diversité – le livre ? Un ensemble de fragments doit posséder une certaine cohésion, un point d’équilibre. Unique, solitaire, le fragment tend à l’absence de livre, à l’absence même de l’écriture. Mais la multitude, l’accumulation par l’écriture fragmentaire (en un sens le grégarisme du fragment), rendent solidaire chaque fragment vis-à-vis des autres et introduisent la possibilité du livre.

    Par l’écriture fragmentaire il y a fractionnement et la somme de toutes les fractions tend à l’unité, qui est multitude inachevée.

    La concision : l’écriture éructe des brèves.

    Écrire, comme si c’était la dernière fois, l’ultime phrase, le terme à terme, terminal et terminé, comme si, après, devait surgir la mort, l’anéantissement de toute écriture.

    Le fragment récuse toute explication, tout développement. Il se suffit à lui-même.

    Éclaircissement ou obscurcissement, ces notes dénotent, entretiennent le rapport existant entre l’écrit et le non-écrit, la présence et l’omission.

    Le fragmentaire relève de ou de l’ellipse.

    Fragments : esquisses.

    Fragmentaire : expression extrême du presque tu, discours à la limite du silence, cicatrisation du langage dans la concision.

    Le fragment suppose séparation.

    L’écriture fragmentaire dispose de la multiplicité du texte amphigène. En ce sens, il y a prolifération.

    Le fragment suppose une écriture sans développement, mais bien irréductible : le développement se crée dans la multitude, la pluralité, un autre écrit à venir issu de tout ce qui a déjà été écrit. Il n’y a pas commencement dans l’écriture fragmentaire, mais un incessant recommencement.

    Morcellement : fragment épars d’un cheminement discontinu.

    L’exhaustion de l’écriture fragmentaire, afin que se révèle l’épuisement du sens, se fourvoie dans une impasse : là où il n’y a plus rien à écrire, autre que ce rien qui se laisse écrire, un écrit disponible, toujours à venir.

    L’écriture fragmentaire ne s’attarde pas au développement, elle s’inscrit dans l’impatience, la précipitation (en précipité de la pensée). Ce n’est qu’à la relecture – la retouche de l’épreuve, s’il y a retouche – qu’elle compose avec le temps de la réflexion, comme un écho longtemps retenu.

    Par son caractère immédiat, l’écriture fragmentaire supporte l’antilogie, la provoque même, les fragments correspondants entre eux jusqu’à se contredire.

    Fragment : procéder par touches successives autour d’un thème, pour l’aborder sur tous les fronts, tenter de l’approfondir par un regard aux mille facettes, surtout par la nuance.

    La fragmentation : discours discontinu, parfois redondant, ricochant, qui annonce l’éphémère, le transitoire.

    L’écriture fragmentaire est une distillation de la pensée. Souvent le fragment est synonyme de concision, parfois il s’épanche, se dilate. Toujours il doit être contenu pour adhérer au plus près de la quintessence de sa matière ou de sa digression.

    En précipité de la pensée, l’écriture se condense dans le fragmentaire, se rétracte à toute extension, concision d’un discours révolu ou d’un possible ou impossible écrit à venir. Ne subsiste que l’essentiel, qui peut être de l’ordre du superflu : pensée fugitive, inscrite dans l’instant qui se retient de l’écoulement du temps, le temps lui-même figé par cette écriture instantanée.

    Écrire par bribes, par fragmentation. Ainsi l’idée s’affine par ce morcellement, dévoilant ses multiples facettes consubstantielles ouvertes sur des reflets adjacents. L’écriture fragmentaire sous-tend l’agrégat, la diversité et l’homogénéité d’éléments qui s’accumulent jusqu’à saturation.

    De la naissance à la mort, la vie se résume à un parcours, à une trajectoire, où s’opèrent des découpages plus ou moins intentionnels ou émotionnels. La trajectoire de la vie est de l’ordre du fragment, du jalon. Le parcours fragmentaire se retrouve dans toute littérature, musique, peinture ou bande dessinée, elle se propage même de l’atome à l’univers.

    Fragmentaire : l’écriture qui reflète l’être-là le suggère et se poursuit jusqu’à l’annihiler : le désespoir, la mort quelque qu’elle soit, le silence, la solitude, l’être-là ou le non-être, ces instants que l’on ressent, en lesquels on s’y fonde jusqu’à disparaître par ce que l’on sous-tend et dont il faut malgré tout en reconnaître l’inessentiel.

    S’accomplir par une écriture ouverte, inachevée, qui exclut la finitude. Le fragment est un segment d’ouverture, il est saisissable dans les limites brisées qu’il contient.

    Comme hypothèse de réflexion, l’écriture fragmentaire émerge d’une idée, d’un mot, d’une tournure de phrase, pour se décliner en multiples combinaisons, ramifications, des assertions complémentaires ou contraires, stériles ou fertiles, une exploration de valeur très inégale qui, loin d’être exhaustive, pose des jalons pour s’orienter finalement sur un axe incertain mais consenti. En l’écriture fragmentaire, toute assertion contient une part de doute, la vérité s’accommodant de l’indéfini, c’est l’affirmation expectative d’un moment qui cherche son ancrage d’exigence spatiotemporel dans son propre énoncé.

    Parcelle par parcelle, épuiser un sujet par fragmentation, par évulsion d’éclats compacts. Mais c’est moi qui, en définitive, suis épuisé, et le sujet demeure toujours en suspens, en instance, sans cesse renouvelé.

    L’œuvre fragmentaire contient un centre qui se déplace au fur et à mesure de sa composition, centre qui devient multiple et qui, d’un fragment l’autre, laisse une trace fugitive que l’achèvement de l’œuvre esquisse. Ce sont les sphères de l’écriture fragmentaire qui, s’attirant ou se repoussant, s’imbriquant ou s’éloignant, forment la corporéité du recueil autour d’un centre toujours en mouvement, centre qui se dérobe donc, inaccessible par sa multiplicité. L’écriture fragmentaire est un incessant recommencement jamais vraiment commencé, l’accomplissement de sa composition dévoilant un irrémédiable inachèvement, le centre de l’œuvre enjambant l’œuvre pour se porter vers un ailleurs, un autre livre à venir peut-être, sans doute une dérobade qui clôt par incomplétude. L’œuvre fragmentaire est une invitation à la découverte d’une finitude inachevée, d’un parcours délimité par un certain accomplissement, d’une injustifiable assertion de l’incertitude, inscrite dans la mouvance du même et de l’altérité.

    La concision est l’arme tranchante de la fragmentation.

    Par l’écriture fragmentaire se forge une volonté farouche d’en finir avec l’idée pour mieux y revenir, en une errance qui poursuit son propre chemin, sa propre voie : surgissent des jalons qui sont autant de bornes de l’indéterminé, un achèvement dans le continu de l’inachevé.

    Il y a dans l’écriture fragmentaire une notion de dissolution et d’accumulation. Les fragments sont une somme disparate d’éléments singuliers, plus ou moins hétéroclites, plus ou moins connexes, plus ou moins récurrents, voire redondants. Le fragmentaire ne commence que lorsque l’on écrit, que l’on s’aperçoit qu’il traîne quelque part un amas de notes qui ne semblent aller nulle part, c’est-à-dire que le fragment n’a jamais vraiment commencé, comme il semble ne pas avoir de fin, suggère un, et cætera toujours disponible.

    La fragmentation ôte les limites du texte, tend à l’infini et à l’intemporel dans sa concision et/ou son expansion, dans ses diverses ramifications et ses non moins multiples unifications, voire dans ses impasses.

    La fragmentation serait le détour emprunté pour ne rien achever, nul texte et tout fragment achevé dans un possible accomplissement laissé en suspension, accomplissement jamais vraiment atteint afin que de l’œuvre entraperçue de mot en mot, le hors-texte retenu, contenu, non écrit mais simplement suggéré, sous-jacent.

    Le fragmentaire appelle la redondance, mais non la répétition. Il y a toujours un élément qui diffère, qui s’octroie la différenciation.

    En précipité de la pensée, l’écrit devient fragment. Ressasser cette pensée, ramifier ce précipité aboutit au fragmentaire. À la fois unique et participant de la dissolution, le fragment entre dans la concision que l’écriture fragmentaire prolonge et absorbe. Il ne semble pas y avoir de limites dans l’écriture fragmentaire autre que celle des fragments, pourtant le fragmentaire trouve son moment en lequel il y a saturation.

    L’écriture fragmentaire est sans datation, sinon intemporelle, issue d’une mémoire elle-même fragmentée, qui tourbillonne autour d’un centre sans cesse en mouvement. Mémoire lacunaire, d’où s’extrait un bref traité de l’imprécision alors que chaque fragment se voudrait précis, persistance d’un énoncé répétitif où se démarquerait l’identité et l’unité. Mémoire lacunaire en laquelle s’éveillent, s’ébrouent, se laissent aborder pour mieux se dérober, les fragments se concentrant sur un sujet qui les déborde, concis dans leur démarcation en laquelle s’ouvre le hors-texte.

    L’instant sans cesse renouvelé dans le fragment, l’écriture devenant un acte débutant où le commencement n’a pas de commencement et la fin toujours reportée.

    Je ne cherche pas à arraisonner l’autre, mes fragments n’ont d’argument que l’incertitude de leur écriture, l’écriture étant elle-même une continuelle interrogation. L’isolement du fragment tend à le rendre fragile, confus ou limpide, selon l’eau de cette écriture particulière qui remue ou non la vase de son lit. Et, confus ou limpide, c’est le dépôt qui est important dans le fragment, la capture d’un instant, d’un moment d’écriture qui aurait pu tout aussi bien ne pas être. L’écriture fragmentaire, qui se pose comme interrogation de l’écriture, se dépasse pour affirmer son incertitude, clore une ébauche de l’essentiel ou de l’anecdote dans la concision, le parcellaire.

    La répétition modulée de l’écriture fragmentaire induit l’écho de la pensée en incessant mouvement. Le fragment fige, mais ne stagne pas, il évolue dans une sphère palpitante. L’écriture fragmentaire se conçoit pleinement dans la mouvance de la modulation.

    On ne résiste pas à la délectation de la répétition que l’écriture fragmentaire permet d’assouvir. Pourtant, la répétition n’est jamais identique, elle fluctue, trouve des ouvertures qui l’entraînent vers un autre écrit, ou plutôt vers un écrit autre. Toute redondance contient sa propre unicité, son rythme singulier.

    Le texte éclaté, morcelé, lapidaire : écrit d’une expérience dont l’origine reste incertaine et la fin laissée en suspens. Juste des passages, des impressions, des cheminements, le langage du cœur et l’eau trouble de l’existence. Il est des expériences que l’écriture tente d’apaiser, tant que les mots ne deviennent pas une gangue en laquelle l’être devient exsangue. Il en est d’autres qui, à force d’être extraites hors d’elle, remuent la vase des mots et nous plongent dans le trouble métaphysique ou dans le limon de la pensée.

    Une kyrielle de fragments qui se répercutent sur le mur du silence, le traverse pour mieux l’assimiler, s’en imprégner jusqu’à la moelle, jusqu’à la lie.

    De multiples fragments parfois attirés par l’orbite d’une idée fixe, en thème récurrent, nodal, ou libres de leur trajectoire unique, éparses, assemblés, compactés dans l’aléatoire, le défi de l’agglomérat.

    Écart de l’écriture fragmentaire : écrire un texte concis qui se recroqueville sur lui-même se suffit à lui-même dans sa formulation, coupe court à tout débordement, se détachant de tout oripeau. Précis, concis, frappé d’unicité.

    Le livre fragmentaire offre une identité composite où percent les fractures de l’inachevé, le non-écrit, ce qui reste à écrire, peut-être une ouverture sur un autre livre à venir qui se doterait de sa propre identité, de sa propre unicité. La ramification de livres compose l’accomplissement de l’inachevé, un inachèvement qui trouve sa finitude dans la suspension, ce qui pourrait être écrit et qui ne l’est pas, volontairement ou involontairement, une suspension qui énonce le silence d’où a émergé le texte et qui l’émarge.

    Nul plan, mais des recoupements qui incitent un rapprochement. L’écriture fragmentaire revient toujours sur le lieu de son désastre, sur ce qu’il cache par-delà les mots et ce qu’il révèle de l’être-là. Il n’y a pas de traître mot, seulement un désir de ponctualité lié par ce qui s’écrit, au-delà de ce qu’il voudrait être écrit : un succédané de l’écrit, un hors-texte toujours présent et un texte qui se révèle tel qu’il est, dans son abstinence et dans son ellipse. Quel que soit le texte, il y a toujours une version autre, un texte qui s’immisce et complète le texte initial.

    Plutôt que de développer, inscrire le résultat tel quel. Écrire sous l’emprise du subjectif et non à partir d’un système préétabli. Cela amène à l’écriture fragmentaire, qui sied à l’inconsistance et la constante du subjectif. J’effectue des prélèvements d’être-là, un inventaire imparfait de ce que je suis, m’éloigner et me repaître de l’anodin.

    Le fragmentaire contient une part d’obstination, d’insistance et de répétition. Ce qui est décrit reste du domaine de l’ultime qui n’en finit pas d’en finir, qui semble sans origine et sans achèvement. L’écriture fragmentaire se compose par césure, extraction d’un texte possible toujours à venir mais qui se dévoile dans ce qui est écrit, un pas-au-delà sous-tendu par le fragment et le fragment qui occulte le texte au-delà de ce qu’il dévoile. Il y a toujours dans l’écriture fragmentaire un écrit à venir que le fragment sous-tend et veut cependant rendre caduc. Au-delà de son obstination, de son insistance et de sa répétition, le fragment reste muet sur le texte à venir qu’il contient, rendant tout commentaire superflu, caduc : le fragment, finalement, se renvoie sa propre image et l’accumulation se veut segment d’une trajectoire qui se façonne d’élément à élément. Dans l’écriture fragmentaire, tout texte à venir n’est que silence, obtuse séquence d’un vide à combler ou non, au gré de la courbure spatiotemporelle du texte écrit.

    Faite dans l’ordre ou le désordre, l’écriture fragmentaire acquiert sa composition par juxtaposition, redondance ou sursaut d’un passage l’autre.

    Le fragment ne démontre pas, il se donne, s’offre pour ce qu’il est : un instantané, temporel ou non, d’une pensée soudain figée.

    Le texte fragmentaire est inachevable et inachevé car il y a toujours des particules qui peuvent s’y agglutiner. C’est également par son caractère d’inachevable que le texte peut être achevé à tout moment, y compris dans l’inachevé. Tout se résout en somme à déterminer le moment d’équilibre entre achevé et inachevé.

    D’un fragment l’autre, le texte discontinu qui tourbillonne autour de son origine : une idée sans cesse remâchée, auscultée de tous les côtés, jusqu’à suggérer son contraire, une dissension entre des fragments qui sont autant de facettes d’un même concept, que l’on peut réunir mais non unifier.

    L’élaboration du texte fragmentaire s’opère par incision de la pensée, c’est un texte résiduel de la pensée, un extrait.

    Le texte fragmentaire se contente de pensées les plus élémentaires, les plus rudimentaires.

    De fragment à fragment, trouver le fil ténu qui les réunis, en suivre le parcours et toutes ses dérivées, ces autres filaments qui y émergent, s’enroulent tout autour ou s’y ancre pour mieux s’en éloigner, formant un méandre de pensées en pleine dilatation.

    Aucun fragment ne vaut plus qu’un autre, tous sont issus d’une acuité de la pensée. Ici, acuité ne signifie pas vérité mais compréhension relative de la réalité. La pensée fragmentaire – mais est-elle autrement ? – forme le reflet de cette compréhension : il y a éclats et non éclatement, transparence et non pas obscurantisme. Par intervalles et par liaisons, il existe des fragments qui s’accumulent – suite arithmétique – ou se multiplient – suite géométrique –, car accumuler et multiplier se font par le jeu et l’enjeu des mots, donc de la mémoire, et d’une ouverture vers le futur pour s’écrire au présent.

    Parfois introduction, parfois conclusion, ou encore croquis d’une pensée éphémère toujours en devenir dans un livre à venir, les fragments évoluent dans des sphères que la forme, sinon la formule littéraire, réunissent dans les différentes facettes de leur propos.

    Par son expression compacte, le fragment tend à l’irréductible.

    On trouve dans l’écriture fragmentaire une irisation du discours, une diversification presque obligatoire par la multitude. Rarement les fragments sont univoques, tant ils trahissent les humeurs d’un moment, les ramifications d’une pensée en pleine élaboration ou même l’impasse d’une idée. C’est ce qui en forme leur faiblesse mais également leur charme, la volubilité inconstante dans le lapidaire. Point de sermons, points de litanies, juste des bribes éparses d’un être en perpétuel questionnement, en continuelle remise en cause.

    La moindre bribe de phrase, la moindre tournure de la syntaxe, de simples mots ou associations, font de l’écriture fragmentaire un travail d’agglutination, de cimentation scripturaire de longue haleine. C’est un travail de premier jet, auquel il arrive de ne rien ajouter ou retrancher, de laisser tel quel, souvent c’est un assortiment d’idées à développer – toujours dans la concision –, à apposer dans les cadres déjà limités.

    Des bouffées d’écriture me prennent d’assaut, en autant de fragments circonstanciels, parfois redondants, parfois contradictoires. Ces bouffées ne doivent subir aucun retard, sous peine de se perdre dans le souffle régulier de la vie, mais s’inscrivent en un écart plus ou moins important vis-à-vis de l’acte d’écriture.

    Le discours discursif se veut planification d’une errance jalonnée par les repères d’un exil scripturaire : des bribes de pensées plus ou moins obtuses, plus ou moins entêtantes. L’éclatement, le morcellement, la dislocation, puis la reconstitution, la restructuration dans le fragmentaire comme succédané d’un discours qui semble s’exténuer à chaque instant et qui cependant n’en finit pas de finir, tenir son discours comme une respiration de tout instant, parfois sereine, parfois haletante, parfois encore artificielle. De toutes ces notes, en extraire un fiel capiteux, une ramification de la rencontre fortuite. Je me dédouble en un autre, cela sera à l’autre par la suite de se dédoubler en moi : communication par intermittence, par substitution de la personnalité.

    Trancher dans le discours les expansions infiniment reconductibles pour les argumenter au plus concentré. Il n’y a pas substitution, ni réduction, mais extraction d’une veine textuelle à explorer. Et puis, parfois, le fragmentaire s’emballe, se défoule, se délie de toute contrainte de compacité. Se pose alors de savoir s’il convient de le laisser dans le fragmentaire ou de le glisser dans la diffusion d’autres textes. Cette question en apporte également une autre, plus essentielle, qui est de savoir où commence et où finit le fragmentaire.

    Le principe de l’écriture fragmentaire repose sur le renoncement de l’exemple mais de se ressasser sempiternellement jusqu’à rassasiement, jusqu’à saturation d’un texte indubitablement remanié, non par les fragments en eux-mêmes mais par la prolifération des mots dans un espace clos, cerné, inlassablement recommencé. Il n’y a pas description mais stimulation et simulation du discours sans cesse renouvelé, remodelé, comme s’il était sans limites, sans fin, pour essayer d’atteindre quelque chose d’essentiel, de fondamental, une énonciation d’un portrait purement textuel, donc informel, ou plus précisément d’une figure confrontée à sa propre image conceptuelle, tissée par un désir et une implication personnels. L’imaginaire de l’écriture fragmentaire se démarque par sa force de prendre chaque fragment pour un tout et la totalité pour un ensemble uniforme de fragments : on y puise l’empreinte évidée d’une attente, le supplément aussi modeste soit-il d’une offrande.

    La distanciation de l’écriture fragmentaire prédispose au chaos, à la loi du hasard, à l’engendrement fortuit au détour d’un argument. Le principe d’ordonnancement relève quant à lui d’un a posteriori, à jamais abouti, toujours ouvert sur l’établissement d’une autre classification.

    Le fragmentaire, souci de l’infime, du parcellaire, proche de l’accident, partage l’avis du silence qu’il convoite et rompt, qu’il interrompt. Il viendrait d’une pensée archaïque, de ce qu’il y a de plus profond en nous sans nous dissuader de sa nouveauté. Le fragmentaire parle ainsi, par oubli du silence, par oubli d’une chose ancestrale, et de pensée en pensée nous abordons les limites de la mort, ce pour quoi le fragmentaire s’est donné comme tâche ultime.

    Quelque chose me contraint à cette écriture fragmentaire, qui n’est pas de l’ordre de la vérité mais plutôt d’une réalité sous-jacente, intérieure quoiqu’extériorisée, que chaque fragment tente d’irradier, d’iriser en nuances. Fragments de pensées en mouvance, tels le flux et le reflux de la marée qu’une lune imaginaire entretiendrait et où l’estran dévoilerait l’attrait singulier, les limites fictives interne et externe, les lacunes laissées submergées et les érosions infimes et infinies.

    Les fragments s’inscrivent dans ce qu’ils ont de plus complet mais aussi dans leur insuffisance, leur fragilité, dans la dérive de leurs empreintes. Ils forment un ensemble fictif, plus ou moins cohérent, indéfiniment ouvert, toujours repliés sur eux-mêmes, interrompus dans leur propagation, leur propension. Écriture du silence qui donne lieu à une pratique de l’irruption et de l’interruption – la marque distinctive de chaque fragment –, à une pratique de l’expérimentation de ce qui s’écrit et de ce qui ne s’écrit pas, écriture qui donne lieu à un savoir supposé, posé, donc à un savoir qui s’interroge. L’écriture fragmentaire comme dissolvant de l’unité, de la totalité, à l’emporte-pièce de ce qui n’a jamais été créé comme un tout, les fragments s’assemblant au fil de leur apparition, ou se désagrégeant dans leur dissonance, d’où la nécessité d’un système de la contradiction, du paradoxe, d’un système du fragmentaire qui n’a au départ rien de fragmentaire.

    La notion de fragmentation n’existe pas dans la nature, le plus petit indivisible contenant le tout. La notion du fragmentaire est une notion humaine, propre à englober par fragments, par détails, la complexité de la totalité.

    L’être limité et segmenté ne peut avoir de vision exhaustive de la réalité mais seulement des bribes éparses. L’écriture fragmentaire rendrait ici compte de ces perspectives étroites, plus ou moins cristallisées dans un processus d’approche par touches successives ou par des notes où se révèle la complexité de la réalité. Le fragmentaire est ainsi en quelque sorte le reflet de la connaissance ou de la supposition cognitive de la réalité, une écriture conditionnelle selon des expériences et des réflexions plus subjectives qu’objectives, et c’est un agglomérat d’élaboration par le fragmentaire qui rendrait compte de l’approche d’une réalité expérimentale, particulière.

    La fragmentation scripturaire suppose une expérience avec laquelle elle rompt en s’inscrivant sur une surface non limitée : avancée de l’équilibre du fragment – mais à partir de quel moment l’équilibre se rompt-il ? à partir de quelle insubordination le fragment s’épanche-t-il ?

    L’écriture fragmentaire ne rend compte d’aucune théorie ni d’aucun système, mais d’une pratique liée à l’interrompu ininterrompu, une fluctuation ou une modulation de la pensée axée sur l’écriture concise, là où il n’y a rien à rajouter mais parfois à ôter, toujours à circonscrire.

    La mesure de l’écriture

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